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Journal de classe

Le journal de classe était un registre « destiné à recevoir, jour par jour, la préparation résumée des matières enseignées aux élèves des trois divisions, matin et soir » (Arrêté du 17 avril 1866).

Il serait difficile de remonter à l'origine du journal de classe et d'en tracer une histoire même abrégée. On peut affirmer toutefois que, du jour où il y eut de bons instituteurs, — et cela date de loin, — ce journal fut tenu sous une forme ou sous une autre. Qu'est-ce, en effet, que la rédaction d'un journal de classe, sinon la préparation écrite et plus ou moins développée du travail de chaque jour de l'instituteur? Or, quand un travail est aussi compliqué et aussi délicat que celui de l'école primaire, n'est-il pas naturel de penser qu'il y eut de tout temps des maîtres qui sentirent le besoin de donner à la préparation de ce travail une forme précise, et qui, pour mieux assurer leur marche et la rendre plus rapide et moins fatigante, jugèrent qu'il n'était pas inutile de placer à l'avance des jalons sur la route à parcourir et comme des poteaux indicateurs à ses nombreux carrefours?

Ce fut vers 1850, croyons-nous, que l'usage du journal de classe commença à se généraliser, peut-être à l'imitation de ce qui se fit, par ordre, à cette époque, dans les établissements d'instruction secondaire. On sait, en effet, qu'à cette date un même emploi du temps fut imposé à tous les professeurs des lycées et collèges, et que, pour contrôler l'exacte observation du règlement nouveau, on les obligea à consigner, jour par jour, sur un registre spécial, les différents exercices de la classe. Ce que ce malencontreux journal provoqua de plaintes et de protestations dans les lycées, et quelles furent sa triste fortune et sa fin prématurée, on le sait aussi. Mais ce qui était inutile et vexatoire dans l'enseignement secondaire, ce qui pouvait, à bon droit, passer pour une marque imméritée de défiance, parut avoir sa raison d'être dans l'enseignement primaire, et, transporté dans un autre milieu, le journal de classe rencontra de nombreux défenseurs, et, pour un temps, une fortune meilleure.

Si nos souvenirs sont exacts, c'est M. Villemereux qui, le premier, institua, vers 1851, le journal de classe dans le département du Loiret. L'exemple ne tarda pas à être suivi en d'autres départements, et, chose singulière! ce furent surtout les inspecteurs d'académie, presque tous anciens professeurs de lycée, et, comme tels, ayant subi avec la même impatience que leurs collègues l'obligation du journal de classe, qui s'en firent les champions convaincus, adorant ainsi dans l'enseignement primaire ce qu'ils auraient voulu brûler alors qu'ils appartenaient à l'enseignement secondaire. Ce ne fut là, au surplus, qu'une inconséquence apparente, et nous croyons qu'il ne nous serait pas difficile de donner la raison de cette contradiction.

Ce qui paraît certain, c'est que les partisans du journal de classe à l'école primaire poussèrent un peu trop loin leur faveur et que, croyant avoir trouvé une panacée, ils en prescrivirent l'usage à haute dose. C'est, du moins, ce qui semble ressortir de la circulaire explicative de l'arrêté du 17 avril 1866, où se trouve blâmée l'obligation imposée aux instituteurs de tenir « un journal de classe très compliqué, qui doit recevoir le texte complet des devoirs et l'indication de tous les exercices et des leçons à donner aux élèves ». Visiblement, il y avait abus, et, comme il arrive presque toujours, l'abus amena la réglementation, et cette fois, nous n'hésitons pas à le reconnaître, ce fut une réglementation à outrance.

L'arrêté du 17 avril 1866 condamna le journal de classe tel qu'il existait alors, et ce journal aux allures libres et peut-être exubérantes, mais portant du moins l'empreinte, bonne ou mauvaise, de la personnalité des maîtres, fut remplacé par un registre uniforme, fourni par la commune, dont la tenue était obligatoire, qui devait rester aux archives de l'école, et sur lequel chaque instituteur était tenu de consigner chaque jour, non plus en quelques lignes, mais en quelques mots, l'indication des différents exercices du lendemain. Encore un peu, on eût inventé une sténographie à l'usage du journal de classe. Ce fut la cause de tout le mal. Au lieu de recourir aux conseils, aux sages directions pédagogiques, pour corriger les abus et réprimer le zèle intempérant de quelques-uns, on procéda par injonction, et l'on enferma les maîtres dans un cadre sans élasticité, où chaque chose dut trouver sa place et une place mesurée à l'avance.

