Emmanuel Kant, philosophe allemand, né en 1724 à Königsberg (Prusse orientale) et mort en 1804, fit ses études au gymnase et à l'université de sa ville natale. Après avoir occupé divers emplois de précepteur, il fut reçu en 1755 comme Privat-Docent à l'université de Königsberg. Il devint en 1770 professeur titulaire de philosophie, et occupa ce dernier poste jusqu'en 1797, année où son grand âge le força de résigner ses fonctions.
Comme celle de Socrate, avec lequel il offre tant de points de comparaison, la vie de Kant s'écoula presque tout entière dans la même ville. L'étude, la méditation, l'enseignement remplirent seuls cette longue existence, dont Kant sut étendre encore la durée, en quelque sorte, par un habile et systématique emploi de son temps et de ses forces.
On peut diviser en trois périodes la carrière philosophique de Kant.
De 1746 à 1755, les sciences de la nature et les mathématiques semblent l'absorber tout entier. A cette période appartiennent les Pensées sur la vraie mesure des forces vives (1747), ['Histoire et théorie générale du ciel (175)).
De 1755 à 1770, ii se consacre à des études de philosophie morale, sous l'inspiration prédominante de Hume et de Rousseau. C'est alors qu'il fait paraître les ouvrages suivants : Essai sur une application du principe des grandeurs négatives à la philosophie (1763) ; — La seule preuve possible dune démonstration de l'existence de Dieu (1764): — L'évidence des principes de la religion naturelle et de la morale (1764) ; — Considérations sur le sentiment du beau et du sublime (1765).
En 1770, il pose les premiers principes de sa méthode et de sa doctrine dans la Dissertation sur la forme et les principes du monde sensible et intelligible. Après une laborieuse méditation de dix années, il fait paraître enfin les grands ouvrages qui renferment sa pensée définitive sur les principaux objets de la pensée humaine, le vrai, le bien et le beau : Critique de la raison pure (1781) ; — Critique de la raison pratique (1788) ; — Critique du jugement (1790). Il complète sa doctrine dans d'autres écrits, comme La religion dans les limites de la raison pure (1793) ; — les Eléments métaphysiques de la science du droit (1796) ; — la Doctrine de la vertu (1797) ; — l'Anthropologie(1798). Son Traité de Logique (1800) et sa Pédagogie (1803) ont été publiés, d'après ses notes, par des élèves désireux de ne laisser rien perdre des enseignements du maître.
Les principales éditions de l'oeuvre de Kant sont celles de Rosenkranz et de Hartenstein. En France, ses oeuvres ont été à peu près complètement traduites par Tissot et Jules Barni.
Nous n'avons à étudier ici le génie et l'oeuvre du grand philosophe que dans leurs rapports avec la pédagogie. Nous rechercherons ce que ses idées sur l'éducation doivent à son expérience personnelle et à l'influence de notre Rousseau, avant de les exposer surtout d'après son Traité de pédagogie.
Les vices de l'éducation de son temps préparèrent Kant à saisir les principes de la véritable éducation.
Né dans un milieu piétiste, de parents profondément religieux, il entendit de bonne heure présenter les dogmes de la religion comme les premières, comme les plus évidentes des vérités. Il fut instruit a regarder l'affaire du salut par la foi et les oeuvres qu'elle inspire comme la principale affaire de la vie. se plaisait à rappeler, dans un âge avancé, l'impression profonde qu'il avait gardée de ces enseignements que la bouche éloquente d'une mère aimée et vénérée traduisait à son enfance. Sans doute la religion piétiste de sa famille n'avait rien des pratiques étroites et servi les où trop souvent s'égare une dévotion superficielle ; la droiture de la conscience et la pureté du coeur y tenaient plus de place que les oeuvres extérieures d'un culte purement mécanique ; mais l'idée d'une justice souveraine, la terreur de ses jugements inflexibles, la perpétuelle défiance de la nature et de la faiblesse humaine, et la pensée toujours présente du petit nombre des élus, entretenaient les fidèles dans une perpétuelle inquiétude et ne laissaient de place dans les âmes que pour les préoccupations de la foi et du salut.
