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Goethe

Le grand poète allemand dont nous venons d'écrire le nom a semé dans ses nombreux ouvrages beaucoup de pensées remarquables sur l'éducation ; il a même, dans sa vieillesse, construit de toutes pièces un système éducatif original, une sorte d' « utopie pédagogique », qu'on trouve exposée au second livre des Années de voyage de Wilhelm Meister. publiées en 1821.

Chez Goethe, on le sait, le poète était doublé d'un naturaliste : il avait pressenti cette grande loi de l'évolution dont la constatation a renouvelé les sciences naturelles et toutes les connaissances humaines, et il en avait donné la formule à sa manière dans ses Métamorphoses des plantes. Aussi l'éducation, à ses yeux, ne peut-elle être qu'un développement ; elle n'ajoute rien au fonds primitif qui existe dans l'individu, elle aide seulement celui-ci à tirer de ce fonds le meilleur parti possible ; le terme de l'évolution individuelle est, pour chaque homme, la réalisation aussi complète que possible du type général de l'espèce. Cette idée est exprimée dans les vers suivants de Hermann et Dorothée :

On ne peut tirer de l'homme que ce qu'il porte en lui-même,

Car nous ne pouvons pas former les enfants selon nos idées ;

Tels que Dieu nous les donne, il faut les recevoir et les aimer,

Les élever de son mieux, et laisser faire chacun.

Car celui-ci a reçu certains dons, celui-là en a reçu d'autres ;

Chacun d'eux les fait valoir, et chacun ne peut qu'a sa manière Etre bon et heureux.

Le distique ci-dessous exprime d'une façon concise l'idée de la variété des caractères individuels, dont chacun toutefois doit manifester l'idéal humain :

Que nul ne ressemble à autrui, mais que chacun ressemble au type supérieur.

Comment y parvenir ? Que chaque individu soit accompli en soi.

L'action est pour Goethe le grand moyen de développement ; elle est le principe et la raison d'être de l'existence, elle est la vie elle-même. On se rappelle la façon dont Faust commente les versets mystiques de saint Jean : l'evangéliste disait : « Au commencement était la parole » ; le poète, nous livrant le secret de sa philosophie, répond : « Au commencement était l'action ». Goethe fait à chaque instant l'application pratique de cette vérité : Agissez, dit-il, et vous deviendrez meilleurs ; faites agir les enfants, et vous corrigerez en eux leurs défauts par l'exercice qu'ils feront de leurs facultés supérieures, bien mieux que par des défenses et des réprimandes. « Dans l'éducation des enfants comme dans le gouvernement des peuples, rien n'est plus maladroit et plus barbare que les défenses, que les lois purement prohibitives et restrictives. L'homme est un être naturellement actif, et, si l'on sait lui commander, il s'empressera d'exécuter : ouvrez une voie à son besoin d'action, et il vous suivra. L'homme accomplit volontiers ce qui est bon et raisonnable, pourvu qu'il en ait la possibilité : il fera le bien si vous l'y invitez, parce qu'il a besoin de faire quelque chose. » Et ailleurs : « Il ne faudrait jamais interdire à un jeune homme une occupation à laquelle il prend plaisir, de quelque nature qu'elle soit, à moins qu'on n'ait une autre occupation à substituer à celle-là ». La discipline négative est impuissante ; seule celle qui fera appel aux sentiments élevés, pour les développer et les fortifier par l'action, sera efficace : « Si nous prenons les hommes seulement pour ce qu'ils sont, nous les rendons plus mauvais ; traitons-les comme s'ils étaient ce qu'ils devraient être, et nous les rapprocherons du but qu'ils doivent atteindre. »

Goethe s'est élevé contre la tendance, déjà commune de son temps, à diminuer dans l'éducation la part faite aux humanités au profit des études dites positives et pratiques. « L'utile n'est qu'une portion de ce qu'il importe de connaître ; pour posséder un sujet en son entier, il faut l'étudier pour lui-même. » Il est vrai que plus tard, sans méconnaître jamais d'ailleurs la nécessité de l'éducation générale, il a recommandé de commencer de bonne heure l'éducation professionnelle : mais cette préparation technique est associée à la plus large culture humaine.

