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Jacotot

Joseph Jacotot, né à Dijon en 1770, fit ses études au collège de sa ville natale, et à dix-neuf ans il y fut nommé professeur d'humanités. Il avait une aptitude singulière pour tous les genres d'études, et il n'était pas moins propre aux mathématiques qu'aux lettres. Une fois professeur, il suivit des cours de droit et se fit recevoir avocat. Ayant embrassé avec ardeur les principes de la Révolution, il s'engagea en 1792 comme volontaire dans un bataillon de la Côte d'Or, où ses talents le firent élire par ses camarades capitaine d'artillerie. Il fit avec distinction les campagnes de 1792 et 1793. L'année suivante il fut place dans l'administration de la guerre ; et lorsque fut créée l'Ecole polytechnique, sous le nom d'Ecole centrale des travaux publics, il y fut appelé aux fonctions de substitut du directeur des études : il n'avait encore que vingt quatre ans. En 1795, il devint professeur de logique et d'analyse des sensations et des idées à l'école centrale de Dijon ; l'année suivante, il échangea sa chaire pour celle des langues anciennes. Lorsque l'école centrale fut transformée en un lycée, il y devint professeur de mathématiques transcendantes (1803) ; en 1806, il fut nommé professeur suppléant à l'école de droit de Dijon, et en 1809 professeur de mathématiques pures à la faculté des sciences de cette ville. Pendant les Cent Jours, il fut élu député à la Chambre des représentants, et y exprima des idées libérales ; aussi lors de la seconde Restauration fut-il obligé de quitter la France. Il se retira à Bruxelles, et en 1818 obtint la chaire de littérature française à l'université de Louvain. C'est là que les circonstances particulières dans lesquelles il se trouvait placé l'amenèrent à la découverte de son fameux système d'enseignement. Nous emprunterons ici le récit de M. Dezos de la Roquette dans la Biographie Michaud : « Il ne savait pas le hollandais, et les trois quarts de son auditoire ne savaient pas le français ; comme il réfléchissait aux moyens de vaincre cette difficulté, le hasard mit sous ses yeux une traduction hollandaise du Télémaque de Fénelon. Il mit ce livre entre les mains de ses élèves, en leur faisant dire, par un de leurs camarades qui lui servait d'interprète, d'apprendre par coeur le français de ce livre et de s'aider, pour le comprendre, de la traduction hollandaise en regard. Il les invita ensuite à répéter sans cesse ce qu'ils auraient appris pour ne pas l'oublier, à lire le reste pour le raconter, en ayant soin de le rapporter au petit nombre de pages qu'ils savaient imperturbablement ; puis il les engagea à écrire ce qu'ils pensaient de tout cela. Quelle ne fut pas sa surprise, raconte-t-il lui-même, quand il vit que, sans qu'il leur eût rien expliqué, les élèves mettaient l'orthographe et suivaient les règles de la grammaire à mesure que le livre leur devenait familier par la répétition, et enfin qu'en très peu de temps ces étrangers écrivaient purement le français! Jacotot en conclut que les maîtres explicateurs ne sont pas indispensables ; et quand il eut appliqué la même méthode à l'écriture, au dessin, à la peinture, aux mathématiques, à l'hébreu, à l'arabe, etc., et que ses expériences eurent réussi, il conclut de plus qu'on peut tout enseigner aux autres, même ce qu'on ne connaît pas soi-même. La méthode fut trouvée, et Jacotot lui donna, le 15 octobre 1818, le nom d'Enseignement universel. »

La méthode que Jacotot employait à Louvain attira bientôt l'attention du gouvernement des Pays-Bas. Sur un rapport favorable fait par le commissaire qui avait été chargé de l'examiner, le prince Frédéric de Hollande confia à Jacotot, en 1827, la direction d'une école normale militaire qui fut établie à Louvain ; les résultats obtenus paraissent avoir été remarquables ; mais le novateur se vit en butte à des tracasseries, et ses protecteurs se refroidirent. En 1830, Jacotot rentra en France, et se fixa à Valenciennes, où il se consacra à la propagation de sa méthode. En 1838, il vint s'établir à Paris, et mourut dans cette dernière ville en 1840.

Les livres dans lesquels Jacotot a développé sa méthode sont les suivants : Enseignement universel, Langue maternelle, Louvain, 1822 ; Musique, dessin et peinture, ibid., 1824 ; Mathématiques, ibid., 1827 ; Langues étrangères, ibid., 1828 ; Droit et philosophie panécastiques, Paris, 1837. Ses deux fils ont publié, pour propager ses idées, le Journal de l'émancipation intellectuelle. L'un d'eux, F. Jacotot, avocat, publia l'Epitome des mathématiques, opuscule de 18 pages in-8° qui complète le livre de son père sur les mathématiques.

