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Herbart

L'homme dont nous allons résumer brièvement la vie et les travaux est celui qui a fait en Allemagne la première tentative sérieuse pour élever la pédagogie au rang d'une science exacte, fondée sur une double base spéculative et expérimentale. S'il n'y a pas réussi dans la mesure où lui-même et ses disciples l'ont pensé, sa doctrine n'en mérite pas moins un examen attentif.

Jean-Frédéric Herbart, né à Oldenburg le 4 mai 1776, était fils d'un magistrat. D'une précocité peu commune, il montra les plus heureuses dispositions pour l'étude, dispositions que secondèrent les soins empressés d'une mère qui était elle-même une femme supérieure. A douze ans, il s'occupait déjà de logique et de métaphysique. Lorsqu'il sortit du gymnase, il prit pour sujet de dissertation un parallèle entre les idées de Cicéron et celles de Kant sur le souverain bien. Sur le désir de son père, il se rendit à Iéna pour y étudier le droit ; mais, pendant les trois ans qu'il passa à cette université, il se consacra presque exclusivement à l'étude de la philosophie. Il suivit avec assiduité les leçons de Fichte, dont il n'accepta pas toutefois la doctrine sans réserve. Préoccupé déjà de pédagogie, il repoussait la théorie de la liberté transcendante parce qu'elle ne pouvait fournir le principe d'un système d'éducation. En 1797, ayant appris qu'un de ses amis cherchait un précepteur pour les enfants de M. de Steiger, à Berne, il accepta cette place, bien que les ressources de sa famille eussent pu lui permettre d'achever sans interruption, s'il eût voulu, ses études à l'université.

Herbart, qui avait recherché les fonctions de précepteur par choix, les remplit pendant trois ans avec le plus grand zèle : tous les deux mois, il remettait au père de ses élèves des rapports écrits, dont quelques-uns ont été conservés et sont imprimés dans la collection de ses oeuvres. On trouve déjà dans ces rapports quelques-unes des opinions qu'il défendit plus tard avec tant d'énergie, celle par exemple que les mathématiques et la poésie sont les plus puissants moyens de culture ; on le voit déjà placer la lecture de l'Odyssée à la base de l'enseignement de la langue. Par contre, il voudrait reculer le plus possible l'enseignement religieux. Les prières qu'il avait composées pour ses élèves montrent de quelle façon il voulait qu'on exerçât les enfants à réfléchir ; la prière du soir commence par ces mots : « Comment la journée s'est-elle écoulée? A-telle été bonne? ou mauvaise? ou bien a-t-elle été médiocre ? »

Pendant son séjour en Suisse, ses idées pédagogiques prirent une nouvelle direction sous l'influence de Pestalozzi. Herbart rendit visite à Pestalozzi en 1799, dans son école à Burgdorf ; le vieux maître réunit ses élèves pour une leçon faite expressément en l'honneur du jeune visiteurs, et dont celui-ci garda un souvenir ineffaçable. « Encore aujourd'hui, dit-il dans un de ses ouvrages, chaque fois que je trace des figures de géométrie au tableau noir, j'en veux à ma main de ne pouvoir dessiner des droites aussi fermes, des perpendiculaires aussi exactes, des cercles aussi corrects que le faisaient ces enfants de six ans. » L'usage des feuillets de corne sur lesquels les lettres étaient gravées, les exercices de prononciation en commun, et surtout les exercices d'intuition et de dessin, reçurent sa complète approbation. Ce que Herbart avait vu ou entendu à Burgdorf l'incita à poursuivre ses études pédagogiques et philosophiques, et ses amis, dont quelques-uns s'étaient rendus comme lui en Suisse, purent assister bientôt à l'éclosion définitive de son système. L'un d'eux, Böhlendorf, écrit à ce propos à un autre ami : « Herbart a trouvé son système, qui a eu pour père le génie de la pensée, pour mère la nature, pour nourrice l'amitié ».

