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Imagination

Les psychologues distinguent deux espèces d'imaginations : ['imagination reproductrice, faculté de conserver dans l'esprit les images des sensations passées ; l'imagination créatrice, faculté non de créer des images, mais de combiner d'une manière originale les images emmagasinées dans l'esprit.

1. Les sensations produites dans le cerveau par les objets extérieurs n'en disparaissent pas entièrement : elles y laissent comme des copies d'elles-mêmes plus ou moins exactes, plus ou moins déformées par le travail naturel de l'esprit et la durée du souvenir, mais plus faibles et moins propres à déterminer des actes. A ces copies on a donné le nom d'images, et l'on appelle imagination reproductrice cette faculté qu'a notre esprit de garder, pour ainsi dire, un double des sensations qu'il a éprouvées. Toutes les sensations (visuelles, auditives, tactiles, etc.) peuvent ainsi reparaître à l'état d'images, avec plus ou moins d'intensité, selon qu'elles-mêmes ont été plus ou moins intenses et selon les différents individus.

Cette faculté est très précieuse, et l'on ne voit pas comment sans son aide la conscience pourrait se former. Non seulement elle constitue à notre profit une vaste collection où nous allons puiser pour retrouver les éléments du passé, non seulement elle est ainsi la condition de la mémoire, mais elle est encore la condition de la perception. Dans la première enfance, en effet, quand l'esprit vide ne reçoit encore des objets que des sensations pures (couleur, bruit, forme, etc.), c'est en combinant toutes ses sensations, en regardant, en écoutant, en touchant, que le petit enfant arrive à une connaissance suffisante des objets. Plus tard, à mesure que le nombre des images augmente, la perception est aussi plus rapide : nous recevons une sensation que nous complétons aussitôt, pour percevoir l'objet, avec les images qui habituellement ont toujours été associées à cette sensation. « Quand j'ai, comme en ce moment, la représentation visuelle d'une surface brune à lignes non parallèles et à angles inégaux, je dis que je vois mon bureau, c'est-à-dire une masse solide, rectangulaire, toute en bois de noyer. Ma perception actuelle de mon bureau est tout entière faite d'attributs actuellement sentis et d'attributs autrefois sentis et maintenant reproduits (images), et composés avec les autres dans l'unité d'un objet qui porte son nom. » (W James.) Si nous n'avions pas d'images, nous serions obligés à chaque fois, pour percevoir un objet, de recommencer toutes les expériences que le petit enfant doit faire à la première perception. Toute perception est donc un mélange de sensations et d'images.

Ce mélange peut quelquefois être mal fait : aux sensations actuelles peuvent s'ajouter des sensations qui ne doivent pas leur être associées. On dit alors qu'il y a fausse perception ou illusion. Si à la pure sensation de blancheur éclatante que me donne le matin un nuage éloigné, j'ajoute mentalement les images visuelles et tactiles qui me feront percevoir une montagne neigeuse, j'ai une illusion. Ordinairement les illusions sont détruites, avant même que d'être formées, par les concomitants de la perception : si je sais que je suis dans un pays plat, je ne courrai aucun risque de me tromper sur la vraie nature des nuages qui se forment à l'horizon. Si au contraire, au cours d'un voyage, je m'attends à voir des montagnes couvertes de neige, l'illusion se produira d'autant plus facilement, et je croirai voir les montagnes dans des nuages qui à un autre moment ou en un autre lieu ne me donneraient pas du tout cette fausse perception. Dans tous les cas, c'est l'habitude qui détermine la perception : une sensation donnée dans le réel sera complétée dans l'esprit par les images qui lui sont habituellement associées. Herbart appelle aperception ce processus par lequel les sensations s'agrègent aux masses d'images actuellement présentes dans l'esprit.

Chez un adulte normal, les images sont reconnues comme telles, et nettement distinguées des sensations. En général elles sont reconnues comme passées, et ne risquent pas ainsi d'être confondues avec les sensations actuelles ; cette localisation dans le passé se faisant grâce à l'ensemble d'idées et de sentiments auxquels l'image est associée, dont elle fait partie. En outre, quand les images apparaissent dans l'esprit avec une intensité telle qu'elles pourraient peut-être, si elles étaient seules, paraître réelles (c'est-à-dire correspondant à des objets réels), elles sont aussitôt « réduites» par des sensations qui leur sont contradictoires. « Quand le joueur d'échecs imagine à deux pas, en face de lui, un échiquier noir et blanc, et qu'un instant après ses yeux ouverts lui donnent à la même distance et dans la même direction la sensation d'un mur gris ou jaune, la sensation et l'image ne peuvent subsister ensemble. C'est ainsi que le plus souvent l'erreur fugitive, attachée pour un instant à la présence de l'image, disparaît presque au même instant et sans intervalle appréciable par le choc antagoniste de la sensation réelle. » (Taine.) Chez l'esprit malade, il n'en va pas ainsi. Les images trop intenses ne se laissent plus réduire par les sensations actuelles, ce que nous poumons exprimer en langage physiologique en disant que les courants nerveux qui viennent des sens, au lieu d'être normalement plus forts que ceux qui se produisent dans l'intérieur du cerveau, sont plus faibles. Il suit que le malade prend ses images pour des sensations, ce qui constitue des hallucinations.