On peut reprocher à Jacotot tous les défauts du novateur. Plein de confiance dans son système, il ne prenait pas toujours la peine de l'expliquer à ses adversaires, qu'il traitait volontiers d'ignorants et de sophistes. Un peu trop négligé dans la forme, un peu trop absolu dans les principes, un peu trop irrégulier, même assez souvent bizarre dans l'exposition ; au demeurant, le meilleur et le plus doux des hommes. Il avait la fermeté, la patience, l'honnêteté, la candeur des esprits supérieurs ; une inépuisable bonté et une charité universelle qui lui faisait terminer toutes ses lettres par cette formule : « Je vous recommande surtout les pauvres ». Cette ardente philanthropie, de même que son enthousiasme et son zèle pour l'instruction, sont empreints dans tous ses écrits, d'ailleurs remplis d'inégalités et d'excentricités verbales.

On peut lui reprocher d'autres défauts quant à la doctrine même. Il en exagérait, peut-être pour les mettre en relief, ou par exubérance de sens propre, les vérités essentielles qui, sous sa main, se transformaient en paradoxes. Le besoin d'unité inhérent à son esprit lui faisait pousser les principes au delà de leurs conséquences ; ou du moins, plus soucieux du triomphe de sa méthode que de ses succès d'écrivain, il ne se préoccupait pas assez de savoir si ses lecteurs comprendraient sa doctrine de la même manière et l'étendraient aussi loin que lui. La concentration des théories et l'abus de la déduction systématique étaient peut-être chez Jacotot la marque de sa spécialité de mathématicien, tout ainsi qu'on peut voir le reflet de ses opinions politiques et révolutionnaires dans sa noble entreprise d'appeler le pauvre et l'ignorant à l'émancipation universelle ; cette sublime espérance se traduit par un de ses paradoxes pédagogiques : l'égalité des intelligences.

Quelles qu'aient été ses exagérations apparentes ou réelles, il faut mettre le système de Jacotot parmi ceux qui ont fait la plus large part à l'élasticité de notre nature. Il forme un tout complet, il s'applique à toutes les branches de l'instruction, et ne laisse à l'écart aucune des facultés de l'intelligence. Quoique plusieurs des procédés jacotiens soient susceptibles d'être imités, ce n'est pas là ce qu'il recommandait, c'est la méthode elle-même, l'esprit de la méthode. C'est cet esprit que nous allons essayer d'indiquer. Après avoir énuméré en les appréciant les axiomes qui étaient la base de l'enseignement universel, nous examinerons aussi succinctement que possible les applications que le maître en fit aux principales matières de l'enseignement.

Le premier des axiomes jacotiens, qui furent l'objet de tant de controverses passionnées, est celui-ci :

Toutes les intelligences sont égales. Rigoureusement, l'égalité intellectuelle n'existe pas. Jacotot reconnaît lui-même qu'il existe en fait, entre les divers esprits, une différence aussi réelle, aussi positive que si elle dérivait de la nature. D'où vient donc cette diversité actuelle, sinon potentielle? A cette question, Descaries, Locke, Helvétius avaient répondu: Elle vient de la direction, de l'éducation, de la différence d'attention. C'est là une vérité bien exagérée, mais toutefois une vérité : Jacotot se l'appropria en lui donnant une autre forme. Selon lui, c'est la différence des volontés qui l'ait l'inégalité des intelligences. Si nous ne voulons pas tous, nous pourrions tous vouloir, croit-il, et rétablir ainsi l'égalité naturelle. A cela on peut répondre : L'attention se développe, la volonté se développe : c'est un fait incontestable ; mais l'attention et la volonté, qui ont sur l'intelligence une influence si considérable, sont dominée» comme elle par les influences prépondérantes de la constitution originelle et du tempérament héréditaire. C'est là un fait qui n'entrait pas dans les considérations du mathématicien Jacotot, mais qui n'aurait pas échappé au coup d'oeil d'un pédagogue naturaliste De son axiome, soumis à une sévère révision, il reste toujours que, quelle que soit la mesure encore inconnue dans laquelle l'éducation peut développer une intelligence donnée, on ne peut pas, en l'état actuel de la psychologie et de la physiologie, comme de la pédagogie, déterminer à priori le développement possible de cette intelligence. On a vu sombrer tout à coup, au milieu de leurs succès, des intelligences d'enfants qui donnaient les plus belles espérances ; par contre, on a vu s'élever jusqu'au talent et jusqu'au génie des intelligences d'abord fermées à plusieurs connaissances et comme indifférentes à l'instruction. L'éducation doit donc prodiguer à tous les mêmes soins avec une libérale confiance. Tous les hommes ont les mêmes facultés, les mêmes moyens d'apprendre ; tous peuvent et doivent atteindre aux bienfaits de l'instruction.

