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Gréard (Octave)

 Ecrivain, pédagogue et administrateur français, né à Vire le 18 avril 1828, mort à Paris le 25 avril 1904.

Résumé biographique. — Fils d'un receveur des contributions indirectes, Gréard avait fait au collège de Versailles de fortes études. On a souvent cité ses notes ainsi résumées par le proviseur : « Caractère docile, conduite exemplaire, application soutenue, progrès rapides. Sera le modèle des écoliers jusqu'à la un de ses études, » et ensuite, eût-il pu ajouter, jusqu'à la fin de sa vie le modèle des administrateurs. Entré à l'Ecole normale supérieure, section des lettres, avec Prévost-Paradol et Levasseur, il s'y rencontra et s'y lia d'une amitié durable avec About, Sarcey, Challemel-Lacour, Taine, J.-J. Weiss. Agrégé des lettres, professeur aux lycées de Metz, puis de Versailles, puis de Paris, il tut arrêté par une maladie grave à la suite de laquelle, sa voix étant trop affaiblie pour lui permettre de continuer l'enseignement, Duruy le nomma inspecteur de l'académie de Paris (1864) et le chargea (23 mars 1865) du service de l'enseignement primaire dans le département de la Seine, dont il fut, cinq ans plus tard, nommé directeur (1870). En juillet 1872, Jules Simon lui demanda de cumuler cette direction avec celle de l'enseignement primaire au ministère, et le nomma inspecteur général. Relevé de ses fonctions au ministère par le ministre du 24 mai, Batbie (11 octobre 1873), il refusa de rentrer à l'administration centrale avec Waddington (1876), préférant se consacrer exclusivement à la direction de l'enseignement primaire de la Seine, qu'il exerça jusqu'en février 1679. Dès 1874, il recevait le prix Halphen. En 1875, il était élu membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Il était devenu docteur ès lettres en 1866 avec une thèse très remarquée sur La morale de Plutarque.

En arrivant au ministère, Jules Ferry le nomma vice-recteur (recteur) de l'académie de Paris (février 1879). A la mort d'Albert Dumont, M. Fallières lui offrit de réunir dans ses mains la direction des enseignements secondaire et supérieur : il préféra rester à la Sorbonne. Il refusa de même l'offre d'un siège de sénateur, bien décidé à se dévouer tout entier au service de l'Université, dont il occupait par ses hautes fonctions, par la présidence d'innombrables commissions, et par son ascendant personnel, la plus haute magistrature morale. Il fut élu membre de l'Académie française en 1886. Membre du Conseil de la Légion d'honneur depuis 1884, il reçut successivement les plus hautes dignités de l'ordre, jusqu'à celle de grand'croix. Peu de temps après la mort de Mme Gréard, il prenait sa retraite (8 octobre 1902) et quittait la Sorbonne, tout en gardant la présidence des commissions dont il était l'âme depuis vingt-cinq ans. Le 25 avril 1904, il avait présidé la séance du Conseil supérieur avec son activité et son aisance coutumières. Il levait à midi la séance, qui devait reprendre à trois heures. Quelques instants après, il tombait foudroyé.

Les obsèques, suivant sa volonté, furent célébrées avec une extrême simplicité, aucun discours ne fut prononcé, mais son éloge, avec une rare unanimité, fut dans toutes les bouches et dans tous les coeurs.