Résumons maintenant en quelques lignes I' « utopie pédagogique » dont Goethe a tracé les traits généraux dans les Années de voyage de Wilhelm Meister. Il faut se rappeler, pour comprendre certaines bizarreries de l'auteur, qu'au moment où il écrivit ce livre, à l'âge de plus de soixante-dix ans, Goethe était déjà entré dans ce courant d'idées qui a donné naissance au second Faust ; il était arrivé à une nouvelle conception de l'art : l'allégorie, le symbolisme lui apparaissait désormais comme la forme supérieure de la poésie. Nous aurions donc bien des réserves à faire, si nous devions apprécier les doctrines et les procédés souvent étranges que nous allons mettre sous les yeux du lecteur ; mais nous nous en tiendrons à une simple analyse.

Wilhelm Meister, devant partir pour un long voyage, se demande à qui il pourrait, durant son absence, confier son jeune fils Félix. Il consulte à ce sujet Lénardo, un de ses amis. «Je ne voudrais pas l'emmener avec moi, dit-il, ne sachant où je vais, et je ne puis me séparer de lui volontiers, car il me semble qu'un fils ne se forme nulle part mieux que sous les yeux de son père. ? Nullement, répond Lénardo : c'est, là une douce erreur paternelle. Le père garde toujours une autorité despotique sur son fils, dont il méconnaît les vertus et dont il chérit les défauts. Dans ma dernière entrevue avec notre ami l'antiquaire, il me parla beaucoup d'une association pédagogique, qui ne me parut qu'une sorte d'utopie ; je crus voir, sous une apparence de réalité, une suite d'idées, de conceptions, de plans, enchaînés ensemble, il est vrai, mais qui pourraient difficilement se rencontrer dans le cours ordinaire des choses. » A la suite de cette conversation, Wilhelm se rend chez l'antiquaire, qui lui remet une lettre d'introduction pour les directeurs de la Province pédagogique : c'est le nom donné au territoire où l'association dont parlait Lénardo s'est installée avec ses élèves.

Wilhelm et Félix, ayant franchi les limites de la « Province pédagogique », rencontrent d'abord des jeunes gens occupés aux préparatifs de la moisson, puis un inspecteur auquel ils remettent leur lettre d'introduction ; la suscription de cette lettre portait: Au Chef ou aux Trois. L'inspecteur les invite à le suivre. Sur leur chemin, les jeunes gens qu'ils rencontrent interrompent leur travail pour saluer l'inspecteur, avec des gestes particuliers, et différents suivant l'âge des élèves. « Les plus jeunes se croisaient les bras sur la poitrine, et levaient les yeux au ciel avec l'expression de la joie ; ceux d'âge moyen tenaient leurs bras derrière le dos, et regardaient la terre en souriant ; les aînés se redressaient avec un air d'assurance, les bras pendants, la tête tournée à droite, et rangés en file les uns à côté des autres. » Wilhehm remarque aussi que les jeunes gens portent des vêtements très variés de couleur et de coupe. Il demande à l'inspecteur l'explication de ces singularités, celui-ci lui répond que ses chefs ont seuls le droit de satisfaire sa curiosité. Partout autour d'eux ils entendent des chants : « Tous les travaux auxquels les enfants étaient occupés, ils les faisaient en chantant ; les chants paraissaient appropriés à chaque travail, et toujours les mêmes, quand les circonstances étaient pareilles. Vers le soir, ils rencontrèrent aussi des danseurs, dont les pas étaient animés et réglés par des choeurs. » L'inspecteur, moins réservé cette fois, dit à Wilhelm qui l?interroge : « Chez nous, le chant est le premier degré de la culture morale ; tout le reste s'y rattache et en est facilité. La plus simple jouissance, comme le plus simple enseignement, sont animés et inculqués chez nous par le chant : même ce que nous enseignons de religion et de morale, nous le communiquons par la voie du chant. D'autres avantages s'y joignent aussitôt, pour produire des résultats indépendants ; en effet, quand nous formons les enfants à noter sur un tableau les sons qu'ils émettent, et à les reproduire d'après les signes tracés par eux, à y joindre le texte, qu'ils écrivent au-dessous, ils exercent à la fois la main, l'oeil et l'oreille, et ils acquièrent, plus vite qu'on ne croirait, une bonne et belle écriture ; et comme tout cela se fait et se répète et se copie en mesure, selon des temps exactement déterminés, ils comprennent, beaucoup plus vite que de toute autre manière, la grande importance de la géométrie et du calcul. Voilà pourquoi nous avons choisi la musique, entre toutes choses, pour le principe de l'éducation, car elle mène à tout le reste par des chemins faciles. »

