Juger, dit Aristote, c'est affirmer une chose d'une autre chose. Le jugement est essentiellement l'opération de l'esprit qui consiste à affirmer un attribut d'un sujet. « Le feu est chaud, la terre est ronde, l'homme est un animal raisonnable, Dieu est bon », sont des jugements.
Exprimé par le langage, le jugement s'appelle proposition. Toute proposition a en effet trois termes : le sujet et l'attribut, mis en rapport par le verbe.
On sait que l'analyse grammaticale retrouve aisément ces trois termes dans les propositions mêmes qui ne sont formées que de deux mots. « J'aime » est pour : « je suis aimant » ; « j'existe » ou « je suis », pour « je suis existant », etc. Et ainsi l'expression du rapport qui unit le sujet et l'attribut est universellement le verbe être, à des personnes et à des temps différents. Ces remarques élémentaires jettent un grand jour sur la théorie philosophique du jugement. On s'est demandé si le jugement est toujours le résultat d'une comparaison entre deux termes antérieurement et isolément connus. C'est la doctrine des anciens logiciens et du grand psychologue anglais Locke. On objecte qu'il y a des jugements, dits primitifs, où cette comparaison n'existe pas. Soit, par exemple, cette proposition : « Je suis ». Peut-on raisonnablement soutenir que l'esprit ait d'abord conçu l'existence abstraite possible, puis un moi également abstrait et possible, et qu'il ait ensuite réuni ces deux termes, aperçu leur convenance, pour affirmer l'existence réelle et concrète du moi? Il est clair que le concret est connu avant l'abstrait, que je perçois mon existence avant de concevoir l'existence en général, que celle-ci ne m'est donnée que par celle-là ; qu'ainsi le jugement : « Je suis » est antérieur à toute comparaison des termes que l'analyse y découvre, qu'il est l'intuition directe, immédiate, irréductible, d'une réalité où le sujet et l'attribut se confondent absolument.
Telle est, en résumé, la critique adressée par Victor Cousin à la théorie de Locke. Elle est incontestablement fondée sur un point : l'esprit ne débute pas par des abstractions. Je connais mon existence avant de connaître l'existence en général, cela est hors de doute. Mais il ne s'ensuit pas que le jugement : « Je suis » ne soit que la simple appréhension de l'existence telle qu'elle est impliquée dans la première et la plus obscure manifestation de la conscience. A ce compte, dit très bien M. Janet, il faudrait dire que l'huître juge, car on doit lui supposer quelque sentiment d'elle-même. Or, il n'y a jugement que quand il y a réflexion, et la réflexion implique déjà quelque distinction entre le sujet et l'attribut, et la connaissance, au moins confuse, de celui-ci à titre de caractère général pouvant convenir à d'autres choses encore qu'au sujet dont on l'affirme. Quand je dis : « Je suis », je n'exprime pas seulement le vague sentiment que tout animal doit avoir de son existence ; je fais plus : je me distingue des autres êtres, et je circonscris en quelque sorte ma part d'existence dans le sein de l'existence générale. En d'autres termes, je me saisis et m'affirme comme une personne dont l'existence se pose en face et indépendamment de toute autre existence connue ou concevable. Donc le jugement : « Je suis » implique véritablement la notion de l'être en général ; donc il implique, au moins logiquement, la distinction des trois termes, Je suis étant, l'attribut possédant ce caractère de généralité que ne saurait, avoir le sujet je, qui est individuel. On doit conclure de là que le jugement n'appartient pas à l'animal, car il suppose l'abstraction et la généralisation, qui sont des opérations propres à l'entendement humain. On doit en conclure aussi, contre les sensualistes, que le jugement se distingue profondément de la sensation. « Juger et sentir, dit Rousseau, ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s'offrent à moi séparés, isolés, tels qu'ils sont dans la nature ; par la comparaison, je les remue, je les transporte, pour ainsi dire, je les pose l'un sur l'autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur leurs rapports. La faculté distinctive de l'être actif et intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans l'être purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce ; je ne saurais la voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, même il sentira l'objet total formé des deux ; mais, n'ayant aucune force pour les replier l'un sur l'autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point. » (Henri Joly.)