Principaux ouvrages : La Morale de Plutarque, 5e éd., 1891 ; Petit Précis de littérature française, 9" éd., 1889 ; Lettres d'Abélard et d'Héloïse, 1868 ; Organisation pédagogique de la Seine, 1868, nombreuses rééditions ; Des écoles d'apprentis, mémoire adressé au préfet de la Seine, 1872 ; L'Enseignement primaire à Paris et dans le département de la Seine de 1867 à 1877, à l'occasion de l'Exposition universelle de 1878 ; Rapport à l'Académie des sciences morales et politiques sur le concours relatif à l'histoire critique des doctrines de l'éducation en France depuis le seizième siècle (1877) ; L'Enseignement secondaire à Paris en 1880, 1881 ; La Première Application du plan d'études de 1880, 1881 ; L'Enseignement secondaire spécial, 1881 ; L'Enseignement secondaire des filles a Paris, 1883 ; L'Esprit de discipline dans l'éducation, 1883 ; L'Éducation des femmes par les femmes, 1885 ; Education et instruction, 4 vol., 1888 ; Mme de Maintenon, extraits, précédés d'une introduction, 1884 ; un volume sur Prévost-Paradol, 1889 ; un autre sur Edmond Scherer, 1890 ; Quelques mots sur les pédagogues et la pédagogie, 1891 ; Nos adieux à la vieille Sorbonne, 1893 ; enfin la grande collection en six volumes in-8° et une table (2e éd.) : La Législation de l'enseignement primaire depuis 1789 jusqu'à 1900.

Gréard inspecteur d'académie à la préfecture de la Seine (1865-1870). — Victor Duruy, en nommant Gréard à ces fonctions jusque-là fort effacées, prévoyait-il ce que celui-ci allait en faire?

« Les contemporains se souviennent encore de l'impression que produisit, dans l'administration de la préfecture de la Seine, l'arrivée de ce jeune fonctionnaire, distingué, élégant, sachant allier à la gravité universitaire une bonne grâce accueillante, une aménité spirituelle» (Duplan). La grande question était de savoir s'il ferait accepter, on ne songeait pas à dire son autorité, mais sa collaboration, au préfet de la Seine, qui était le baron Haussmann. Sa première et discrète victoire, d'où toutes les autres devaient découler, fut d'obtenir de travailler directement avec le préfet. Ce point emporté, on pouvait être sûr que son influence personnelle ferait le reste. Et, en effet, si absorbé que fût Haussmann par la transformation de Paris, il ne pouvait pas rester longtemps indifférent aux plans de réforme scolaire que le nouveau fonctionnaire lui soumettait. Il fut, le premier, séduit par Gréard.

M. Duplan, qui fut plus tard et pendant de longues années le secrétaire de Gréard, a noté exactement ce qui fut le trait original des débuts de Gréard à la Seine. C'est que « dès qu'il s'est trouvé en contact avec l'enseignement primaire, avec le modeste enseignement du peuple, il s'est épris pour lui d'un intérêt, d'une passion qui ne se sont jamais démentis ». A cette époque, les questions d'enseignement populaire préoccupaient très faiblement l'opinion publique. Et surtout elles étaient si peu connues que les mieux intentionnés en restaient à la plus vague et à la plus superficielle sympathie, sans la moindre idée qu'il y eût à introduire dans ce domaine une méthode ; des principes et un plan d'ensemble.

« Quant à l'Université officielle, à peine sortie du régime d'oppression, d'étouffement, sous lequel elle avait vécu depuis 1852, il serait peut-être excessif de dire qu'elle dédaignait l'enseignement primaire : elle l'ignorait. C'était donc chose bien nouvelle, bien insolite, que de voir un universitaire de marque se rapprocher de ces modestes instituteurs, de ces humbles maîtres d'école, s'enquérir des conditions dans lesquelles ils accomplissaient leur tâche, en apprécier les difficultés, et concevoir en quelques mois, avec une lucidité admirable, tout un plan d'organisation qui devait avoir pour résultat de simplifier cette tâche, de la rendre plus aisée et plus fructueuse. »

Bien que ces choses soient d'hier, elles sont si loin de nous qu'il faut un effort pour les faire revivre. On ne peut pourtant mesurer l'oeuvre de reconstruction de Gréard sans se représenter l'état dans lequel il prenait l'instruction primaire à Paris.

Il trouvait trois groupes d'écoles : les écoles publiques laïques, les écoles publiques congréganistes, enfin l'enseignement libre ou privé. Ces trois groupes ne se ressemblaient que par l'extraordinaire laisser-aller qui y engendrait le désarroi, la confusion, l'anarchie pédagogique.

C'était une insigne audace que de prétendre débrouiller ce chaos et y faire pénétrer une vue d'ensemble, un plan de réforme méthodique, un principe d'unité organique. Telle fut l'ambition de Gréard.

