bannière

g

Grégoire (L?abée)

Henri Grégoire, ecclésiastique et homme politique français, est né à Vého, près de Lunéville, en Lorraine, le 4 décembre 1750, et mort à Paris le 28 avril 1831. Fils de parents pauvres, il fit ses études chez les jésuites de Nancy. Il fut d'abord professeur de belles-lettres au collège de Pont-à-Mousson, puis devint curé d'Embermesnil. De bonne heure on le vil manifester cet amour fougueux de la liberté qui lui inspira plus tard ses violentes attaques contre la monarchie ; mais à ces principes démocratiques il joignait une foi religieuse qui ne se démentit jamais ; le révolutionnaire en lui fut toujours doublé d'un prêtre. Il avait du moins emprunté à la philosophie du dix-huitième siècle ses principes de tolérance : en 1788 il publia un Essai sur la régénération des juifs, où il réclamait pour les israélites le droit commun. Elu député du clergé par les bailliages de Lorraine en 1789, il joua dès la première heure un rôle actif aux Etats généraux, et assista à la séance du Jeu de Paume. Nous n'avons pas à raconter ici la part qu'il prit aux travaux de la Constituante : rappelons seulement que ce fut lui qui fit placer le nom de « l'Etre-suprême » dans la Déclaration des droits de l'homme ; qu'il prit en mains la cause des juifs et celle des gens de couleur ; qu'il fut le premier ecclésiastique qui prêta serment à la constitution civile du clergé ; et qu'après la fuite du roi à Varennes, il demanda que Louis XVI fût mis en jugement. En vertu de la constitution civile du clergé, les départements avaient été appelés à élire chacun leur évêque : Grégoire fut élu par le département de Loir-et-Cher, et, lorsque la session de la Constituante fut achevée, il se rendit à Blois pour occuper son siège épiscopal. En sept. 1792, il fut nommé député à la Convention, et se signala dès la première séance par un discours resté fameux où il réclamait, avec Collot-d'Herbois, l'abolition de la royauté. « Les rois, s'écria-t-il dans ce style emphatique dont il se servit toujours, sont dans l'ordre moral ce que les monstres sont dans l'ordre physique. Les cours sont l'atelier des crimes et la tanière des tyrans. L'histoire des rois est le martyrologe des nations. » On sait que, se trouvant en mission en Savoie au moment du procès du roi, il signa avec trois autres représentants une lettre à la Convention où ses collègues et lui annonçaient voter pour la condamnation de Louis XVI : Grégoire fit retrancher les mots à mort que ses collègues voulaient ajouter au mot condamnation, déclarant que sa qualité de prêtre ne lui permettait pas de verser le sang : mais, comme le fait observer Hippolyte Carnot, « il n'exprima jamais le plus léger blâme contre ceux des conventionnels qui, obéissant à d'autres inspirations, jugèrent utile de donner à l'Europe attentive un grand exemple de sévérité nationale ». De retour de sa mission en mai 1793, il se prononça contre les Girondins, et le 27 juin il fut appelé à faire partie du Comité d'instruction publique.

C'est sur le rôle que joua Grégoire au sein de ce Comité que nous allons donner quelques détails.

En juillet 1793, la Convention discutait le plan Lepeletier sur l'éducation commune. Grégoire se prononça, dans la séance du 30 juillet, contre le système de l'internat gratuit, qui eût nécessité une dépense qu'il évaluait à 300 millions, et exprima l'opinion qu'il était préférable, pour l'éducation morale des enfants, de les laisser dans leurs familles.

