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Internat

On appelle internat le régime des maisons d'éducation où les élèves demeurent jour et nuit, et externat celui des établissements où ils ne viennent que pour les leçons et les études. Presque tous les établissements secondaires de l'Université ont à la fois des internes et des externes. Un pensionnat est quelquefois annexé aux écoles primaires. Les maisons ecclésiastiques et celles qui sont destinées aux jeunes filles sont habituellement des internats.

Le régime de l'internat a été l'objet de vives critiques, et l'on ne peut nier qu'elles soient justifiées. Cette agglomération d'enfants constamment réunis, dans les classes, les réfectoires et les dortoirs, loin de la famille, et sous la direction de maîtres qui sont les instruments d'une discipline invariable, ne paraît bonne ni au point de vue physique, ni au point de vue moral.

On signale, encore aujourd'hui, un trop grand nombre d'établissements aux murs élevés, aux salles sombres, aux cours étroites, où les écoliers tournent sur eux-mêmes comme les écureuils dans leur cage. Trop nombreux pour l'espace limité qui leur est ouvert, ennuyés de cet horizon resserré, de cette vue monotone du même préau, du même mur, du même arbre, ils n'ont pas goût au jeu, prennent peu d'exercice, ne fatiguent pas leur corps et ne délassent pas leur esprit pendant les récréations, qui ne méritent guère ce nom et ne les retrempent pas pour l'étude.

Le repas se fait en silence, hâtivement, au détriment d'une digestion régulière. Le coucher n'est pas toujours sain dans des dortoirs insuffisamment aérés lorsqu'ils ne sont pas surveillés avec la plus grande attention.

A l'âge de la croissance, au moment où il faudrait, à ces corps qui se développent rapidement, tant d'air, tant d'espace, tant de mouvement, l'hygiène de la libre nature, ils sont tenus serrés, arrêtes, immobilisés par les nécessités du régime de l'internat. Mais surtout, ce qui est plus grave, ces nombreux enfants sont livrés à eux-mêmes pour ce qui regarde l'éducation. L'éducation n'est pas affaire de masses, mais d'action individuelle. Il faut le père, la mère, l'influence de la famille, d'un petit nombre d'amis, d'un entourage restreint} il faut des conseils et des directions donnes en particulier, une action constante, le plus souvent invisible, s'exerçant par un mot, par l'exemple, par des entretiens sans apprêt, par une sorte d'infiltration quotidienne ; il faut la confiance, la tendresse, ce je ne tais quoi qui ouvre le coeur aux leçons spontanées du foyer domestique.

Les écoliers trouvent-ils ces éléments dans l'internat? Assurément non. Les professeurs ne les voient pas hors des classes ; les administrateurs sont absorbés par leur tâche d'ensemble ; les maîtres d'étude ont assez à faire de maintenir le bon ordre et la régularité. Même dans les maisons où les maîtres essaient de se mêler davantage à leurs élèves, d'entrer peu à peu dans leur familiarité, ils ne réussissent trop souvent qu'en apparence, qu'à la surface, qu'aux yeux de l'observateur superficiel ou de parents crédules qui ne demandent qu'à se laisser tromper.

L'internat, lorsqu'il est considérable, est réfractaire aux influences éducatrices, aussi bien dans les maisons religieuses que dans les maisons laïques. La plus forte influence morale à laquelle soient accessibles des internes est celle qu'ils exercent les uns sur les autres ; et qui oserait dire qu'elle est toujours bonne? Qu'on se représente ces conversations que personne n'entend, ne contrôle, n'éclaire, où l'ignorance et les mauvais instincts peuvent se donner libre carrière, où souvent les moins honnêtes sont les plus écoutés, où les plus grossiers tiennent le haut bout, où les railleurs et les mauvais plaisants étouffent dans le germe les paroles plus sages, les sentiments plus élevés, où circule un langage équivoque, et qui, interrompues par la cloche ou le tambour, reprennent au même point quelques heures ensuite. De malsaines curiosités s'éveillent, les imaginations se dépravent, les moeurs se corrompent, et il se crée autour de ces jeunes êtres une atmosphère qui les empoisonne pour longtemps.

Est-ce à dire que tous soient assez faibles pour se laisser entraîner? Non, mais tous sont exposés au péril. Les plus faibles, les plus impressionnables, ceux qui justement auraient le plus besoin de bons conseils, d'appui, d'un peu d'isolement pour se reprendre eux-mêmes, n'ont où se retremper, où se réfugier, enveloppés du matin au soir et du soir au matin par une camaraderie qui les subjugue. La tradition de l'internat se transmet d'année en année, et inocule aux nouveaux venus, pour peu qu'ils ne soient pas d'un tempérament résistant, les mêmes habitudes, le même langage, les mêmes vices. M. Sainte-Claire Deville a exposé avec une rude franchise quelques-uns des tristes effets de cette cohabitation incessante.