Et l'on n'a pas assez remarqué que ce fut, en somme, la méthode et le plan de l'enseignement secondaire qu'il entreprit d'appliquer aux plus humbles écoles populaires. Il voulut qu'à l'école comme au lycée l'enseignement fût collectif, qu'il fût gradué, qu'il s'adressât directement et également à tous, qu'ainsi chaque élève fût compté comme une unité dont le maître a la charge et le souci.

Pour mesurer la portée de la révolution pédagogique qu'il inaugurait, il faut se reporter à l'état des écoles populaires de Paris lors de son arrivée à l'Hôtel de Ville. C'était le moment où finissait dans un désordre indescriptible l'ancien enseignement mutuel, et où il n'existait encore aucun nouveau mode régulier d'enseignement populaire. Il ne restait presque plus rien de l'organisation ingénieuse, quoique un peu mécanique et artificielle, qui avait permis de réunir, comme dans la fameuse salle de la Halle aux Draps, sous la direction d'un maître unique, plusieurs centaines d'enfants groupés en cercle autour de jeunes moniteurs. Gréard, tout en rendant justice à l'école mutuelle qui avait suppléé au défaut de maîtres, de locaux, de livres et de méthodes, entreprit, suivant la modeste expression de ses premiers rapports, de « régulariser l'organisation de l'enseignement ». Il a publié, sous le titre d'Organisation pédagogique des écoles de la Seine, un rapport au Conseil départemental (25 mai 1868), des « programmes et instructions », suivis de circulaires (15 octobre 1868, sur l'esprit des programmes et le classement des élèves ; 14 et 17 août 1869, instructions générales sur l'application du règlement organique ; 19 août 1869, sur les travaux de couture ; 5 août 1870, sur l'emploi du temps, etc.). Ce recueil constitue le germe du nouveau plan d'éducation que dix années d'efforts continus devaient définitivement réaliser. C'est dans ces premiers documents qu'on peut retrouver, sous sa forme initiale, la méthode réformatrice qui fut la création personnelle de Gréard.

Sa première instruction générale fixait ainsi les points caractéristiques de cette réforme :

« Organisation de cours gradués ; — partage des élèves suivant leur force ; — régularisation de l'enseignement ; — fixation des programmes ; — établissement des examens du certificat d'études : telles sont les mesures fondamentales que le nouveau règlement prescrit. »

Il faudrait reprendre l'un après l'autre ces divers points pour donner une idée de la réforme conçue et menée à bonne fin par Gréard.

Bornons-nous à marquer d'abord la portée pratique de la division ainsi établie de tout l'enseignement primaire en trois cours : élémentaire, moyen et supérieur. Ensuite, la nouveauté de cette règle inspirée par un sentiment exact, peut-être exagéré, mais certainement sage, des limites que la force des choses, c'est à-dire l'état social présent, impose à l'école des enfants du peuple : l'enseignement y sera concentrique, c'est-à-dire que les trois cours seront une triple édition du même programme, sommaire et enfantin dans le premier degré, déjà étendu, raisonné et approfondi dans le second, repris à fond, élargi et complété dans le troisième.

Gréard insistait sur la nécessité de donner à l'école primaire un caractère marqué de simplicité, de précision, de sobriété et de solidité, excluant toute recherche du superflu et même de l'accessoire qui obscurcirait le principal. Savoir peu, mais savoir bien, telle était pour lui la devise de tout cet enseignement.

Quant au mode de distribution de l'enseignement, Gréard instituait résolument — réforme qui exigea peut-être plus d'efforts que toutes les autres — le « mode simultané », c'est-à-dire l'obligation pour le maître de s'adresser directement à toute la classe. D'où la nécessité de faire autant que possible de chaque classe un groupe homogène. Sans doute, disait-il, « du jour où vous placez deux enfants sous une même direction, vous avez nécessairement deux degrés de force. La seule condition que l'on puisse exiger d'une organisation pédagogique, c'est que les élèves appelés à participer à un même enseignement soient tous capables de le suivre. Bien entendu, c'est sur le pas des élèves moyens que le maître doit régler sa marche. En même temps qu'il tend ainsi la main aux derniers, il oblige les premiers à revenir en arrière et à se mieux rendre compte de ce qu'ils savent: l'objet des études primaires n'est pas de beaucoup apprendre, mais de bien apprendre. »