A la fin de 1799, Herbart quitta sa place de précepteur pour achever ses études et se préparer au professorat. Il passa à Iéna, puis à Halle, où Niemeyer tenta de le retenir pour l'attacher au Paedagogium ; il se rendit dans sa ville natale, et de là à Brême. Il fit dans cette dernière ville un assez long séjour. Il y enseigna d'abord les mathématiques dans une école publique, et fit l'épreuve de sa méthode pour l'étude des langues sur un jeune homme qu'il préparait pour l'examen de maturité. Ce fut à Brême qu'il exposa pour la première fois ses idées sur l'enseignement secondaire, dans un mémoire rédigé en vue de l'obtention d'une chaire dans une école qu'on projetait de fonder. Ce mémoire, intitulé Projet d'un plan pédagogique d'études (Ideen su einem pädagogischen Lehrplan), se distingue entre autres par la priorité qui y est accordée à l'enseignement du grec sur celui du latin. Herbart, comme d'autres d'ailleurs l'avaient déjà fait avant lui, Henri Estienne, par exemple, et Tannegui Lefèvre, le père de Mme Dacier, recommande surtout la lecture d'Homère, dont l'Odyssée doit être mise entre les mains des élèves de huit à dix ans.

L'école projetée ne s'ouvrit pas, mais Herbart continua à faire connaître ses doctrines par des conférences publiques. Il suivait, en outre, avec attention le développement de l'oeuvre de Pestalozzi, dont l'ouvrage Comment Gertrude instruit ses enfants (1801) l'intéressa vivement. Il critiqua ce livre dans un article destiné à une publication périodique et qui a été recueilli dans ses oeuvres (Ueber Pestalozzi's neueste Schrift, 1802). Pestalozzi ayant dédié, d'une façon « quelque peu imprudente », son livre aux mères, Herbart veut l'expliquer à celles-ci et rectifier sur quelques points les opinions de l'auteur. Quoiqu'il regarde avec Pestalozzi l'intuition (Anschauung) comme le meilleur fondement de l'enseignement, il relève cependant quelques points faibles dans la méthode pestalozzienne. Il devait bientôt, dans un ouvrage de plus longue haleine, spécifier plus nettement en quoi ses vues différaient de celles de Pestalozzi.

En mai 1802, il se rendit à Goettingue, où il étudia les mathématiques pendant un semestre ; il obtint ensuite le doctorat, et, parmi les thèses qu'il soutint à cette occasion, trois propositions résument assez nettement ses idées sur l'éducation. En voici le texte latin: 1° Ars paedagogica non experientia sola nititur ; In liberorum educatione matheseos et poeseos maxima vis est ; Institutio liberorum a Graecis litteris incipienda et quidem ab Homeri Odyssea nullo omnino prosaico, minime autem chrestomathico libro praemisso.

Ayant acquis le droit d'enseigner comme Privat-docent, Herbart débuta par des conférences sur la pédagogie. Il fit bientôt paraître son premier grand ouvrage sous ce titre : L'idée émise par Pestalozzi d'un ABC de l'intuition, examinée et scientifiquement exécutée (Pestalozzi's Idée eines ABC der Anschauung untersucht und wissenschaftlich ausgefiihrt), 1802. Par l'intuition, Pestalozzi cherchait à donner à l'enseignement de l'arithmétique et de la géométrie une base destinée surtout à la sphère étroite e l'école primaire. Herbart, lui, veut appliquer la méthode en vue d'un but plus général. La plupart des hommes ne savent pas voir ; l'oeil s'attache aux couleurs et n'observe pas les formes des choses. Aussi le sens des formes doit-il être éveillé de très bonne heure, si possible dès le berceau. A cet effet, Pestalozzi présentait aux enfants un choix de lignes et de figures qui se retrouvent partout dans la nature et dans les objets usuels, et leur faisait dessiner ces figures. C'est là ce qu'il appelle l'ABC de l'intuition, auquel il donne pour base un carré partagé en divisions régulières. Dans son ouvrage, Herbart recommande de choisir le triangle comme forme fondamentale pour l'enseignement mathématique, « qui est le commencement, le milieu et la fin de l'enseignement intuitif ». Il donne ensuite les indications suivantes pour le programme de cet enseignement mathématique : « De l'âge de huit ans à celui de dix, les élèves doivent recevoir cet enseignement en la forme exposée dans l'ABC de l'intuition, c'est-à-dire essentiellement au moyen du dessin ; les élèves ainsi préparés recevront jusqu'à l'âge de quatorze ans une heure de leçon par jour, dans laquelle on leur enseignera l'arithmétique, la géométrie, la trigonométrie et l'algèbre élémentaire ; dans les années suivantes, l'enseignement se borne à des exercices et à des répétitions ; puis, de dix-huit à vingt ans, une heure de leçon par semaine est consacrée aux mathématiques supérieures et doit suffire à ceux qui ne font pas de cette science une étude spéciale ».