C'est uniquement dans le jugement que résident la vérité et l'erreur. La pure sensation est infaillible, car elle ne contient aucune affirmation explicite. Le jugement est vrai ou faux, selon qu'il exprime entre l'attribut et le sujet un rapport qui correspond ou ne correspond pas à la réalité des choses. Il est des cas où le rapport est tellement évident, que le jugement se prononce pour ainsi dire de lui-même ; la réflexion n'est pas sans doute absente, mais elle se borne à concevoir exactement les termes et à les mettre en face l'un de l'autre ; leur convenance ou leur disconvenance se manifeste immédiatement. Plus souvent une réflexion prolongée est nécessaire, et, comme la réflexion implique la volonté, le jugement est alors, au moins partiellement, un acte volontaire et libre. Aussi Descartes a-t-il eu raison de dire que là où il n'y a pas évidence, il est toujours possible de suspendre son jugement, et, par suite, d'éviter l'erreur. En ce sens, l'erreur est volontaire, et l'on est toujours plus ou moins responsable de s'être trompé.
Dans le langage ordinaire, le mot jugement n'est pas pris dans une acception essentiellement différente de celle que lui donne le langage philosophique. On dit d'un homme qu'il a du jugement pour dire qu'il perçoit naturellement, entre les choses, les rapports vrais qui les unissent ; en d'autres termes, qu'il distingue exactement ; et par une sorte d'heureuse disposition, le vrai du faux. Seulement, ainsi que le fait observer M. Janet, « dans le sens ordinaire, on réserve le mot jugement pour les cas importants, rares et difficiles : on ne dira pas que l'homme montre du jugement en disant que la neige est blanche : on le réserve pour les cas où il faut du discernement et de la pénétration. » Mais toujours il s'agit d'arriver à formuler une proposition qui n'est, en définitive, que l'expression d'un rapport entre deux termes.
La faculté de juger est commune à tous les hommes. On peut même avancer qu'elle est dans son essence identique à l'intelligence même. Mais tous les hommes ne jugent pas également bien, et les auteurs de la Logique de Port-Royal vont jusqu'à dire « qu'on ne rencontre partout que des esprits faux ». Avoir l'esprit faux, c'est méconnaître les rapports vrais entre les choses, ou en supposer de chimériques. Il est clair que la fausseté d'esprit ne saurait exister (au moins à l'état normal) pour les jugements où le rapport est manifeste ; nul homme raisonnable n'affirmera que deux et deux font cinq. L'esprit faux ne se trompe que sur les rapports un peu cachés ou éloignés. Les rapports les plus superficiels lui paraissent essentiels ; il prendra une simple coïncidence, une succession fortuite, pour une liaison constante et nécessaire de cause à effet. Mais la fausseté d'esprit n'est jamais incurable, car elle est toujours l'effet de la précipitation et de la prévention. Le remède est contenu dans ce précepte de Descartes, que nous rappelions tout à l'heure ; suspendre son jugement. Ajoutons que cette suspension ne doit pas être indéfinie ni conduire au scepticisme ; il faut seulement suspendre son jugement jus qu'à ce que, par une observation plus scrupuleuse, une réflexion plus pénétrante, le rapport vrai se dégage et apparaisse en pleine lumière. Rien de plus utile, par conséquent, que de mettre les jeunes esprits en garde contre les affirmations hâtives, résultat ordinaire de l'ignorance ; il sera même bon de leur apprendre à douter, en leur présentant sur une même question plusieurs solutions également plausibles en apparence, ou en les amenant, par une série de questions appropriées, à une solution précisément con traire à celle qu'ils avaient d'abord avancée. C'était la méthode de Socrate. méthode excellente pourvu qu'elle n'aboutisse pas à l'indifférence, et qu'elle ne soit en quelque sorte que le point de départ d'investigations plus profondes,