La sanction de ces études devait être, dans sa pensée, le certificat d'études. L'institution à cette date était toute récente, sans autre autorité que celle d'une circulaire de Victor Duruy. Gréard contribua plus que personne en France à la généraliser. Conséquent avec lui-même, il n'en voulait nullement faire un petit baccalauréat primaire. Ce devait être « le fruit naturel d'études régulières ». Il devait s'obtenir sans rien qui ressemblât à une préparation spéciale. Gréard ne se lassait pas de dire du certificat, comme de tout l'enseignement primaire : « C'est sur la masse des élèves et non sur une élite qu'il faut que portent nos efforts ». Aussi ne cessa-t-il de lutter pour donner au certificat d'études le caractère d'une simple constatation finale de bonnes études primaires, normalement accessible à tout élève sortant.

Gréard directeur de l'enseignement primaire de la Seine (1870-1879). — Cette seconde période se rattache étroitement à la première. C'est la continuation, très agrandie par la République, de l'oeuvre commencée sous l'Empire.

L'inspecteur d'académie (promu en 1872 au grade d'inspecteur général) devenait le chef suprême de tous les services scolaires municipaux et départementaux que, jusque-là, se partageaient ou se disputaient des bureaux distincts, et qu'il centralisa sous une seule autorité.

Il en résulta d'abord une impulsion toute nouvelle donnée, comme le voulait la République, à la partie matérielle de la tâche.

« Il ne suffisait pas, dit son collaborateur de toute cette période, M. Duplan, de décréter la diffusion de l'instruction. Dans tous les quartiers de Paris, les écoles faisaient défaut. Une campagne de constructions scolaires avait bien été engagée dans les dernières années de l'Empire, mais elle ne s'était guère appliquée qu'aux régions de la périphérie, c'est-à-dire aux anciennes communes annexées en 1860, et, même dans ces régions, elle était loin d'avoir donné satisfaction aux besoins de la population. Les finances de la ville de Paris, éprouvées par l'administration coûteuse de M. Haussmann, par les désastres du siège et de la Commune, avaient besoin de grands ménagements. Il fallait obtenir des ressources d'un Conseil municipal sage, bien intentionné, mais qui, issu pour la première fois du suffrage universel, n'abordait pas sans inquiétude tant et de si graves problèmes. »

Les nombreux « mémoires au préfet », rédigés par Gréard avec un soin du détail, un souci de la dépense et une sûreté de méthode qui inspirèrent confiance au Conseil, permirent de tracer, puis de réaliser graduellement un plan d'ensemble. Quand il quitta la préfecture en 1879. « il avait doté la ville de Paris de 85 écoles nouvelles, c'est à-dire d'environ 35 000 places d'élèves, plus 14 000 obtenues par des améliorations partielles ».

Le recrutement du personnel était toujours le problème le plus difficile à résoudre. La seule solution était l'établissement de deux écoles normales laïques, l'une d'instituteurs, l'autre d'institutrices. Gréard s'y employa sans relâche, et il eut, avec l'appui de Jules Simon, le bonheur de faire aboutir la double fondation (octobre 1872, janvier 1873).

Ainsi fut assuré le recrutement d'un personnel nécessaire à l'oeuvre entreprise. « N'est-ce pas seulement dans une école normale ; écrivait Gréard dans son rapport au préfet de la Seine, qu'on peut espérer d'inculquer à de jeunes instituteurs, avec la connaissance des meilleures méthodes d'enseignement, l'amour de la profession, le sentiment d'une solidarité élevée, l'habitude du devoir, en un mot les principes qui font l'honnête homme et le citoyen éclairé en même temps que le bon maître?