Le 8 août, il présente le rapport à la suite duquel fut décrétée la suppression des académies. Tout en raillant l'Académie française et celle des inscriptions et belles-lettres et en leur reprochant la servilité qu'elles avaient toujours montrée envers les rois, il rend hommage aux travaux des académies vouées aux sciences, qui ont « rendu des services signalés à la nation ». Allant au-devant d'une objection qu'il était facile de prévoir, il ajoute : « Ne craignez pas qu'en les supprimant, l'émulation s'éteigne parmi nous. Athènes et Rome n'eurent pas de sociétés littéraires légalement instituées ; il n'en est pas dans le pays qui enfanta Shakespeare, Dryden et Milton. Au surplus, si les membres de ces académies sont animés d'un vrai zèle, qui les empêche de se convertir en sociétés libres? la loi leur assure cette faculté ; alors elles seront infiniment moins accessibles à l'esprit de corps que ces académies qui, revêtues d'une forme légale, se prétendaient les dispensatrices de la gloire. »

Le 28 septembre, Grégoire lit un rapport sur le Recueil des traits de vertus civiques, que les décrets des 19 et 25 septembre avaient chargé le Comité d'instruction publique de rédiger et qui devait servir de livre de lecture dans les écoles primaires.

Le 4 octobre 1793, autre rapport sur les moyens d'améliorer l'agriculture en France par l'établissement d'une maison d'économie rurale dans chaque département. Grégoire énumère les avantages d'une pareille institution, qui serait destinée à des essais agronomiques. « Là ? dit-il entre autres ? se perfectionnera la météorologie, science qui vient de naître, et la seule propre à dissiper les innombrables préjugés des agriculteurs qui, à la honte de la raison, sont encore, pour la plupart, gouvernés par les rêveries astrologiques. »

Le 16 brumaire, Grégoire revient sur cette question avec de nouveaux développements et conclut ainsi : « Ayons un bon plan d'éducation, un bon plan d'agriculture, nous aurons tout, car malheur à tout peuple qui ne fonderait pas sa puissance et son bonheur sur la culture de son sol et de sa raison. »

C'est dans la séance du lendemain que se place un incident bien connu. Le 17 brumaire, Gobel, évêque de Paris, accompagné de son clergé, était venu à la Convention déclarer qu'il abdiquait ses fonctions. L'évêque de Blois, invité à suivre l'exemple de Gobel, répondit : « Quant à moi, catholique par conviction et par sentiment, prêtre par choix, j'ai été désigné par le peuple pour être évêque ; mais ce n'est ni de lui ni de vous que je tiens ma mission. J'ai tâché de faire du bien dans mon diocèse, je reste évêque pour en faire encore. » Certains historiens ont représenté cet acte de Grégoire comme un trait d'héroïsme ; pour le qualifier ainsi, il faut connaître bien mal la situation des partis à la fin de 1793. Grégoire ne courait aucun danger à se déclarer catholique et à refuser d'abdiquer l'épiscopat ; les meneurs de la Convention, Robespierre et Danton, étaient notoirement hostiles au mouvement contre le culte : le péril était pour ceux qui attaquaient la religion, non pour ceux qui la défendaient. La suite le lit bien voir : Grégoire put siéger à la Convention jusqu'à la fin sans être jamais inquiété, tandis que Gobel, Cloots, Chaumette, Hébert payèrent bientôt de leur tête leur participation à la manifestation du 17 brumaire.

Le 17 frimaire, Grégoire lit un nouveau rapport sur le Recueil des belles actions. Le 21 nivôse, dans un rapport sur les inscriptions latines anciennes et modernes, il propose de conserver toutes les inscriptions anciennes, mais d'effacer, parmi les modernes, celles qui « portent l'empreinte du royalisme et de la féodalité ».

