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Goût

On appelle goût celui de nos cinq sens qui nous fait percevoir les saveurs. Son siège principal est dans les muqueuses qui tapissent la bouche. Il est, à cause de cela, en relations très intimes avec l'odorat.

Le développement du goût paraît être soumis aux lois qui règlent le jeu de toute la sensibilité. Les sensations, répétées sans qu'on y prenne garde, s'affaiblissent ; surveillées par une intelligence attentive, elles deviennent au contraire plus distinctes et plus délicates. Aussi le dégustateur de profession obtient-il, par l'exercice, une merveilleuse finesse de goût. Le glouton ne sait plus ce qu'il mange, et le gourmet le sait trop.

Les meilleures règles de pédagogie qu'on puisse formuler à propos du goût, sont des règles de morale, telles qu'en ont donné les écrivains anciens et modernes, en recommandant la tempérance, l'usage des mets simples, hygiéniques, et non de ces nourritures extraordinaires et épicées qui blasent le palais et altèrent la santé. Les Spartiates, imitateurs du brouet noir, disaient volontiers que le meilleur assaisonnement des mets était l'appétit. Le maître qui aura inculqué à son élève l'habitude et l'amour de la sobriété, aura fait tout ce qu'il faut pour son goût.

Rousseau indique le goût comme un des moyens par lesquels l'éducateur peut agir sur l'élève. Il utilise les gâteaux comme enjeu d'une course entre quelques enfants. Il ne craint pas d'exciter ainsi leur gourmandise. Il trouve naturel qu'une friandise récompense un effort dont elle a été le but et l'occasion. Dans une méthode d'éducation inverse qui, au lieu d'indulgence pour la nature, a de la sévérité pour elle, on n'a que trop abusé de l'eau et du pain sec.

De même qu'il y a un goût qui nous fait trouver les saveurs agréables ou désagréables, il y a comme un sens de notre esprit qui nous avertit de la convenance ou de l'inconvenance des paroles et des actions, de la beauté ou de l'imperfection des objets. Ce jugement, d'ailleurs révisable, est d'abord indépendant de toute réflexion, comme la perception des saveurs elles-mêmes, comme le plaisir ou le désagrément qu'elles nous causent. Nous disons d'une oeuvre ou d'une action qu'elle nous parait belle ou laide, Comme nous disons d'une saveur qu'elle nous paraît bonne ou mauvaise. Il y a donc un goût de l'esprit, comme il y a dans le corps un sens physique du goût.

L'un et l'autre sont des facultés générales de l'homme. En matière de beauté comme dans l'appréciation des saveurs, tout le monde a un goût et chacun a son goût. Mais comme les goûts physiques relèvent uniquement de la sensibilité, qui est toute personnelle, ils ne peuvent être discutes ; on aime ou on n'aime pas les choses, le raisonnement n'y peut rien. En matière de critique, au contraire, c'est l'esprit qui est en jeu ; et toutes les fois que l'esprit porte un jugement, il y mêle plus ou moins d'éléments rationnels, c'est-à-dire des notions communes à tous les hommes raisonnables. On en peut donc raisonner ; on peut arriver à se convaincre, après examen comparatif, qu'il y a des goûts meilleurs les uns que les autres, qu'il y a un bon et un mauvais goût. En effet, l'existence d'un bon goût est si universellement reconnue par les hommes, que c'est de lui qu'on parle ordinairement sous le nom de goût. De l'homme de mauvais goût on dit simplement qu'il n'a pas de goût.

L'homme de goût porte, sur la beauté ou l'imperfection des choses, en un mot sur leur valeur esthétique, un jugement immédiat que l'examen ultérieur ne fait que confirmer. Et non seulement sa sensibilité, vive et de bon aloi, l'avertit vite et sûrement des beautés qui ne laissent pas indifférent le commun des mortels. Il trouve encore des charmes à des objets où d'autres n'en voient pas. Il est choqué par des défauts qui sont insensibles à d'autres yeux. Il considère comme mauvaises et rebutantes bien des choses que le vulgaire trouve au contraire plaisantes et admirables. Il a donc à un plus haut point le goût naturel des autres hommes ; il a, de plus qu'eux, des délicatesses de perception qui leur sont étrangères ; enfin son jugement contredit et rectifie souvent celui du vulgaire.