Au gymnase de Frédéric, où l'influence du directeur piétiste de sa mère, Schultz, le fit entrer de bonne heure, Kant retrouva le même esprit, encore plus accusé. Schultz, qui avait été placé à la tète de ce gymnase, en avait fait une manière de petit séminaire du piétisme. Non seulement une part plus grande y avait été accordée à l'enseignement religieux, mais les études classiques et le régime intérieur y étaient devenus des moyens de prosélytisme. Chaque jour, la première leçon était consacrée à la religion ; le grec était surtout enseigné par le Nouveau Testament. L'Ecriture sainte formait le thème ordinaire des études historiques. D'après les statuts mêmes de l'institution, on devait rappeler aux élèves que toutes leurs études se faisaient sous le regard d'un Dieu partout présent. Les pensionnaires se livraient tous les matins, de cinq à six heures, aux exercices religieux, au chant, au commentaire d'un passage de la Bible. Tous les dimanches soirs, une exhortation pieuse leur était adressée. Enfin, chaque classe s'ouvrait et se fermait par une prière. Ces pratiques un peu monacales, imposées à des enfants, ne pouvaient que les rebuter et les indisposer comme une sorte de tyrannie.
Kant, revenant dans les dernières années de sa vie sur les souvenirs de sa jeunesse, jugeait sévèrement ces pratiques d'une dévotion excessive. Il déclarait n'avoir jamais eu de goût pour elles, et n'hésitait pas à soutenir que « quelques-uns de ses camarades n'avaient pu si aisément s'en accommoder que dans des vues très vulgaires et très intéressées ».
II ne reprochait pas seulement à cette éducation d'encourager l'égoïsme et l'hypocrisie, et de les couvrir du manteau trompeur de la piété : il lui en voulait encore de l'oppression qu'elle fait peser sur les* intelligences et sur les coeurs, de la contrainte qu'elle impose aux généreux élans de la jeunesse, de la discipline brutale qu'elle emploie à réfréner les mouvements les plus irrésistibles et les plus innocents de la nature.
Trente années plus tard, son ami Rühnken lui renvoyait l'écho de ses propres ressentiments contre les procédés violents et inhumains de cette éducation, lorsqu'il lui rappelait la discipline farouche et digne de moines fanatiques à laquelle ils avaient été soumis l'un et l'autre au gymnase de Frédéric.
Kant lui en voulait moins, sans doute, pour les châtiments corporels dont elle faisait un usage systématique, que pour le mépris où elle semblait tenir le corps et la vie ; que pour ses prétentions chimériques et funestes à tuer dans l'homme la vie des sens, sous le prétexte de servir à la vie spirituelle.
Aux vices de l'éducation publique et confessionnelle, dont les années du gymnase lui avaient fait faire une si pénible expérience, il allait, quelques années plus tard, pouvoir, tout à loisir, opposer ceux de l'éducation privée et mondaine.
Les riches familles de la bourgeoisie et de la noblesse, qui lui confièrent successivement, après sa sortie de l'université, l'éducation de leurs enfants, offraient une inépuisable matière à son génie observateur. Non pas que Kant se bornai au rôle passif et trop aisé de spectateur et de critique. Il prenait au sérieux sa mission éducatrice, et se considérait comme ayant charge d'âmes. Nous avons un touchant témoignage de la tendre affection qu'il ressentait pour ses élèves et de la confiance qu'il inspirait aux parents, dans la lettre éloquente où il essaie de consoler Mme de Funk de la perte de son fils unique. Mais, s'il mettait toute son âme dans l'accomplissement dé ses fonctions de précepteur, il n'était que plus vivement touché par les résistances de toute nature qui compromettent ou entravent ordinairement l'oeuvre de l'éducation privée. L'aveuglement des parents ; leur complaisance instinctive pour les défauts qui correspondent à leurs propres faiblesses ; leur disposition à excuser même les vices dont ils souffrent tout les premiers ; leur incurie rendue plus désastreuse encore par la servilité, la corruption ou l'ignorance des domestiques : rien n'échappait à la sollicitude vigilante et éclairée du précepteur philosophe. Il souffrait de voir la raison et la science trop souvent impuissantes dans un monde où les préjugés de la naissance et du rang imposent aisément silence à la voix de la nature et de la vérité ; où la vanité et l'intérêt décident habituellement des jugements et des actions. Il lui arrivait plus d'une fois, comme il l'avouera plus tard, de regretter l'éducation paternelle, et le rigorisme étroit de sa dévotion piétiste, qui, du moins, ne laissait aucune place aux mensonges et aux sophismes de l'égoïsme ; Il aimait à se reporter « vers ce temps béni — ce sont ses propres paroles — où jamais rien d'injuste ou d'immoral n'avait offensé ses oreilles ou ses yeux ».