Herbart eut la satisfaction de voir sa méthode accueillie avec enthousiasme par quelques-uns de ses auditeurs, et appliquée aussitôt par eux dans la pratique ; elle fut aussi introduite plus tard avec succès au gymnase de Goettingue.

Dans une seconde édition de son livre (1804), il compléta l'exposé de sa méthode d'enseignement par un appendice intitulé De la représentation esthétique du monde comme objet essentiel de l'éducation (Ueber die ästhetische Darstellung der Welt als Hauptgeschäft der Erziehung). Une conférence qu'il fit cette même année, à l'occasion d'un voyage à Brême, sur le point de vue duquel doit être jugée la méthode de Pestalozzi, est en contradiction sur quelques points avec ses opinions antérieurement exprimées : son but est essentiellement de faire entendre que, malgré tout son respect pour ce « noble génie », il regarde l'oeuvre de celui-ci comme incomplète.

Le succès de son premier ouvrage attira l’attention sur lui : l'université de Heidelberg lui offrit une chaire de professeur ordinaire ; il refusa, préférant rester à Goettingue, où il devint professeur extraordinaire. Il résolut alors d'exposer l'ensemble de ses idées sur l'éducation sous une forme systématique dans un ouvrage plus considérable, et publia en 1806 sa Pédagogie générale (Allgemeine Padagogik, aus dem Zweck der Erziehung abgeleitet). Nous analyserons tout à l'heure les idées contenues dans ce livre ; mais auparavant nous devons achever d'esquisser la biographie de notre auteur.

Après la publication de sa Pédagogie générale, Herbart se consacra plus spécialement à la philosophie proprement dite, et fit paraître divers écrits philosophiques, dont les principaux sont les Fondements de la métaphysique (Hauptpunkte der Metaphysik), 1806, les Fondements de la logique (Hauptpunkte der Logik), 1806, et la Morale générale (Allgemeine praktische Philosophie), 1808. Il continuait toutefois à s'occuper de pédagogie, et, à côté de son cours de l'université, il avait institué des conférences régulières où des jeunes gens venaient sous sa direction discuter des questions d'éducation. Ces conférences donnèrent naissance à deux écrits de trois de ses disciples, que Herbart publia avec une préface : c'étaient des Conseils aux éducateurs sur la manière de lire l'Odyssée avec les enfants, par L.-G. Dissen, et des Remarques sur la lecture d'Hérodote et de l'Ancien Testament, par Fr. Thiersch et Fr. Kohlrausch. Ces travaux contribuèrent à faire accueillir avec plus de confiance les nouvelles idées, et bientôt un certain nombre de philologues allemands adoptèrent les vues de Herbart.

Dans l'automne de 1808, il fut appelé à Konigsberg pour y occuper la chaire où avait enseigné Kant. Sous l'impulsion donnée à l'opinion publique en Prusse par les Discours à la nation allemande de Fichte (hiver de 1807 à 1808), une réforme générale des écoles, d'après les principes de Pestalozzi, avait été décidée dans ce royaume. L'instruction publique fut détachée du ministère des cultes pour former une section du ministère de l'intérieur : à la tête de cette section fut placé W. de Humboldt, secondé par deux directeurs, Nicolovius et Süvern. C'est le pestalozzien Nicolovius qui rédigea le rapport au roi concluant à l'appel de Herbart à Königsberg. L'ordre de cabinet adressé par Frédéric-Guillaume III au ministre d'Etat von Schroetter dit qu'il consent à la nomination de Herbart « d'autant plus volontiers que celui-ci pourra être particulièrement utile à l'amélioration du régime de l'éducation d'après les principes de Pestalozzi ». Bien qu'il eût désapprouvé les Discours de Fichte, et qu'il ne fût nullement un « pestalozzien », Herbart accepta la nomination ; dans une lettre au curateur de l'université, Auerswald, il expliqua la manière dont il comptait s'y prendre pour préparer des maîtres de la jeunesse : « Au nombre de mes devoirs, dit-il, figure l'enseignement de la pédagogie, qui me tient tout particulièrement à coeur ; mais ici la théorie ne suffit pas, il faut aussi des exercices pratiques. En outre, je désire continuer la série de mes expériences dans cette discipline, et il y a longtemps déjà que j'avais formé le projet de donner moi-même l'enseignement scolaire à un petit nombre d'enfants, en présence de quelques jeunes gens familiers Avec ma théorie pédagogique, qui essaieraient sous mes yeux de continuer eux-mêmes l'enseignement que j'aurais commencé. De cette manière se formeraient peu à peu des maîtres dont la méthode se perfectionnerait par l'observation réciproque et la communication de leurs expériences. Comme un plan d'étude n'est rien sans maîtres, je veux dire sans des maîtres pénétrés de l'esprit de ce plan et rompus à la pratique de la méthode, la petite école d'expériences dont j'ai formé le projet serait peut-être la meilleure préparation pour la création future d'institutions plus générales. Kant l'a dit : D'abord l'école d'expériences, ensuite l'école normale. »