L'égalité ainsi comprise est la base de l'éducation moderne, et l'égalité politique serait un ne -s ns s'il en était autrement. Au point de vue strictement pédagogique, l'opinion, même un peu exagérée, que l'inégalité intellectuelle a sa source dans l'éducation, est bien faite pour entretenir dans le maître le respect et l'amour de l'enfant, de ce germe précieux dont le développement est confié à ses soins. Rien aussi de plus propre à combattre chez l'enfant le découragement et l'inertie, qu'une confiance même excessive dans l'énergie intime de ses facultés. Qui veut ce qu'il peut est bien près de pouvoir ce qu'il veut. En outre, quoi de plus propre à étouffer en nous le germe de l'infatuation que cette pensée, rebattue par Jacotot, qu'il y a moins de distance entre un homme de génie et un homme ordinaire qu'entre un homme d'esprit et un idiot? Et quoi de plus propre à émousser l'aiguillon de l'envie que cette autre maxime : C'est le travail qu'il faut louer dans un homme, et non la nature. Est savant qui veut. Cet axiome de l'égalité, sous la réserve des restrictions qu'il comporte, aplanit les barrières entre les esprits, supprime l'orgueil de caste, l'esprit de corps et l'inégalité de sexe ; il consacre l'universelle aptitude de tous à toute instruction et à tout genre d'ouvrage intellectuel ou manuel Enfin, si, au point de vue des faits actuels, l'égalité absolue des intelligences est un paradoxe et même une erreur, elle peut, dans un certain degré, et grâce aux lois de l'hérédité, à la transmission des facultés développées par les effets successifs de l'éducation et l'influence continue du milieu, devenir une vérité pour l'avenir. Ce qui est interdit à l'individu ne l'est pas à la race. Cette espérance, que la science ne combat pas, n'est-elle pas faite pour enflammer les éducateurs et les parents d'un noble zèle ?

Passons à la seconde formule de Jacotot : Tout est dans tout. Cette formule, un peu obscure au premier abord, est aussi juste que féconde en conséquences. Quand on songe que la plupart des hommes supérieurs se sont adonnés spécialement à une connaissance qu'ils possédaient parfaitement, et à laquelle ils rattachaient toutes leurs autres connaissances comme à un centre commun, on n'hésite pas à accorder qu'il n'existe d'une manière générale qu'un certain nombre d'idées primordiales, d'idées mères, dont les combinaisons infinies produisent cette variété que nous appelons imagination, invention, génie. Comme elles doivent se trouver dans tout ouvrage d'une certaine étendue, Jacotot en concluait que le premier livre venu peut devenir la source de toutes les connaissances humaines. Il résumait cette pensée dans l'axiome : Tout est dans tout. Voici comment il l'expliquait : « Personne ne doute que celui-là serait très savant qui connaîtrait un livre et qui saurait tous les commentaires auxquels il peut donner lieu. Il est vrai que cette supposition est absurde dans la vieille méthode ; ce résultat ne peut être obtenu qu'à force de veilles et d'années ; il est le fruit des efforts continuels d'une mémoire qui succombe sans cesse sous le fardeau d'un nombre prodigieux de faits et de réflexions nouvelles, éparses, sans ordre, et, par conséquent, sans liaisons ; mais ce qui paraît impossible devient un jeu quand on commence par savoir un livre. Il est aisé de s'apercevoir que tous les autres livres ne sont autre chose que le commentaire et le développement des idées contenues dans le premier. N'apprenez donc rien sans le rapporter, par la pensée, au premier objet de vos études : cet exercice doit durer toute la vie. Il se forme ainsi des liaisons intimes entre vos idées : elles s'entr'aident, elles se développent, elles s'éclaircissent l'une par l'autre ; quoiqu'elles se louchent par tous les points, elles ne se mêlent pas. C'est un cercle immense dont les points innombrables se présentent à la pensée un à un, s'il lui plaît, réunis ou désunis, au nombre qu'elle a fixé, enfin dont tout l'ensemble et les détails ne forment qu'un tout que l'intelligence peut embrasser d'un seul coup d'oeil. » Ce serait mal comprendre Jacotot que de penser que toutes les sciences sont positivement contenues dans le premier livre venu, et par exemple les mathématiques, la géographie ou la musique, dans Télémaque. Mais, d'après lui, avoir appris à faire toutes les combinaisons possibles avec les idées et les mots contenus dans un livre, c'est s'être rendu faciles les combinaisons analogues que l'esprit doit faire pour acquérir des connaissances d'un autre genre : car l'esprit humain, toujours le même, n'a que des facultés et des procédés toujours les mêmes pour apprendre les objets les plus divers de connaissances.

On voit donc quel est l'esprit de la méthode. Elle consiste à faire apprendre un livre à l'élève, à lui faire faire toutes les combinaisons possibles avec les faits, les idées et les mots contenus dans ce livre, et à l'habituer à rapporter tout ce qu'il voit ailleurs à ce foyer des connaissances premières. L'axiome Tout est dans tout a donc, pour corollaire pratique celui-ci: Sachez une chose et rapportez-y tout le reste. On ne peut nier l'avantage d'une pareille méthode. C'est la loi de continuité transportée du domaine scientifique et philosophique dans le domaine pédagogique.

