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Instruction publique

L'idée d'une Instruction publique, au sens où ce mot est entendu par la démocratie contemporaine, est une idée moderne ; nous dirons plus : c'est une idée qui pour la première fois a été conçue et formulée dans son intégrité par la Révolution française.

Jetons un rapide coup d'oeil sur ce que nous offrent à cet égard les autres temps et les autres pays. Comme il s'agit pour nous, non pas d'écrire une histoire, mais de mettre en relief des idées générales en les dégageant à dessein des considérations accessoires et des tempéraments que les faits se chargent toujours d'y apporter, on ne s'étonnera pas de ce que ce résumé pourra sembler parfois présenter de trop rigoureux et de trop absolu.

Les sociétés antiques, quelle que fût d'ailleurs la différence de leurs institutions politiques particulières, avaient toutes conçu l'éducation des enfants de la même façon : il s'agissait pour elles, non d'assurer à l'individu les moyens de développer en toute liberté et le plus complètement possible ses facultés, mais de jeter les futurs citoyens en quelque sorte dans le même moule, de les façonner selon un type uniforme, jugé le plus propre à assurer la conservation et la prospérité de l'Etat. Un homme politique français, le tribun Jacquemont, a très bien fait ressortir ce caractère général de l'éducation telle que l'ont conçue les Grecs et les Romains :

« Quelle qu'ait été la forme de ces gouvernements de l'antiquité, dit-il, leur durée dépendait bien moins de la nature de leurs constitutions que du principe qui les animait tous. C'était lui qui imprimait le mouvement et l'existence à ces corps mal organisés, et le gage de la prospérité nationale ne se trouvait que dans l'esprit public, qui tenait les passions et les moeurs constamment asservies au principe de chaque gouvernement. Cet esprit public était divers dans les divers Etats, les dispositions, les habitudes et les vertus qu'il commandait n'étaient pas les mêmes dans une démocratie et une aristocratie ; il différait encore dans les républiques différemment organisées ; et celui de Sparte ne pouvait ressembler à celui d'Athènes ou de Rome.

« Selon que le principe du gouvernement était plus ou moins favorable à l'exercice des facultés naturelles, l'esprit public qui devait le soutenir était plus ou moins difficile à créer : et la mesure même de cette difficulté était précisément celle de la nécessité de son existence ; car l'esprit public devait être d'autant plus fort que l'institution politique était plus faible. Aussi était-ce principalement vers ce point que le génie du législateur dirigeait ses vues et ses puissants efforts. Ce n'était pas assez d'avoir fixé l'organisation permanente de l'Etat ; il fallait que des notions profondément inculquées dès l'enfance, et fortifiées dans tous les âges de la vie, que des habitudes devenues ineffaçables par des exercices violents et continuels, en un mot, qu'une éducation propre et extraordinaire vint soutenir ces édifices fragiles, qui s'écroulaient bientôt lorsque les moeurs se corrompaient et que l'esprit public prenait une direction étrangère.

« Le but de cette éducation n'était point de répandre, autant qu'il est possible, dans l'universa-lité des citoyens, une raison saine, un esprit droit et éclairé, mais d'obscurcir son entendement de préjugés nationaux, de tromper son jugement sur l'étendue des droits et les bornes des devoirs sociaux, d'investir son imagination de tous les fantômes d'une vertu gigantesque et surnaturelle. C'est ainsi que les Grecs étaient formés aux moeurs politiques nécessaires au maintien de leurs constitutions, puisque ces moeurs étaient l'habitude des actions et des sentiments conformes au principe de chaque gouvernement.

« De là ces préceptes si communs des anciens philosophes, qui ont fait leur principale étude de la morale législative, touchant l'influence des moeurs sur la liberté et la conservation des Etats ; de là ces adages si souvent répétés, que les lois ne sont rien sans les moeurs, que les moeurs sont la clef de voûte de la législation, et qu'après avoir donné des lois à un peuple, on n'a rien fait encore, si l'on n'ajoute des institutions qui puissent modeler, pour ainsi dire, l'esprit et le coeur des gouvernés sur le principe et la forme du gouvernement. » (Rapport lu par Jacquemont au Tribunat, le 4 floréal an X.)