Parmi les autres et considérables créations dues à Gréard, il faudrait citer : celle des écoles primaires supérieures instituées sur le modèle de l'établissement dû à l'initiative de Philibert Pompée, et qu'on appela d'abord, pour cette raison, les « écoles Turgot » (Colbert, Lavoisier, J.-B, Say) ; l'extension du collège Chaptal ; l'organisation des cours d'adultes ; enfin et surtout une de ses oeuvres les plus originales, la constitution de l'école d'apprentis du boulevard de la Villette (plus tard école Diderot) : son rapport sur cette école posait les principes d'une organisation absolument nouvelle, qui est une de ses oeuvres les plus personnelles.

Avec sa lucidité habituelle, Gréard avait étudié la crise de l'apprentissage: il en avait dégagé les causes et montré le danger économique et moral. Comme remède, outre les subventions données aux organisations privées, les encouragements accordés aux apprentis fréquentant les cours du soir, le développement des classes de dessin d'art et surtout de dessin géométrique, il proposait, « à titre de type à multiplier, s'il y avait lieu », une école où l'apprenti passerait les années difficiles, de treize à seize ans. Il voulait ainsi « transformer ce que les premières années de l'apprentissage ont de stérile et de dangereux en un stage fécond pour toutes les facultés de l'apprenti, exercer en même temps son intelligence et sa main par une éducation professionnelle à la fois théorique et pratique, mais où la théorie laisse la plus large place à la pratique ; l'entretenir, en élevant un peu le degré, dans les connaissances moralisatrices de l'école primaire. »

« L'oeuvre matérielle est immense, on le voit : ce qui peut s'appeler l'oeuvre morale n'est pas moins considérable.

« C'est l'élan donné à tous, c'est l'exemple d'une activité infatigable suffisant à tous les devoirs et s'en créant même de surérogatoires par scrupule et raffinement de zèle : c'est l'intelligence pénétrante des besoins de la population parisienne et des vrais intérêts de la démocratie ; c'est une attention sans cesse en éveil et en quête de perfectionnements nouveaux. » (Henri Michel).

C'était aussi — trait moins souvent noté — l'effort pour arracher l'enfant à l'injustice de sa destinée : « De toutes les misères humaines, — écrit Gréard, — je n'en sais pas de plus touchantes que celles qui atteignent l'enfant. Trop souvent l'homme est responsable des malheurs qu'il subit et il a le moyen d'y remédier en travaillant : l'enfant est une victime innocente et impuissante. Quand, au coeur de l'hiver, dans les hauts quartiers de Paris, on voit s'acheminer vers l'école ces petits êtres chétifs, proprement tenus, mais grelottant sous un vêtement insuffisant, le teint hâve, et portant toutes les marques d'une faiblesse native, on ne peut penser sans tristesse à l'inégalité des conditions de la vie. La commisération pour ces souffrances devient plus pénétrante encore lorsqu'on se rend compte que l'enfant en a conscience. »

On a bien remarqué un des secrets de la force de Gréard : il attribuait à l'instituteur, au professeur, un si noble rôle, il lui assignait un tel rang et lui donnait une si haute idée de son oeuvre, qu'il pouvait ensuite lui demander beaucoup. Ce fut sa manière d'entendre l'autorité, et la sienne fut sans contredit une des plus fermes, des plus pressantes et des plus efficaces. C'est qu'il la fondait sur la théorie même des rapports tels qu'il les concevait entre le maître et l'élève. « Ce qui, dit-il, aux yeux de l'écolier, constitue le maître, c'est la pleine possession de soi-même, le parfait accord de la conduite et du langage, l'esprit d'exactitude et de justice, un judicieux mélange de bienveillance et de fermeté, tout ce fond de qualités graves et aimables sur lequel repose ce qu'on appelle le caractère. Il n'est point de réactions naturelles, pas de conséquences inévitables dont on puisse attendre les effets qu'exercent l'air, l'ascendant, la parole d'un homme ainsi établi dans la conscience des enfants. Comme il donne à la récompense sa valeur, il imprime à la peine sa force moralisatrice. Lui seul est capable d'éveiller dans l'esprit de l'élève le sentiment de la faute commise, ce mécontentement de soi qui est le commencement de la sagesse, d'accomplir en un mot l'oeuvre de persuasion qui, suivant une heureuse expression de Rollin, est la vraie fin de l'éducation. »