A ces principes généraux se rattachaient, dans la méthode de Jacotot, quelques autres axiomes également féconds. D'abord celui-ci : On ne retient que ce qu'on répète. Ce qui rend savant, comme il le disait aussi fort bien, ce n'est pas d'apprendre, c'est de retenir. La mémoire, surmenée par les contemporains de Jacotot, et dont la pédagogie moderne se défie peut-être un peu trop, a été justement remise en honneur par le fondateur de l'enseignement universel. Il serait d'autant plus déraisonnable de la sacrifier aux autres facultés, que son rôle est de les approvisionner toutes. C'est ce que Jacotot ne cessait de proclamer, tout en s'efforçant dé sauvegarder les droits de l'attention, de l'observation, du jugement, de la spontanéité, contre les effets du mécanisme inhérent aux exercices de mémoire. Les questions incessantes qu'il faisait à ses élèves sur ce qu'ils savaient, Avaient surtout pour but de vérifier s'ils avaient compris ce qu'ils avaient retenu. L'élève était toujours tenu en garde contre son défaut d'attention et de jugement autant que contre sa paresse de mémoire. Si on lui faisait apprendre imperturbablement son livre, c'était pour qu'il eût là comme son génie familier, qu'il eût en sa possession un riche fonds de faits, de mots et d'idées, où il pourrait puiser à pleines mains dans toute circonstance. Et ce précieux trésor lui appartenait en propre. En effet, chacun peut s'instruire tout seul, et doit le faire. L'élève fait tout le travail : le maître observe, interroge, contrôle, excite, bien plus qu'il ne dirige. Il n'explique rien théoriquement : c'est à l'élève à dégager de ce qu'il sait les rapports, les règles, les préceptes et les procédés, dans la mesure de ses progrès antérieurs, et surtout de sa bonne volonté. Tel est le sens de ces formules si critiquées : Pas de maître explicateur, Tout le monde peut enseigner, On enseigne même ce qu'on ignore.

Télémaque était le livre avec lequel Jacotot apprenait à son élève la langue française. Le maître peut choisir le livre qu'il lui plaira. Les exercices mêmes qu'il faisait faire sur ce livre n'étaient pas donnés par lui comme étant la méthode. Apprendre, comparer, distinguer, vérifier, c'est-à-dire rapporter les choses qu'on ne sait pas à celles que l'on sait, voilà la méthode. Si Jacotot avait choisi Télémaque, c'est, d'abord, parce que la première expérience de la méthode avait été faite à Louvain avec ce livre ; c'est ensuite, et surtout, parce que ce livre simple dans sa marche et facile à suivre par des élèves, intéressant par son sujet, riche en faits de toute sorte, propre à fournir un nombre infini de combinaisons, se recommande encore par la pureté de sa morale et par le style, qui, bien qu'un peu traînant, peut servir de modèle. Avec ce livre, dont un morceau était appris chaque jour, et dont les six premiers livres, une fois sus, étaient répétés deux fois par semaine, l'élève apprenait à lire, à écrire, à mettre l'orthographe, à trouver des pensées et des expressions pour les rendre. Nous appuierons particulièrement, comme il convient, sur l'enseignement de la langue maternelle.

Dans la première leçon, Jacotot ouvrait Télémaque, et lisait l'un après l'autre, l'élève répétant de même, les mots de la première phrase : Calypso Calypso ne Calypso ne pouvait Calypso ne pouvait se Calypso ne pouvait se consoler Calypso ne pouvait se consoler du Calypso ne pouvait se consoler du départ Calypso ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse. Le maître faisait aussi écrire cette phrase d'après un exemple en fin, et il vérifiait si l'élève distinguait tous les mots, toutes les syllabes, toutes les lettres. « Prenez garde d'aller trop vite en commençant, retenez l'élève sur la première leçon jusqu'à ce qu'il la sache imperturbablement. Il y a pour lui tant d'acquisitions à faire dans une seule phrase ; il faut être si attentif pour ne rien confondre, et répéter si souvent pour ne rien oublier! »

On le voit, la méthode employée par Jacotot pouf la lecture est l'inverse de celle que l'on avait toujours suivie jusqu'à lui et de celle que l'on suit encore presque partout. Au lieu de s'attaquer au ba, be, bi, bo, bu traditionnel, de préluder par la connaissance des lettres à celle des syllabes, et par celle des syllabes à celle des mots, il commençait par montrer à l'élève les mots eux-mêmes, il les prononçait devant lui, les lui faisait répéter et apprendre par coeur. Méthode infiniment plus raisonnable et plus facile que l'autre : il est, en effet, « plus aisé en fait de distinguer Calypso de pouvait que d'apercevoir la différence qui existe entre ca et co, puisque dans ce dernier cas la ressemblance paraît exacte pour l'enfant au premier coup d'oeil ». Il y a pour l'intelligence et pour l'oeil comme une acuité progressive de la vision, qui saisit d'abord les ensembles, les masses, les composés, et puis les détails, les plus saillants d'abord, les plus minutieux ensuite. Ce procédé de l'enseignement universel était donc d'accord avec la vraie psychologie, non moins que la manière dont Jacotot l'appliquait. Car il se gardait bien d'aller trop vite en commençant ; il faisait répéter à l'élève tous les mots de la première phrase, en les lui montrant d'abord, et ensuite en les lui faisant montrer, jusqu'à ce qu'il pût indiquer, à la première demande, où était le mot ne, le mot Ulysse, le mot consoler, le mot Calypso, etc.

