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Humeur

L'étymologie du mot nous reporte aux théories de l'antique médecine, qui attribuait aux liquides de l'organisme un rôle prépondérant et mystérieux dans la maladie ou dans la santé, suivant que les humeurs étaient « peccantes » ou, au contraire, « louables ». Dire d'une personne qu'elle est de bonne humeur, c'est donc proprement faire l'éloge de sa disposition physique, de la quantité de son sang, de l?équilibre de ses fonctions. Il y a toute une psychologie, et non des moins exactes, dans cette extension au moral des locutions physiologiques. De tout temps l'homme a senti peser lourdement sur la partie la plus noble de son être l'influence de sa vie physique, et le langage courant a fortement traduit cette vue profonde de notre double nature : avoir le coeur gros ou léger, n'avoir pas d'entrailles, se faire du bon sang, de la bile, autant de façons familières d'exprimer un fait trop réel, à savoir la relation de dépendance qui unit le moral au matériel, l'esprit aux organes, l'âme au corps. « Les personnes, dit Voltaire, qui ont de l'embonpoint, les entrailles veloutées, le cholédoque coulant, le mouvement péristaltique aisé et régulier, ces personnes favorites de la nature sont douces, affables, gracieuses, prévenantes, compatissantes, officieuses. »

Ce n'est pas seulement le jeu régulier ou le détraquement de la machine physique qui retentit dans notre humeur. Nous dépendons non seulement de l'atmosphère intérieure, mais encore de celle qui nous environne : les circonstances extérieures, l'air, la lumière, le climat, la saison, ont leur part, et non petite, dans nos dispositions morales. Un rayon de soleil nous illumine en dedans ; un nuage peut nous assombrir. Wordsworth, l'amant passionné de la nature, décrit en strophes charmantes l'harmonie d'un jour de printemps, et il ajoute: « Nous devrons peut-être à cette journée notre humeur de toute l'année ». « Ouvrir le matin sa fenêtre à l'air pur, c'est ouvrir son esprit à Minerve », disait un philosophe anglais: gracieuse pensée, dont la justesse sera aisément aperçue de quiconque a coutume de se lever matin.

Ainsi l'humeur n'est point le caractère, puisqu'elle est essentiellement mobile et qu'elle ne fait point, au même degré, partie constitutive de la personne. Tel caractère détestable peut avoir ses éclaircies de gaîté. L'histoire nous dit que rien ne mettait Louis XI en belle humeur comme de visiter La Balue dans sa cage de fer. L'humeur serait donc la disposition passagère et superficielle que revêt notre esprit sous la double influence des sensations internes et des circonstances du dehors.