Qui ne se rappelle ce cadre étroit, toujours le même, avec ses vingt-cinq ou trente compartiments que l'instituteur était tenu de remplir chaque jour, véritable lit de Procuste sur lequel il devait étendre et mutiler sa pensée? Qui n'a vu cette rédaction morne et froide où revenaient sans cesse, avec une monotonie désespérante, des indications comme celles-ci : « Ecriture: modèle n° 7 ; — Lecture : Fables de La Fontaine, liv. IV, fab. 6 ; — Grammaire : les trois premiers paragraphes du pronom ; — Calcul : problème n° 16 du recueil de. ; — Histoire : Henri IV, chap. xv du Précis.», et ainsi du reste, pendant toute une page, pendant toute l'année, pendant toutes les années suivantes ! Tâche ingrate et rebutante, que les instituteurs prirent vite en dégoût ; oeuvre de suspicion, plutôt que de pédagogie, qui lassa à la longue les meilleures volontés !

Comment s'étonner dès lors du discrédit dans lequel tomba le journal de classe et de l'inutilité des recommandations des inspecteurs généraux, des inspecteurs d'académie, des inspecteurs primaires, gardiens scrupuleux, mais peu convaincus et encore moins écoutés, des prescriptions ministérielles? La foi manquait du haut en bas de la hiérarchie, et cela se vit bien lorsque, au mois de septembre 1881, les inspecteurs d'académie, réunis en conférence à Paris, furent consultés sur le maintien ou la suppression du journal de classe. Pas une voix ne s'éleva pour prendre la défense de ce malheureux journal, et l'arrêté du 14 octobre suivant prononça son arrêt de mort.

Son existence avait duré quinze années et son histoire n'avait rien eu de glorieux. Recommandé ici, dédaigné ailleurs, tenu négligemment presque partout, il fut, pendant quinze ans, 'comme un pensum quotidien infligé à tous les instituteurs de France, et, ainsi qu'il convient à un pensum, il fut mal l'ait. Il n'avait pas été le remède souverain qu'on espérait, sa disparition laissa peu de regrets. Cacherons-nous qu'elle causa quelque satisfaction?

Plusieurs se demandèrent pourtant si l'on n'était pas allé bien vite et trop loin, si vraiment le journal de classe était une mauvaise chose en soi ; si, parce que l'idée avait été mal appliquée, il fallait la rejeter absolument ; si, enfin, au lieu de supprimer, il n'eût pas mieux valu amender. Nous avouons sans peine que nous fûmes de ceux-là, et nous voudrions dire pourquoi. Si nous avions eu voix au chapitre, nous aurions plaidé les circonstances atténuantes en faveur du coupable, et demandé, non sa mort, mais sa conversion. Ce nous sera l'occasion d'expliquer sous quelle forme et à quelles conditions nous croyons fermement, encore aujourd'hui, que le journal de classe peut rendre d'utiles services à l'enseignement primaire.

Disons tout de suite que si l'on voulait nous ramener au fastidieux et stérile remplissage du journal de 1866, nous serions des premiers à protester, et nous avons assez sévèrement jugé ce registre-modèle pour qu'il ne soit point nécessaire d'insister sur ce point. Mais peut-être qu'en cherchant un peu, on eût trouvé un moyen terme entre ces deux solutions extrêmes : faire mal ou ne rien faire. Cette solution moyenne eût consisté, suivant nous, à tâcher de faire bien, en laissant les instituteurs libres, non pas de tenir ou de ne pas tenir de journal de classe, — nous n'avons aucune confiance dans cette sorte de liberté, — mais de le tenir à leur gré, suivant leur aptitude et suivant leur zèle, à leurs risques et périls ; et la formule de notre solution eût pu être celle-ci : le journal de classe obligatoire, la forme de sa rédaction facultative.

Nous n'ignorons pas les objections que l'on peut présenter contre la première partie de cette formule, Le journal de classe, nous dit-on, c'est une tâche odieuse autant que stérile que vous infligez aux instituteurs ; — c'est pour l'inspection un moyen de contrôle absolument illusoire, car l'inspecteur ne peut pas toujours vérifier à quel moment le journal a été l'ait ; — on en a essayé d'ailleurs dans l'enseignement secondaire et on y a renoncé : pourquoi l'imposer à l'enseignement primaire, où il n a pas eu un meilleur succès? — enfin, le journal de classe étant supprimé, les bons instituteurs ne se croiront pas dispensés pour autant de préparer leur classe, et c'est là le point essentiel.