Par cette méthode, l'enfant devait apprendre à écrire en même temps qu'il apprend à lire. Jacotot

faisait marcher de front ces deux exercices, mais il n'est pas exact de dire qu'il les enseignait simultanément. Plus rigoureusement, chaque leçon de lecture était suivie d'une leçon d'écriture sur le même objet, La fusion, ou plutôt la juxtaposition de ces deux genres d'exercice est d'ailleurs justifiée, psychologiquement, par l'analogie existant entre la parole articulée et la parole écrite, et physiologiquement, selon Carl Vogt, par ce fait que le langage et les mouvements nécessités par l'acte d'écrire paraissent avoir le même centre cérébral.

Dans la deuxième leçon, on faisait répéter la première phrase, et on y ajoutait la seconde : l'élève répétait et écrivait. La vérification se faisait comme pour la première leçon. Ainsi des autres phrases. Comme la répétition et la vérification sont l'essence même de la méthode, dès que l'élève a oublié quelque chose, on le note pour le lui redemander. La vérification ne se fait pas dans un ordre monotone et consécutif. A l'enfant qui connaît les mots, on montre les syllabes Ca, pouv, pou, lyp, ait ; on l'invite à les montrer lui-même. Quand il sait par coeur plusieurs phrases, la distinction des syllabes lui devient facile, puisqu'il n'a qu'à prononcer lentement chacun des mots qu'il connaît : Ca-lyp-so ne pou-vait se. A mesure qu'il avance, il reconnaît les mots et les syllabes : progrès utile pour la grammaire et l'orthographe. Comme le nombre des syllabes est borné, l'élève les aura bientôt rencontrées toutes, et, au bout de quelques pages, pourra lire couramment la plupart des mots de la langue. Ce travail d'anatomie sur les mots connus lui facilitera des combinaisons formant des mots nouveaux. Par exemple, s'il a bien appris et distingué les syllabes, ca, lyp, so, ne, il n'aura pas de peine à reconnaître ca-ne, et à réunir ces deux sons pour en former, en traînant moins, le mot cane. Ces progrès accomplis, on peut lui faire voir, et lui dire de montrer, dans les syllabes, des lettres distinctes, un c, un i, etc. Nous le voyons ainsi passer de l'ensemble au détail, du composé à l'élément, pour revenir ensuite du détail à l'ensemble, de l'élément an composé : c'est la marche même de l'esprit humain. Aussi Jacotot disait-il qu'il n'enseignait pas une méthode, mais la méthode.

On a déjà entrevu qu'en apprenant à lire et à écrire, l'élève a commencé à se tromper de moins en moins en écrivant, même de mémoire, les mots et les syllabes qu'il sait par coeur et revoit sans cesse. Il apprend tout machinalement, ou, si l'on veut, tout naturellement l'orthographe, et tout à la fois par l'oreille et par les yeux, ce qui est une bonne manière de l'apprendre. On met le plus grand soin à vérifier s'il la sait, s'il écrit parfaitement ce qu'il est capable de lire et e réciter. On peut lui faire aussi réciter par coeur l'orthographe des mots : nous voici donc revenus à l'épellation. Jacotot, comme il le dit lui-même, finit par où les autres commencent. Toutefois la date indiquée par Jacotot pour cet exercice peut paraître un peu hâtée, car il recommande d'y soumettre l'élève dès la cinquième leçon, c'est-à-dire dès la cinquième phrase du Télémaque apprise. Le travail analytique de l'intelligence, à moins qu'il ne s'agisse d'adultes (et l'on ne doit pas oublier que les premières expériences de la méthode étaient faites avec des adultes), se fait plus lentement peut-être, même en supposant chez les commençants des aptitudes exceptionnelles, c'est-à-dire, pour parler comme Jacotot, une force de volonté exceptionnelle.

Au bout de quelque temps, les expressions les plus habituelles de la langue avaient passé sous les yeux de l'élève, et, les ayant écrites, de mémoire, un grand nombre de fois, il commençait à savoir les écrire. Il avait aussi eu l'occasion de reconnaître les ressemblances des syllabes, des lettres toujours ramenées dans les mêmes cas, ce qui lui permettait d'appliquer, sans les formuler, de deviner, en quelque sorte, ce que nous appelons les règles d'orthographe. Par exemple il avait remarqué que le mot prenait unes toutes les fois que l'on parlait de plusieurs choses, c'est-à-dire lorsqu'il y avait un pluriel. Il avait également remarqué que les mots qui marquent un pluriel quelconque, c'est-à-dire les adjectifs, suivent toutes les transformations orthographiques du nom auquel ils se rapportent.

