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Guizot (madame)

Elisabeth-Charlotte-Pauline de Meulan, première femme de F. Guizot, naquit à Paris, le 2 novembre 1773, d'une famille considérable dans la finance. Son père, M. de Meulan, était receveur général de la généralité de Paris ; sa mère, Mlle de Saint-Chamans, descendait de vieille race périgourdine. Elle grandit au milieu d'une société distinguée, dont faisaient partie Rulhières, Condorcet, Chamfort, Suard, etc. Dans son enfance et malgré les soins d'une éducation très cultivée, l'originalité plus tard si active de son esprit ne fut pas prompte à se manifester ; elle apprenait, elle travaillait, disent ceux qui l'ont connue, plutôt par docilité et par amour de l'ordre que par goût : une raison précoce dominait en elle.

En 1790, son père mourut, et elle vit bientôt sa famille tomber de la fortune dans la gêne. Ce fut alors, pendant le dur hiver de 1794 à 1795, qu'un jour, en dessinant, elle conçut le soupçon, dit M. de Rémusat, « qu'elle pourrait bien avoir de l'esprit », et qu'elle se décida à écrire, surtout pour soulager sa mère, restée veuve avec cinq enfants, dans un temps où chacun se suffisait à grand'peine à lui-même. Son début fut un roman : Les Contradictions ou Ce qui peut en arriver (1799, in-12) ; elle avait vingt-six ans environ. L'année suivante, elle en publia un autre, La Chapelle d'Ayton, imitation des romans anglais alors à la mode. Suard commençait vers cette époque à publier une importante revue philosophique et littéraire, le Publiciste. Mlle de Meulan entra à la rédaction de cette feuille, et, pendant près de dix ans, elle y écrivit sur toutes sortes de sujets, sur la morale, la société, la littérature, les spectacles, les romans, etc., des articles fort remarquables, dont les premiers furent réunis sous le titre d'Essais de littérature et de morale (Paris, 1802, in-8): il s'en trouve aussi beaucoup dans les Mélanges de Suard.

C'est dans le cours de cette longue collaboration au Publiciste qu'eut lieu un incident souvent raconté, et qui fut le seul point romanesque de la vie extrêmement sérieuse de Mlle de Meulan. Au commencement de l'année 1807, un chagrin domestique, la mort du mari de sa soeur, avait gravement altéré sa santé, et elle allait être obligée d'interrompre les feuilletons du Publiciste, lorsqu'une lettre arriva, offrant des articles qu'on tâcherait de rendre dignes d'elle pendant tout le temps le l'interruption. Mlle de Meulan, après quelque hésitation, accepta ; l'intérim dura quelque temps, sans qu'elle connût le correspondant à qui elle avait affaire ; il ne se nomma à la fin que sur ses instances : c'était F. Guizot. Cinq ans après, en avril 1812, malgré la différence d'âge de Guizot, plus jeune de quatorze ans, un mariage l'unissait à Mlle de Meulan.

A partir de ce temps, une seconde époque, celle dans laquelle elle est plus connue, commence pour Mme Guizot ; toutes ses idées et tous ses écrits se tournent à peu près exclusivement vers la morale et l'éducation. Elle avait débuté dans cette voie, quelque temps même avant son mariage, par des articles, contes et dialogues, insérés dans les Annales de l'éducation, recueil fondé par Guizot en 1811 et qu'interrompirent les événements de 1814. En 1812, l'année même de son mariage, elle publia un recueil de contes intitulé les Enfants (Paris, 2 vol. in-12). Elle reprit plus tard, en 1821, cette suite de travaux naturellement suspendue par l'entrée de son mari dans la vie politique, et elle publia successivement Raoul et Victor, ou l'écolier (1821), qui a eu de nombreuses éditions ; les Nouveaux Contes (2 vol. in-12, 1823) ; L'Education domestique ou Lettres de famille sur l'éducation (2 vol. in-8, 1826 ; la sixième édition, qui est la dernière, est de 1881, Paris, Didier et Cie, 2 vol. in-12). On a publié d'elle après sa mort : Une famille (Paris, 1828, 2 vol. in-12), et des Conseils de morale, ou Essais sur l'homme, la société, la littérature (Paris, 1828, 2 vol. in-8). Mme Guizot avait enfin collaboré à plusieurs ouvrages de son mari sur l'histoire et la littérature anglaises.

Elle venait d'atteindre sa cinquante-quatrième année, lorsqu'une maladie douloureuse l'enleva, le 1er août 1827. Le matin de ce jour-là, dit Sainte-Beuve, « elle pria son mari de lui faire quelque bonne lecture ; il lui lut une lettre de Fénelon pour une personne malade, et, l'ayant finie, il passa à un sermon de Bossuet sur l'immortalité de l'âme : pendant qu'il lisait, elle expira ».