C'est bien là, si nous ne nous trompons, toutes les objections qu'on peut nous faire : essayons d'y répondre.

Oui, le journal de classe tel que l'avait conçu l'arrêté du 17 avril 1866 était pour les maîtres une tâche ingrate et stérile ; mais n'avons-nous pas dit pourquoi? et ne proposons-nous pas de rendre aux instituteurs ce qui fait le charme et le profit de tout travail intellectuel, le droit de le faire comme on l'entend, dans la mesure de ses forces et des besoins de son oeuvre, suivant le temps dont on dispose, suivant même les dispositions d'esprit où l'on se trouve? N'avons-nous pas brisé le cadre inflexible et étroit où l'on prétendait enfermer toute initiative, étouffer toute personnalité? Comment, dès lors, une pareille tâche pourrait-elle être odieuse à des maîtres consciencieux, et, s'il s'agit des autres, qui en prendra souci et qui les plaindra? Aucune classe n'est bien faite, si elle n'a été préparée dans tous ses détails : c'est la désormais un axiome pédagogique ; eh bien, pour faciliter cette préparation et la rendre fructueuse, on demandera aux maîtres de prendre quelques notes quand ils préparent leur travail du lendemain, de consigner, en quelques lignes, les réflexions que telle ou telle partie de leur préparation leur a suggérées, de marquer les points les plus importants de la leçon qu'ils se proposent de faire ? Est-ce vraiment là un surcroît de travail qu'il faille faire entrer en ligne de compte? Ce qui est long et difficile, c'est de préparer sérieusement une classe ; quant à prendre des notes, à écrire quelques lignes, une page au besoin, cela peut se faire tout en lisant, et la peine que cela donne est compensée et au delà par l'aisance avec laquelle on se meut le lendemain parmi les nombreux exercices de la classe, par la facilité avec laquelle on trouve la remarque appropriée, l'expression claire et l'explication exacte. Le corps et l’esprit, sans parler de l'enseignement, tout y gagne.

A un autre point de vue, il nous semble que ce serait s'exposer à un grand danger que de dispenser les jeunes maîtres de tenir un journal de classe et d'éclairer ainsi la route qu'ils auront à parcourir pendant de longues années. S'ils ne contractent pas de bonne heure l'habitude de prendre des notes sur ce qu'ils doivent enseigner et de disposer méthodiquement leur travail, combien leur faudra-t-il de temps pour devenir de bons instituteurs, et le deviendront-ils jamais? Ils ne sont ni assez mûrs, ni assez maîtres d'eux-mêmes et des matières de renseignement pour qu'une préparation mentale — car nous supposons que cette préparation est toujours faite — laisse dans leur esprit des traces suffisamment profondes et y mette assez de lumière. Est-il bien sûr d'ailleurs que cette préparation mentale ne sera pas souvent précipitée, superficielle, et par suite insuffisante? D'autre part, un directeur d'école a le devoir de contrôler et de diriger le travail de ses adjoints : comment le pourra-t il aussi utilement qu'il est nécessaire, s'il n'a pas sous les yeux une preuve écrite du soin que mettent ses auxiliaires à se conformer à ses conseils et à sa direction ? Il les verra à l'oeuvre, dit-on ; mais un directeur d'école ne peut pas être présent partout et, dans l'intérêt de tous, ne vaut-il pas mieux qu'il donne des avertissements et fasse des observations avant la classe que pendant ou après? Un adjoint qui ne tient pas avec soin un journal de classe est comme un voyageur qui partirait pour un long voyage sans s'être muni de provisions : il sera obligé de se les procurer en route, au jour le jour ; il arrivera tard ou bien n'arrivera pas.