Par toutes ces découvertes, l'élève faisait ce qu'ont fait les premiers grammairiens, qui trouvèrent les règles dans les habitudes de la langue. Mais, pourrait on objecter à Jacotot, votre système d'interrogation, qui provoque chez vos élèves l'expression de leurs découvertes grammaticales, n'équivaut il pas, pour leurs camarades moins avancés ou plus lents d'esprit, au système des règles formulées par le livre ou par le maître? Et que devient alors le travail personnel de ces derniers? Voici quelle aurait été la réponse de Jacotot : Dans aucun cas, nous ne demandons à l'élève une formule autre que la sienne, c'est-à-dire que nous ne réclamons de lui qu'une explication indiquant qu'il sait bien ce qu'il dit. Et puis, l'élève qui ne sait pas encore, au lieu de prendre au plus avancé des formules toutes faites, dont il n'aurait que faire dans ses explications improvisées, est excité à produire de son côté, pour comprendre le fait dont il s'agit, l'effort qu'il voit faire à son camarade. En outre il sait que le maître ne lui demandera jamais que ce qu'il peut savoir ; et un maître qui vérifie chaque jour les connaissances de chaque élève se gardera bien de demander à aucun ce qu'il ignore, disons mieux, ce que, d'après les principes de la méthode, il est tenu d'ignorer, n'ayant pas encore eu l'occasion de le voir et d'y réfléchir. D'ailleurs, Jacotot ne proscrit pas absolument le formulaire abstrait ; mais il veut qu'il vienne à son moment, quand l'élève a réfléchi, comme nous venons de dire, sur ce qu'il connaît. Alors, qu'il prenne une grammaire, n'importe laquelle, pourvu qu'elle soit claire et courte, et qu'il la vérifie sur son livre, c'est-à-dire, pour Jacotot, sur Télémaque. Il pourra reconnaître chaque règle dans les applications que lui en présente le livre qu'il sait. Ayant appris ainsi la grammaire, il ne l'oubliera jamais : il lui sera, d'ailleurs, toujours très facile de trouver dans son livre, tant qu'il l'aura dans sa mémoire, avec son orthographe, l'application des règles, et par conséquent les règles elles-mêmes, dès qu'il voudra les rechercher dans cette application.

L'étude de la grammaire ainsi comprise est en même temps une étude des idées,, et, comme l'a dit le P. Girard, une grammaire des idées. L'enfant, qui a suivi la méthode pour apprendre l'orthographe, a commencé en même temps à saisir déjà le sens des mots, par la comparaison des faits qu'il a vus dans son livre et les conséquences qu'il en a déduites. L'interrogateur a dirigé son attention sur le sens des mots, soit signes de choses, comme grotte ; soit signes de personnes, comme Calypso ; soit signes d'action ou de faits, comme elle se promenait. « On ne se trompe pas, dit Jacotot, sur les signes de cette espèce. Il y en a qui expriment une succession de faits, un ensemble de circonstances, un tableau : ce sont ceux-là, surtout, qu'il faut étudier et apprendre, pour les employer à propos. Si vous vous rappelez toutes les circonstances où vous les avez vus, vous vous en servirez dans les mêmes circonstances et pour des faits analogues ; mais si vous avez oublié plusieurs des faits dont ils sont destinés à vous retracer l'image, vous ne pouvez les prononcer qu'au hasard. On n'est pas toujours heureux à cette loterie ; on peut acquérir, par cette voie, de la faconde et une grande facilité d'élocution : mais celui-là seul parle bien qui a appris en regardant par la pensée la chose dont il parle. »

Il faut donc exercer l'enfant à voir et à se rappeler les circonstances des faits ou les séries de faits dont un mot exprime l'idée abrégée. Qu'est-ce, la plupart du temps, que cette expression, sinon un terme abstrait? Jacotot pense, et avec raison, que l'enfant peut comprendre des mots de cette espèce ; et il veut qu'on l'exerce à en comprendre, c'est-à-dire à en former le sens. Il faut l'y faire arriver, par lui-même, avec ses propres explications, en lui faisant décomposer les idées contenues dans l'expression abstraite. Jacotot ne trouve rien de plus aisé que de faire comprendre à l'enfant des termes abstraits : il suffit de regarder et de se souvenir pour les comprendre. Il veut aussi qu'on exerce l'enfant à généraliser, sans s'expliquer suffisamment sur ce mode d'exercice. Mais nous trouverons quelque éclaircissement, quelque application de ce précepte dans quelqu'un des exercices d'intelligence et de langue que nous allons passer en revue.

Nous croyons utile de reproduire le texte de deux ou trois de ces exercices destinés à faire réfléchir l'enfant sur tous les faits contenus dans ce qu'il sait par coeur. Le lecteur pourra ainsi se faire une exacte idée de ce système d'interrogation, et de vérification préconisé et pratiqué par Jacotot :

« Premier exercice. — D. De quoi Calypso ne pouvait-elle pas se consoler? R. Du départ d'Ulysse. — D. Faisait-il froid dans l'île de Calypso? R. Je ne sais. — D. Regardez. R. Non, il y régnait un printemps éternel. — D. Pourquoi se promenait-elle seule? R. Farce qu'elle était triste.

