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Goubaux

 Prosper Goubaux, né à Paris le 22 prairial an III (10 juin 1795), est mort à Paris le 31 juillet 1859.

« Goubaux — écrivait son ami Ernest Legouvé en 1886 — eut deux professions si opposées qu'elles semblent s'exclure, et il se montra aussi éminent dans toutes deux que s'il n'en eût exercé qu'une seule. Il fut auteur dramatique et instituteur. Comme auteur dramatique, il appartient à la race d'élite des créateurs. Comme instituteur, il a sa place parmi les bienfaiteurs publics : la France lui doit une forme nouvelle d'éducation. Or, de cette double existence si féconde, que reste-t-il ? Pas même un nom. A peine un souvenir. Ses drames sont signés d'un pseudonyme où ne figure que la dernière syllabe de son nom (Dinaux). Son oeuvre d'éducation porte un autre nom que le sien. Il aurait dû être deux fois célèbre: il est inconnu. »

La mère de Goubaux tenait une petite boutique de mercerie dans la rue du Rempart, détruite aujourd'hui. Son enfance fut rendue malheureuse par la dureté d'un beau-père. A neuf ans, il savait à peine ses lettres ; mais sa mère ayant eu l'heureuse idée de lui lire le début d'un conte, l'enfant apprit à lire en onze jours pour connaître le reste. Reçu comme élève boursier au lycée Louis-le-Grand, il lit de brillantes études, puis devint répétiteur de grec et de latin à l'école Sainte-Barbe. A dix-neuf ans, il était marié ; à vingt ans, il était père. En 1820, il fonda, avec un associé, l’institution Saint-Victor, dont les commencements, entravés par les tracasseries de l'administration, furent des plus pénibles ; en outre, par la disparition de son associé, Goubaux, sans aucune fortune, se trouva dès le début chargé d'une dette considérable, dont il traîna toute sa vie le fardeau ; forcé de recourir aux usuriers pour faire face aux échéances menaçantes de l'amortissement, il connut des heures d'angoisse terribles ; « quand il mourut, il était à peine libéré de la veille » (Legouvé). Tout en dirigeant son institution, où il eu, parmi ses sous-maîtres, Alphonse Karr et Michel (de Bourges), il s'occupait de politique anti-gouvernementale : il joua un rôle actif dans les luttes des dernières années de la Restauration, et collabora au principal organe de l'opposition, le Courrier français. En même temps, autour dramatique, il donnait, * en collaboration avec Beudin et Victor Ducange, le célèbre mélodrame Trente ans ou la Vie d'un joueur (1827): et, latiniste délicat — lui qui devait créer en France 1' « enseignement français », — il publiait une traduction d'Horace qui fut remarquée (1827, 2 vol.).

Après la révolution de 1830, Goubaux transféra son institution dans la circonscription du collège Bourbon (ancien lycée Bonaparte, aujourd'hui Condorcet). dont ses élèves suivirent les classes, et y réunit l'institution de la Chauvinière. Une idée hantait depuis longtemps l'éducateur intelligent qu'était Goubaux : il rêvait la création, à côté de l'ancien enseignement universitaire, d'un enseignement plus pratique, plus moderne, analogue à celui de la Realschule allemande ; en 1837, il résolut de transformer son institution pour y réaliser son plan de réforme.

« Goubaux — raconte Ernest Legouvé — avait sur l'éducation des idées très acceptées aujourd'hui, grâce à son initiative, mais bien nouvelles et bien hardies quand il osa les formuler pour la première fois. Ce qui le frappait avant tout, c'était le désaccord entre l’enseignement de l'Etat et l'esprit de la société moderne. D'un côté, il voyait le monde tendre de plus en plus vers l'industrie, le commercé, l'agriculture, les sciences appliquées ; il entendait beaucoup de pères désirer pour leurs enfants une profession industrielle et réclamer à cet effet des études spéciales ; et, en même temps, il remarquait que l'éducation universitaire ne répondait en rien à ce besoin : la littérature en était le seul objet ; il n'y avait pas d'enseignement professionnel. Cette lacune tourmentait Coubaux ; il sentait là depuis longtemps une création à faire ; mais comment y parvenir? Tout lui était obstacle ; d'abord son institution même : ses élèves suivaient les cours du collège [Bourbon] ; comment introduire l'éducation nouvelle dans son établissement sans le détruire?. Puis l'Université ne s'élèverait elle pas contre cette innovation? le ministère de l'instruction publique la permettrait-il? Ni Jules Simon, ni Victor Duruy n'étaient ministres alors, et Villemain m'avait dit à moi : Un collège français en France, jamais! »

Après avoir longtemps hésité, Goubaux prit un parti héroïque : il congédia ceux des élèves de sa pension — un peu plus de la moitié — qui suivaient les cours du collège, et resta avec les quelques adeptes de la nouvelle méthode. Bientôt des familles gagnées à ses idées lui envoyèrent leurs fils, et l'institution, avec son programme d'enseignement moderne, prit un nouvel essor. La Ville de Paris, qui en 1839 avait fondé une école d'enseignement primaire supérieur (l'école Torgot), s'intéressa à la tentative de Goubaux : après lui avoir d'abord accordé son patronage, elle adopta son institution, qui reçut le nom d'école municipale François Ier (1844) ; Goubaux fut conservé comme directeur de rétablissement, où l'enseignement primaire supérieur s'associa à un enseignement secondaire français.