L'éducation antique, en résumé, pourrait être définie une violence faite à l'individu au profit d'un état de choses plus ou moins contraire aux inclinations de la nature humaine.

Lorsque l'Eglise eut établi sa domination sur les débris de la civilisation païenne, ce fut elle qui devint maîtresse de l'éducation. Elle s'en servit comme d'un instrument tout-puissant pour le gouvernement des âmes. Elle ouvrit des écoles pour assurer le recrutement de son clergé, et elle y fit enseigner, avec sa doctrine, les connaissances propres à former des orateurs éloquents et des logiciens subtils. Quant au peuple, elle n'avait pas au même degré l'obligation de l'instruire, l'ignorance n'étant pas un obstacle au salut. On vit néanmoins, à partir du quatorzième siècle surtout, des écoles pour les pauvres se fonder en grand nombre auprès des églises et des monastères ; mais on ne peut pas dire qu'il y eût là un système d'instruction publique : en effet, le but de ces écoles n'était pas de mettre à la portée de tous les éléments des sciences, — les sciences, d'ailleurs, étaient à créer ou à retrouver, — mais uniquement d'inculquer aux masses les devoirs du chrétien. Lorsque plus tard des congrégations enseignantes se formèrent sous le patronage de l'Eglise, ce fut dans le même esprit : « La fin de cet institut, dit J.-B. de La Salle dans le préambule des statuts des Frères des écoles chrétiennes, est de donner une éducation chrétienne aux enfants, et c'est pour ce sujet qu'on y tient les écoles ; afin que les enfants y étant sous la conduite des maîtres depuis le matin jusqu'au soir, ces maîtres leur puissent apprendre à bien vivre en les instruisant des mystères de notre sainte religion, en leur inspirant les maximes chrétiennes, et ainsi leur donner l'éducation qui leur convient ».

Les princes ne songèrent pas davantage à favoriser l'instruction générale. S'ils se firent les protecteurs des universités, ce fut dans un intérêt politique : il leur fallait une élite de serviteurs intelligents et doctes, propres à remplir les divers emplois de l'administration ; ils songèrent quelquefois aussi à rehausser l'éclat de leur cour par la culture des arts, des lettres et des sciences ; mais leur sollicitude pour les choses du savoir ne s'étendit pas en général au delà des intérêts de leur puissance et de leur ambition.

On s'est plu souvent à représenter la Réforme comme ayant accompli l'oeuvre que ni l'Eglise romaine ni la royauté n'avaient pu concevoir, comme ayant organisé un système général d'instruction publique. Il est certain qu'en Allemagne et dans les autres pays qui l'adoptèrent, la Réforme donna une impulsion considérable au développement de l'école populaire, à la Volksschule ; mais, tout en reconnaissant les services qu'elle a rendus en ce sens, nous devons constater que sa pensée et son but en créant des écoles ne différaient point, quant au fond, de ceux de l'Eglise du moyen âge. La doctrine chrétienne demeurait pour elle le principe et la fin de toute science ; l'école, telle que la voulurent Luther et ses disciples, eut avant tout pour mission de mettre les fidèles en état d'aller chercher dans la Bible les vérités nécessaires à leur salut. L'instruction populaire profita indirectement du zèle avec lequel les réformateurs enseignèrent à lire aux multitudes ; mais il serait contraire à la vérité historique de prêter aux initiateurs du grand mouvement religieux du seizième siècle une conception démocratique de l'instruction et, des vues d'émancipation intellectuelle qui leur sont restées étrangères.