Il y a des beautés tellement évidentes que tout le monde les sent. De cet ordre sont les manifestations pures et simples de l'être, de la vie, de la force, pourvu qu'elles aient quelque netteté et quelque puissance. Il n'y a pas besoin qu'elles soient compliquées. Un diamant est beau parce qu'il a de l'éclat ; le soleil est splendide parce qu'il semble rayonner la vie ; une machine est belle, soulevant un colossal fardeau que la force humaine ne pourrait remuer. Une surface polie, une masse imposante, une passion vigoureuse, bien d'autres choses encore ont leur beauté, qui consiste uniquement en ce qu'elles font sur nous une impression simple et intense ; il n'est pas besoin d'être homme de goût pour l'éprouver : le beau est ici plutôt ce qui frappe fort que ce qui frappe juste.

Mais il y a dans toute impression, même simple, une justesse où le goût est déjà intéressé. Une note est juste ou fausse par elle-même ; on peut et on doit en dire tout autant d'une couleur, d'un sentiment. A quoi tient cette justesse? Sans doute à l'harmonie des éléments indistincts qui composent au fond toutes nos sensations, simples en apparence, et qui y sont même infiniment nombreux. Une note se résout, à l'analyse, en une foule de sons divers, une couleur en d'autres couleurs élémentaires. L'organe de l'homme de goût doit être nécessairement fait pour percevoir cette justesse, cette harmonie. Et quels sont les ensembles de petits éléments indistincts qui nous paraissent, éminemment entre tous, avoir cette harmonie? Il y a ici des points encore obscurs et qu'il appartient à la physiologie d'éclairer. Ce qu'elle semble dès à présent nous apprendre, c'est que les sons et les nuances auxquels nous reconnaissons l'agrément et la justesse sont ceux auxquels la disposition normale de nos organes offre, pour ainsi dire, l'entrée la plus facile, L'organe de l'homme de goût serait donc celui dont la disposition intrinsèque permettrait le plus facile accès aux éléments de sensation les mieux groupés, celui qui ressemblerait le plus à une serrure exacte pour une clef bien proportionnée en soi. Tout le monde n'a Pas cette exactitude des sens ; il y a des gens qui ont oreille fausse ; il y en a, qu'on appelle daltoniens, qui ne distinguent pas certaines couleurs entre elles. Il est clair qu'avec ceux-là, il n'y a pas plus à discuter, même à propos des objets des deux sens esthétiques, la vue et l'ouïe, qu'il n'y à lieu de discuter avec personne de ses goûts en matière de nourriture. Qui vous assure que vous voyez les choses au travers du même prisme? N'avez-vous pas souvent la preuve que votre voisin ne discerne point un accord d'une cacopbonie ? D'autres, au contraire, naissent avec une aptitude extrême pour percevoir exactement la pureté des couleurs ou des sons. Pour ceux-là, il résulte de leur perception même un vif plaisir qu'ils renouvellent volontiers. On dit qu'ils ont du goût pour la peinture, pour la musique

Ce serait peu de s'en tenir aux dons de la nature, si généreux qu'ils fussent. Le goût, en s'exerçant, ne tarde pas à percevoir des nuances nouvelles et à distinguer une foule de sensations et de sentiments délicats, là où il n'apercevait d'abord qu'un ensemble confus. Il se complaît de jour en jour davantage dans cette opération exquise, qui recrée pour ainsi dire la beauté, en la retrouvant voilée là où elle se cachait, et en découvre une à une les perfections ignorées. L'artiste de goût nuance l'exécution de son morceau de musique, choisit entre mille les tons de son tableau ; l'homme du monde fait paraître l'homme de goût dans ses manières, qui changent d'un moment à l'autre sans cesser d'être jamais convenables et aisées, dans ses jugements à la fois justes et complexes.