Est-ce tout, et l'analyse qui s'arrêterait à cette définition serait-elle complète? Nullement. Le moral, après tout, n'est point un esclave si résigné qu'on le veut bien dire, et l'empire du physique n'est pas si fatal que la volonté ne puisse rien pour nous en affranchir. Notre sens infime est là pour en témoigner. Nous sentons très bien que nous ne sommes pas les jouets de la nature, à la merci de notre digestion ou des puissances atmosphériques. Nous savons mauvais gré à qui nous fait un accueil maussade, et nous nous faisons reproche à nous-mêmes quand nous n'avons pas su dominer notre méchante humeur : c'est donc que nous avons conscience de notre liberté, et par suite de notre responsabilité. Oui, sans doute, la bonne humeur est le plus souvent faite de la joie instinctive de vivre, d'un certain optimisme spontané qui nous cache les ombres du tableau et ne nous laisse apercevoir que la beauté des choses ou des hommes. Sans doute l'entrain, la facilité, la gaîté douce sont autant de présomptions en faveur d'une heureuse santé et de l'absence des peines de tout genre. Pourtant, que d'exceptions à cette règle! Que de fois, pour l'honneur de la nature humaine, une volonté forte, ou, pour parler un plus juste langage, la bonne volonté a su dompter les révoltes du corps, effacer du front le pli de la souffrance ou de l'inquiétude, et imprimer à la pensée et au visage cette sérénité souriante et bienveillante qui est le paisible triomphe de l'esprit sur là matière ! Quelle bonne humeur charmante dans les derniers entretiens de Socrate, et comme elle le venge d'avance de la mort ! Quel plus touchant témoignage de l'inaltérable douceur de Spinoza pauvre et malade que l'amitié de son humble logeur! Pascal lui-même, Pascal assombri par un mal terrible et par le sentiment de ce qu'il y a de tragique dans la destinée humaine, garda jusqu'au bout, envers sa soeur, et envers tous ceux qui l'approchaient, une parfaite égalité d'humeur. Nul donc n'est dispensé, par aucune loi de physiologie, du devoir de se vaincre, de se pacifier, de se rasséréner, de se faire doux a autrui et à soi-même. Si la bonne humeur n'est pas le simple reflet du bien-être physique, elle peut être encore le fruit exquis de la victoire de l'âme : elle tient alors, en dernière analyse, à une vue simple et vaillante des choses, à la confiance quand même dans le bien fondé de la vie, dans l'ordre secret des choses, à une bonté à la fois active et paisible. De tous les états de l'âme, elle est peut-être celui qui peut le moins se passer d'une haute et constante inspiration, précisément parce qu'il est le plus mobile, le plus insaisissable, et qu'il fait le tissu de la vie. Pour la posséder, il n'est heureusement pas indispensable d'être un grand philosophe, comme Socrate ou Spinoza, ni même un croyant chrétien comme Pascal ; mais peut-être ne va-t-elle point sans cette noblesse morale qui fait que l'homme sourit à la vie parce qu'il lui est supérieur.

A tous ces titres, la bonne humeur, la joie de vivre est le moteur même du travail, de l'effort intellectuel ou moral. C'est, en matière pédagogique, le premier sentiment à communiquer, et c'est, pour cela, le premier que l'on ait à éprouver soi-même. Il est évident que le maître, qu'on le considère en professeur ou en éducateur, ne fait rien de bon qu'à ce prix. Il lui sert de peu de posséder toutes les qualités, toutes les vertus de l'emploi, s'il manque de celle qui donne à toutes les autres leur puissance communicative, leur prise efficace. C'est toujours à travers la personne du maître que l'enfant conçoit et aperçoit la chose enseignée : de quel attrait pourra-t -il être saisi, si la science ou la morale revêt à ses yeux un aspect rébarbatif, une physionomie chagrine ou seulement austère? Où prendra-t-il l'« entrain », c'est-à-dire l'activité joyeuse et heureuse, s'il est glacé par une froide parole, rebuté par une boutade, assombri par une habituelle gronderie ?

Que l'on y prenne garde, la bonne humeur, si précieuse, si indispensable à qui se mêle d'enseigner, est chose moins commune qu'on ne pourrait croire. Trop souvent on voit le maître, par un souci exagéré de sa dignité et pour assurer plus fortement son empire, incliner à l'excès vers la réserve, éviter à dessein tout abandon : sa justice est impartiale, mais froide et sévère ; sa sollicitude, très réelle, se cache avec soin sous des dehors de rudesse ou d'indifférence ; la bonne grâce, cette fleur de la bonté, lui est inconnue ; il s'applique à maintenir entière la distance qui sépare de lui l'enfant ; il craindrait, en se rapprochant, de s'abaisser. Regardez les petits visages qui l'entourent : vous y lisez le respect, l'obéissance, l'application, les sentiments les plus louables ; mais n'y cherchez pas la bonne humeur. Dans cette atmosphère glacée, toutes ces petites plantes humaines refusent de s'épanouir, elles se replient tristement, en rêvant du grand air de la récréation. On travaille, et beaucoup, mais sans entrain, par ordre, par devoir, pour contenter l'austère Mentor. Comme on s'ennuie! Comme on bâille derrière son livre ! Quelle « scie » que les leçons ! Quelle joie quand on peut s'en aller ! ? Résultat déplorable. L'école ennuyeuse est un fléau public : elle tue prématurément chez l'enfant le plaisir d'apprendre, la joie de travailler ; elle déprime en lui, et peut-être pour toujours, le ressort le plus puissant de l'activité intellectuelle ou morale. Mieux vaudrait presque l'ignorance.