« Deuxième exercice. — D. Qu'est-ce qu'une déesse ? R. C'est un être immortel servi par des nymphes. — D. Est-ce que toutes les déesses sont servies par des nymphes ? R. Je ne sais. — D. Pourquoi l'avez-vous dit? R. Pour répondre. — D. R fallait dire : Calypso était servie par des nymphes ; mais j'ignore si toutes les déesses avaient des nymphes pour les servir.

« Troisième exercice. — D. Quel est l'état d'une personne affligée? R. Elle cherche la solitude. — D. Il est vrai que Calypso était triste, et qu'elle cherchait la solitude ; mais qui vous a dit que toutes les personnes affligées cherchent la solitude? R. Tout le monde sait cela.

« Quatrième exercice. — D. Que veut dire tout le premier paragraphe ? R. Calypso (1) ne pouvait se consoler (2) du départ d'Ulysse (3). — D. Expliquez-vous. R. Dans sa douleur elle se trouvait malheureuse : c'est la répétition de ne pouvait se consoler. D'être immortelle donne l'idée de Calypso. Les nymphes qui la servaient, cela fait penser à Calypso. N'osaient lui parler me rappelle qu'elle ne pouvait se consoler. Sa grotte. Je vois Calypso. Ne résonnait plus de son chant, elle était triste. Elle se promenait souvent seule (2) sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordait son île (1). Mais ces beaux lieux (1), loin de modérer sa douleur (2), ne faisaient que lui rappeler le triste souvenir d'Ulysse, qu'elle y avait vu tant de fois auprès d'elle (2, 3), et elle était sans cesse tournée (1) vers le côté où te vaisseau d'Ulysse, fendant les ondes, avait disparu à ses yeux (3).

Il faut ajouter, pour l'intelligence de ce dernier exercice, que les chiffres placés entre parenthèses sont une abréviation indiquant le rapport de chacune des différentes idées accessoires avec les trois idées principales : Calypso (1) ne pouvait se consoler (2) du départ d'Ulysse (3).

Tels étaient les exercices destinés à faire réfléchir l'enfant sur les mots et les idées connus. Le maître s'attachait à ne faire que des questions dont la réponse était contenue, n'importe où, dans le livre que l'élève savait. C'était à l'élève à s'efforcer de rassembler les éléments de la solution, quand ils s'y trouvaient épars. Du reste, le nombre des questions à poser de cette manière était infini. Remarquons aussi qu'il pouvait souvent arriver que la réponse ne fût pas contenue dans le livre, et que l'élève la pouvait trouver, soit dans son expérience personnelle, soit dans l'expérience de tout le monde, ou dans les vérités de sens commun. Nous l'avons vu dans cette réponse qui n'a l'air de rien, mais qui revenait souvent dans l'enseignement universel : Tout le monde sait cela. Quoi qu'on pense de ce genre d'exercices, on doit reconnaître qu'ils pouvaient contribuer à donner l'habitude d'examiner et de comparer les faits, les mots, les idées, et de leur donner toutes les formes, toutes les modifications possibles. Jacotot et ses disciples assuraient, d'ailleurs, que l'élève, même enfant, arrivait très promptement, par cette méthode, à faire des exercices de composition orale ou écrite.

Malgré noire désir de donner une idée à peu près complète de la méthode, nous sommes forcés, par les limites nécessaires de cet article, de nous borner à une simple énumération d'autres exercices qui s'ajoutaient à ceux que nous venons de décrire. C'étaient des définitions ou des descriptions de mots, des synonymes de mots, des traductions ou imitations de passages, des synonymes d'expressions, des synonymes de composition, des analyses de discours, (de Bossuet ou de Massillon), des portraits, des parallèles, des récits, des exercices grammaticaux, etc. En somme, tous ces exercices littéraires se réduisaient à des imitations de plus en plus libres, à des transformations infinies de morceaux appris, à des travaux d'imagination et de goût opérant à volonté sur un fond solidement saisi et assimilé. Tout reposait, en définitive, sur des liaisons de mots et d'idées bien retenus et bien compris, et Jacotot attribuait à ces liaisons une importance telle que, pour lui, avoir du génie, c'est avoir des liaisons d'idées dont on sait se servir vite et à propos.

La méthode appliquée à l'étude des langues étrangères, ou des langues mortes, est encore tout entière dans ce principe . Apprenez un livre et rapportez-y tous les autres. Pour le latin, par exemple, l'élève se sert d'un Epitome historiae sacrée, et d'une traduction littérale. Il apprend son livre phrases par phrases : il vérifie le sens de ces phrases. Dès qu'il a compris les phrases, leur comparaison lui fait deviner les mots : la comparaison des mots lui découvre la signification des syllabes. Le maître, fidèle à ses principes, n'explique rien : il vérifie seulement si la leçon est sue et comprise. L'élève trouve aussi par la pratique les règles de la grammaire latine. Un jour, par exemple, creavit s'offre à sa mémoire à côté de vocavit, deux mots dont il connaît le sens, et il découvre que la terminaison avit indique la troisième personne du singulier du passé. Le résultat de ce travail préparatoire, c'est qu'un homme qui sait l'Epitome parle latin, bien ou mal, après deux mois d'étude. Pour se perfectionner dans la connaissance de cette langue, l'élève prend Cornélius Nepos, qu'il vérifie par l'Epitome : c'est l'ouvrage d'un mois. Il fait ensuite le même travail pour Horace. R apprend la prosodie dans Horace, comme il avait appris la grammaire et la rhétorique françaises dans Télémaque, et la grammaire et la rhétorique latines dans l'Epitome et le De Viris. Il peut alors prendre une grammaire et une prosodie, et les vérifier dans ses livres, c'est-à-dire dans ses souvenirs toujours présents à volonté.