Après avoir laissé Félix au milieu de ses futurs camarades, Wilhelm est conduit par le surveillant auprès du sanctuaire, où résident le Chef et ses collègues, les Trois. Le Chef étant absent, ce sont les rois qui reçoivent le nouvel arrivant et qui, sur sa demande, lui exposent les principes de la méthode d'éducation adoptée dans la « Province pédagogique ». Ils lui expliquent d'abord le sens des diverses salutations prescrites aux enfants. Le sentiment qu'il importe le plus d'inspirer à l'homme, disent-ils, c'est le respect. « Vous avez vu trois sortes de gestes, et nous enseignons trois sortes de respect. La première est le respect de ce qui est au-dessus de nous. Ce geste, les bras croisés sur la poitrine, un joyeux regard dirigé vers le ciel, est l'attitude que nous prescrivons aux jeunes enfants, et par là nous leur demandons en même temps de témoigner qu'il est là-haut un Dieu, qui se reflète et se manifeste dans les parents, les instituteurs et les supérieurs. La deuxième espèce est le respect de ce qui est placé au-dessous de nous. Les mains jointes et comme liées derrière le dos, les yeux baissés et souriant, disent que l'on doit jeter sur la terre un regard serein. La terre procure des jouissances infinies, mais aussi d'immenses douleurs. Mais nous délivrons, le plus tôt possible, notre élève de celle position, dès que nous sommes persuadés que cette deuxième leçon a exercé sur lui une action suffisante ; nous l'exhortons alors à prendre courage, à se tourner vers ses camarades et à s'unir avec eux. Alors il se tient debout, ferme et hardi, non pas en s'isolant avec égoïsme : c'est seulement en société avec ses égaux qu'il fait face au monde. »

Les directeurs abordent ensuite la question religieuse. « Il y a, disent-ils, trois religions. La première est fondée sur le respect de ce qui est au-dessus de nous : nous l'appelons ethnique, c'est la religion des peuples en général. La seconde se fonde sur notre respect pour ce qui est pareil à nous, et nous l'appelons philosophique : c'est celle des sages. La troisième est fondée sur le respect de ce qui est au-dessous de nous, et nous l'appelons chrétienne, parce que c'est dans le christianisme que se manifeste surtout ce sentiment : c'est le dernier terme auquel l'humanité pouvait et devait arriver. ? Laquelle de ces religions professez-vous? demande Wilhelm. ? Toutes les trois, répondent-ils, car c'est proprement leur ensemble qui constitue la religion véritable. »

Les Trois introduisent ensuite Wilhelm dans le sanctuaire, et lui font voir une galerie décorée de tableaux dont les sujets sont tirés de l'Ancien Testament, et symbolisent la religion ethnique ; puis une seconde galerie, où les sujets, empruntés aux miracles et aux paraboles du Nouveau Testament, symbolisent la religion philosophique. Wilhelm s'étonne que cette dernière série s'arrête à la Cène, à la séparation du maître et des disciples. Il demande où se trouve le reste de l'histoire. On lui explique que les souffrances et la mort du Christ forment le sujet des tableaux d'une troisième galerie, qui n'est ouverte qu'une fois par an, et dans laquelle ne sont admis que les élèves dont l'éducation est achevée. « Cette troisième religion, qui naît du respect pour ce qui est au-dessous de nous, cette adoration de l'adversité, de l'épreuve, de la souffrance, nous ne la communiquons à chacun d'eux que comme un équipement à leur entrée dans le monde, afin qu'ils sachent où ils pourront trouver ce secours, s'ils doivent en éprouver le besoin. »

Wilhelm est ensuite congédié, car les étrangers ne sont pas admis à assister aux leçons que reçoivent les élèves ; mais on l'invite à revenir au bout d'une année, pour la grande fête annuelle. Avant son départ, l'inspecteur qui l'avait amené lui explique encore quelques particularités. La plus grande punition qui puisse être infligée à un élève consiste à lui interdire la salutation, c'est-à-dire à le déclarer indigne de témoigner du respect ; ils font en général leur possible pour obtenir, par leur bonne conduite, d'être réintégrés dans ce droit ; mais, si l'un d'eux s'obstine à ne témoigner aucun repentir, il est renvoyé à sa famille. Quant à la variété dans la coupe et la couleur de l'habillement des élèves, elle provient de ce que chacun d'eux choisit lui-même les formes et les nuances qu'il préfère : « C'est là, dit l'inspecteur, un précieux moyen pour apprécier l'individualité de ces jeunes gens, car à la couleur nous jugeons leur caractère, et à la coupe leurs habitudes ».