La proposition fut acceptée. Herbart, s'étant marié en 1811 (avec une Anglaise, Mary Drake), put installer dans sa maison un pensionnat et une école-modèle, et reçut à cet effet une subvention du gouvernement. Il se chargea lui-même des leçons de mathématiques, qu'il donna selon le programme de ses exercices intuitifs. Les leçons de langue étaient données par des étudiants : on faisait lire aux élèves les écrivains anciens dans l'ordre indiqué par Herbart ; l'enseignement de la syntaxe ne durait pas plus de neuf mois en tout. Les élèves de l'école-modèle devaient être conduits jusqu'à l'examen de maturité ; mais, au témoignage de rapporteurs impartiaux, cet examen ne fut que très rarement subi avec succès ; en général, les résultats de l'enseignement, sauf pour les mathématiques, furent loin d'être satisfaisants.

Le grand mouvement en faveur d'une éducation nationale, inauguré par les Discours de Fichte, avait laissé Herbart assez froid. Il se rangea même au nombre des opposants, et, dans une conférence sur l'Education et l'intervention de l'Etat, il se prononça pour l'éducation privée : il y propose un système original pour l'organisation de cette dernière. De même que chaque commune possède un médecin, elle devrait posséder, selon Herbart, un éducateur qui donnerait aux parents des consultations dans les cas difficiles, et qui ferait aux familles des visites régulières : le soin de la santé intellectuelle et morale des enfants lui serait confié, comme au médecin le soin de la santé du corps.

En 1818, il fit une autre conférence sur l'Ecole considérée dans son rapport avec la vie ; il y étudia en particulier les rapports entre l'école et l'Eglise, et dit entre autres à ce sujet : « Pour que des relations amicales existent entre l'école et l'Eglise, il faut que les deux parties observent l'une à l'égard de l'autre la réserve convenable ; personne ne doit chercher à les unir trop étroitement ou à faire prévaloir les avantages de l'une aux dépens de l'autre ; autrement, il éclatera des conflits qui conduiront à la séparation ». Ailleurs il a écrit : « L'Eglise doit être en relations avec l'école, mais elle ne doit pas la dominer ».

Herbart continuait à produire dans le domaine philosophique. Son attention s'était particulièrement portée sur la psychologie mathématique, dont il se promettait beaucoup pour la science de l'éducation.

Les études qu'il avait consacrées à cet objet, études commencées déjà en Suisse, sont résumées dans l'ouvrage intitulé : La psychologie comme science, nouvellement fondée sur l'expérience, la métaphysique et les mathématiques (Psychologie als Wissenschaft neugegründet auf Erfahrung, Metaphysik und Mathematik), 1824-1825. Il fit paraître en outre durant cette période un certain nombre de petits traités sur des questions de psychologie, ainsi que des dissertations, des mémoires et des rapports sur divers points de pédagogie. Nous ne ferons que mentionner la Métaphysique générale (Allgemeine Metaphysik), 1828-1829, dans laquelle il se sépare nettement de l'école idéaliste (Kant, Fichte, Schelling, Hegel), en affirmant la réalité du « non-moi », du monde extérieur, d'où le nom de réalisme donné à sa doctrine métaphysique.

Le dernier ouvrage important écrit par Herbart durant son séjour à Königsberg sont ses Lettres pédagogiques, ou Lettres sur l'application de la psychologie à la pédagogie (Briefe über die Anwendung der Psychologie auf die Pädagogik), 1831, adressées à son disciple Griepenkerl, et publiées seulement après sa mort.