Si l'idée d'un système d'instruction publique n'a pas été nettement conçue en Europe avant 1789, la trouverons-nous comprise et réalisée aux Etats-Unis? Non, ou du moins pas sous la forme sociale que lui donna la Révolution française. Ce fut pour y catéchiser la jeunesse que les descendants des puritains, préoccupés avant tout d'intérêts religieux, fondèrent leurs premières écoles. Plus tard, lorsque la guerre de l'inpendance eut élargi leur horizon intellectuel, ils proclamèrent le devoir pour l'Etat d'encourager la diffusion des lumières, mais ils s'en tinrent à cette affirmation générale et vague, sans la préciser. On lit dans la constitution du Massachusetts, rédigée par John Adams en 1780 : « La diffusion générale parmi le peuple de la raison et de la science, aussi bien que de la vertu, étant nécessaire à la conservation de ses droits et de ses libertés, et ne pouvant s'effectuer que par la multiplication, dans toutes les parties du pays et dans toutes les classes de la population, des moyens de s'instruire, la législature et les magistrats regarderont comme un devoir, pendant toute la durée de cette République, de protéger les lettres et les sciences, et tous les établissements qui leur sont consacrés ». Et il faut noter que c'était en France que John Adams, comme il aimait à le rappeler lui-même, avait puisé les idées qui lui inspirèrent cette déclaration de principes. De nos jours encore, dans cette Union américaine si fière de ses écoles, la question de savoir si l'éducation et l'instruction dés citoyens doit être considérée comme une affaire d'intérêt national n'est pas définitivement résolue. En 1866, le président Garfield, alors simple membre du Congrès, ne put faire admettre ce principe que l'Union était tenue d'intervenir pour assurer, sur toute l'étendue de son territoire, la création d'un nombre suffisant d'écoles primaires.

C'est en France, c'est dans les assemblées de la Révolution que nous voyons pour la première fois formulée cette conception que ne connurent ni l'antiquité, ni le moyen fige, ni les réformateurs du seizième siècle, ni les législateurs des républiques américaines : L'instruction doit être mise par la société à la portée de tous, et par conséquent elle doit former un service public. « Il sera créé et organisé, dit la constitution de 1791, une instruction publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes, et dont les établissements seront distribués graduellement, dans un rapport combiné avec la division du royaume. »

Quelques-uns des hommes de la Révolution, imbus de maximes empruntées à la Grèce antique, réclamaient l'établissement d'un système d'éducation nationale. C'était le rêve de Saint-Just. C'était aussi ce que voulait Lepeletier en proposant la fondation de maisons d'éducation commune : son but était, non seulement de mettre l'instruction à la portée de tous en faisant décréter que les enfants seraient élevés aux frais de la République, mais surtout de former la génération nouvelle à la pratique des institutions républicaines ; voilà pourquoi il veut « que tous, sous la sainte loi de l'égalité, reçoivent même vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins ».

Ces idées particulières ne prévalurent pas ; dans l'important discours dont nous avons déjà cité un passage, Jacquemont a très bien montré qu'elles étaient incompatibles avec l'esprit des sociétés modernes. « Les vertus morales que nous avons désormais à cultiver, dit-il, ne sont plus celles qui appartenaient à des formes particulières de gouvernement, et dont les règles arbitraires avaient été tracées par la main du législateur. Ce sont celles que la raison indique, que l'expérience enseigne, que le sens intime proclame, et dont les préceptes sont gravés dans tous, les coeurs de la main bienfaisante de la nature. Leur-effet général est d'embellir la société, et d'augmenter la somme du bonheur individuel : elles ne sont donc point en opposition avec les penchants naturels ; elles ne supposent ni efforts pénibles, ni institutions puissantes : elles doivent naître d'elles-mêmes sous les rayons vivifiants de la raison publique. Il ne" faut donc qu'éclairer les hommes pour les attacher à leurs devoirs légitimes, à leurs intérêts véritables, à tous les éléments du bonheur général et particulier ; en un mot, c'est des lumières communes et de leur diffusion dans les diverses classes de la société que dépendent la liberté, l'indépendance, le repos et la prospérité des nations libres. C'est donc vers l'instruction plutôt que vers l'éducation proprement dite que ; doivent être dirigées les vues du législateur. »

La Révolution française a donc rejeté l'idée d'une éducation nationale, au sens où l'entendaient les anciens ; ce qu'elle a voulu créer, c'est une instruction publique. Le plus illustre de ceux qui prirent part aux travaux des assemblées révolutionnaires sur ce sujet, Condorcet, en a tracé le programme avec une incomparable hauteur de vues, dans le préambule du rapport présenté à la Législative le 20 avril 1792 :

« Offrir à tous les individus de l'espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d'assurer leur bien-être, de connaître et d'exercer leurs droits, d'entendre et de remplir leurs devoirs ;

« Assurer, à chacun d'eux, la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales, auxquelles il a droit d'être appelé, de développer toute l'étendue des talents qu'il a reçus de la nature ; et par là établir, entre les citoyens, une égalité de fait, et rendre réelle l'égalité politique reconnue par la loi ;

« Tel doit être le premier but d'une instruction nationale ; et, sous ce point de vue, elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.