La méthode de Jacotot s'applique à toutes les sciences et à tous les arts, même au dessin et à la musique. Pour la musique, par exemple, il faut étudier une partition, et y rapporter toutes les autres. Jacotot employait à cet effet un instrument, le piano, et une grammaire, la méthode d'Adam. On commençait par des morceaux entiers : l'élève apprenait à distinguer les notes, à remarquer que les mesures doivent être égales, etc. Il y a là certains signes purement de convention que l'élève ne pouvait pas deviner : le maître était donc obligé de le guider dans ces préliminaires indispensables. Mais toutes les fois qu'il pouvait trouver par induction ou réflexion, on le laissait entièrement à lui-même. R commençait par toucher de la main droite la première note de la partition et de la main gauche son octave, et ne passait à la seconde que lorsqu'il jouait parfaitement la première note des deux mains : et ainsi de suite. Tout est dans tout.

De même pour les mathématiques. On peut les commencer par tel endroit que l'on veut : toute l'arithmétique est dans une règle de calcul. Cependant, pour plus de simplification et plus d'unité, l'un des fis de Jacotot avait imaginé un cône en fils de fer, dont on peut voir la description dans son Epitome des mathématiques. Sur ce solide, l'élève apprenait les trois dimensions, les surfaces, les lignes, les angles, toutes les surfaces, tous les volumes, toutes les définitions et les théorèmes dont se compose la géométrie élémentaire. De la division de chaque quart de circonférence en neuf parties égales, que l'on comptait, naissaient la numération parlée et la numération écrite, toute l'arithmétique et l'algèbre ; puis la trigonométrie, l'équation des cercles, l'étude des projections, la géométrie descriptive, etc. Ce procédé d'enseignement intuitif avait au moins le mérite de tout rapporter à un seul objet. Mais il ne faut peut-être voir là qu'un effort de l'esprit de système et une curiosité pédagogique.

Nous croyons avoir suffisamment indiqué les principes fondamentaux, les procédés essentiels, les applications principales, l'esprit de la méthode. Nous sommes convaincu, et abstraction faite des succès qu'obtinrent avec cette méthode soit Jacotot, soit ses disciples plus ou moins immédiats, qu'elle peut utilement inspirer de son esprit un maître chargé d'une classe nombreuse comme un précepteur ou des parents se donnant pour tâche de diriger l'éducation d'un ou de quelques enfants, un pauvre soucieux d'acquérir par lui-même et à peu de frais l'éducation élémentaire, et un homme déjà instruit qui désire obtenir sans grands efforts ni dépense de temps l'appoint d'une science ou d'un art ignoré. Le discrédit dans lequel cette doctrine est tombée en France tient surtout, croyons-nous, à l'exagération avec laquelle certains adeptes du maître, et Jacotot lui-même, se laissèrent aller à présenter le côté paradoxal de la méthode, au grand détriment des principes féconds et vrais qu'elle renfermait et qui furent voilés aux yeux du plus grand nombre par les excentricités de la forme sons laquelle cette méthode se manifestait. À l'étranger, les idées de Jacotot furent accueillies avec sympathie par plusieurs esprits distingués ; et, sans insister sur les essais pratiques tentés entre autres en Angleterre et en Russie, et qui paraissent avoir produit des résultats assez heureux, nous rappellerons qu'en Allemagne la méthode de lecture popularisée par Vogel, de Leipzig, se rattache directement aux procédés que Jacotot employait avec ses élèves (Voir Ecriture-Lecture, p. 528),

Dans quelle mesure le système de Jacotot pourrait-il encore aujourd'hui s'adapter aux exigences de l'éducation domestique ou publique? C'est ce qu'il n'est pas facile de décider. Sans doute l’enthousiasme du maître et de ses disciples immédiats était pour quelque chose dans les succès remarquables qu'ils obtinrent. Les plus éclatants de ces succès, relatifs soit à l'acquisition des langues étrangères, soit à celle des ma thématiques ou de la composition littéraire, étaient, il faut le dire, obtenus en général par des élèves déjà grands et capables jusqu'à un certain point de s'instruire sans maître. Ajoutons que, même du vivant de Jacotot, il s'introduisit dans sa méthode des pratiques parasites et puériles dont il est peut-être difficile de se garder dans l'application de pareils procédés. Bien peu de maîtres seraient capables d'appliquer la meilleure partie du système, et beaucoup céderaient à la tentation de le faire dégénérer en une pure mémorisation, en un machinisme de questions monotones et bizarres.

Bernard Perez