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Herbault

En 1816, le nom de l'instituteur Herbault fut subitement tiré de l'obscurité profonde où il était enseveli, et glorifié comme celui du véritable inventeur de l'enseignement mutuel.

A ce moment, la Société pour l'instruction élémentaire travaillait à introduire en France la méthode de Bell et de Lancaster ; et pour prévenir la défaveur que l'origine étrangère de ce mode d'enseignement pouvait contribuer à faire naître, elle jugea d'une bonne politique de lui chercher une origine française qui le fît mieux accueillir. Divers noms, ceux de l'abbé Gaultier, du chevalier Pawlet, de l'instituteur Herbault, furent mis en avant. Herbault était le plus ancien de ces initiateurs plus ou moins authentiques sous le patronage desquels on croyait habile de placer l'enseignement mutuel: il avait dirigé, vers le milieu du dix-huitième siècle, l'école de charité de l'hospice de la Pitié, à Paris : c'est à lui que fut réservée la place d'honneur.

On chercherait en vain, dans les dictionnaires biographiques, des renseignements sur la personnalité d'Herbault. Nous avons fait, à son sujet, une enquête aussi complète que le permettaient les ressources que nous avions à notre disposition ; et nous croyons pouvoir affirmer que le premier et probablement le seul auteur qui ait recueilli le nom d'Herbault, au dix-huitième siècle, c'est François de Neufchâteau. Le passage où il parle de cet instituteur se trouve dans sa Méthode pratique de lecture, publiée en l'an VII ; il y raconte l?application qui avait été faite, à l'école de la Pitié, du procédé inventé pour l'enseignement de la lecture par Dumas, le bureau typographique (Voir Lecture), et à cette occasion il donne quelques détails, recueillis de la bouche d'un témoin oculaire, sur l'organisation de l'école d'Herbault. Nous transcrivons ci-dessous le passage en question :

« La méthode du bureau typographique excita dans 3e temps un grand nombre "d'écrits pour et contre. Malgré l'obstination du préjugé, cette méthode fut pourtant adoptée dans quelques établissements publics. Voici un détail exact de la manière dont elle était pratiquée dans une école de charité à Paris, il y a cinquante ou soixante ans.

» En 1747, il existait à l'école de l'Enfant Jésus, hospice de la Pitié, faubourg Victor, un nombre de trois cents élèves et plus, qui pour leur éducation étaient distribués en sept classes principales ; toutes ces classes, depuis la septième jusqu'à la deuxième inclusivement, étaient enseignées par des élèves tirés de la première.

« La septième était destinée à apprendre les lettres. On donnait aux consonnes une dénomination muette plus simple et plus analogue que celle dont faisait usage l'aveugle routine. Celui qui en était chargé tenait en ses mains un nombre de cartes à jouer égal à celui des lettres de l'alphabet, sur chacune desquelles était imprimée des deux côtés une de ces lettres, qu'il montrait une à une par le des de la carte, gardant la figure de son côté, et prononçant le nom de la lettre qui s'y trouvait ; les élèves étaient obligés de le répéter : à côté était une pancarte où les lettres étaient imprimées dans leur ordre ordinaire, ainsi que les voyelles ou consonnes doubles ou conjointes. Le maître de lecture, une baguette à la main, montrait à un élève une figure que celui-ci était obligé de nommer ; dans le sens contraire, l'élève cherchait avec la baguette celle qui lui était demandée.

« A la sixième on apprenait sur une grande pancarte à connaître le* voyelles nasales et autres, qu'on prononçait d'un seul son, sans être tenu d'appeler les lettres l'une après l'autre.

« A la cinquième était une autre pancarte où l'on apprenait à former des mots. Celui qui en était chargé tenait en sa main une petite quantité de cartes à jouer sur lesquelles étaient écrits des mots tirés des noms propres, substantifs, adjectifs, et adverbes, qu'il dictait à volonté à l'un de ses élèves. Celui-ci, une baguette à la main, cherchait sur la pancarte les figures séparées ou conjointes nécessaires à le former ; les autres regardaient attentivement afin de l'imiter à leur tour.

« Ces trois classes étaient divisées et sous-divisées selon le besoin qu'exigeait le nombre plus ou moins grand des élèves.

« A la quatrième était un bureau typographique, une boite de bois de forme plate, de la longueur de trois mètres environ, horizontalement attachée de champ contre le mur : dans cette boîte étaient pratiqués deux rangs de petites logettes au nombre de trente à chaque rang ; ces logettes, en forme de carrés longs, étaient construites de manière à pouvoir faire entrer et sortir aisément une carte à jouer ; une certaine quantité de cartes, sur chacune desquelles était une figure de l'alphabet placée sur le bord à gauche, était distribuée dans chacune de ces logettes par ordre alphabétique ; le tout recouvert d'une planche tenant au bureau par trois pentures : cette planche étant dressée au-dessus du bureau présentait un pupitre disposé de manière à recevoir deux rangées de cartes contenues par une ficelle tendue le long de la planche. Celui qui en était chargé tenait en sa main un petit livret, comme à la cinquième classe, et dictait un mot à chaque élève ; celui-ci allait chercher dans les logettes les lettres nécessaires à former ce mot, et les rangeait ensuite sur la planche jusqu'à ce que les deux lignes fussent formées ; alors les élèves s'asseyaient, et chacun lisait à son tour son ouvrage et celui des autres, qui écoutaient attentivement.

« A la troisième classe était un autre bureau de trois rangs, et par conséquent de trois lignes, où l'on dictait aux élèves de petites phrases qu'ils exécutaient comme on vient de dire qu'on en usait à la quatrième classe pour les mots.