L'ensemble de ces travaux a été caractérisé avec un rare bonheur de justesse, de force et de précision par le successeur de Gréard à la Sorbonne, dans une page qui peut servir de conclusion à ce résumé

« L'oeuvre scolaire d'Octave Gréard est écrite, tantôt indépendante, tantôt mêlée à celle des autres à toutes les pages de notre enseignement public, pendant le dernier tiers du dix-neuvième siècle, dans les pierres de cette nouvelle Sorbonne, construite sous son consulat, dans celles des nouveaux lycées de garçons et de filles distribués par sa main sur le sol de Paris, dans celles des deux écoles normales d'instituteurs et d'institutrices de la Seine, dans celles des écoles primaires de la Ville, et, hors de ces pierres, elle l'est aussi, à doses diverses, dans l'organisation nouvelle de ces établissements, dans leurs programmes, dans leurs méthodes. Mais nulle part elle n'apparaît plus personnelle et plus féconde que dans les écoles populaires de Paris. Coadjuteur dans l'enseignement supérieur, modérateur dans l'enseignement secondaire, là, Octave Gréard fut vraiment un créateur.

« Lorsque l'heureuse divination d'un choix ministériel eut préposé à la direction de l'enseignement primaire de la Seine ce professeur « d'humanités » qui semblait moins destiné à faire un chef d'instituteurs qu'un professeur de la Sorbonne ou du Collège de France à la façon de Martha ou d'Hippolyte Rigault, ce bourgeois d'Ile de France de souche conservatrice, ce classique « nourri aux lettres », qui voulait bien ouvrir les lycées aux souffles de' la vie moderne et aux découvertes des sciences, mais à la condition que le culte principal continuât d'y être rendu aux « lettres éducatrices », aussitôt son bon sens pénétrant, son jugement droit, sa conscience du devoir public, son amour éclairé du peuple qu'il voulait affranchi de l'ignorance, mais discipliné par la raison, firent de lui un admirable réformateur de l'enseignement populaire.

« Des idées de changement flottaient dans l'air, isolées et confuses, incomplètes et troubles. Son esprit s'en empare, les condense et les clarifie ; son intelligence les ordonne ; sa volonté les réalise. De nouvelles écoles s'élèvent ; de nouveaux maîtres se forment. Les rudimentaires procédés de l'enseignement mutuel disparaissent ; des cours gradués d'études s'organisent, des méthodes rationnelles et vivantes les animent, et bientôt c'est partout le travail joyeux et confiant d'une réformation véritable à laquelle maîtres et maîtresses sont heureux de concourir sous l'impulsion d'un chef dont ils sentent la grandeur, auquel dès lors tous vouent un culte de respect, de gratitude et d'affection. » (Discours de M. Liard à l'inauguration du monument Gréard au square de la Sorbonne, 11 juillet 1909.)

Ajoutons aux titres de Gréard comme administrateur son jugement sur la loi Falloux et le régime de 1850, tel qu'il est consigné dans son discours de réception. Après avoir rappelé que M. de Falloux, auteur de cette loi, « avait inspiré la plupart des tempéraments qu'elle reçut », il ajoute : « Mais — pour ne toucher qu'aux principes sur lesquels elle reposait — alors qu'on annonçait l'intention de détruire un monopole que personne ne défendait plus, était-il conforme à l'équité de reconstituer les privilèges en sens contraire, de créer des jurys et des brevets d'exception, de répudier le droit commun qui est l'essence même et la raison de la liberté? Etait-il d'une politique prévoyante de substituer au loyal stimulant de la concurrence les défiances d'un antagonisme qui risquait d'introduire dans l'éducation les dissentiments des opinions de parti? Pourquoi surtout amoindrir l'enseignement de l'Etat, — ne pouvant le détruire, — dans son autorité : en morcelant les grandes régions académiques ; dans son indépendance : en le mettant sous tutelle au sein des conseils appelés à régler ses intérêts ; dans sa valeur : en abaissant les programmes de l'Ecole normale ; dans son honneur : en jetant le discrédit sur l'élite de ceux qui le servaient? L'effet de cette suspicion ne tarda pas à se produire.