La discipline elle-même, si indispensable pour tenir dans l'ordre ces nombreux écoliers réunis sous le même toit, en évitant certains maux, en produit d'autres. Il est clair qu'il faut imposer le silence à tous ces enfants, non seulement dans la classe et dans l'étude, mais encore dans la salle des repas, dans celle du coucher, dans les escaliers, dans les rangs, si l'on ne veut pas être débordé par un fracas assourdissant et qui rende impossible toute surveillance sérieuse. C'est un régiment qu'on a à conduire, on ne peut le conduire que militairement, au moyen d'une consigne rigoureuse, égale pour tous. La moindre privauté, la rupture du silence hors de propos, une gaminerie, une échappée de pétulance au réfectoire, au dortoir, à la promenade avant que les rangs soient rompus, l'entrée dans une salle, dans une cour interdite, entraînent forcément une punition ; s'il en était autrement, que deviendrait la discipline et comment le maître d'études garderait-il son autorité? La discipline est bonne aux enfants ; elle les plie à la règle, à l'ordre, à l'obéissance légitime ; elle est un élément nécessaire de l'éducation morale. Mais à une condition, c'est que l'enfant puisse s'y soustraire de temps à autre, c'est qu'elle ne pèse pas sur lui comme un joug de fer depuis son lever jusqu'à son coucher, c'est qu'il ne la sente pas sur ses épaules même pendant son sommeil, c'est qu'après avoir obéi, marché en ordre, gardé le silence, il reprenne possession de lui et se sente parfois son propre maître.

Nulle part, dans l'internat, il n'y a place pour l'initiative individuelle, pour la responsabilité, pour le libre jeu de la volonté, pour l'action indépendante. Tout est calculé, mesuré, assigné ; les pas sont comptés, les minutes sont toutes prises, le tambour tient lieu de résolution et de conscience. C'est la caserne, dit-on, il faut bien que les futurs soldats s'y habituent. Non, c'est plus que la caserne, car, en dehors des exercices et des devoirs de son état, le soldat a tous les jours ses heures libres et ses sorties qu'il utilise à son gré.

On peut donc douter que ce régime de l'internat soit viril, comme quelques-uns l'assurent ; car il lui manque justement cette part de l'éducation qui fait l'homme, la responsabilité directe, la marge laissée à l'exercice de la volonté. Aussi il arrive, selon les natures, que l'écolier enfermé dans la pension se laisse déprimer, engourdir par la discipline et prend l'habitude de l'obéissance mécanique, ou bien qu'il ruse, qu'il s'ingénie au mensonge, à la tromperie, qu'il prend le goût de l'infraction aux règles habilement tournées. L'âge du franc-parler, de l'ouverture de coeur, se façonne à la dissimulation et finit par s'en faire un mérite.

L'interne n'a plus qu'un désir, secouer le joug ; qu'un ennemi, la pension ; qu'un idéal, la liberté, et quelle liberté? celle qu'il ne connaît pas, qu'il pare des couleurs les plus séduisantes, celle qui consiste à faire ce qui plait, sans retenue et sans frein. Il n'a pas pu faire de la liberté un apprentissage graduel, en connaître par expérience les conditions souvent difficiles, les obligations, les responsabilités ; il n'y a pas été préparé ; il n'a vu la vie et le monde qu'à travers le voile trompeur de ses désirs et de ses rêves, tandis que l'enfant élevé librement se laisse moins facilement griser par le bruit du dehors. Aussi comment s'étonner, lorsque le prisonnier se voit tout à coup affranchi, lorsqu'il entend se fermer enfin derrière lui les portes de l'internat, qu'il se précipite — et qu'il tombe? L'éducation du couvent (car l'internat est plutôt couvent que caserne) n'est guère propre à former des volontés fermes, des consciences autonomes, des jeunes gens prêts à la sage pratique de la vie.

Tous ces inconvénients se retrouvent, à des degrés différents, dans les internats de jeunes filles. Celles-ci semblent, plus encore que les garçons, faites pour la vie de famille, et plus déplacées dans ces agglomérations soumises à un régime claustral ; leurs imaginations ont plus besoin du contact et du frein de la réalité domestique ; leurs idées, leurs manières et leurs moeurs se développent plus sainement sous le toit paternel qu'à l'ombre du pensionnat.