« A la deuxième classe était le grand bureau, beaucoup plus compliqué que les autres : il était de quatre rangs, et la planche de quatre lignes ; là on commençait à parler principes de grammaire en indiquant les différentes parties du discours, et l'on y construisait des phrases suivies qu'on distribuait par parties à chaque élève.

« La première classe, qui était réservée pour le maître, était composée des élèves qui avaient tous passé par les classes inférieures ; on distribuait à chacun d'eux un exemplaire d'un ouvrage de morale reçue en ce temps-là. Le premier lisait à haute et intelligible voix, afin d'être entendu des autres ; le second se tenait debout, prêt à suivre au premier commandement. A ce commandement, le premier se tenait debout, le second lisait, le troisième se tenait tout prêt. Au second commandement, le premier allait enseigner la deuxième classe, le second restait debout, le troisième lisait, le quatrième se levait, et ainsi de suite jusqu'à ce que toutes les classes fussent en activité.

« La lecture finie, ceux qui n'étaient point employés à l'enseignement s'occupaient à étudier leurs leçons, tandis que le maître allait voir si tout était en ordre.

« Ces opérations, exécutées dans le même local, n'avaient lieu que le matin ; l'après-dînée était destinée à l'écriture et à l'explication de la morale. Cette école était dirigée par Herbault, dont on ne peut se rappeler le nom qu'avec vénération. Il était secondé par un sous-maître uniquement chargé de maintenir l'ordre et de veiller à ce que chacun fît son devoir.

« Cette méthode eut le plus grand succès tant qu'elle fut pratiquée sous la conduite d'Herbault ; mais à sa mort, elle fut abandonnée.

« Je me suis plu à en tracer la description telle qu'elle m'a été transmise par un citoyen zélé qui avait été témoin de la réussite constante de cette pratique dans les mains d'Herbault, et qui s'en est servi heureusement dans sa propre famille pour apprendre à ses enfants non seulement à connaître leurs lettres, à composer des mots, à imprimer sous la dictée, mais pour leur donner les principes de beaucoup d'autres connaissances, en disposant dans ce bureau des figures d'arithmétique, de géométrie, de musique, etc. »

Cette page de François de Neufchâteau forme l'unique document qui existe, à notre connaissance, sur Herbault et sur ses méthodes ; c'est la source à laquelle les hommes de l'enseignement mutuel ont puisé en 1816 tout ce qu'ils savaient du modeste instituteur. Ont-ils interprété comme il convenait le contenu de ce document ? N'ont-ils pas considérablement exagéré la portée des faits relatés par François ? On en jugera. Voici en quels termes s'exprime, sur le compte d'Herbault, la préface du Guide des fondateurs et des maîtres, pour l'établissement et la direction des écoles élémentaires de l'un et de l'autre sexe, basées sur l'enseignement mutuel (Paris, Colas, 1816) :

« Vers le milieu du dix-huitième siècle, Herbault inventa la méthode d'enseignement mutuel, et il l'appliqua à une école de trois cents élèves, confiés à ses soins en 1747, dans l'hospice de la Pitié à Paris. Soit que l'auteur eût puisé cette innovation dans son propre génie, soit qu'il en eût emprunté l'idée des Indiens, on lui doit en Europe ce grand bienfait, et il mérite un rang distingué parmi les amis de l'humanité. Si les hommes étaient susceptibles de quelques principes d'équité, le système actuel d'éducation porterait le nom de ce Français. « Herbault avait connu parfaitement le principe d'économie, si admirable dans les nouvelles institutions ; lui-même en avait fait l'application dans son école, où, au lieu de livres qui s'usent si rapidement, et qui coûtent tant aux pauvres, il se servait de grandes feuilles imprimées d'un seul côté, et de baguettes pour indiquer aux enfants l'objet à lire. Enfin, la division si importante d'une école élémentaire en classes lui appartient entièrement ; et il en avait fait sept, graduées d'une manière aussi ingénieuse qu'avantageuse aux enfants. »

On remarquera que le rédacteur de cette préface ne nous fournit aucun renseignement nouveau ; il ne sait d'Herbault que ce que François de Neufchâteau lui en avait appris. Mais les conclusions qu'il se croit autorisé à tirer des faits qu'il rapporte sont-elles justifiées? Herbault mérite-t-il le titre d'inventeur qui lui est décerné avec tant d'assurance ? A cette question nous sommes obligés de répondre négativement. L'écrivain de 1816 est la dupe d'une illusion qui s'explique par l'ignorance où il était des méthodes appliquées dans les écoles de France dès le dix-septième siècle, cent ans avant Herbault. L'emploi des élèves les plus avancés comme moniteurs, l'usage des tableaux d'épellation, la division de l'école en classes graduées, tout cela existait dans les petites écoles de Paris que nous décrit le livre si précieux intitulé l'Ecole paroissiale, dont la première édition remonte à 1654, dans les écoles organisées à Lyon vers 1675 par Demia, et en partie dans les écoles des Frères.

Herbault fut un instituteur intelligent et dévoué, qui sut employer dans son école les meilleures méthodes connues de son temps, et qui eut en particulier le mérite d'y introduire l'ingénieux procédé de Dumas pour l'enseignement de la lecture ; il doit certaine ment occuper une place honorable dans la galerie des instituteurs français. Mais il ne fut point un novateur, un génie créateur en pédagogie ; et si l'enseignement mutuel, vulgarisé en France sous la Restauration, a eu en effet des précurseurs dans notre pays, s'il est vrai que le système monitorial fût déjà connu chez nous avant que Lancaster et Bell l'eussent mis à la mode en Angleterre, il faut, pour être juste, associer au nom d'Herbault ceux des maîtres plus anciens dont il s'était inspiré et dont il fut l'intelligent disciple.

James Guillaume