Goubaux, cependant, avait continué simultanément sa carrière d'auteur dramatique. Après 1830, il donna entre autres, en collaboration avec Alexandre Dumas, Richard Darlington (1832) ; en collaboration avec Ernest Legouvé, Louise de Lignerolles (1838) ; en collaboration avec Eugène Sue, les Mystères de Paris (1844).

Lorsque la révolution de Février eut renversé la monarchie, on débaptisa l'école dirigée par Goubaux, qui portait le nom d'un roi, et on lui donna celui d'un ministre du premier consul : l'école François Ier devint le collège Chaptal (1848). L'établissement ne cessa pas, dans les années suivantes, de prospérer et de prendre des développements nouveaux. Le directeur s'associa, comme préfet des études, un de ses anciens élèves, dont le père avait été concierge de l'institution Saint-Victor, et à qui Goubaux, frappé de son intelligence, avait fait suivre les classes de l'institution : ce fut cet ancien élève, M. Monjean, qui suppléa Goubaux lorsque celui-ci, atteint du mal qui devait l'emporter, un cancer de l'estomac, fut obligé de ralentir son activité et ce fut lui qui, après la mort du fondateur, en 1859, le remplaça comme directeur.

En achevant le chapitre qu'il a consacré à Prosper Goubaux dans ses Souvenirs, Ernest Legouvé disait: « Voilà vingt-sept ans que Goubaux est mort, et depuis vingt-sept ans il n'y a pas eu à l'Hôtel de Ville un préfet de la Seine ni un conseil municipal que je n'aie ardemment sollicité non de substituer, mais d'adjoindre sur la porte de ce collège, au nom de Chaptal qui n'y est absolument pour rien, le nom de Goubaux, qui a tout fait ; et je n'ai pas pu l'obtenir ! Haussmann, Jules Ferry, Calmon, Léon Say, tous, tous, je les ai poursuivis de ma requête, et tous ne m'ont payé que de vaines promesses. J'allai un jour jusqu'à M. Thiers. C'était à Versailles, le 1er janvier 1873, M. Thiers m'ayant amicalement invité à déjeuner. « Monsieur le président de la République », lui dis-je gaîment en nous mettant à table, « voulez-vous » me donner mes étrennes? » — « Très volontiers, » cher confrère », répondit-il en riant. « De quoi s'a-» git-il ?» — « De rendre justice à un homme qui a » rendu un grand service à l'Etat ». Là-dessus, je lui raconte l'affaire de Goubaux, ajoutant que l'inscription de son nom sur le fronton de la porte du collège était son droit, était l'héritage d'honneur de ses enfants, serait une leçon pour tous les élèves, et le seul moyen pour la Ville de Paris de s'acquitter vis à-vis de lui. « Vous avez cent fois raison », reprit M. Thiers avec cette vivacité spontanée qui était un de ses charmes ; puis, se retournant vers M. Barthélémy Saint-Hilaire : « Vous entendez, Saint-Hilaire, veuillez écrire au préfet de la Seine que j'exige ce que Legouvé me demande ». M. Barthélémy Saint-Hilaire écrivit, le préfet reçut la lettre, y répondit, et puis… rien ne fut fait. »

A l'occasion de la célébration du cinquantenaire du collège Chaptal, Legouvé revint à la charge : il écrivit au troisième directeur du collège, M. Coutant, une lettre, lue au banquet commémoratif du 26 juillet 1894, où il disait : « Si touchants et si unanimes que soient les hommages rendus aujourd'hui à la mémoire de Goubaux, il leur manque quelque chose. Que son nom soit inscrit dans son oeuvre ! Consacrons cette journée en nous réunissant tous pour demander aux membres du Conseil municipal, à M. le ministre de l'instruction publique, que le collège Chaptal s'appelle désormais Chaptal-Goubaux ». Quelques mois plus tard, M. Clairin, conseiller municipal et président du Conseil d'administration du collège, présentait au Conseil municipal de Paris, au nom de la quatrième sous-commission du budget (enseignement et beaux-arts), un rapport dont voici la conclusion : « En terminant, j'ai une demande à vous adresser, au nom des anciens élèves, au nom des vieux amis de Goubaux, et au nom du conseil d'administration. Ils vous prient de décider que désormais le collège Chaptal s'appellera Chaptal-Goubaux. » Le projet de délibération présenté par M. Clairin ne fut pas adopté ; le Conseil municipal se contenta de voter (15 décembre 1894) que, sur la façade du collège, à l'inscription collège Chaptal seraient ajoutés ces mots : fondé par Prosper Goubaux en 1844. Le nom de place Prosper Goubaux a été donné, par un décret du 18 nov. 1905, la place qui se trouve à l'intersection du boulevard des Batignolles, de l'avenue de Villiers, du boulevard de Courcelles, et de la rue de Constantinople.