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Jullien (Marc Antoine)

dit de Paris. — Marc-Antoine Jullien, dit de Paris, né le 10 mars 1775, mort le 4 novembre 1848. était le fils du conventionnel Jullien (de la Drôme). Mêlé de très bonne heure à la politique, il avait dix-neuf ans lorsque, en germinal an II, après une mission en Vendée, il fut placé par la Convention dans la Commission exécutive de l'instruction publique, comme adjoint, aux côtés de Payan du Moulin. Mais il prit peu de part aux travaux de la Commission, ayant été envoyé à Bordeaux le mois suivant par le Comité de salut public. Emprisonné en thermidor, il ne recouvra la liberté qu'en vendémiaire an IV ; et à partir de ce moment il fut attaché à l'administration de la guerre, sous le Directoire, le Consulat et l'Empire. Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, il ne cessa, comme publiciste (il avait fondé la Revue encyclopédique), de travailler à la propagation des principes de la Révolution française.

Jullien de Paris a publié sur l'éducation divers ouvrages qui, bien que passablement oubliés aujourd'hui, n'en gardent pas moins des qualités de bonne volonté et d'originalité qu'il serait injuste de méconnaître. Le premier en date est un Essai général d'éducation physique, morale et intellectuelle, suivi d'un Plan d'éducation pratique pour l'enfance, l'adolescence et la jeunesse, dont il a donné deux éditions, la première en 1808, la seconde, revue et très augmentée, en 1835. Très difficilement réalisables dans la pratique, puisque l'auteur, cherchant à concilier les avantages de l'éducation publique et de l'éducation privée, voudrait que chaque instituteur ne fût pas chargé de plus de huit ou dix enfants, les principes éducatifs de Jullien de Paris, inspirés des doctrines de Locke, de Condillac et de Rousseau, devancent singulièrement son temps, et annoncent en les formulant bien des réformes qu'aujourd'hui encore nous avons grand'peine a réaliser.

Voici une page de cet Essai :

« Quatre observations doivent présider au choix d'une méthode d'enseignement pour les enfants :

« 1° On doit frapper les sens des enfants, puisque chez eux l'intelligence et la raison ne sont pas encore suffisamment développées. Les perceptions des sens bien dirigées sont le véritable moyen d'instruction adapté à l'enfance ;

« 2° Il faut procurer aux enfants des occasions d'amusement, de mouvement et d'action, pour leur rendre l'instruction plus agréable et plus salutaire. Leur âge a pour caractère distinctif une surabondance de vie et d'activité qui demande à être employée ;

« 3° L'instruction mutuelle convient entre les enfants ; on doit les former de bonne heure à s'entr'aider et à se communiquer les uns aux autres les choses qu'on leur enseigne, et qui doivent leur être communes. Les échanges et les services mutuels, dont ils doivent contracter l'habitude, sont la base de la morale et des relations sociales, et doivent entrer comme éléments essentiels dans l'éducation ;

« 4° Le puissant ressort de l'émulation ne doit pas être négligé dans l'enseignement, mais doit être employé de manière que tous les élèves participent également à l'instruction, sans qu'il y ait de préférence marquée, ni des soins trop particuliers pour certains élèves, qui peuvent avoir plus de sagacité ou plus d'assiduité que leurs camarades. »

Et, l'auteur poursuivant l'application de ces quatre principes dans une classe de petits enfants, nous voyons que, par exemple, il supprime l'épellation dans l'exercice de la lecture. « On peut, dit-il, épargner aux enfants le travail pénible et ennuyeux de épellation, en leur faisant connaître, au lieu des lettres, toutes les voix qui servent a composer les mots de notre langue. Il en coûte bien moins à l'enfant d'apprendre à prononcer tout d'un coup une voix telle que ba, que d'apprendre à prononcer séparément 6, a, qui composent cette voix, et qui, pour l'épellation, ne font ba que conventionnellement. » Nous voyons encore que l'instituteur doit « montrer à lire et à écrire à la fois », formant sur le tableau noir les différents caractères de l'alphabet en même temps qu'il prononce les lettres et les mots. Que de nouveautés dans tout cela, et de nouveautés hardies et heureuses !

Dans la seconde et la troisième partie de son livre, Jullien de Paris exposait une méthode ayant pour objet de régler le bon emploi du temps, et devant permettre, selon lui, « de doubler ou même de centupler l'existence de l'homme et ses moyens de bonheur » ; pour en simplifier et en faciliter l'application dans la pratique, il plaçait sous les yeux du lecteur une série de tableaux synoptiques présentant la suite rationnelle et progressive des occupations depuis l'époque de la naissance jusqu'à l'âge de la virilité.

Ce plan de bonheur en tableaux, d'une conception assez singulière, a été développé à part dans un livre ayant pour titre : « Essai sur l'emploi du temps, ou Méthode qui a pour objet de bien régler sa vie, premier moyen d'être heureux, destiné spécialement à l'usage des jeunes gens » (1 vol. in-8°, 1808, 1810, 1824 et 1829). Il y faut joindre l'Agenda général ou Livret pratique d'emploi du temps, avec des tablettes usuelles pour les six divisions principales dont se compose la vie de chaque individu dans la société (in-12, 1811, cinq éditions), et un autre livre conçu dans le même esprit et non moins systématique, baroque même dans son intitulé: le « Biomètre, ou Mémorial horaire, servant à indiquer le nombre des heures données par jour à chacune des divisions : 1» de la vie intérieure et individuelle, considérée sous les rapports physique, moral et intellectuel ; 2° de la vie extérieure et sociale » (Paris, in-8° ou in-12, 1824). C'était, suivant le titre qui lui a été donné dans une édition publiée en Angleterre, une « montre morale».