C'est encore Grégoire qui fut chargé de présenter le rapport sur l'ouverture d'un concours pour les livres élémentaires de la première éducation (3 pluviôse-an II). « Le premier livre élémentaire, dit-il, doit embrasser la période qui s'écoule depuis le commencement de la grossesse jusqu'à l'âge d'environ six ans, époque à laquelle l'enfant passera dans les écoles nationales. L'ouvrage que l'on demande doit tracer des règles de conduite pour le temps de la grossesse, des couches, de l'allaitement et du sevrage ; il doit parcourir toutes les phases de l'enfance dans ce qui concerne la nourriture, les habits, le sommeil, les veilles, l'exercice, les accidents, les maladies, combattre les abus et leur substituer les méthodes les plus propres à conserver l'enfant en développant sa croissance et ses forces. Quant à l'éducation morale, on doit commencer par écarter deux erreurs. La première est de penser, avec Diderot et quelques autres écrivains, que la nature fait des méchants. On ne peut trop inculquer cette vérité attestée par l'expérience : l'homme est en grande partie le produit de son éducation, ou, comme l'a dit Jean-Jacques, l'homme est bon, les hommes sont méchants. La seconde est de croire qu'avant l'âge de sept ans, l'enfant est insusceptible d'être dirigé vers le bien. » Il passe plus rapidement sur les autres livres, qu'il énumère dans l'ordre suivant : Instruction pour les instituteurs nationaux, pour l'éducation physique et morale des enfants ; Méthodes pour apprendre à lire et à écrire, ces deux objets traités ensemble ou séparément ; Notions sur la grammaire française ; Instruction sur les premières règles d'arithmétique et de géométrie pratique ; Notions sur la géographie ; Instructions sur les principaux phénomènes et sur les productions les plus usuelles de la nature ; Instructions élémentaires sur la morale républicaine.

Le mois suivant il écrivit son célèbre Essai historique sur les arbres de la liberté, qu'il fit imprimer et présenter en son nom personnel à la Convention (12 germinal). C'est dans cet opuscule, à propos duquel Grégoire s'est accusé lui-même, plus tard, d'avoir « franchi les bornes de la modération démocratique », que se trouvent les passages souvent cités : « Tout ce qui est royal ne doit figurer que dans les archives du crime. La destruction d'une bête féroce, la cessation d'une peste, la mort d'un roi, sont pour l'humanité des motifs d'allégresse. Tandis que par des chansons triomphales, nous célébrons l'époque où le tyran monta sur l'échafaud, l'Anglais avili porte le deuil anniversaire de Charles 1er. Le Parlement britannique renferme quelques philosophes amis de la vertu et des droits du peuple. Ah! qu'ils ne se découragent point ; ? la massue de la vérité est en leurs mains ; ...

ils planteront sur les cadavres sanglants de la tyrannie l'arbre de la liberté, qui ne peut prospérer s'il n'est arrosé du sang des rois. »

Le 1er floréal, dans un rapport sur les bibliothèques, Grégoire se plaint de la lenteur des administrations locales à terminer les inventaires, et signale des détournements de livres précieux faits par des fripons. « Dans un moment où la Révolution se moralise et poursuit tous les crimes, ajoute-t-il, des dénonciations civiques et le zèle constant des sociétés populaires nous mettront sans doute à portée d'atteindre les coupables dans tous les genres et de prouver que la responsabilité n'est pas une chimère. » Il est utile de faire observer que ce rapport est antérieur de trois mois au 9 thermidor.

Le rapport sur la nécessité, et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française, présenté dans ? la séance du 16 prairial an II, offre un intérêt particulier. En voici quelques extraits :

« Il n'y a qu'environ quinze départements de l'intérieur, dit Grégoire, où la langue française soit exclusivement parlée. Encore y éprouve-t-elle des allérations sensibles, soit dans la prononciation, soit par l'emploi de termes impropres et surannés. Nous n'avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms.

« On peut assurer sans exagération qu'au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent purement n'excède pas trois millions ; et probablement le nombre de ceux qui l'écrivent correctement est encore moindre.

« Ainsi, avec trente patois différents, nous sommes encore, pour le langage, la Tour de Babel, tandis que pour la liberté nous sommes l'avant-garde des nations.

« Quoiqu'il y ait possibilité de diminuer le nombre des idiomes reçus en Europe, l'état politique du globe bannit l'espérance de ramener les peuples à une langue commune. Cette conception, formée par quelques écrivains, est également hardie et chimérique. Une langue universelle est dans son genre ce que la pierre philosophale est en chimie.