Ces griefs contre l'internat ne s'adressent pas à l'éducation publique. Il est bon, il est nécessaire que les enfants vivent ensemble, reçoivent des leçons communes, soient soumis à la règle, jouent les uns avec les autres, et forment entre eux une société d'égaux où les caractères se trempent, où les amitiés se contractent, où la nature se polisse et se fortifie tout à la fois. Mais ce qui est désirable, c'est qu'à cette vie commune puisse se joindre la vie plus retirée et plus intime du foyer, c'est qu'à côté de celle règle soit faite une place à la liberté, c'est que l'école soit associée à la famille. L'externat, soit libre, soit surveillé, paraît donc offrir les meilleures conditions d'une éducation normale. L'enfant va prendre ses leçons à l'école, au lycée ; s'il demeure trop loin pour revenir entre les classes ou si elles se succèdent à intervalles trop rapprochés, il y reste pour les études ; il y prend même son repas du jour ; il jouit de la récréation commune, et il revient le soir trouver les siens, changer d'atmosphère, reprendre su place auprès de ses parents dont il ne perd ainsi jamais de vue la tendresse, les besoins et parfois les luttes pour l'existence. Ses idées prennent un nouveau cours ; il trouve à ses conversations de nouveaux aliments ; d'autres objets frappent sa vue ; il a devant l'esprit et devant les yeux un autre horizon : la famille et le monde où il faut vivre complètent l'école.

Ces arrangements ne sont pas toujours possibles, et c'est là ce qui peut se dire de plus juste et de meilleur en faveur de l'internat. Les parents habitent une commune rurale, un lieu éloigné de la ville où se trouve la maison d'instruction : il leur faut se séparer de l'enfant, et ils sont heureux de lui trouver un asile qui à tant d'égards leur offre d'excellentes garanties d'ordre, de salubrité, de surveillance, et où l'existence est tout entière combinée en vue de ses études. Il y a aussi des familles qui manquent de place pour loger convenablement leurs enfants pendant la durée de leurs classes, ou de temps pour les surveiller et les diriger, ou même de goût et d'aptitude. L'internat est quelquefois, hélas ! un refuge contre certains intérieurs, plus funestes à la moralité ou au caractère des enfants que les dangers mêmes de la pension. D'autres enfants n'ont plus de famille, ou la famille est dispersée par les exigences du gagne-pain. De plus, l'internat des enfants est pour plusieurs une réelle économie, soit parce qu'il permet de réduire le train de la maison, soit parce qu'il offre la ressource si précieuse des bourses, qui {permettent à des parents peu aisés de faire donner une instruction complète à des enfants bien doués par la nature.

Pour tous ces motifs, les internats ne peuvent se supprimer. S'ils sont un mal, ils sont un mal nécessaire. Ils sont absolument passés dans nos moeurs pour l'enseignement secondaire, et ils sont souvent d'une grande utilité dans l'enseignement primaire. Des habitants de la campagne sont bien aises d'envoyer leurs enfants suivre l'école de la ville ; les écoles primaires supérieures sont installées dans le chef-lieu d'arrondissement ou de canton, et il faut bien se résoudre à leur envoyer les élèves qui ne trouveraient pas au village les mêmes moyens d instruction.

Dans d'autres contrées, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, l'internat est moins en faveur que chez nous. Il est fréquemment remplacé par le séjour de l'enfant dans une famille qui consent à le recevoir moyennant rétribution ; ce sont des familles de petits bourgeois, d'artisans aisés, familles sûres et recommandables, qui sont agréées par l'autorité scolaire. Ailleurs, ce sont les professeurs eux-mêmes qui reçoivent chez eux un petit nombre d'élèves. Quelques essais de ce genre ont été tentés en France. On a créé auprès des écoles primaires supérieures des « bourses familiales », pour encourager cette modification de nos moeurs. Il est à prévoir qu'il faudra bien du temps pour y parvenir, et que les grands internats ne perdront pas de sitôt leur personnel. D'ailleurs, à mesure que les internats laïques se fermeraient, les maisons ecclésiastiques recueilleraient leur héritage, car ils répondent certainement à un besoin, à une nécessité, à une habitude prise. Il est de l'essence même de l'esprit ecclésiastique de développer le régime des internats, qui répond mieux à l'idéal d'éducation que cet esprit recommande et poursuit, et qui offre des moyens mieux appropriés pour y atteindre.

Connaître les dangers et les inconvénients de l'internat, c'est connaître aussi les meilleurs remèdes à y apporter. On a compris de nos jours que la place des internats doit être de moins en moins dans l'enceinte des villes, qu'il faut autant que possible les établir à la campagne, au milieu des champs et des jardins, avec de vastes espaces libres, le ciel bleu et la terre verte, des pelouses, des allées, des bassins, toutes les saines tentations du jeu, de la course, de la natation, des grandes parties qui passionnent, qui développent et qui fatiguent. La nature suppléera en quelque mesure à la famille absente ; l'intelligence, le tact et le dévouement des maîtres feront le reste. Quant aux pensionnats primaires, par la force des choses, ils seront toujours restreints, et il ne dépendra que de l'instituteur et de sa femme qu'il y règne un esprit de confiance et de cordiale familiarité, qui n'enlèvera rien à leur autorité et à leur active vigilance, mais qui atténuera singulièrement les inconvénients de l'internat, et pourra même, en certains cas, remplacer avantageusement la famille elle-même.

Jules Steeg