La seconde visite de Wilhelm Meister à la « Province pédagogique » a lieu plusieurs années plus tard. Il y retrouve son fils dans la section consacrée à l'élève des chevaux et à l'élude des langues étrangères. Il est charmé de voir qu'à une occupation d'un caractère rude et violent on associe justement l'élude la plus délicate, l'exercice et la culture des langues, et il admire la sagesse des hommes auxquels il a confié l'éducation du jeune Félix. Il s'enquiert de la répartition des études entre les diverses sections, dont chacune habite un district séparé, et on lui donne l'explication suivante : Plusieurs districts sont consacrés à l'agriculture et aux diverses branches qui s'y rattachent ; dans un autre sont les musiciens, auxquels on enseigne en même temps à cultiver la poésie lyrique et la danse ; dans un autre encore, les artistes qui se livrent à la plastique, architectes, sculpteurs, peintres ; ils associent à leur art la poésie épique ; un autre district est habité par les mineurs, etc. Wilhelm demande s'il n'est pas un district où soit cultivée la poésie dramatique ; on lui répond que le théâtre est rigoureusement proscrit dans la « Province pédagogique », car il suppose, d'une part, une foule oisive, peut-être même une populace, et, d'autre part, des comédiens, dont les jongleries sont incompatibles avec le but sérieux de l'éducation. ? On peut s'étonner de voir l'auteur d'Egmont et d'Iphigénie, l'ancien directeur du théâtre de Weimar, aussi sévère pour la poésie dramatique ; il l'a senti lui-même, et il ajoute : « Le rédacteur de ces pages se permettra d'avouer qu'il ne laisse point passer sans quelque mécontentement ce singulier endroit. N'a-t-il pas aussi consacré au théâtre, et de diverses manières, plus de temps et de force qu'il n'était convenable, et pourrait-on bien lui persuader que ce fut une erreur impardonnable, un travail infructueux? » Goethe fait ensuite assister Wilhelm à une fête de mineurs, puis interrompt brusquement le récit pour passer à un autre sujet. Là s'arrête la description de la « Province pédagogique » et de ses institutions. Nous ne sommes pas mis directement en présence du Chef, qui aurait pu nous révéler des choses plus importantes ; nous ne pénétrons pas dans la galerie réservée du sanctuaire, où les initiés apprennent à connaître les mystères de la religion chrétienne. L'utopie de Goethe garde le caractère d'un fragment inachevé. L'auteur se borne à nous dire brièvement, pour donner quelque satisfaction au lecteur, que, Wilhelm ayant obtenu une audience du Chef, « cet homme excellent lui donna une idée plus générale de l'état intérieur et des relations extérieures, lui fit connaître l'influence des divers districts les uns sur les autres, lui expliqua comment un élève pouvait, après un temps plus ou moins long, passer d'un district dans un autre ». Après quoi Wilhelm accorde sa complète approbation au plan qu'on se propose de suivre pour l'éducation de son fils.

On a disserté longuement en Allemagne sur les quelques pages des Années de voyage de Wilhelm Meister que nous venons de résumer ; on a cherché à en préciser le sens et à pénétrer les intentions du poète. Nous avouons, quant à nous, que ce morceau ne nous paraît pas mériter tant d'honneur, et que ce qui nous y frappe surtout, c'est la décadence d'un grand esprit atteint déjà de faiblesse sénile et brûlant ses anciens dieux. Nous préférons, et de beaucoup, le Goethe de l'âge viril, celui qui a écrit l'admirable distique déjà cité :

Gleich sei keiner dem Andern, doch gleich sei jeder dem Höchsten.

Wie das zu machen ? Es sei jeder vollendet in sich.

James Guillaume