« Mais au moins on peut uniformer (sic) le langage d'une grande nation, de manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l'organisation sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l'usage unique et invariable de la langue de la liberté. »

Grégoire parle longuement des obstacles que l'ignorance de la langue nationale apporte à l'exécution des lois, à la diffusion des principes républicains. Puis, passant en revue les objections qu'on peut lui faire, il commence par reconnaître qu'il sera utile d'étudier les patois avant leur disparition, et d'en conserver les monuments écrits.

« La connaissance des dialectes peut jeter du jour sur quelques monuments du moyen âge. L'histoire et les langues se prêtent un secours mutuel pour juger les habitudes et le génie d'un peuple vertueux ou corrompu, commerçant, navigateur ou agricole. La filiation des termes conduit à celle des idées ; par la comparaison des mots radicaux, des formules philosophiques ou proverbes, qui sont les fruits de l'expérience, on remonte à l'origine des nations. L'histoire étymologique des langues, dit le célèbre Sulzer, serait la meilleure histoire des progrès de l'esprit humain. Aussi la philosophie, qui promène son flambeau dans toute la sphère des connaissances humaines, ne croira pas indigne d'elle de descendre à l'examen des patois, et, dans ce moment favorable pour révolutionner notre langue, elle leur dérobera peut-être des expressions enflammées, des termes naïfs qui nous manquent. Fresque tous les idiomes rustiques ont des ouvrages qui jouissent d'une certaine réputation. Déjà la Commission des arts, dans son répertoire, a recommandé de recueillir ces monuments imprimés ou manuscrits ; il faut chercher des perles jusque dans le fumier d'Ennius. »

En ce qui concerne les moyens à employer pour universaliser l'usage de la langue nationale, il dit :

« En général, dans nos bataillons, on parle français, et cette masse de républicains qui en aura contracté l'usage le répandra dans ses foyers. Par l'effet de la Révolution, beaucoup de ci-devant citadins iront cultiver leurs terres ; on prendra, pour la première fois, des mesures efficaces pour améliorer les chemins vicinaux ; les fêtes nationales donneront au peuple des plaisirs dignes de lui ; l'action combinée de ces opérations diverses doit tourner au profit de la langue française.

« Quelques moyens nouveaux, et qui ne sont pas l'objet d'une loi, peuvent encore accélérer la destruction des patois. » Ces moyens seraient entre autres, selon Grégoire : La diffusion dans les campagnes d'opuscules patriotiques, relatifs à la politique et aux arts ; de bons journaux ; des spectacles ; la composition de chansons françaises : « Les poésies lyriques importent également à la propagation de la langue et du patriotisme ; ce moyen est d'autant plus efficace, que la construction symétrique des vers favorise la mémoire ; elle y place le mot et la chose. » Il voudrait aller jusqu'à faire de la connaissance de la langue nationale une condition préalable légalement requise de tous ceux qui voudront contracter mariage.

Chose assez singulière, Grégoire ne semble pas avoir compté l'école au nombre des moyens propres à répandre l'usage de la langue française. Il n'en parle pas dans son rapport.

Il termine par une proposition hardie :

« Je finirai ce discours en présentant l'esquisse d'un projet vaste et dont l'exécution est digne de vous ; c'est celui de révolutionner notre langue : j'explique ma pensée.

« Les mots étant les liens de la société et les dépositaires de nos connaissances, il s'ensuit que l'imperfection des langues est une grande source d'erreurs. Condillac voulait qu'on ne pût faire un raisonnement faux sans faire un solécisme, et réciproquement : c'est peut être exiger trop. Il serait impossible de ramener une langue au plan de la nature, et de l'affranchir des caprices de l'usage. Mais ne pourrait-on pas au moins donner un caractère plus prononcé, une consistance plus décidée à notre syntaxe, à notre prosodie ; faire à notre idiome les améliorations dont il est susceptible, et, sans en altérer le fond, l'enrichir, le simplifier, en faciliter l'étude aux nationaux et aux autres peuples?