« C'est peu de temps après que nous avons vu nos maîtres, ceux à qui nous devions ce que nous sentions en nous de meilleur, écartés de chaires dont ils étaient la force et l'éclat, nos plus brillants condisciples mis en cause pour leur dévouement à la science et punis de leur talent. »

Jules Ferry a consacré d'un mot la place due à Gréard dans l'histoire de notre enseignement populaire quand, présidant la séance de clôture de l'un des Congrès pédagogiques de la Sorbonne (1881) dont Gréard avait été l'âme, il l'appelait, aux applaudissements enthousiastes des délégués primaires de tous les départements, « le premier instituteur de France ».

Gréard vice-recteur de l'académie de Paris (1879-1902). — C'est la période la plus longue de sa vie administrative. Elle défie l'analyse précisément parce que l'action du recteur est tellement continue, se disperse en une telle multiplicité, se mêle surtout si intimement, si discrètement, à celle de tous les ministres, de tous les bureaux, de tous les conseils universitaires, que plus son influence personnelle est immense, plus elle s'absorbe dans l’impersonnalité administrative.

L'enseignement secondaire, l'enseignement supérieur directement, — et même l'enseignement professionnel et technique à tous ses degrés indirectement, par son grand rôle dans le Conseil supérieur de l'enseignement technique, — lui durent des services trop nombreux et trop variés pour que nous songions à en faire le tableau précis et complet.

Parlant de cette période, Henri Marion disait, dans la Grande Encyclopédie : « Rien d'important ne s'est fait qu'il ne l'ait sinon inspiré, du moins tempéré, mis au point, organisé dans une large mesure et fait passer dans la pratique. Rôle unique qui a fait de lui un des hommes les plus considérables de notre temps. »

Ici encore, faute de pouvoir entreprendre une énumération qui serait sans terme et qui ne dirait rien, nous emprunterons au discours déjà cité de son successeur, M. Liard, quelques traits qui peignent cette physionomie, résument ce caractère, et mettent en lumière ce rôle d'un homme qui partout ne voulut jamais être que le second et partout fut justement considéré comme le premier. .

Voici d'abord le portrait de l'homme :

« Rarement, dans notre milieu des écoles, homme exerça autour de soi pareil ascendant. Son prestige physique y était pour une part. Il était beau, de grande taille, d'allure vive et rythmée, portant légèrement inclinée une tête lumineuse, grave et souriante, d'un sourire qui n'était pas sans mystère, à la bouche nette et fine, aux grands yeux perspicaces, dont les regards directs arrêtaient le mensonge, vraie figure de prélat diplomate, digne du pinceau d'un Rigaud, aux jours où elle s'entourait de l'ampleur du vêtement rectoral, ou de celui d'un Largillière, aux jours plus fréquents où elle restait familière. Tour à tour, il imposait et séduisait. Il aimait surtout à séduire. »

On peut rapprocher de ces lignes celles de son confrère à l'Académie française, Paul Hervieu :

« Le visage si fin de M. Gréard semblait avoir été taillé dans le grain le plus pur de la pierre de Paros. On y retrouvait les lignes sereines d'un chef-d'oeuvre antique. Cependant cette figure aux prunelles profondes, cette face grave et comme immobile, portait une douce clarté, un rayonnement d'indulgence. On imagine que la grâce lumineuse, et signalétique, de M. Gréard lui fut conférée par l'occupation assidue de culture qui le tournait vers la jeunesse. Il reflétait ainsi la fraîche fleur des esprits en éclosion, fleur perpétuellement renouvelée qu'il eut toujours présente aux yeux. Et son coeur respira jusqu'à la fin l'air vivifiant, la brise matinale qui vient de l'avenir. »

Puis voici Gréard à l'oeuvre, dans son cabinet rectoral, dans les commissions et les conseils :