Est-ce à dire qu'il faut enseigner en se jouant, semer la leçon de plaisanteries, ne jamais tenir le sérieux, tomber enfin dans la jovialité? A Dieu ne plaise! Nous sommes de ceux qui redoutent extrêmement l?excès de familiarité du maître avec l'élève ; nous allons jusqu'à penser qu'il est bon, tout en aimant sincèrement son petit monde, d'être fort avare de témoignages d'affection, de tendresse ; nous estimons que la dignité du maître risquerait d'y sombrer. Mais, à égale distance de l'humeur morose et de la jovialité, ces deux extrêmes également pernicieux, se trouve justement la bonne humeur. Un sourire, une parole gracieuse, un mot d'encouragement, la vivacité de la physionomie et du geste, je ne sais quel souffle de bonté alerte, gaie et pourtant discrète et sobre, voilà qui n'a jamais ruiné aucune autorité et qui suffit pour répandre la vie dans les leçons, pour communiquer aux enfants une excitation heureuse, enfin pour illuminer l'école d'un joyeux rayon.

Toutefois, nous ne l'ignorons pas, la meilleure humeur du maître vient parfois échouer auprès des élèves contre certains partis pris de bouderie obstinée, de disposition revêche et maussade. Tel enfant, à moins que par aventure les petits événements de sa vie ne se succèdent au gré de ses désirs, est raisonneur, désagréable, « grognon ». Aucun rayon ne l'éclaire, ne l'égaie : aucune chaleur ne peut fondre sa glace. Il se revêt de sa mauvaise humeur comme le hérisson de ses piquants, et l'on ne sait, comme on dit, par où le prendre. Etat à coup sûr anormal et bien fait pour surprendre, à cet âge où tout est vivacité, abandon, gaîté ouverte et franche.

Que faire contre cela? D'abord s'assurer qu'aucun trouble physique n'est au fond de ce trouble moral. L'enfant maussade est très souvent un enfant malade, ou tout au moins de petite santé ; il ne faut jamais oublier qu'à cet âge l'instabilité de la machine nerveuse est extrême, et que la fragilité des nerfs peut rendre très difficile l'équilibre de l'esprit et du caractère. Il faut se souvenir aussi que de treize à quinze ans, pendant l'âge ingrat, la crise physique provoque presque fatalement une crise morale, dont l'enfant n'est qu'à moitié responsable. Une patience inaltérable unie à une grande fermeté, une parfaite simplicité dans les rapports du maître avec l'élève, de la sobriété dans les reproches comme dans les encouragements, le soin de laisser dans une large mesure l'enfant à lui même et de ne point trop l'observer pour qu'il cesse de trop s'observer à son tour, voilà les moyens qui, joints à un traitement hygiénique approprié, sont les plus propres à rétablir l'équilibre physique et la paix de l'esprit, à ramener, avec la santé du corps, la joie et l'activité morales.

Mais si la cause ne réside point en quelque désordre organique, la tâche est plus ardue. La patience, la bonté, la gaîté même seront souvent impuissantes à désarmer cette humeur vraiment méchante. La rigueur, d'autre part, risque de l'aggraver et de l'aigrir. Il faudra recourir à l'éducation morale proprement dite, s'efforcer d'éveiller et de fortifier la volonté qui maîtrise le caractère, et l'amour du bien qui l'assouplit par la bonté. L'enfant maussade n'est point heureux : le besoin de l'être, le besoin d'être aimé, si puissant à tout âge, mais à celui-là surtout, sera pour le maître un précieux auxiliaire et lui ouvrira le coeur de l'élève.

En tout cas il faut se persuader qu'il n'y a d'oeuvre pédagogique féconde que celle qui, de part et d'autre, est accomplie de bonne humeur. Toute activité qui n'est point heureuse porte des fruits amers ou mal sains. Après tout, dans l'école comme dans la vie, et à tout âge, il faut prendre goût à sa tâche, douce ou rude, pour la bien faire : il n'y a que les malades de corps ou d'esprit pour bouder contre la destinée, pour la suivre en rechignant au lieu de la maîtriser avec vaillance.

Élie Pécaut