Elle avait eu un fils unique, François-Jean Guizot, né le 11 août 1815, et qui mourut en 1837 dans toute la fleur de la jeunesse.

Il y a, comme on le voit, toute une partie des écrits de Mme Guizot qui ne nous concerne pas, et qui est d'ailleurs fort oubliée, ses romans et les extraits de ses articles du Publiciste, bien que Sainte-Beuve en cite des Pensées détachées qui ne laissent pas d'avoir leur prix, comme celle-ci, par exemple : « La gloire est le superflu de l'honneur, et, comme toute autre espèce de superflu, celui-là s'acquiert souvent aux dépens du nécessaire ». Nous n'avons pas à insister non plus sur les livres de morale proprement dite de Mme Guizot, qui l'ont fait placer sans hésitation par Sainte-Beuve « dans cette famille illustre et sérieuse des La Rochefoucauld, des La Bruyère, des Vauvenargues et des Duclos ».

Ses livres pour les enfants, et particulièrement Raoul et Victor, dont le succès a été populaire, peuvent être à bon droit cités comme des modèles du genre. Ce sont, dit M. André (Nos maîtres aujourd'hui, 2' vol.), « des ouvrages pleins de bon sens, d'une gaîté communicative qui se mêle harmonieusement à des récits vifs, quelquefois touchants, sans cette fausse sensibilité qui tend à dénaturer les caractères. Une foule de leçons pratiques y sont données, auxquelles l'enfant se laisse d'autant plus pénétrer qu'il se tient moins en garde contre la prétention de l'écrivain à l'émouvoir et à le sermonner. A ces mérites se joint celui d'un style simple, mais toujours irréprochable. »

Mais son oeuvre maîtresse est pour nous son Education domestique.

Comme son titre l'indique, c'est de l'éducation « domestique » que parle surtout Mme Guizot ; c'est à la famille qu'elle s'adresse, et à la famille de condition au moins bourgeoise, placée dans un milieu social relevé et quelque peu aristocratique, à qui ne manquent ni l'instruction, ni les loisirs, ni l'aisance ou même la fortune. Mais Mme Guizot va au delà et, on peut le dire, au-dessus de toutes ces distinctions. Ainsi qu'elle l'a écrit elle-même dans la préface d'Une famille, elle est persuadée « que la même éducation morale peut et doit s'appliquer à toutes les conditions ; que, sous l'empire des circonstances extérieures les plus diverses, dans la mauvaise et dans la bonne fortune, au sein d'une destinée petite ou grande, monotone ou agitée, l'homme peut atteindre, l'enfant peut être amené à un développement intérieur à peu près semblable, à la même rectitude, la même délicatesse, la même élévation dans les sentiments et dans les pensées ; que l'âme humaine enfin porte en elle de quoi suffire à toutes les chances, à toutes les combinaisons de la condition humaine, et qu'il ne s'agit que de lui révéler le secret de ses forces et de lui en enseigner l'emploi ». C'est, suivant l'expression de Sainte-Beuve, « cette idée plénière de véritable démocratie humaine » qui fait le grand mérite du livre de Mme Guizot, et qui le rend de nature à être utilisé autre part que dans le monde même qu'elle a eu particulièrement en vue.

En ce qui concerne sa forme extérieure, L'Education domestique n'est ni un roman sur l'éducation, ni l'exposé d'un système d'éducation, bien que le livre tienne à la fois de l'un et de l'autre. « Former un système d'éducation, dit Mme Guizot dans sa préface, n'était pas dans ma disposition, ni je crois à ma portée ; . je ne me sens pas capable d'en concevoir un qui convienne à une oeuvre si vaste, L'éducation embrasse tout l'homme ; nul système n'y peut suffire s'il ne répond à toutes les parties de la destinée humaine. Il ne m'appartenait pas de tenter une telle entreprise. Je n'ai prétendu que rassembler, en un certain nombre d'essais, quelques-unes des idées que m'a fait naître le spectacle de plusieurs éducations successivement accomplies autour de moi, idées que depuis dix ans ont fort étendues mon expérience personnelle et le cher intérêt qui en fait l'objet particulier de mon attention [Mme Guizot veut ici parler de l'éducation de son propre fils]. En cherchant à les rendre de la manière la plus conforme à leur nature, il m'a paru que, nées de l'observation, elles devaient se reproduire, en partie du moins, par des exemples. J'ai donc supposé une correspondance entre des parents occupés de leurs enfants et qui se communiquent mutuellement, à l'occasion des petits incidents de l'éducation, les réflexions qu'ils leurs suggèrent. » Un père et une mère, M. et Mme d'Attilly, dont les deux petites filles, Louise et Sophie, ont l'une cinq ans et l'autre sept au moment où débute le livre, sont les principaux interlocuteurs de cette conversation écrite qu'une séparation nécessitée par les circonstances prolonge pendant neuf ans, et dans laquelle interviennent, pour une plus ou moins grande part, des parents, amis ou voisins qui ont également, les mamans surtout, charge de famille.