« Nul plus que lui, écrit M. Liard, ne prenait intérêt à la vie : mais il n'était pas de ceux qui se contentent de la regarder couler comme un spectacle vu d'un fauteuil. Animé par un feu intérieur dont il ne laissait que très rarement apparaître la flamme, il agissait sans cesse, chaque jour, du matin au soir, et souvent son matin commençait tôt et son soir finissait tard. Outre sa lourde besogne quotidienne d'administration, il était de tous les conseils, de toutes les commissions de l'instruction publique et de quelques autres encore, ne se refusant jamais, trouvant moyen de subvenir à tout, parce qu'il faisait tout avec célérité et méthode, toujours frais, toujours dispos, sans jamais trace apparente de fatigue ou d'ennui, se mouvant avec aisance au milieu des difficultés, leur faisant bon visage, je dirais presque les accueillant avec plaisir, parce qu'il voyait en elles le stimulant de son activité, et qu'il savait que ses mains les dénoueraient toujours avec prestesse et élégance.

« Il était de la race des grands « commis » de l'ancienne monarchie, pour qui le « service » était tout, et qui mettaient leur honneur à s'y asservir entièrement. Le « service », un mot qu'il prononçait souvent, était pour lui le premier des devoirs, et ce mot, qui peut être fort bas, prenait dans sa bouche grandeur et noblesse, parce qu'en cette bouche il signifiait clairement la subordination de l'homme au bien public.

« Sa merveilleuse activité, dont l'aisance était une grâce, était servie par une intelligence prompte et lucide, par une parole souple, précise et animée, et par le don de pénétrer les âmes.

« Pour bien apprécier la qualité de son esprit et de sa parole, il faut l'avoir entendu au Conseil supérieur de l'instruction publique, au temps de Jules Ferry. La question débattue venait-elle à s'obscurcir, d'office le ministre lui donnait la parole. Et peu à peu, comme l'eau qui tombe d'un filtre en gouttes transparentes, du réservoir de ses lectures, de ses réflexions et de son expérience, les idées coulaient limpides, et une clarté se faisait dans les esprits. Qui ne l'a pas entendu discuter ne sait pas ce qu'il avait en lui de ressources pour convaincre et persuader, combien sa dialectique était enveloppante et serrante, avec quelle sûreté elle touchait aux points justes, avec quel charme elle se faisait caressante, avec quelle vigueur elle savait, quand il fallait, frapper et conclure.

« Octave Gréard excellait aussi à conduire et à faire aboutir les négociations. Une fois informé du but, il se mettait en campagne, persuasif ou pressant, suivant les hommes et les circonstances, ingénieux, inventif, répondant à tout et à tous, toujours par l'argument topique, et donnant toujours si manifestement l'impression qu'il avait raison, qu'on ne pouvait se refuser à lui donner raison. Son chef-d'oeuvre en ce genre fut la négociation avec la Ville de Paris pour la construction de la nouvelle Sorbonne.

« Elle est une des belles oeuvres de la République ; cette magnifique Sorbonne, qui nous rend aujourd'hui les grands jours de la vieille université, alors que, de toutes les parties du monde civilisé, les étudiants venaient en foule aux écoles de Paris. Mais il n'est pas douteux que, sans Octave Gréard, elle n'eût pas eu cette grandeur et cette magnificence. »

Un autre bon juge, Léon Bourgeois, qui, dans ses divers ministères, l'avait vu à l'oeuvre, et qui surtout, dans la réforme de l'enseignement secondaire, avait pu mesurer les ressources infinies de son esprit, lui rend le même témoignage :

« C'était merveille, en vérité, de voir comment entre ses mains, par des passages insensibles, l'affaire la plus redoutable parfois se simplifiait, s'aplanissait et semblait s'offrir d'elle-même à la solution. Ou sentait là quelque chose d'analogue à l'art du grand peintre qui, par quelques touches légères, mais d'une justesse de valeur exceptionnelle, change tout le relief, toute la distribution des ombres et des lumières dans un tableau. »

Outre les discours de réception à l'Académie et les notices nécrologiques, on consultera avec fruit l'excellente étude publiée par Mlle P. Bourgain, sous ce titre : Gréard, un moraliste et un éducateur (préface de Léon Bourgeois).