2. On a souvent remarqué que l'expression d'imagination créatrice est à la fois juste et fausse. L'esprit humain est incapable de rien créer d'absolument original, de former des images qui ne soient pas les copies de sensations venues du dehors ; il n'en est pas moins vrai que dans les oeuvres qui sont les produits de cette imagination se manifeste un caractère de nouveauté analogue aux créations de la nature. En réalité, l'imagination créatrice est la faculté que nous avons de combiner les images emmagasinées dans notre esprit, de manière à en former des « touts conscientiels » nouveaux. Le torse humain et la queue du poisson, le corps de l'homme et le corps du cheval existent en dehors de nous ; mais la sirène et le centaure sont des produits de l'imagination créatrice qui a réuni en un groupe nouveau des images appartenant à des groupes différents. L'imagination créatrice est extrêmement variée selon les individus : chez les uns elle est à peu près nulle, chez les artistes elle est très développée, chez les fous elle atteint son maximum de fantaisie.

Parmi les artistes, c'est surtout chez les musiciens et les poètes qu'elle est particulièrement développée. Chez les premiers, les images se succèdent et s'associent suivant des lois spéciales, sans aucune excitation du monde extérieur, si ce n'est les bruits de la nature et les souvenirs de toutes les oeuvres entendues par le musicien. Chez les poètes, l'imagination est d'une nature un peu autre : les sensations et les images sont confondues à demi consciemment, non à tel point qu'il se produise une illusion, mais de telle manière que la perception légèrement déformée présente une analogie avec une perception voisine. Les étoiles sont des fleurs et le croissant de la lune une faucille d'or, l'arc-en-ciel une écharpe.

Ce sens des analogies, des « correspondances », caractérise essentiellement les poètes : il a souvent été considéré comme la poésie même. Dante, Hugo, Shelley, pour ne citer que les plus grands, arrivent à ne penser que par images, par symboles.

Il y a bien d'autres formes d'imagination encore. C'est l'imagination de l'inventeur, qui, sans cesse occupé à combiner entre elles les images innombrables dont son esprit est plein, n'a, comme disait Edison, qu'à regarder autour de lui pour trouver matière à une création nouvelle. C'est l'imagination du savant qui découvre une hypothèse féconde expliquant des faits connus depuis longtemps. C'est l'imagination du bon ouvrier qui, grâce aux nombreuses associations d'idées que son expérience de technicien et de spécialiste lui a fournies, découvre plus rapidement l'accident survenu à la machine et le moyen de le réparer. C'est l'imagination de l'homme ingénieux qui a mille manières de sortir d'une difficulté, et se tire d'affaire dans les cas les plus difficiles. C'est l'imagination des grands génies créateurs, dont l'esprit toujours en travail, combinant sans cesse et comme naturellement les innombrables idées dont il est rempli, en forme des composés nouveaux qui s'imposent à l'admiration comme des êtres vivants, Michel-Ange, Shakespeare. C'est enfin la mauvaise imagination, l'imagination quasi-hallucinatoire des esprits romanesques, qui, mal satisfaits du monde où ils vivent, s'en créent un plus charmant et plus harmonieux, et s'y bercent complaisamment, oublieux de la réalité qu'ils ne voient plus, jusqu'au jour où elle se rappelle rudement à eux.

A toutes ces formes de l'imagination, nous trouvons à des degrés très divers le même support : un esprit très riche en images, et qui les combine pour en former quelque tout nouveau, plus ou moins original, plus ou moins complexe, qui ne lui est pas donné dans la perception. Ajoutons que, bien que, dans cet article, par une limitation arbitraire mais commode, nous étudiions exclusivement les éléments intellectuels de l'imagination, la sensibilité a sur les combinaisons d'images une influence considérable et peut être prépondérante : ce sont souvent des raisons sentimentales qui les déterminent de préférence à toutes celles qui à un moment donné sont possibles, ou les créent malgré l'inertie naturelle de leur esprit. Nos passions colorent nos perceptions, les déforment ou les faussent : nous ne voyons pas le réel qui nous gêne, nous voyons ce qui n'est pas et que nous aimons et que nous désirons voir.