Quant aux instituteurs qui ont déjà fait leurs preuves, le journal de classe ne leur est pas moins indispensable ; mais, à notre avis, leur tâche n'est plus la même. Après quatre ou cinq ans d'enseignement, tantôt plus, tantôt moins, un maître intelligent et laborieux a fait les provisions dont nous parlions tout à l'heure : il a recueilli bon nombre de textes, de notes, d'observations ; ces textes sont indiqués dans le journal de classe qu'il a eu soin de tenir régulièrement jusque-là ; ses notes et ses observations y sont inscrites tout au long. Le gros de son travail est fait, il ne reste plus qu'à le compléter en y ajoutant chaque année ce que ne manquera pas de lui apprendre la pratique de l'enseignement. A un tel maître nous ne demanderions pas de recommencer tous les ans son journal de classe, nous lui demanderions seulement de le tenir au pair avec son esprit qui mûrit, son intelligence qui s'enrichit, son expérience qui s'accroît. Pour un pareil travail, des notes marginales suffiraient, et nous croyons qu'ainsi entendue la tenue obligatoire du journal de classe ne serait ni une tâche odieuse, ni une tâche stérile.

Ce ne serait pas davantage un moyen de contrôle inefficace pour l'inspection. Si l'on prétend que l'obligation que nous défendons sera souvent éludée ou violée, nous n'y contredirons pas : il y aura toujours des maîtres négligents et peu scrupuleux, et ce n'est pas la suppression du journal de classe qui les rendra laborieux et loyaux. Ils feront leur journal de classe après coup, la veille peut-être de l'inspection, s'ils sont prévenus à temps : cela s'est vu et se verra encore ; mais en ont-ils mieux préparé leurs classes? et ne peut-on pas affirmer qu'ils ne les ont pas préparées du tout? La fraude est d'ailleurs facile à reconnaître, et un inspecteur habile ne s'y laissera pas prendre: la tenue de l'école contrôle la tenue du journal de classe et réciproquement. Qui ne voit, en effet, que l'inspection est à moitié faite, quand, en comparant le journal de classe avec l'emploi du temps et les cahiers de devoirs journaliers des élèves, un inspecteur peut s'éclairer en quelques minutes sur la marche de l'école, sur le choix des devoirs et des leçons, et même sur l'assiduité des élèves. « Pendant nos premières années, écrivait M. Trouillet, un inspecteur d'un grand mérite et qui est mort trop tôt pour l'enseignement, je n'attachais pas une grande importance à la tenue du journal de classe. Or, savez-vous ce que je finis par remarquer? c'est que les bonnes écoles étaient celles où le journal de classe était bien tenu ; les médiocres, celles où il était négligé ; les mauvaises, celles où on Je laissait des semaines et des mois en blanc. Dans les premières, l'inspection se faisait correcte, précise, rapide et convaincante ; dans les autres, on perdait son temps en questions, en réponses, en pourparlers ; bref, on n'aboutissait pas. » Et M. Trouillet avait raison, tous ceux qui ont inspecté des écoles le savent.

D'ailleurs, si le journal de classe est nécessaire au directeur d'une école pour contrôler le travail d'adjoints qu'il voit tous les jours, comment ce même journal serait-il inutile à un inspecteur qui ne voit les directeurs qu'une fois par an? On insiste et l'on dit : Mais, alors qu'il était obligatoire, le journal de classe était peu ou point tenu. Nous croyons qu'on se trompe, et que, partout où les inspecteurs d'académie et les inspecteurs primaires l'ont fermement voulu, le journal de classe a été régulièrement tenu par la grande majorité des instituteurs ; et, quant aux exceptions, elles ne prouvent rien contre les mérites de l'institution.

La suppression du journal de classe dans l'enseignement secondaire ne prouve pas davantage contre Futilité de son maintien dans l'enseignement primaire. Ces deux ordres d'enseignement, en effet, la remarque en a été faite il y a longtemps, ne se ressemblent en aucune façon ; organisation, programmes, procédés, tout diffère. L'enseignement secondaire date de loin : il a ses méthodes et ses traditions ; ses professeurs n'ont qu'à suivre la voie que leur ont frayée leurs devanciers. Il en est tout autrement de l'enseignement primaire, qui date d'hier, pour ainsi dire, et dont les programmes ont été tant de fois remaniés. D'autre part, un professeur n'a qu'une seule classe à diriger, tandis que l'instituteur en a le plus souvent trois, et dans chacune de ces classes il peut y avoir deux divisions. Au lycée, il y a un professeur pour chaque branche d'enseignement : l'un enseigne le latin, l'autre les mathématiques, un troisième l'histoire, un quatrième la physique, etc. A l'école primaire, le même maître enseigne tour à tour, dans la même journée, la lecture, l'écriture, la grammaire, le calcul, l'histoire, la morale et le reste. Qui ne voit tout de suite combien la tâche de l'un est simple, et combien celle de l'autre est compliquée, et, par suite, combien il est nécessaire que l'instituteur ait constamment sous les yeux un guide qui le soutienne et qui le dirige, s'il ne veut s'épuiser en un effort stérile, et se perdre au milieu du dédale de sa vie scolaire? Et quoi de plus difficile et de plus périlleux que de passer à chaque instant, et sans transition, d'un sujet à un autre, d'une explication de grammaire à une explication d'arithmétique, d'une leçon de géographie à une leçon de choses? Comment la mémoire ne se troublerait-elle pas, et quel maître ne trébucherait sur une pareille route si, même après avoir bien préparé sa classe, il ne recourait à ses livres, à ses notes et, s'il a eu la sagesse d'en rédiger un, à son journal de classe? Et voilà pourquoi l'argument tiré de ce qui se passe dans l'enseignement secondaire ne vaut pas dans l'enseignement primaire.