En 1833, Herbart quitta Königsberg pour accepter de nouveau une chaire à Goettingue. Il y continua ses travaux pédagogiques avec beaucoup de succès. Sa considération toutefois eut à souffrir de l'attitude qu'il prit dans une circonstance mémorable. En 1837, lorsque le roi de Hanovre Ernest-Auguste fit son coup d'Etat en annulant la constitution, sept professeurs de l'université de Goettingue protestèrent et furent révoqués (les deux frères Grimm, Ewald, Gervinus, Albrecht, Dahlmann, et Weber) : Herbart, lui, non seulement ne s'associa pas à la démarche de ses collègues, mais, en qualité de doyen de la faculté de philosophie, il s'opposa à leur protestation, et approuva le coup d'Etat. L'attitude de Herbart fut sévèrement blâmée, et pendant un certain temps le vide se fit autour de sa chaire. Il chercha à se justifier dans un écrit intitulé : Souvenirs de la catastrophe de Goettingue en 1837 (Zur Erinnerung an die Göttinger Katastrophe, 1837), qu'il renonça ensuite à publier, et qui ne parut qu'en 1843, un an après sa mort. En 1835, il avait publié à l'usage des étudiants un livre intitulé Esquisse des leçons de pédagogie (Umriss pädagogischer Vorlesungen), destiné à expliquer et à compléter sa Pédagogie générale ; quelques années plus tard, il fondit les deux ouvrages en un seul, en conservant au livre ainsi remanié le titre d'Umriss ; c'est le plus complet exposé de sa pédagogie. Il mourut à Goettingue le 11 août 1841.

Résumons maintenant les traits fondementaux du système pédagogique de Herbart.

Les questions dont s'occupe la pédagogie sont la possibilité et la nécessité de l'éducation, le but de celle-ci, et les moyens qu'elle doit employer. La condition préalable de toute théorie de l'éducation, c'est une conception de l'univers qui ne repose ni sur le fatalisme, ni sur une liberté illimitée ; en conséquence, le système de Spinoza aussi bien que ceux de Kant et de Fichte sont inconciliables avec les exigences d'une doctrine pédagogique.

La possibilité de l'éducation résulte de la malléabilité de l'âme ; cette malléabilité n'est toutefois pas absolue, et l'éducateur ne peut pas faire de son élève tout ce qu'il veut ; l'individualité propre de chaque homme, les conditions du milieu et les circonstances limitent la puissance de l'éducation ; mais cette puissance n'en existe pas moins.

La nécessité de l'éducation résulte des dangers auxquels l'homme est exposé si l'éducation ne vient pas à son secours. Comme un faible roseau qui est le jouet de tous les vents, l'homme dont la volonté n'aurait pas été formée serait voué à une perte certaine au milieu des orages de la vie. L'éducation est donc nécessaire ; mais elle n'est pas, comme Rousseau paraissait le penser un mal nécessaire. Elle ne deviendrait un mal que si chaque éducateur était enchaîné à son élève comme le précepteur d'Emile Une semblable méthode ne pourrait conduire qu'à la destruction de la liberté.

Le but de l'éducation est parfaitement compatible avec une liberté réelle de la volonté. L'enfant n'a point de volonté proprement dite, il n'a que des impulsions irréfléchies, qui peuvent de différentes façons, par l'éducation, être transformées en volonté. L'éducation a pour mission de veiller et d'aider à la formation de cette volonté consciente et réfléchie. Mais ce but général ne peut pas être atteint de la même façon chez tous les élèves. Si l'on voulait essayer de proposer à l'activité des élèves un objet particulier, le même pour tous, on s'apercevrait bientôt que la chose est impossible. L'intérêt des élèves ne peut pas être dirigé sur un objet unique, ni même exclusivement sur la science, sur l'art ou la religion. L'éducateur n'a pas le droit « d'entraver l'activité de l'homme futur, et par conséquent de la fixer sur un seul point ». Ce n'est pas pour la nature, comme le veut Rousseau, ni pour la société, comme le demande Locke, ni pour l'Etat ni pour l'humanité qu'on doit élever l'enfant. C'est la sollicitude pour l'individu qui doit déterminer le but de l'éducation ; et c'est au moyen de la multiplicité des objets présentés à l'élève que l'on obtiendra la meilleure garantie pour le bonheur de l'homme futur. Celui-ci doit pouvoir trouver un intérêt dans tous les champs d'activité où pourront l'appeler plus tard la destinée ou le jeu des circonstances. Le véritable but de l'éducation est par conséquent d'éveiller chez l'élève la multiplicité d'intérêt (Vielseitigkeit des Interesses).