Mme Guizot avait déjà employé cette forme, sur un plan plus restreint, dans les Annales de l'éducation: trois ou quatre lettres à peu près entières et des fragments de quelques autres sont même empruntés à la correspondance des Annales.

Dans ce cadre, comme elle le dit, Mme Guizot ne se pique pas de faire entrer toute l'éducation ; l'éducation physique n'y est pas ; l'éducation intellectuelle y est réduite à quelques vues ; c'est l'éducation morale des enfants qui fait le vrai sujet du livre. Et elle y est traitée avec une délicatesse et une largeur de principes et en même temps un souci de l'expérience pratique qui en font une oeuvre hors ligne. C'est l'analyse très fine et très profonde de tous les éléments de l'âme de l'enfant qui sert de point de départ aux directions morales que donne Mme Guizot ; elle les met en relief dans des traits pris sur le vif, dans des anecdotes frappantes, qu'elle interprète ensuite et qu'elle ramène à des données générales de théorie ou d'application. « Les actions des enfants, dit-elle par exemple dans la lettre qui commence l'ouvrage, nous trompent continuellement par leurs rapports extérieurs avec les nôtres, et nous nous égarons aussi souvent à chercher en eux, pour les diriger, des mobiles semblables à ceux dont nous avons la conscience en nous-mêmes. Louise, dans je ne sais quel transport, laisse là ses jeux, vient se jeter à mon cou, ne peut se lasser de m'embrasser ; il semble que tout mon coeur de mère ne pourra suffire à répondre à la vivacité de ses caresses : elle me quitte, et du même mouvement folâtre s'en va baiser sa poupée ou le bras de fauteuil qu'elle rencontre sur son chemin. Ai-je en moi de quoi m'expliquer ce bizarre assemblage d'actions en apparence contradictoires, ou faudra-t-il leur chercher des motifs sans aucun rapport avec mes propres sentiments? Mon coeur, qui se fond de tendresse à regarder mes enfants, pourra-t-il se résoudre à ne voir, dans les témoignages de leur amour, que l'effet d'un besoin de mouvement? Pen-serai-je que Louise vient me caresser comme elle saute et chante, uniquement pour faire quelque chose, sans aucun sentiment spécial qui la détermine à l'une de ces actions plutôt qu'aux autres? Je me tromperais à en juger tout à fait ainsi ; Louise m'aime autant qu'on peut aimer à cinq ans. Mais la tendance à se développer en tous sens, à pousser pour ainsi dire la vie en dehors, produit, chez les enfants, un mouvement extérieur hors de proportion avec le motif intérieur qui le cause. Louise m'embrasse certainement plus qu'elle ne m'aime, comme elle crie plus qu'elle n'a de chagrin et rit plus qu'elle ne s'amuse ; et en toute chose le mouvement d'expansion, plus énergique que la cause dont il émane, se prolonge après qu'elle a cessé. Ainsi ses pleurs continuent, bien que son chagrin soit passé, et, après en avoir fini du besoin d'affection qui l'a entraînée vers moi, elle va épuiser ses caresses sur mon fauteuil ou ma table. » Voilà le procédé dont use Mme Guizot pour ainsi dire à chaque page de son livre ; c'est cette netteté de coup d'oeil aussi bien que ces explications ingénieuses et sagaces qui font le grand charme de son livre.