Ce ne sont pas seulement les vrais principes de l'éducation morale qu'il souffrait de voir tous les jours méconnus autour de lui : les règles les plus élémentaires de l'éducation physique n'étaient pas mieux observées dans ce milieu, où la préoccupation incessante du bien-être se rencontrait cependant avec les ressources les plus variées de la fortune. Il était témoin des modes ridicules ou funestes qui paralysent les forces de l'enfant, sous prétexte de prévenir ses maladresses et ses chutes, et ne réussissent qu'à sacrifier la santé du nourrisson à la commodité des nourrices.
Sa curiosité toujours en éveil était enfin sollicitée par un difficile et attachant problème, que les expériences passées de sa vie d'étudiant au gymnase et à l'université n'auraient pas suffi à poser devant lui.
Il ne pouvait rester indifférent au spectacle des vices sans nombre que la routine, la mode, les préjugés de toute nature accumulent, comme à plaisir, dans l'éducation des filles. Il en voyait chaque jour les déplorables effets chez les jeunes femmes de la noblesse ou de la bourgeoisie, au milieu desquelles ses fonctions l'appelaient a vivre. Leurs parents les trouvaient assez intelligentes, du moment où, à la pratique élémentaire de la lecture, de l'écriture et du calcul, elles joignaient l'expérience plus approfondie des manèges de la coquetterie et des arts d'agrément. Quant à leurs facultés morales, la religion seule avait mission de les développer : et quelle religion que celle qui confondait indiscrètement les démarches tout extérieures d'une puérile superstition avec les généreuses excitations de la conscience et de la moralité ! Sans méconnaître les très réelles différences que la diversité de leurs organisations met entre les facultés des deux sexes, Kant ne pouvait admettre que la conscience et la raison de la femme fussent d'autre essence que celles de l'homme, ni qu'on pût dans l'éducation oublier les ménagements et les soins que réclame impérieusement la dignité de la personne morale, dans un sexe comme dans l'autre.
Toutes les observations, toutes les idées que les expériences diverses de l'écolier et du précepteur lui avaient, comme à souhait, fournies et suggérées pendant toute cette première période de la vie, où les impressions sont vives et durables, Kant eut bientôt une nouvelle et décisive occasion de les confirmer et de les étendre, par l'étude des oeuvres de Jean-Jacques Rousseau. C'est vers 1762 que le renom et les oeuvres du philosophe genevois arrivent jusqu'à Königsberg : Kant était, depuis quelques années, Privat-Docent à l'université de sa ville natale, et s'y créait des titres nombreux à une nomination de professeur, qu'il dut attendre jusqu'en 1770.
Kant fut subjugué du premier coup par les écrits de Rousseau. Les biographes se sont accordés pour remarquer que la régularité habituelle de ses promenades quotidiennes en avait été troublée pendant quelque temps ; et que le buste de l'écrivain français demeura, jusqu'à la mort de Kant, l'unique ornement du cabinet du philosophe.
Kant dévore avidement, dès leur apparition, la Nouvelle Héloïse et l'Emile, qui avaient paru coup sur coup en 1762. La révolution que ces livres produisent dans ses idées se trahit bientôt dans son enseignement et dans ses écrits.