L'éducation peut commencer de bonne heure. Comme il a déjà été dit, le sens de l'intuition peut être cultivé dès le berceau. Des figures dont les couleurs ne soient pas criardes, des objets de la vie usuelle aux formes simples, comme un oeuf ou une pomme, pourraient être placés tous les jours auprès du berceau afin que l'oeil du nourrisson s'arrête sur eux et apprenne à observer les formes. Toutefois, les premières années de l'enfance n'appartiennent pas à la période de l'éducation proprement dite, éducation que Herbart appelle «discipline» (Zucht) ; elles forment une période préparatoire, où l'enfant est soumis au « gouvernement » (Regierung). Ces deux notions de « gouvernement » et de « discipline », Regierung et Zucht, qui jouent un grand rôle dans la pédagogie de Herbart et de ses disciples, doivent être soigneusement distinguées l'une de l'autre. Le « gouvernement » doit simplement maintenir l'ordre, la « discipline » doit former le caractère ; le premier n'a en vue que la protection des élèves eux-mêmes et des adultes, et ne s'occupe que du présent ; la seconde travaille pour l'avenir. Aussi n'emploient-ils pas les mêmes moyens.

La première règle du « gouvernement » consiste à occuper les enfants. « On n'a encore en vue aucun avantage relativement à la culture des facultés. Il s'agit d'employer le temps, quand ce ne serait que pour éviter que l'enfant ne fasse du mal. » Les occupations peuvent être soit choisies par les enfants eux-mêmes, soit imposées par le maître. Elles réclament une surveillance attentive, les menaces et les châtiments étant des moyens insuffisants d'assurer l'obéissance, sans compter le tort qu'ils font au caractère. Ce qui est le plus nécessaire pour exercer avec efficacité le « gouvernement », c'est l'autorité et l'affection.

Le programme de l'éducation proprement dite, ou de la « discipline », qui succède au « gouvernement », est tracé par les enseignements de la morale et de la psychologie. Cette éducation comprend deux parties : elle doit donner à l'élève la connaissance (Erkenntniss) et lui inspirer de la sympathie (Theilnahme, littéralement « participation »), ce qui a lieu par l'expérience (Erfahrung) et le commerce familier (Umgang). L'enseignement est donc indispensable à l'éducation. Point d'éducation sans enseignement, point d'enseignement sans éducation. C'est là la thèse essentielle de la pédagogie herbartienne. L'enseignement doit donc obéir aux mêmes principes que l'éducation : c'est de ceux-ci que se tirent les règles générales auxquelles l'enseignement se conformera. Pour que l'élève acquière la « connaissance », l'enseignement devra « montrer, relier, apprendre, philosopher » ; pour que la « sympathie » (Theilnahme) s'éveille, il faut que l'enseignement soit « intuitif, continu, qu'il élève l'esprit, et qu'il se prenne aux réalités ».

La méthode de l'enseignement doit être soit développante (entwickelnd), c'est-à-dire synthétique, soit explicative (erläuternd), c'est-à-dire analytique ; et selon la nature des diverses branches d'étude, il y aura lieu d'appliquer l'une des méthodes de préférence à l'autre. Quant à ce qui concerne ces branches d'étude considérées spécialement, nous avons déjà indiqué la plupart des vues qui constituent l'originalité de Herbart. Ajoutons toutefois que la Pédagogie générale et l'Esquisse des leçons de pédagogie contiennent beaucoup d'aperçus intéressants, sur lesquels nous ne pouvons insister ici. On y trouve par exemple une théorie de l'attention, développée d'une façon systématique ; et toutes les branches du programme d'enseignement y sont l'objet de remarques généralement judicieuses et profitables.

Mais il faut dire en même temps que beaucoup de choses banales et vulgaires, admises de tout le monde et qui s'expliquent d'elles-mêmes, sont exposées et développées longuement par Herbart avec un luxe de raisonnements tout à fait superflu. En outre, son dessein arrêté de faire entrer de gré ou de force dans un cadre systématique toutes les règles de la pédagogie, jusqu'aux détails les plus minutieux, ne a pas toujours conduit à d'heureux résultats, et donne à plusieurs parties de son système quelque chose d'artificiel. On peut se demander d'ailleurs si cette tentative était légitime ; car — pour emprunter à Herbart lui-même une de ses comparaisons favorites — pas plus que les mille petites ressources du savoir-faire de l'opérateur ne font partie de la science médicale proprement dite, il ne convient de faire entrer dans la science pédagogique et de réduire en corps de doctrine les petits expédients qui constituent l'habileté pratique de l'éducateur.