La dernière objection que nous nous sommes proposé d'examiner consiste à dire que le, maintien du journal de classe n'améliorerait pas les mauvais instituteurs, et que sa suppression n'empêchera pas les bons maîtres de préparer et de bien faire leur classe. Nous discuterons cette objection avec tout le respect qu'exige l'autorité d'où elle émane, mais nous la discuterons librement. « Les bons instituteurs, dit la circulaire du 14 octobre 1881, n'en continueront pas moins de faire chaque jour eux-mêmes, avec le même soin, avant d'entrer en classe, le choix des textes, des exemples, des exercices qu'ils comptent donner, de lire d avance les morceaux qu'ils devront expliquer, de rassembler les objets dont ils ont besoin pour la leçon de choses, de régler enfin la marche de leur enseignement. Quant aux autres, ce ne serait pas en les obligeant à jeter à la hâte quelques lignes sur un registre, pour simuler une préparation qu'ils n'avaient pas faite, qu'on parviendrait à améliorer leur enseignement. »

Voilà bien l'objection dans toute sa force. Voyons si elle ne pêcherait pas par quelque endroit. Parlons d'abord des « autres ». Ces quelques lignes qu'ils jettent à la hâte sur le papier pour simuler une préparation qu'ils n'ont point faite, c'est bien peu assurément ; mais c'est encore mieux que rien ; ce n'est qu'un commencement, ou, si l'on veut, une ébauche de préparation ; mais enfin, si peu que ce soit, c'est encore quelque chose, et ce peu a une valeur relative venant de gens qui, s'ils n'y étaient contraints, ne feraient rien du tout. Faut-il les abandonner complètement à leur incurie et à leur mauvais vouloir, et, là ou les conseils ne réussissent pas, ne peut-on rien attendre d'une injonction formelle, d'une tâche qui ne serait, à tout prendre, qu'une bien faible punition de leur incurable paresse? Quant aux bons instituteurs, ils continueront à préparer leur classe, cela n'est pas douteux : mais la question est de savoir s'ils la prépareront aussi bien, en d'autres termes si, pour une besogne aussi complexe que celle de l'école primaire, une préparation mentale vaut une préparation écrite. Nous ne le pensons pas ; ce que l'on comprend le mieux, ce qu'on sait le mieux et ce qu'on retient le plus longtemps, c'est ce qu'on a écrit. A notre avis, il n'est rien de tel, pour avoir une idée nette des choses, que de les avoir écrites. Ecrire, en effet, c'est-à-dire trouver pour sa pensée une forme exacte et claire, ne va pas sans un certain effort de l'intelligence, et c'est cet effort même qui laisse dans l'esprit une impression profonde, et dans la mémoire une trace durable. Ce n'est pas que nous voulions conseiller aux instituteurs d'écrire toutes les pensées qui leur viennent à l'occasion de la préparation de leurs classes ; mais s'il s'agit d'une démonstration, d'une définition, d'une explication, d'une leçon même qui offre quelque difficulté, ils trouveraient assurément tout profit à les écrire et à les consigner dans leur journal. D'autre part, on ne peut pas tout dire et tout expliquer dans une école : le temps manquerait à qui voudrait l'entreprendre. Il faut donc savoir se borner et savoir faire un choix. Or, quand même ce choix serait fait à l'avance, si un signe matériel ne vient pas rappeler à chaque instant l'instituteur à la tâche qu'il s'est tracée, il est bien à craindre qu'entraîné par son zèle, par les questions qu'on lui adresse, par les mille accidents d'une classe, il ne s'égare et ne se sépare de ses élèves sans avoir fait sa classe comme il avait résolu. Voilà pourquoi, à une préparation mentale, qui, quoi qu'on fasse, reste toujours vague et flottante et laisse trop au hasard, nous préférons une préparation écrite et consignée dans un journal de classe. Ces notes, d'ailleurs, que nous demandons au bon instituteur de prendre, n'augmenteront pas beaucoup son travail de préparation, et, si elles l'augmentent quelque peu dans le présent, elles l'allégeront singulièrement dans l'avenir, puisqu'il aura ainsi fait une ample provision de matériaux qu'il saura toujours où trouver.