« Les rapports de l'écriture à la parole étant purement conventionnels, la connaissance de l'une ne donne jamais celle de l'autre : toutefois, il est possible d'opérer sur l'orthographe des rectifications utiles.

« Quiconque a lu Vaugelas, Bouhours, Ménage, Olivet, etc., a pu se convaincre que notre langue est remplie d'équivoques et d'incertitude. Il serait également utile et facile de la fixer.

« La physique et l'art social, en se perfectionnant, perfectionnent la langue : il est une foule d'expressions qui, par là, ont acquis récemment une acception accessoire ou même entièrement différente. Le terme souverain est enfin fixé à son véritable sens, et je maintiens qu'il serait utile de faire une revue générale des mots, pour donner de la justesse aux définitions. Une nouvelle grammaire et un nouveau dictionnaire français ne paraissent aux hommes vulgaires qu'un objet de littérature. L'homme qui voit à grande distance placera cette mesure dans ses conceptions politiques. Il faut qu'on ne puisse apprendre notre langue sans pomper nos principes.

« La richesse d'un idiome n'est pas d'avoir des synonymes ; s'il y en avait dans notre langue, ce seraient sans doute monarchie et crime, ce seraient république et vertu. La véritable abondance consiste à exprimer toutes les pensées, tous les sentiments et leurs nuances. Jamais, sans doute, le nombre des expressions n'atteindra celui des affections et des idées : c'est un malheur inévitable auquel sont condamnées toutes les langues ; cependant on peut atténuer cette privation. « La plupart des idiomes ont beaucoup d'imitatifs, d'augmentatifs, de diminutifs et de péjoratifs. Notre langue est une des plus indigentes à cet égard ; son génie paraît y répugner : cependant, sans encourir le ridicule qu'on répandit avec raison sur le boursouflage scientifique de Baïf, Ronsard et Jodelle, on peut se promettre quelques heureuses acquisitions ; déjà Pougens a fait une ample moisson de privatifs, dont la majeure partie sera probablement admise.

« ... Pour compléter ces familles de mots, il est encore d'autres moyens. Le premier serait d'emprunter des idiomes étrangers les termes qui nous manquent, et de les adapter au nôtre, sans toutefois se livrer aux excès d'un néologisme ridicule. Les Anglais ont usé de la plus grande liberté à cet égard, et, de tous les mots qu'ils ont adoptés, il n'en est pas sans doute de mieux naturalisé chez eux que celui de perftdiousness.

« Le second moyen, c'est de faire disparaître toutes les anomalies résultantes (sic) soit des verbes irréguliers et défectifs, soit des exceptions aux règles générales. A l'institution des sourds-muets, les enfants qui apprennent la langue française ne peuvent concevoir cette bizarrerie, qui contredit la marche de la nature dont ils sont les élèves ; et c'est sous sa dictée qu'ils donnent à chaque mot décliné, conjugué ou construit, toutes les modifications qui, suivant l'analogie des choses, doivent en dériver.

« Si la Convention nationale accueille les vues que je lui soumets, au nom du Comité d'instruction publique, encouragés par son suffrage, nous ferons une invitation aux citoyens qui ont approfondi la théorie des langues, pour concourir à perfectionner la nôtre, et une invitation à tous les citoyens pour universaliser son usage. La nation, entièrement rajeunie par vos soins, triomphera de tous les obstacles, et rien ne ralentira le cours d'une révolution qui doit améliorer le sort de l'espèce humaine. »

A la suite de ce curieux rapport, la Convention vola le décret suivant ;

« Le Comité d'instruction publique présentera un rapport sur les moyens d'exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française. Il présentera des vues sur les changements qui en faciliteront l'étude et lui donneront le caractère qui convient à la langue de la liberté. »

Ce décret n'a jamais reçu d'exécution. Il est plus facile de changer la forme des gouvernements que l'orthographe des participes.