Le goût résidant ainsi pour une grande part dans la perception des nuances, il se développe fort dans les sociétés un peu étroites où l'observation devient aisément minutieuse et les sentiments compliqués. Ainsi les écrivains du dix-septième siècle, appartenant au monde en somme fort borné de la cour et de la ville, ont eu beaucoup de goût. On peut même dire qu'ils ont eu le goût trop étroit, comme leur monde. Quoi qu'il en soit, si les germes du goût sont un don naturel et pour ainsi dire organique, son perfectionnement ne s'accomplit que par une sorte d'éducation, par la culture que l'exemple et la société des hommes peuvent seuls lui donner. Produit par un certain raffinement de l'esprit policé, il ne peut appartenir aux facultés basses de notre nature. Par exemple, au théâtre, il juge les beautés de Racine et de Corneille ; mais si les apothicaires de Monsieur de Pourceaugnac entrent en scène, la seringue à la main, il n'a plus rien à voir là. Le spectacle en peut être fort amusant et ne m'alarme nullement ; mais il ne me procure pas une satisfaction du goût.

Ce n'est pas assez pour le goût de percevoir les nuances ; il veut qu'elles soient harmoniques entre elles. Cette harmonie qui fait sans doute, comme nous l'avons dit tout à l'heure, la pureté absolue des sensations simples, il veut la retrouver dans les rapports des sensations et des nuances entre elles. Il n'est pas une femme qui ne sache avec quel soin il faut assortir la couleur des étoiles destinées à une même toilette. Celles qui n'ont point le sentiment des nuances s'habillent mal. C'est ainsi que dans certaines contrées, préoccupées avant tout d'attirer les yeux par des couleurs voyantes, elles se couvrent d'un bariolage qui ferait peur à une Française. Elles n'ont pas de goût, et, comme dit énergiquement l'expression consacrée, les couleurs hurlent de se rencontrer dans leur parure. Il y a des toilettes artistement composées des nuances d'une même couleur, comparables à de véritables symphonies dans un même ton. Quelquefois l'effet de bon goût est obtenu par une seule nuance, sur laquelle une autre viendra donner sa note différente, tranchante et pourtant discrète. Beaucoup de jeunes filles savent d'instinct qu'on obtient un effet charmant avec une seule fleur sur une robe unie. Le goût exige donc l'accord de plusieurs nuances entre elles et s'accommode d'un contraste qui soit en somme harmonieux lui-même et n'ait rien de discordant.

Dès qu'on force un rapprochement, dès qu'on réunit dans une même perception des éléments disparates, l'ensemble détonne et le goût est choqué. Pourquoi le fameux vers de Racine :

Brûlé de plus de feux que je n'en allumai,

est-il toujours cité comme un modèle de mauvais goût? C'est parce qu'il n'y a rien de commun entre l'incendie allumé par Pyrrhus pour brûler Troie, et les « feux » métaphoriques dont ce galant personnage se dit embrasé pour Andromaque. On trouve même inconvenant qu'il compare sa « flamme » amoureuse à celle qui a dévoré une grande ville. Malheureusement le contraste criard, par cela même qu'il est criard, a plus de chance d'avoir l'oreille d'un public dénué de goût. D'autre part, dans notre siècle individualiste, où tant de choses ont été défaites, tant de préjugés réduits en poudre, et où l'on s'est mis à observer de si près les moindres phénomènes de la nature, on a perdu un peu le sens des ensembles ; on s'est laissé toucher davantage par la manifestation de la force ou de la vie, même laide ; on a une tendance à reconnaître une égale valeur à toute impression, d'où qu'elle vienne, et à dédaigner l'arrangement pourvu qu'on reproduise la réalité. La pureté du goût y a certainement perdu quelque chose. Mais c'est un petit mal pour un grand bien ; car on a élargi l'art à la taille de la nature et fait craquer les entournures trop étroites dans lesquelles l'ancien goût l'étouffait.