Admettons cependant, si on le veut, que le journal de classe soit sans objet pour les bons instituteurs et sans effet sur les mauvais. Mais, dans un personnel tel que celui de l'enseignement primaire, il n'y a pas seulement les bons instituteurs et. les « autres ». Il y a aussi — qu'on nous permette cette classification — les assez bons et les médiocres ; il y a ceux qui ont besoin d'être soutenus et ceux qui ont besoin d'être relevés, ceux dont on peut mieux attendre et ceux dont il ne faut pas désespérer ; il y a les irréguliers et les indolents, et encore ceux qui, avec de bonnes intentions, ne savent pas comment s'y prendre. Sera-ce faire tort au corps des instituteurs de dire que ceux-là sont nombreux? Et alors, pourquoi ne pas se préoccuper d'eux? pourquoi les soustraire à l'aiguillon d'une salutaire nécessité? pourquoi renoncer à exercer sur eux une pression qui serait peut-être le commencement de la sagesse? pourquoi, enfin, leur ôter un appui qui les soutiendrait, un guide qui les dirigerait?

Nous persisterons donc à penser que le journal de classe, tel que nous l'entendons, peut rendre d'utiles services à tous les instituteurs, à quelque catégorie qu'ils appartiennent, et, à ce titre, nous sommes de ceux qui ont déjà regretté sa suppression. Quant à la forme qu'il conviendrait de donner à ce journal, il n'importe guère vraiment, pourvu que ce ne soit pas celle de 1866. A notre avis, la forme la meilleure serait la plus simple, et nous conseillerions volontiers — s'il n'était trop tard pour le faire — un cahier de papier blanc, sur lequel l'instituteur consignerait, chaque jour, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à donner à son journal une forme à peu près définitive, avec les exercices de la classe, les principales explications et les commentaires que ces exercices comportent. Nous ne demanderions pas — on ne peut pas tout demander — que ces explications et ces commentaires reçussent tous des développements égaux. Un jour, ce serait la leçon de lecture qui appellerait plus particulièrement l'attention du maître ; un autre jour, ce serait celle d'histoire ou la leçon de choses. Pour le reste, il suffirait d'indications et de notes sommaires : et quand un instituteur aurait ainsi, pendant quatre ou cinq années, tenu régulièrement son journal de classe, il serait bien près d'être un excellent maître. Il ne lui resterait plus qu'à améliorer son travail, en ajoutant souvent, en retranchant quelquefois, en le tenant, comme nous l'avons dit plus haut, au pair avec les progrès de son esprit et les besoins de son enseigne ment.

Il nous plairait encore que le journal d'un instituteur n'eût point les allures froides et compassées de la tenue officielle ; nous lui voudrions la mise, non pas négligée, mais sans prétention, d'un ami qu'on traite toujours avec égards, mais avec lequel on cause familièrement. Nous voudrions surtout qu'il fût le confident du maître et qu'en l'ouvrant on y pût lire sa pensée, ses réflexions, ses doutes, ses défaillances, et jusqu'à ses joies et ses espérances ; nous voudrions, enfin, qu'à côté des indications se rattachant à la classe, on y trouvât consignés les petits événements du jour, de ceux, bien entendu, qui intéressent l'école, les difficultés rencontrées, les déceptions éprouvées, les succès obtenus, l'aveu même de n'avoir pas assez fait et la résolution de mieux faire à l'avenir.

Comme un tel journal serait vivant et intéressant! Comme il peindrait le maître qui l'aurait écrit de bonne foi! Comme il en dirait long sur sa vie et sur son oeuvre! Comme il serait pour lui-même une source de pures émotions et de fortifiants enseignements! Comme, enfin, il proclamerait les mérites de l'homme, et comme il jugerait l'instituteur!

Édouard Jacoulet