Ajoutons qu'en ce qui concerne la base même de son système, Herbart s'est trompé. La tentative de traiter la psychologie comme une mécanique de l'esprit, et de mesurer en quelque sorte au moyen de formules mathématiques la force des représentations (Herbart n'admet pas que l'âme possède des facultés innées), n'a pas été couronnée de succès. L'insuffisance du calcul mathématique, a-t-il dit lui-même, l'a fait échouer sur certains points. Cela ne prouverait rien contre la méthode en elle-même, car même chose arrive aussi dans la physique mathématique. L'insuccès de la psychologie mathématique ou « exacte » tient à d'autres raisons. En mécanique, les lois les plus simples ont été tirées de l'expérience, et c'est sur cette base qu'avec l'aide des mathématiques on a continué la construction de l'édifice. Mais Herbart n suivi la voie opposée. Parti de concepts purement abstraits, il leur applique aussitôt son procédé mathématique ; et lorsqu'il veut ensuite vérifier les résultats de son calcul à la lumière de l'expérience, il se trouve que souvent l'expérience les contredit.

Un examen détaillé des défauts de la psychologie de Herbart et des raisons qui devaient nécessairement rendre sa tentative infructueuse nous conduirait trop loin. Si un jour — grâce peut-être aux progrès de la physiologie — une psychologie réellement « exacte » devenait possible et aplanissait la voie à la pédagogie scientifique, Herbart aurait du moins l'honneur d’avoir le premier signalé l'importance d'une pareille entreprise. Quoi qu'il en soit, ses oeuvres ont le mérite d'offrir au lecteur qui les étudie sans parti pris de nombreux sujets de réflexion et une riche moisson de pensées et d'observations.

En Allemagne, le système pédagogique de Herbart est enseigné dans un grand nombre d'écoles normales et d'universités. Ses propositions relatives à la réforme de l'enseignement secondaire n'ont pas, en revanche, rencontré jusqu'ici un accueil favorable. Les études grammaticales sont tenues en si grand honneur et occupent tant de place, qu'il ne resterait pas assez de temps pour faire lire aux élèves des gymnases les classiques selon les prescriptions de Herbart. Il s'est trouvé cependant et il se trouve encore un certain nombre d'hommes distingués qui ont adopté le système de Herbart dans son ensemble et qui ont travaillé ou travaillent à le faire connaître et à le développer. Au premier rang de ces disciples de la philosophie herbartienne il faut nommer Ziller, qui fonda une école selon le programme de Herbart et défendit les idées de celui-ci dans quelques ouvrages ; Waitz, qui, dans sa Pédagogie générale (Allgemeine Pädagogik), continua et compléta l'oeuvre du maître ; et R.-W. Stoy, l'auteur des Pädagogische Bekenntnisse. Fr.-Ed. Beneke, bien qu'ayant emprunté à Herbart une partie de sa doctrine, s'est placé à un point de vue personnel et indépendant.

[S. AUERBACH.]

A l'article ci-dessus du Dr S. Auerbach, écrit en 1882 et revu en 1909, — article dont un récent commentateur de Herbart, M. L. Gockler (La Pédagogie de Herbart, Paris, 1905), a dit qu'il embrasse, malgré son cadre resserré, toutes les idées principales du système, — nous ajouterons quelques lignes empruntées à une étude publiée par M. H. Dereux dans la Revue pédagogique en 1890-1891 (La Psychologie appliquée à L'éducation, d'après les Lettres de Herbart à Griepenkerl). L'auteur juge en ces termes la doctrine herbartienne :

« Herbart est, on le sait, le fondateur d'une pédagogie qui a fait, qui fait encore beaucoup de bruit en Allemagne, mais qui chez nous n'a guère réussi à s'acclimater. Ses prétentions, son langage pédantesque, contribuent peut-être, pour une part, à nous en détourner. Cette pédagogie s'appelle « scientifique » : ce qui veut dire naturellement que les autres ne le sont pas. Elle repose, en grande partie, sur une psychologie également « scientifique ». Tant de science donne aux herbartiens, comme de juste, une assurance plus qu'ordinaire, et qu'on admire, sans nécessairement l'envier, quand on est de ceux que le problème de l'éducation, même en ses termes généraux, rend parfois perplexes, inquiets, ou tout au moins hésitants.