Herder, qui fut son élève à l'université de Königs-berg de 1762 à 1764, a consacré dans une page demeurée célèbre le souvenir des leçons qu'il entendit alors. « J'ai eu le bonheur de connaître un philosophe qui fut mon maître. Le même génie qu'il déployait à critiquer Leibnitz, Wolf, Baumgarten, Crusius et Hume, à exposer les lois de Képler, de Newton et des physiciens, il l'appliquait au commentaire des oeuvres de Rousseau qui paraissaient alors, à l'étude de l'Emile et de la Nouvelle Héloïse. »
Kant nous a décrit lui-même, en plusieurs passages, l'effet que firent sur lui les écrits de Rousseau. « La première impression qu'un lecteur qui ne lit point par vanité et pour perdre le temps emporte des écrits de J.-J. Rousseau, c'est que cet écrivain réunit, à une admirable pénétration de génie, une inspiration noble et une âme pleine de sensibilité, comme cela ne s'est jamais rencontré chez un autre écrivain, en aucun temps, en aucun pays. L'impression qui suit immédiatement celle-là, c'est celle de l'étonnement causé par les pensées extraordinaires et paradoxales qu'il développe. Je dois lire et relire Rousseau, jusqu'à ce que la beauté de l'expression ne me trouble plus : c'est alors seulement que je puis disposer de ma raison pour le juger. »
C'est dans les Considérations sur le sentiment du beau et du sublime (1764) que l'action de Rousseau sur Kant s'accuse de la manière la plus sensible. Il y faut joindre les notes que Kant avait écrites de sa main en marge d'un exemplaire des Considérations, et qui furent publiées après sa mort sous le titre de Fragments posthumes.
A l'école de Rousseau, Kant apprend à se débarrasser des préventions que son éducation piétiste lui avait laissées contre les dispositions natives du coeur humain. Il va même un moment jusqu'à croire avec Rousseau que l'homme est tout à fait bon sortant des mains de la nature, et que tous ses vices viennent de la société. « On dit dans la médecine que le médecin n'est que le serviteur de la nature : il en est de même du moraliste. Ecartez les mauvaises influences du dehors : la nature saura bien trouver d'elle-même la voie la meilleure. » (Fragments.)
Ce confiant optimisme ne dominera pas toujours la pensée de Kant, sans doute ; mais il cessera désormais de croire, avec les éducateurs de sa jeunesse, avec la plupart des éducateurs de son temps, que la défiance à l'endroit des mouvements du coeur humain soit le premier devoir du pédagogue. Sans méconnaître, sans réduire la part de l'égoïsme dans la vie et la société, et tout en y découvrant un des facteurs efficaces et même nécessaires du progrès, Kant soutiendra que l'oeuvre d'une sage éducation est non pas de contrarier, mais de favoriser, en les guidant, en les éclairant, les impulsions spontanées de la nature. Il ne se lasse pas d'exalter le service que Rousseau a rendu à ses contemporains, en les ramenant à l'étude impartiale, au respect de la réalité ; en vengeant la nature humaine des défiances qu'entretenait contre elle un système d'éducation qui ne la calomnie que parce qu'il a commencé par la déformer. « Les moralistes du jour supposent beaucoup de maux et veulent nous apprendre à les dominer. Ils prêtent à l'homme des tentations sans nombre de mal faire, et prescrivent des raisons pour en triompher. La méthode de Rousseau nous apprend à ne pas redouter les premiers comme des maux, à ne pas nous défier des seconds comme des tentations. C'est qu'il n'y a pas dans le coeur de l'homme une inclination immédiate pour le» mauvaises actions, mais bien plutôt une pour les bonnes. » (Fragments.)
La lecture de Rousseau ne contribuera pas moins à le guérir des préventions de son siècle contre l'éducation des femmes. Sans doute la délicatesse de sa conscience comme son ferme bon sens n'auront pas de peine à se défendre contre les fantaisies dangereuses où s'égarent trop volontiers l'imagination et la sophistique de Rousseau. Le type troublant et contradictoire de Julie de Wolmar ne représentera jamais aux yeux de Kant l'idéal de la perfection. Mais à travers toutes les erreurs du penseur genevois, il saura démêler et recueillera précieusement les neuves et fortes vérités que celui-ci sut faire le premier entendre à son siècle sur les aptitudes et les vertus propres des intelligences féminines, sur la promptitude, la finesse et la sûreté de leur manière de sentir. Il apprend de Rousseau que la vertu de la femme est surtout fondée sur le sens de la beauté. « Les femmes évitent le mal, non parce qu'il est injuste, mais parce qu'il est laid ; et les actions vertueuses sont pour elles des actions moralement belles » (Fragments).