Nous arrivons à l'acte le plus connu de Grégoire comme membre du Comité d'instruction publique, à ses fameux Rapports sur le vandalisme.

Dans l'emportement de sa haine contre le régime féodal et monarchique, le peuple avait, en plus d'un endroit, détruit quelques édifices, et parfois même des oeuvres d'art dans lesquelles il ne voyait que des monuments de l'ancienne servitude. « En tout temps, a dit à ce sujet Hippolyte Carnot, l'ignorance populaire a détruit sans scrupule des objets dont elle ne comprenait ni l'importance historique ni la valeur artistique. La loi n'est-elle pas encore aujourd'hui forcée de protéger nos vieux monuments les plus respectables? Et si des souvenirs récents de honte, d'oppression et d'intolérance irritèrent alors les fils des vilains contre certains édifices féodaux ou religieux, faut-il s'en étonner? » Les autorités révolutionnaires avaient d'ailleurs immédiatement pris des mesures pour mettre un terme à des destructions inutiles et souvent regrettables. La Constituante avait chargé une commission spéciale d'assurer la conservation des bibliothèques et des collections savantes qui avaient appartenu aux ordres religieux supprimés. Cette commission fut maintenue par la Législative et par la Convention sous le nom de Commission des monuments. Le 13 avril 1793, la Convention décréta la peine de deux années de détention contre quiconque aurait, par malveillance, détruit ou dégradé des monuments de science et d'art ; ce décret fut renouvelé le 4 juin suivant ; en décembre de la même année (28 frimaire an II), c'est-à-dire en pleine Terreur, sur un rapport du Comité d'instruction publique, elle remplaça la Commission des monuments, dont on accusait l'insuffisance, par une Commission temporaire des arts, dans laquelle on fit entrer les hommes spéciaux les plus compétents ; cette commission publia, en ventôse an II, une Instruction sur la manière d'inventorier et de conserver, dans toute l'étendue de la République, tous les objets qui peuvent servir aux arts et à l'enseignement. Ainsi, ce fut sous le régime montagnard que les mesures les plus énergiques et les plus complètes furent prises pour protéger les monuments, les oeuvres d'art et les bibliothèques contre ce que Grégoire avait déjà appelé le vandalisme dans son rapport du 21 nivôse an II On peut donc se demander pourquoi, au lendemain du 9 thermidor, Grégoire revint tout à coup à la charge, et se mit à dénoncer le vandalisme avec un véritable acharnement? L'explication est bien simple. Les thermidoriens faisaient à ce moment le procès aux montagnards : il n'était pas d'accusation absurde et calomnieuse qu'ils n'inventassent contre eux ; on trouva à propos de les charger d'un nouveau crime, en leur imputant les destructions et les dilapidations qu'ils avaient cherché eux-mêmes à réprimer. Les trois rapports de Grégoire sur le vandalisme sont simplement un pamphlet contre les vaincus de Thermidor : disons-le nettement, ils sont une mauvaise action. Pour satisfaire ses rancunes politiques, l'évêque de Blois n'a pas hésité à se faire le premier éditeur de cette légende du « vandalisme révolutionnaire » dont se sont si habilement emparés depuis les ennemis de la République.

Le premier rapport de Grégoire sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer est du 14 fructidor an II ; le second et le troisième rapport sont du 8 brumaire et du 24 frimaire an III. C'est dans le troisième rapport que Grégoire cite le prétendu mot de Dumas, président du tribunal révolutionnaire, à Lavoisier, qu'on a tant répété depuis sous diverses formes : « Nous n'avons plus besoin de chimistes ».