Dans l'avis préliminaire de la seconde édition de l'Essai général d'éducation, Jullien de Paris a écrit cette belle pensée : « Aimer les hommes est la première condition pour les former dans l'enfance et dans la jeunesse, pour les conduire et les gouverner dans l'âge mûr ». On peut juger, d'après cette idée qu'il se faisait du « ministère sacré » de l'instituteur, de quel enthousiasme il se prit lorsqu'il rencontra Pestalozzi. L'expression de cet enthousiasme fut un livre dont la première édition parut en 1812 et qui est le plus connu des écrits pédagogiques de Jullien de Paris : Esprit de la méthode de Pestalozzi (Milan, 2 vol. in-8»). Il en a donné une seconde édition, sans changements notables, en 1842, plus de quinze ans après la mort de Pestalozzi, sous ce titre : « Exposé de la méthode d'éducation de Pestalozzi, telle qu'elle a été suivie et pratiquée sous sa direction pendant dix années [de 1806 à 1816], dans l'institut d'Yverdon, en Suisse » (1 vol. in-8°, Paris, L. Hachette). L'édition de 1812 faisait connaître dans son ensemble l'oeuvre de Pestalozzi à une époque où le seul document français relatif au grand éducateur était un livre publié à Lausanne par son compatriote Alexandre Chavannes (Exposé de la méthode élémentaire de Pestalozzi, 1805), à une époque aussi où le régime éducatif de la France se concentrait, pour la jeunesse, dans les lycées quasi-militaires du premier Empire, et, pour les enfants du peuple, dans les écoles de l'institut des Frères des écoles chrétiennes. Malheureusement, Jullien de Paris, cédant à un besoin exagéré d'analyse, a surchargé son exposé de classifications et de sectionnements qui font disparaître sous les détails les quelques principes véritablement nouveaux et féconds que contient la méthode de Pestalozzi. Comme le lui dit très justement un article de la Revue de l'instruction publique critiquant l'édition de 1842, « la confusion naît de ces subdivisions multipliées qui rentrent les unes dans les autres. Au milieu des douze principes fondamentaux de la méthode, de ses douze caractères distinctifs, de ses douze moyens spéciaux d'exécution, de ses dix résultats généraux, les idées du lecteur se perdent et ses souvenirs se confondent. » Malheureusement aussi, dans son admiration pour le pédagogue d'Yverdon, l'auteur n'avait pas su distinguer suffisamment, de l'excellente et profonde psychologie qui fait le fondement solide de la méthode pestalozzienne, ce qu'y ajoutait d'illusoire et d'impraticable la bonne foi naïve de Pestalozzi. Aussi le livre de Jullien de Paris n'eut-il, sous l'Empire, aucune action sur l'opinion publique. L'édition de 1842, publiée à une époque où l'on se préoccupait davantage des questions de méthodes, parait avoir été plus remarquée.

Pour l'histoire des relations personnelles de Jullien de Paris avec le fondateur de l'institut d'Yverdon, Voir l'article Pestalozzi.

En 1817, Jullien de Paris avait publié une brochure ayant pour titre : Esquisse et vue préliminaire d'un ouvrage sur l'éducation comparée (Paris, in-8° de 56 pages). C'était la reproduction d'une série d'articles donnés par lui au Journal d'éducation, organe de la Société pour l'instruction élémentaire. Dans les premières pages de cette brochure, il s'exprimait ainsi : « La science de l'éducation, comme toutes les autres sciences et tous les arts, se compose de faits et d'observations. Il paraît donc nécessaire de former pour cette science, comme on a fait pour les autres branches de nos connaissances, des collections de faits et d'observations rangées dans des tables analytiques qui permettent de les rapprocher et de les comparer pour en déduire des principes certains, des règles déterminées, afin que l'éducation devienne une science à peu près positive, au lieu d'être abandonnée aux vues étroites et bornées, aux caprices et à l'arbitraire de ceux qui la dirigent, et d'être détournée de la ligne droite qu'elle doit suivre, soit par les préjugés d'une routine aveugle, soit par l'esprit de système et d'innovation. Les recherches sur l'anatomie comparée ont fait avancer la science de l'anatomie. De même les recherches sur l'instruction comparée doivent fournir des moyens nouveaux pour perfectionner la science de l'éducation. » Et il partait de la pour demander la création d'une Commission spéciale d'éducation, « composée d'hommes chargés de recueillir par eux-mêmes et par des correspondants choisis avec soin les matériaux d un travail général sur les établissements et les méthodes d'éducation et d'instruction des différents Etats de l'Europe rapprochés et comparés entre eux sous ce rapport » ; d'un Institut normal d'éducation, dans lequel les meilleures méthodes d'enseignement connues seraient successivement combinées et appliquées ; enfin d'un Bulletin d'éducation « permettant d'établir une communication périodique entre tous les hommes instruits occupés de la science de l'éducation ». L'idée de Jullien de Paris ne trouva pas d'écho à cette époque ; mais il est certain qu'il y avait là plusieurs des éléments qui devaient entrer à notre époque dans la constitution du Musée pédagogique de Paris.

Il nous semble que toutes ces vues justifient suffisamment le souvenir que nous venons d'accorder à l'oeuvre pédagogique de Jullien de Paris, oeuvre mêlée et inégale, donnant trop à l'utopie et à l'esprit de système, mais honnête, libérale, et très réellement méritoire sur différents points.

Charles Defodon