Le cinquième livre de l'Emile est assurément présent à la pensée de Kant, lorsqu'il traite, dans les Considérations sur le sens du beau et du sublime, de l'éducation qu'il convient de donner à la femme, par opposition à celle de l'homme :
« Des études fatigantes, de pénibles recherches, quelque loin qu'une femme les pousse, effacent les avantages propres à son sexe. Ainsi les femmes n'apprendront pas la géométrie. Elles ne sauront du principe de la raison suffisante, ou des monades, que ce qui leur sera nécessaire pour sentir le sel répandu dans les satires des petits critiques de notre sexe. L'objet de la science des femmes, c'est surtout l'espèce humaine, et, dans l'espèce humaine, l'homme en particulier. Leur philosophie n'est pas de raisonner, mais de sentir. Les exemples tirés de l'antiquité et qui montrent l'influence que le beau sexe a exercée dans les affaires du monde ; les diverses conditions que lui ont faites les hommes en d'autres siècles et dans des pays étrangers ; le caractère des deux sexes, lorsqu'il se traduit dans des exemples, le goût changeant des plaisirs : voilà leur histoire et leur géographie. »
Et par un retour de légitime fierté sur les succès de son récent enseignement, où se trahit le professeur de géographie, Kant. continue en ces termes :
« Il est beau de rendre agréable à une femme la vue d'une carte représentant le globe terrestre ou les principales parties de la terre. On y parvient, lorsque, en la mettant sous ses yeux, on lui dépeint les divers caractères des peuples, la variété de leurs goûts et de leurs sentiments moraux ; surtout si l'on en montre l’influence sur les rapports des sexes entre eux. De même du système du monde : elles n'ont besoin de savoir que ce qu'il leur en faut pour être touchées du spectacle du ciel dans une belle soirée, c'est-à-dire pour comprendre en quelque manière qu'il existe encore d'autres belles créatures. » (Considérations sur le beau et le sublime.)
Le programme des études dont Kant permet l'accès aux femmes nous paraîtra sans doute trop étroit ; et nous sommes habitués à faire plus large la part de l'intelligence et de la curiosité féminines. Notre philosophe n'en garde pas moins le mérite de marquer avec précision que l'éducation doit varier ses méthodes, ses études, suivant les besoins et les aptitudes différentes des deux sexes. Et en cela Rousseau lui a donné la règle et l'exemple.
Sur la culture du sentiment religieux chez les enfants, et surtout sur la' nécessité de subordonner et de faire succéder cette culture à celle du sens moral, Kant se montre fortement touché des raisons invoquées par Rousseau. Il ne croit pas à la possibilité de l’ajourner jusqu'à l'âge où le précepteur d'Emile remet son élève aux mains du vicaire savoyard ; mais il demande qu'on la contienne dans les limites imposées par la faiblesse de la raison enfantine. Il est heureux de trouver dans Rousseau un allié pour protester contre les exagérations de l'éducation confessionnelle, dont il avait fait, avec les hommes de son temps, une si pénible expérience.
Faut-il parler maintenant de l'accord de ses vues et de celles de l'auteur de l'Emile pour tout ce qui touche à l'éducation physique de l'enfant? On prévoit sans peine qu'un esprit respectueux, comme celui de Kant, des enseignements de la science et de l'expérience, devait se faire l'avocat convaincu et enthousiaste des vues de Rousseau sur ce point. Le Traité de pédagogie nous en apportera les témoignages décisifs.