« Diriger l'enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l'aisance de ceux qui les cultivent ; qu'un plus grand nombre d'hommes devienne capable de bien remplir les fonctions nécessaires à la société ; et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune ;

« Cultiver, enfin, dans chaque génération, les facultés physiques, intellectuelles et morales, et, par là, contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l'espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée :

« Tel doit être encore l'objet de l'instruction ; et c'est, pour la puissance publique, un devoir imposé par l'intérêt, commun de la société, par celui de l'humanité entière.

« … Nous avons pensé que, dans le plan d'organisation générale des établissements d'enseignement public, notre premier soin devait être de rendre, d'un côté, l'éducation aussi égale, aussi universelle ; de l'autre, aussi complète, que les circonstances pouvaient le permettre ; qu'il fallait donner à tous également l'instruction qu'il est possible d'étendre sur tous ; mais ne refuser à aucune portion des citoyens l'instruction plus élevée qu'il est impossible de faire partager à 'a masse entière des individus ; établir l'une, parce qu'elle est utile à ceux qui la reçoivent ; et l'autre, parce qu'elle l'est à ceux mêmes qui ne la reçoivent pas.

« La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants que possible de toute autorité politique ; et comme, néanmoins, cette indépendance ne peut être absolue, il résulte du même principe qu'il ne faut les rendre dépendants que de l'assemblée des représentants du peuple, parce que, de tous les pouvoirs, il est le moins corruptible, le plus éloigné d'être entraîné par des intérêts particuliers, le plus soumis à l'influence de l'opinion générale des hommes éclairés, et surtout parce qu'étant celui de qui émanent essentiellement tous les changements, il est dès lors le moins ennemi du progrès des lumières, le moins opposé aux améliorations que ce progrès doit amener.

« Nous avons observé que l'instruction ne doit pas abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles, qu'elle devait embrasser tous les âges, qu'il n'y en avait aucun où il ne fût utile et possible d'apprendre, et que cette seconde instruction est d'autant plus nécessaire, que celle de l'enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites. C'est là même une des causes principales de l'ignorance où les classes pauvres de la société sont aujourd'hui plongées ; la possibilité de recevoir une première instruction leur manquait encore moins que celle d'en conserver les avantages.

« Nous n'avons pas voulu qu'un seul homme, dans l'empire, pût dire désormais : La loi m'assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi, mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m'entoure. On m'a bien appris dans mon enfance que j'avais besoin de savoir ; mais, forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne me reste que la douleur de sentir dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l'injustice de la société.

« Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : La fortune de vos parents n'a pu vous procurer que les connaissances les plus indispensables, mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, et ils ne seront perdus ni pour vous ni pour la patrie.

« Ainsi, l'instruction doit être universelle, c'est-à-dire s'étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l'égalité que permettent les limites nécessaires de la dépense, la distribution des hommes sur le territoire et le temps plus ou moins long que les enfants peuvent y consacrer. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système entier des connaissances humaines, et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances, et d'en acquérir de nouvelles.

« Enfin, aucun pouvoir public ne doit avoir ni l'autorité, ni même le crédit, d'empêcher le développement des vérités nouvelles, l'enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés. »

La Révolution, on le sait, ne put réaliser ce vaste programme ; trop d'obstacles de tous genres l'en empêchèrent. Mais elle avait indiqué la voie, elle avait formulé les principes. Ces principes, il faut le dire, furent méconnus par les régimes qui lui succédèrent. La loi du 3 brumaire an IV n'organisa pas l'enseignement public dans l'esprit de la Révolution : elle ne pourvut qu'à l'enseignement secondaire et supérieur, et négligea les écoles primaires. Napoléon créa l'Université dans le dessein de s'emparer du gouvernement des esprits. La Restauration s'efforça de le remettre, au contraire, entre les mains de l'Eglise, à qui elle rendit le plus qu'elle put l'enseignement. Le gouvernement de Juillet était sorti d'un compromis entre la tradition monarchique et les revendications populaires : la loi de 1833, qui eut le mérite de poser de nouveau la question de l'instruction primaire, ne pouvait la résoudre que d'une manière incomplète, ne fût-ce que par cette raison qu'elle laissait à l'instruction le caractère communal et facultatif. La république de 1848 tomba aux mains des ennemis du principe républicain avant d'avoir pu faire oeuvre sérieuse sur le terrain de l'instruction publique ; il faut noter toutefois que le projet de loi du 1er juin 1848 se prononçait nettement en faveur de l'instruction primaire obligatoire, gratuite, et laïque en ce sens que l'enseignement religieux était réservé aux ministres des cultes. La loi de 1850 nous fit reculer bien au-delà de la loi de 1833 ; et c'est cette oeuvre, on pourrait dire ce chef-d'oeuvre de la réaction triomphante qui, sauf quelques amendements dus à Victor Duruy, resta en France le code de l'instruction publique, et spécialement de l'enseignement primaire, pendant plus de trente années.