En résumé, le goût est un sens esthétique des facultés supérieures de notre nature physique et morale. Il perçoit la finesse des nuances, juge l'harmonie des ensembles et des contrastes: tout excès lui est étranger.

Dès lors il n'est pas besoin de dire longuement de quelle importance il est pour un peuple d'avoir du goût. C'est au front de la France un des plus beaux fleurons de sa couronne, comme c'en fut un jadis pour la Grèce, et qui a donné à celle-ci l'amour et la vénération de toute l'humanité. Le goût d'un tel peuple ne se remarque pas seulement dans ses monuments et dans les chefs-d'oeuvre de sa littérature. Il entre avec lui dans ses maisons ; il donne à ce qu'elles renferment d'utile une forme agréable et judicieuse, et il les meuble de ces superfluités artistiques qui ne tirent point leur prix de la matière, mais de l'esprit ; il donne de la grâce aux femmes, de la politesse aux hommes, il répand dans toute la société la fine fleur des sentiments délicats et justes ; et comme le goût est en somme l'intelligence retrouvant sa loi d'ordre et d'harmonie dans la sensation, on peut dire que le citoyen d'un tel pays a, partout autour de lui, de la raison faite de beauté.

Y a-t-il une éducation du goût ? Comment en pourrait-on douter? Si nous nous reportons aux lois générales de la sensibilité, énoncées au début de cet article, et qui s'appliquent aussi bien à la sensibilité esthétique qu'à la sensibilité physique, nous verrons qu'elle se perfectionne par l'usage, quand cet exercice est réglé par une intelligence attentive. Que faut-il donc faire pour développer le goût ? Lui fournir les occasions de s'exercer, et veiller à ce qu'il les saisisse avec soin et avec intérêt. Il ne reste plus maintenant qu'à appliquer ce principe aux perceptions qui relèvent de l'oeil, de l'oreille, de l'esprit.

En ce qui concerne les arts plastiques, et spécialement le dessin, le goût doit se former par l'étude intelligente, soigneuse, naturelle à la fois et méthodique, des meilleurs modèles ; il doit apprendre, par cette culture bien entendue, à distinguer l'expression, qui le sollicite, de l'impression qui ne s'adresse qu'aux sens. La multiplication des musées scolaires, des musées d'art industriel, des musées de moulages et autres collections, mis à la portée de tous, même par des pérégrinations circulaires, tout cela ne semble pas superflu pour conserver à la France cette primauté du goût qui ne lui procure pas seulement une satisfaction d'amour-propre, mais qui se résout en des avantages si considérables pour son commerce et pour son industrie.

C'est aussi une chose excellente pour l'éducation de l'oreille que les chansons de l'école et ces sociétés chorales et philharmoniques, si heureusement répandues aujourd'hui dans le pays et toutes piquées de l'aiguillon de la rivalité.

Il nous resterait à parler de cette finesse dans la perception des sentiments et des idées qui fait l'homme de goût. Nous n'ignorons pas qu'après tout, la nature, la société et la vie sont les grandes écoles et, les grands maîtres de ce goût-là. En fait de moyens artificiels, il y a les théâtres, qui présentent aux hommes une analyse de leurs préjugés et de leurs passions. Mais pour nous en tenir à l'école, où le goût doit se former par tous les enseignements et beaucoup par celui de la morale, nous dirons qu'aucun moyen ne nous semble conspirer plus puissamment à ce but que l'art de bien lire. Il a été enfin reconnu utile, comme les autres arts, longtemps tenus à l'écart, eux aussi, à cause de leur titre d'arts d'agrément. Avoir du goût, c'est juger ; et comment pourrait-on juger, si on ne comprend, si même on ne sent pas ? Pour bien lire, il faut sentir et comprendre les mille nuances de la pensée humaine. Apprendre à bien lire, c'est donc apprendre à avoir du goût, et, par là, à bien penser.

Georges Dumesnil