Ce traité (Ueber Pädagogik), dont il nous reste à présenter maintenant l'analyse, n'est que le recueil des notes dont Kant se servait pour le cours de pédagogie qu'il était tenu de faire à certaines époques à l'université de Königsberg, comme professeur de philosophie. Ces notes, qu'il avait écrites, suivant son habitude, sur des papiers séparés, il les confia dans les dernières années de sa vie à un de ses jeunes collègues, Théodore Rink, qui lui avait demandé la permission de les publier. Elles formèrent le Traité de pédagogie, que Rink fil paraître en 1803, un an avant la mort de Kant. « Sans doute, comme dit très bien Jules Barni, il n'y faut pas chercher un ensemble harmonieux et complet ; ce n'est qu'un recueil d'observations cousues les unes aux autres et non un ouvrage savamment composé ; aussi ne doit-on pas s'étonner d'y rencontrer plus d'une lacune et bien des redites. Mais, en revanche, au lieu d'une étude pénible, comme celle d'un traité didactique dans le goût allemand, on y trouve une lecture aussi facile qu'instructive, aussi attrayante que solide. »
Essayons de faire connaître, aussi brièvement que possible, par des extraits, les vues les plus originales du Traité de pédagogie. Nous empruntons ces extraits à la traduction de M. Barni :
« C'est dans le problème de l'éducation que gît le grand secret du perfectionnement de l'humanité. Il y a deux choses qu'on peut regarder comme étant tout ensemble les plus importantes et les plus difficiles pour l'humanité : l'art de gouverner les hommes, et celui de les élever ; et pourtant on dispute encore sur ces idées.
« Il est doux de penser que la nature humaine sera toujours de mieux en mieux développée par l'éducation, et qu'on arrivera ainsi à lui donner la forme qui lui convient par excellence. L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation…
« Les hommes n'avaient autrefois aucune idée de la perfection dont la nature humaine est capable.
« On commence seulement aujourd'hui à juger exactement et à apercevoir clairement ce qui constitue proprement une bonne éducation.
« Un principe de pédagogie que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d'éducation, c'est qu'on ne doit pas élever les enfants en vue de l'état présent de l'espèce humaine, mais en vue d'un état meilleur, possible dans l'avenir, d'après une conception idéale de l'humanité et de sa destinée complète.
« Mais deux obstacles s'opposent à cela : 1° les parents n'ont ordinairement souci que d'une chose, c'est que leurs enfants fassent bien leur chemin dans le monde ; 2° les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins.
« La nature humaine ne peut se rapprocher peu à peu de sa fin, de son idéal, que grâce aux efforts des personnes qui sont douées de sentiments assez étendus pour prendre intérêt au bien du monde, et qui sont capables de concevoir un état meilleur comme réalisable dans l'avenir.
« L'éducation, ainsi entendue, est un art dont la pratique a besoin d'être perfectionnée par plusieurs générations. Chaque génération, munie des connaissances des précédentes, est toujours plus en mesure d'arriver à une éducation qui développe dans une juste proportion et conformément à leur but toutes nos dispositions naturelles.
« L'éducation doit : 1° Discipliner les hommes. Les discipliner, c'est chercher à empêcher que ce qu'il y a d'animal en eux n'étouffe ce qu'il y a d'humain. La discipline consiste donc simplement à les dépouiller de leur sauvagerie ; 2° Elle doit les cultiver. La culture comprend l'instruction, et les divers enseignements. C'est elle qui donne l'habileté, c'est-à-dire l'aptitude suffisante pour toute espèce de fins ; 3° Il faut aussi veiller à ce que l'homme acquière de la prudence, à ce qu'il sache vivre dans la société de ses semblables, de manière à se faire aimer et à avoir de l'influence ; 4° On doit enfin travailler à la moralisation. Il ne suffit pas, en effet, que l'homme soit propre à toutes sortes de fins ; il faut encore qu'il sache se faire une maxime de n'en choisir que de bonnes.
« On voit combien de choses exige une véritable éducation. Mais dans l'éducation privée la quatrième condition, qui est la plus importante, est ordinairement assez négligée ; car on enseigne aux enfants ce que l'on regarde comme essentiel, et l'on abandonne au prédicateur la moralisation. Cependant combien n'est-il pas important d'apprendre aux enfants à haïr le vice, non pas pour cette seule raison que Dieu l'a défendu, mais parce qu'il est méprisable par lui-même ?
« L'éducation et l'instruction doivent reposer sur des principes. Pourtant elles ne doivent pas être non plus une affaire de pur raisonnement. On se figure ordinairement qu'il n'est pas nécessaire de faire des expériences en matière d'éducation, et que l'on peut juger par la raison seule si une chose sera bonne ou non, mais on se trompe beaucoup en cela.