Cependant les principes proclamés par la Révolution, et que la France semblait oublier, trouvaient accès dans d'autres pays. Résumés dans cette formule populaire : « instruction obligatoire, gratuite et laïque », ils s'introduisaient à des degrés divers dans les législations des Etats européens. L'obligation est aujourd'hui admise en Suisse, en Hollande, en Grèce, en . Autriche, en Hongrie, en Italie, en Espagne, en Portugal, dans les Etats Scandinaves, en Angleterre même ; l'Allemagne, où la Réforme n'avait réalisé qu'imparfaitement la fréquentation obligatoire de l'école, a profité, elle aussi, du mouvement d'idées dû à la Révolulion française. La gratuité est d'une application moins générale : on ne la rencontre qu'en Suisse, en Italie, en Portugal, en Norvège, en Hongrie, et dans quelques provinces de l'Autriche. Quant à la laïcité, elle n'existe encore qu'en Hollande et dans quelques cantons suisses ; l'Autriche et l'Italie ont commencé à entrer dans cette voie, mais sans appliquer le principe dans toute sa rigueur.

Il était réservé à la France, redevenue république pour la troisième fois, de reprendre l'oeuvre de la Révolution au point où celle-ci l'avait laissée, et d'en poursuivre la réalisation avec cette rectitude logique qui est un trait caractéristique de l'esprit français. A partir de 1879, une série de lois, dont les plus importantes sont celles du 9 août 1879, du 16 juin 1881, du 28 mars 1872 et du 30 octobre 1886, ont jeté les fondements d'un système national d'instruction publique. L'instruction primaire, telle que la définit la loi du 28 mars 1882, n'est plus cet enseignement rudimentaire de la lecture, de l'écriture et du calcul que la charité des classes privilégiées offrait aux classes deshéritées : c'est une instruction nationale embrassant l'ensemble des connaissances humaines, l'éducation tout entière, physique, morale et intellectuelle ; c'est la large base sur laquelle reposera désormais l'édifice tout entier de la culture humaine. Cette instruction nationale est obligatoire pour tous ; elle est donnée à tous aux frais de l'Etat, qui l'a érigée en service public et gratuit ; elle est laïque, c'est-à-dire qu'elle est soustraite à toute ingérence de l'Eglise et qu'elle ne porte plus le cachet de confessionnalité qu'avait voulu lui imprimer la loi de 1850 ; le droit d'enseigner a été retiré aux congrégations par la loi du 7 juillet 1904. Un système de bourses nationales, qui se développera de plus en plus à mesure que les ressources budgétaires permettront de l'étendre, ouvre aux plus capables l'accès gratuit de l'enseignement primaire supérieur, de l'enseignement secondaire, de l'enseignement supérieur, et tend à faire une réalité de ce principe républicain de l'égalité du point de départ et de l'accessibilité de tous à toutes les fonctions sociales. Nous ne sommes aujourd'hui qu'au début, et bien des obstacles se dressent encore devant l'oeuvre commencée ; mais la démocratie moderne a pris conscience d'elle-même, elle sait ce qu'elle veut et où elle va ; l'avenir lui appartient, et, par la refonte successive des diverses parties de l'ancien système d'enseignement, elle achèvera, conformément aux besoins de la société moderne, l'organisation de ce vaste ensemble d'instruction publique dont l'école primaire nationale formera la pierre angulaire.