3. Les psychologues ont coutume de répéter que l'enfant a une imagination très développée, très fraîche, très vive. Cependant, si nous nous en rapportons à l'analyse que nous venons de faire, nous pouvons mettre en cloute à priori une telle affirmation. Les deux conditions de l'imagination nous ont en effet paru être d'abord une grande richesse en images et en association d'images ; ensuite une vie sentimentale très active. Ni l'une ni l'autre de ces deux conditions ne peuvent se trouver réalisées chez l'enfant.

Il a peu d'images parce qu'il a peu d'expérience, et parce que l'activité de l'esprit est entièrement consacrée à recevoir et organiser les innombrables sensations neuves que lui donne le monde. Quant à la vie sentimentale, on sait combien elle est faible chez l'enfant. Il serait donc étonnant qu'il ait une imagination très vive. Mais une observation plus attentive nous instruira mieux. Les raisons qui font croire à la vivacité de l'imagination enfantine sont tirées de la fantaisie qui règne dans les jeux des enfants et de la facilité avec laquelle ils modifient les objets soumis à leurs sens, ce que James Sully appelle la « transformation imaginative des objets ».

Mais un enfant qui joue « à la marchande, au cocher, au chemin de' fer, aux Marocains», ne fait pas preuve d'une grande imagination : il imite du mieux qu'il peut des actions qu'il voit faire autour de lui ou dont il entend parler. Dira-t-on que c'est pourtant imaginer que se représenter autre que ce qu'on est naturellement? Il n'y a là qu'un phénomène très simple d'auto-suggestion : en imitant les actes du cocher, l'enfant devient peu à peu, comme l'acteur, le personnage dont il joue le rôle. Et cette transformation est d'autant plus facile que l'enfant se satisfait de peu, et qu'il lui faut peu de décors et d'accessoires. — Quant à la « transformation imaginative des objets », loin d'être un fait donné dans l'observation, elle n'est qu'une hypothèse, nullement démontrée et peu vraisemblable. Un enfant s'installe dans une guitare et se fait traîner par son frère, voilà le fait. Cette utilisation de la guitare comme d'une voiture est-elle produite par l'imagination? Pour l'affirmer, il faut admettre que l'enfant a perçu exactement la guitare, qu'il en connaît bien la nature et l'usage ; qu'après avoir comparé et reconnu une guitare et une voiture, il en a aperçu les différences ; puis qu'il a imaginé qu'elles, présentaient certaines ressemblances et que le corps de l'instrument pouvait devenir un chariot dont le manche serait le timon. Il est bien difficile de supposer un tel travail dans l'esprit d'un enfant ordinaire. Il est infiniment plus simple d'observer ici la loi d'économie et de supposer que l'enfant a vu du premier coup dans la guitare une voiture, parce qu'il connaît très mal l'une et l'autre, et qu'il est susceptible de les confondre l'une avec l'autre, non dans la pure connaissance sans doute, mais dans l'usage. Ajoutons qu'au moment où les enfants s'amusent ainsi, ils désirent vivement avoir une voiture dont ils sont privés, et sont ainsi disposés à en voir une dans tout objet qui présentera avec elle la moindre analogie. Nous sommes, en outre, amenés à admettre cette thèse de préférence à la précédente, en remarquant que les confusions, dues évidemment à des perceptions inexactes, sont si fréquentes chez les enfants qu'elles semblent chez eux normales et comme naturelles. Neuf fois sur dix, mis en présence d'un objet nouveau, qu'il ne connaît pas, qu'il n'a jamais vu, l'enfant le confond avec une autre chose qu'il connaît. Il ne perçoit que les caractères communs. Il faudrait, en effet, pour qu'il connût exactement les choses, qu'il élargît assez son monde intérieur pour y recevoir de nouvelles représentations, et surtout qu'il en changeât toute l'organisation si péniblement conquise pour faire une place à l'élément nouveau. Son esprit n'a point la force de faire un tel travail. La loi du moindre effort arrange plus simplement les choses : la représentation nouvelle est conçue comme ancienne, le hibou est pris pour un chat, et rien n'est changé.