M. Eugène Despois, dans un livre excellent (le Vandalisme révolutionnaire, 1868) a fait justice de ce tissu de calomnies et d'erreurs que Grégoire a si malheureusement contribué à répandre. Il a analysé en détail les trois rapports sur le vandalisme, et a montré qu'ils contenaient nombre d'exagérations et de faits controuvés. « Un premier point nous frappe dans ces rapports, dit M. Despois : c'est que l'on y mentionne beaucoup plus d'objets qui ont failli être détruits et qui ont été conservés, que d'objets détruits réellement. Le nombre de ces derniers reste infiniment trop grand encore ; mais, quoique le rapporteur tâche d'être aussi précis que possible, il se borne le plus souvent à dire vaguement : des statues ont été brisées, des toiles ont été déchirées, sans qu'on puisse savoir si ces objets d'art avaient une valeur bien sérieuse. On n'y voit pas un seul chef-d'oeuvre, de ceux du moins dont la perte serait réellement irréparable. A côté de ces destructions constatées, il y en a d'autres dont Grégoire avait trop aisément accueilli la nouvelle, et qu'il est ensuite obligé de démentir. Enfin des assertions, évidemment fausses, ne sont pas rectifiées, quoique d'une vérification assez facile. Dans le troisième rapport, par exemple, on trouve cette prodigieuse assertion : qu'en fait d'antiquités, à Arles, tout est détruit. Les habitants d'Arles, qui se vantent encore aujourd'hui de posséder autant d'antiquités que toute autre ville de France, ont dû être bien surpris de cette étrange déclaration. D'autres accusations portant sur les personnes sont tout aussi peu fondées. Ainsi, quand Grégoire se plaint de l'ignorance de quelques administrations locales, il en pourrait donner une meilleure preuve que celle-ci : « Une administration » nous annonce que la confection de ses catalogues » bibliographiques est retardée, parce que son commissaire ne sait pas la diplomatique. Cette anecdote nous a rappelé Pradon, qui s'excusait d'avoir » transporté une ville d'Asie en Afrique, en assurant » qu'il ignorait la chronologie. Des symptômes d'une » ignorance tellement prononcée font présumer l'absence de beaucoup de notions usuelles. » Malheureusement pour Grégoire, c'est son pédantisme qui est ici de l'ignorance : La diplomatique, dit le Dictionnaire de l'Académie, est l'art de reconnaître les diplômes ou chartes authentiques. »

Après la clôture de la session de la Convention, Grégoire devint membre du Conseil des Cinq-Cents. Pendant la période directoriale, il s'occupa surtout d'affaires ecclésiastiques. L'Etat, en vertu de l'article 354 de la constitution de l'an III, qui disait : « La République ne salarie aucun culte », avait cessé de reconnaître un caractère officiel à l'ancienne Eglise constitutionnelle ; il fallut toute l'énergie de Grégoire pour conserver à cette Eglise, privée de son budget, quelque cohésion et quelque vie. Espérant trouver en Bonaparte un protecteur pour le clergé «assermenté », Grégoire se rallia au régime du 18 brumaire : il fut nommé président du Corps législatif, et, peu après, sénateur. Mais le premier consul jugea plus avantageux de traiter avec le pape ; après la signature du Concordat, tous les anciens évêques furent éliminés et durent céder la place aux successeurs que leur donna la cour de Rome. Déçu dans ses espérances, Grégoire vota au Sénat contre l'établissement de l'empire, ce qui d'ailleurs ne l'empêcha pas d'accepter un peu plus tard le titre de comte. En 1814, il signa avec ses collègues l'acte de rappel des Bourbons ; mais le nouveau régime se montra sévère à son égard : en 1816, il fut exclu de l'Institut, dont il avait fait partie depuis sa fondation, et en 1819, le département de l'Isère l'ayant élu député, la Chambre refusa de l'admettre. Rendu ainsi à la vie privée, il passa ses dernières années dans un isolement presque complet. A ses derniers moments, l'archevêque de Paris défendit de lui donner les sacrements, parce qu'il refusait de rétracter son serment à la constitution civile du clergé : mais il fut administré secrètement par l'abbé Guillon. Grégoire déclara dans son testament qu'il mourait « bon catholique et bon républicain », et ses obsèques, célébrées à l'église de l'Abbaye-au-Bois, servirent d'occasion à une manifestation républicaine.

James Guillaume