« L'éducation est privée ou publique. Une éducation publique complète est celle qui réunit l'instruction et la culture morale. Son but est le perfectionnement de l'éducation domestique. Si les parents ou ceux qui leur viennent en aide dans l'éducation de leurs enfants avaient reçu eux-mêmes une bonne éducation, la dépense nécessitée par les écoles où se donne l'éducation publique pourrait n'être plus nécessaire. C'est dans ces écoles qu'on doit faire des essais et former des sujets ; et c'est de là que pourra sortir ensuite une bonne éducation domestique.
« D'ailleurs l'éducation publique est préférable à l'éducation domestique, non seulement pour développer dans l'homme le savoir et l'habileté qui en dérive, mais aussi pour former le vrai caractère d'un citoyen.
« C'est une question de savoir si l'homme est par sa nature moralement bon ou mauvais. Je réponds qu'il n'est ni l'un ni l'autre, car il n'est pas naturellement un être moral : il ne le devient que quand il élève sa raison jusqu'aux idées du devoir et de la loi. Les vices résultent pour la plupart de ce que l'état de civilisation fait violence à la nature ; et pourtant notre destination comme hommes est de sortir du pur état de nature où nous ne sommes que comme des animaux. L'art parfait retourne à la nature.
« Tout dans l'éducation dépend d'une chose : c'est que l'on établisse partout les bons principes, et qu'on sache les faire comprendre et admettre par les enfants. Ils doivent apprendre à substituer l'horreur de ce qui est révoltant ou absurde à la haine des personnes ; la crainte de leur propre conscience à celle des hommes et des châtiments divins ; l'estime d'eux-mêmes et la dignité intérieure à l'opinion d'autrui ; la valeur intérieure des actions à celle des mots, la réflexion aux impulsions de la sensibilité ; enfin, une piété sereine et de bonne humeur à une dévotion chagrine, sombre et sauvage. Mais il faut avant tout préserver les enfants contre le danger d'estimer beaucoup trop haut les mérites de la fortune. »
Citons encore quelques observations de détail, qui montreront que l'intérêt du Traite de pédagogie n'est pas tout entier dans ces hautes généralités, où se complaît naturellement le génie du philosophe :
« Les punitions physiques ne doivent servir qu'à remédier à l'insuffisance des punitions morales. Lorsque les punitions morales n'ont plus d'effet et que l'on a recours aux punitions physiques, il faut renoncer à former jamais par ce moyen un bon caractère. Mais, au commencement, la contrainte physique sert à réparer dans l'enfant le défaut de réflexion. Les punitions que l'on inflige avec des signes de colère portent à faux. Les enfants n'y voient alors que des effets de la passion d'un autre, et ne se considèrent eux-mêmes que comme les victimes de cette passion. En général, il faut faire en sorte qu'ils puissent voir que les punitions qu'on leur inflige ont pour but final leur amélioration.
« Nos écoles manquent presque entièrement d'une chose qui serait cependant fort utile pour former les enfants à la loyauté, je veux dire un catéchisme du droit. Il devrait contenir, sous une forme populaire, des cas concernant la conduite à tenir dans la vie ordinaire, et qui amèneraient toujours naturellement cette question : Cela est-il juste ou non? »
Kant nous a tracé lui-même, dans la Doctrine de la vertu, un fragment de cette sorte de catéchisme moral (Voir la traduction de Barni, page 170). « S'il y avait un livre de ce genre, ajoute le philosophe,, on pourrait y consacrer fort utilement une heure chaque jour, afin d'apprendre aux enfants à connaître et à prendre à coeur le droit des hommes, cette prunelle de Dieu sur la terre. »
Que de fines ou profondes pensées nous aurions encore à citer sur l'éducation physique des enfants, sur l'éducation qu'il convient de donner au sentiment religieux, etc. ! Mais nous en avons assez dit pour faire mesurer au lecteur l'intérêt et l'originalité du Traité de pédagogie, et l'incontestable valeur des idées de notre philosophe.