Cette prétendue imagination enfantine disparaît en outre avec une telle rapidité, qu'on a une raison nouvelle de douter de sa puissance. Si elle persiste un peu plus longtemps chez les enfants solitaires qui vivent enfermés chez eux au milieu d'une réalité dont l'esprit se plaît à garder une représentation déformée que rien ne redresse ni ne combat, elle cesse de très bonne heure chez les autres, aussitôt qu'ils se trouvent en contact, d'une façon continue, avec d'autres enfants. C'est la vie en commun qui fait disparaître les confusions, les illusions, qui rend les représentations plus exactes, plus conformes à la réalité. Deux illusions différentes ne peuvent coexister, il faut que l'une cède le pas à l'autre, et, dans cette sorte de lutte pour la vie, laquelle sera vaincue? Toutes les deux, et c'est la perception exacte qui restera debout sur leurs ruines. « Cette chaise, c'est un chemin de fer. — Non, c'est un bateau! — Un chemin de fer! — Un bateau! — Mais voyons donc que c'est tout bonnement une chaise, et jouons à cache-cache. » Ce n'est pas l'imagination qui s'atrophie, c'est la confusion qui disparaît, c'est l'habitude d'observer qui se forme.

4. Il ne saurait donc être question de développer directement chez l'enfant, par je ne sais quel entraînement, l'imagination. Il est inutile d'essayer de recréer cette faculté d'illusion qui a fait le charme et la faiblesse des premières années ; ce serait tenter une oeuvre impossible. La nature ne revient pas ainsi en arrière, et, quand les enfants ont conquis le précieux bien d'une perception plus exacte, il ne faut pas essayer de le leur arracher. Il serait d'ailleurs regrettable qu'on y parvint. La faculté d'observation est une faculté trop rare et trop précieuse pour qu'on commette la mauvaise action d'essayer de la détruire dans son germe. Mais on n'y parviendra pas : pour les enfants, Newton a détruit la poésie de l'arc-en-ciel. Quant aux poètes, qui gardent toute leur vie ce pouvoir de discerner les analogies entre les choses, et de contempler le monde à travers le voile de l'illusion, ils, sont une toute petite minorité, et il vaut mieux les laisser se développer librement.

Ce qu'il importe de créer ou d'accroître chez les enfants, c'est d'abord cette forme de l'imagination que nous avons appelée l'ingéniosité et que le peuple appelle si vigoureusement « l'esprit débrouillard ». Savoir dans un peloton embrouillé trouver l'extrémité du fil, et dans une difficulté le moyen d'en sortir, c'est là une faculté précieuse que la pédagogie devrait cultiver. On remarque dans les écoles de petits enfants déjà très bien doués à ce point de vue ; ils découvrent tout de suite pourquoi une porte ferme mal, pourquoi une fenêtre ne peut s'ouvrir. Ce sont ces enfants qui, après une bonne éducation appropriée, deviennent des inventeurs. Il faudrait pour les autres des exercices d'entraînement, dont nous n'avons pas à tracer ici le programme en détail, destinés à leur faire acquérir cette forme de l'imagination : de petits problèmes pratiques dont on leur demanderait de trouver la solution, des difficultés habilement machinées dont ils devraient sortir, des embarras où on les mettrait, bref un constant appel à l'initiative.

Quant à l'imagination esthétique, il faut faire sur ce point les plus grandes réserves. Les prétendus exercices d'imagination (donnés par exemple sous forme de composition française) ont le plus souvent pour résultat d'habituer les élèves à parler de ce qu'ils ignorent. Ils combinent des images qui sont des copies, non de sensations, mais d'autres images vagues ou irréelles. Il faut renoncer à une discipline aussi dangereuse, et ne pas oublier que la faculté de voir exactement le réel, le sens critique, est la première que tout enseignement doit développer.

Mais puisque nous avons vu que la condition essentielle de l'imagination, de la bonne et féconde imagination, c'est une riche collection d'images et d'associations d'idées, puisque nous savons que le génie n'est que le travail de combinaison et d'organisation de l'esprit portant sur les nombreux matériaux qu'il renferme (G. Séailles), il faut enrichir d'images l'esprit des enfants. Le complément nécessaire du travail d'analyse, qui affine et précise la perception, sera l'abondance des images qui l'élargit. Par la parole, par les livres, par la contemplation des oeuvres d'art, des spectacles naturels, par l'évocation des civilisations disparues, des peuples lointains, des progrès que l'avenir rendra possibles, de l'infini du monde sidéral, il faut peupler l'esprit des enfants d'un tel fourmillement d'images précises, que, sollicité par elles, l'esprit fonctionne naturellement et sans effort, et trouve parmi elles les combinaisons nécessaires au besoin, ou les organisations harmonieuses au moment de la création artistique.

Roger Cousinet