« Quel est pourtant le secret de cette confiance, et quels sont les titres de ce dogmatisme? Là-dessus c est sans doute le maître lui-même, plus modeste d'ailleurs que tels de ses disciples, qu'il convient d'interroger. Comment donc Herbart fait-il servir à la pédagogie son système de psychologie? C'est ce que nous voudrions lui demander. Comment un psychologue qui est ou qui croit être en possession d'une psychologie mathématiquement constituée, comment un philosophe qui est parvenu à enserrer l’âme humaine dans un réseau de formules algébriques, tandis que ses confrères se contentent misérablement d'à-peu-près, comment, disons-nous, ce calculateur des phénomènes spirituels applique-t-il aux problèmes de l'éducation ses théorèmes et ses chiffres? Quel jour nouveau la pédagogie en reçoit-elle? Que peut-on en conclure touchant l'influence soit d'une conception mathématique, soit simplement d'une conception déterminante de la psychologie, sur l'éducation?. Une partie de l'oeuvre nous paraît mériter d'être recueillie. Sur divers points, des questions sont posées et des directions sont marquées. Mais, prises en leur ensemble, les lettres de Herbart à Griepenkerl nous semblent merveilleusement propres à montrer aux éducateurs la voie où ils ne doivent pas s'engager, et combien manque d'exactitude l'application des sciences exactes à l'éducation. Quand même la psychologie herbartienne serait vraie, — et elle nous semble être radicalement fausse, — les formules mathématiques qui l'expriment auraient-elles pour nous une réelle utilité pratique? A peine est-il besoin de poser cette question. Qui vraiment prétendrait juger de l'homme et de l'enfant par le moyen de ces équations, où les signes, a la fois si pauvres et si compliqués, représentent si peu de réel, et de si sèche façon?. Ouvrir nos yeux tout grands sur nous et sur le monde, voir avec nos yeux, est notre première loi ; et si les formules nous y peuvent aider, c est à la condition qu'elles traduisent elles-mêmes, d'une manière vive et nette, la vision d'un esprit qui a su se mettre en face de la vie. »

On pourra juger de la signification de la pédagogie herbartienne au point de vue social, en remarquant que les représentants des tendances démocratiques en Allemagne, tels Diesterweg ou Dittes, sont traités par l'école herbartienne en adversaires, tandis que les sympathies de l'Eglise et des gouvernements sont acquises à cette pédagogie dite « scientifique ». A propos d'un livre de M. Marcel Mauxion (L'Education par l'instruction et les théories pédagogiques de Herbart, Paris, 1801), M. C. Chabot a écrit :

« La pédagogie de Herbart, à mon sens, vaut plus par les vérités pratiques qui s'y rencontrent, par le bon sens et le tact dont Herbart fait preuve, que par la rigueur du système ; car le système a bien des faiblesses que lui reprochent durement ses adversaires. Si l'on écartait l’appareil scolastique, on trouverait sous la « Culture multiple », 1' « Intérêt », la « Concentration » ou les « Degrés de l'enseignement » des vérités utiles, importantes, mais déjà connues depuis Coménius ou Rousseau. Pour beaucoup d'autres théories, c'est Kant qu'on retrouverait sous Herbart, dont l'originalité est souvent contestable. Il est certain encore que cette pédagogie est fort aristocratique, et qu'elle est trop souvent, par prudence, une pédagogie de compromis (voir par exemple ce qui concerne le gouvernement et l'éducation, et les concessions faites par Herbart aux puissances politiques ou ecclésiastiques). Ces critiques lui ont été adressées par les esprits les plus modérés, comme M. Dereux et M. Ziegler, etc. Mais le zèle intempérant de l'Ecole de Herbart (Stoy, Ziller, etc.), qui a mis la théorie en honneur et a assuré son succès, a rendu le système plus rigide, plus cher aux fidèles, plus insupportable aux autres, et la polémique a été souvent violente de part et d'autre. Je renvoie ceux que cette discussion intéresserait aux fameux articles de Dittes dans le Psedagogium de 1885, qui sont une véritable « exécution » de la philosophie et de la pédagogie de Herbart, mais surtout des prétentions de l'Ecole à tout régenter. Il relève en particulier les réserves que Herbart fit lui-même à la fin de sa vie, et qu'on oublie, sur le principe de l'enseignement éducatif. Et c'est en effet la thèse qui reste à discuter, malgré les arguments de M. Mauxion. S'il est très juste que l'enseignement doive être éducatif, il semble difficile de demander toute l'éducation à l'enseignement, et de fonder une éducation libérale et démocratique sur un intellectualisme tout mécaniste et déterministe. Pour ces raisons, quand il n'y en aurait pas d'autres, je doute fort que la pédagogie de Herbart s'implante jamais chez nous, et même qu'elle dure en Amérique ou en Allemagne où son prestige diminue déjà. »