Il serait difficile d'analyser rigoureusement toutes les observations au jour le jour que contiennent les soixante lettres de L'Education domestique. Signalons en particulier les lettres sur l'obéissance, où Mme Guizot revendique énergiquement, au bénéfice de l'enfant, le respect de sa personnalité, très réelle, et très activement vivante, si différente qu'elle soit de la nôtre : « On se croit aisément propriétaire, là où l'on est maître, et l'éducation de nos enfants est tellement notre affaire, que nous sommes toujours prêts à la traiter comme un de nos intérêts personnels ». « Il y a deux manières d'élever un enfant pour soi plutôt que pour lui : en lui interdisant l'exercice de sa raison pour le soumettre absolument à la nôtre, ou en suivant dans notre enseignement, moral ou autre, la marche de notre raison, sans observer les procédés de la sienne. Dans le premier cas, on oublie d'élever l'enfant pour en faire un homme ; dans le second, que l'homme qu'on élève est encore un enfant. » (Lettre IV ; voir aussi, sur le même sujet, la VIII.) Une des plus belles séries de lettres est celle où Mme Guizot démontre les principes de conscience et de raison sur lesquels elle fonde le devoir, réfutant l'opinion de ceux qui, comme Mrs Hannah Moore, croient qu'il faut regarder les enfants « non comme des êtres innocents dont les petites faiblesses nécessitent' peut-être quelques corrections, mais comme des êtres qui apportent dans le monde une nature corrompue et de mauvaises dispositions, que l'éducation doit avoir pour principal but de rectifier » (Lettres XII et XIII). « En ce point, notez-le, — dit Sainte-Beuve, — Mme Guizot est fermement du siècle de la philosophie de l'expérience, qui examine, va jusqu'au bout et ne se rend pas ; elle ne fait intervenir aucun élément mystérieux et irrationnel dans l'éducation. C'est par là qu'il la faut distinguer assez essentiellement de Mme Necker de Saussure, cet autre auteur excellent, et avec laquelle elle s'est rencontrée d'ailleurs sur tant de détails, comme Mme Necker elle-même se plaît à le faire remarquer en maint endroit de son second volume. Elle tient une sorte de milieu entre Jean-Jacques et Mme Necker, à la fois pratique comme Jean-Jacques ne l'est pas, et rationaliste comme Mme Necker de Saussure ne croit pas qu'il suffise de l'être. »

On trouvera la même indépendance et la même hauteur de vues dans une autre série de lettres qui terminent à peu près l'ouvrage, et où Mme Guizot traite à fond la question si délicate de l'éducation religieuse qu'il faut donner aux enfants. Mme Guizot veut que les enfants reçoivent un enseignement religieux ; mais elle distingue dans cet enseignement deux éléments qui sont, suivant elle, bien différents, l'idée de Dieu et la religion. L'idée de Dieu est universelle, dit-elle, elle est la même pour tous les hommes, « quoique tous ne s'en soient pas rendu compte également et de la même manière, quoiqu'un grand nombre peut-être n'aient jamais songé à résumer leur idée sous cette forme : Il y a un Dieu ; et que quelques-uns, après y avoir songé, aient dit : Il n'y a pas de Dieu. » Quant aux religions, elles sont spéciales ; il y en a plusieurs, il y en a même beaucoup, et qui s'excluent. « Parlez beaucoup de Dieu à vos enfants, dit Mme Guizot. Vous ne sauriez trop les en occuper, lorsque vous aurez su rendre leur attention assez sérieuse pour que cette parole ne les frappe pas comme un son indifférent ; mais que l'idée de Dieu soit pour leur esprit un ressort qui l'étende, non une chaîne qui le comprime ; qu'associée à la variété de leurs pensées, elle les unisse dans un vaste ensemble ; que toutes leurs actions en reçoivent une empreinte qui élèvera leur importance ; qu'ils sachent sentir Dieu dans les bons mouvements qui leur sont communs avec tous les hommes, qu'ils le reconnaissent autour d'eux dans toutes les vertus dont il aime à recevoir l'hommage. Ainsi formés à vivre en la présence du Dieu de l'univers, ils pourront recevoir les dogmes dont vous ferez l'objet de leur foi comme un bienfait du maître qui les approche plus intimement de sa personne, non comme le gage exclusif de leur admission à sa présence en ce monde, et ne s'imagineront pas que Dieu cesse là où se posent les limites d'une croyance. Ils verront, dans les pratiques dont vous les instruirez à composer leur culte, un moment de relâche aux soins de la vie, un temps choisi pour s'approcher de Dieu avec plus de recueillement et de liberté d'esprit, et recevoir de lui le renouvellement des forces dont nous avons besoin au milieu de la presse du monde ; mais ils ne se feront pas des habitudes de la piété un état à part du reste de la vie, ayant certaines fonctions déterminées qui ne s'étendent pas au delà de l'époque où l'on est en exercice. » (Lettre L ; voir, sur toute cette question, les lettres XLIX à LV.)

Cette citation nous paraît caractériser, dans sa plus grande hauteur, l'esprit général du livre de Mme Guizot. Ce livre, dit encore Sainte-Beuve dans l'excellente étude dont nous avons déjà parlé, « restera après l'Emile, marquant en cette voie le progrès de la raison saine, modérée et rectifiée de nos temps, sur le génie hasardeux, comme en politique la Démocratie de M. de Tocqueville est en progrès sur le Contrat social. Essentiel à méditer, comme conseil, dans toute éducation qui voudra préparer des hommes solides à notre pénible société moderne, ce livre renferme encore, en manière d'exposition, les plus belles pages morales, les plus sincères et les plus convaincues que, à côté de quelques pages de M. Jouffroy, les doctrines du rationalisme spiritualiste aient inspirées à la philosophie de notre époque. »

Charles Defodon