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Goblet (René)

Né à Avre-sur-la-Lys (Pas-de-Calais) en 1828, Goblet se fit de bonne heure une réputation d'habile avocat au barreau d'Amiens. Tout en plaidant, il s'occupait de politique, combattait le gouvernement du second Empire et, en 1869, participa à la fondation du Progrès de la Somme, journal républicain. En 1870, nommé procureur général à Amiens par le gouvernement de la Défense nationale, il ne tarda pas à démissionner pour poser sa candidature à l'Assemblée nationale. Elu (2 juillet 1871), il siégea à gauche ; mais, aux élections générales de 1876, il ne fut pas renommé. L'élection du 14 octobre 1877 l'ayant ramené au Parlement, il commença à s'y tirer de pair par la façon dont il lutta contre les hommes du Seize-Mai. Aussi, dans le premier cabinet constitué par le président Grévy, eut-il le sous-secrétariat d'Etat à la justice. Après la chute du ministère Waddington (21 décembre 1879), redevenu simple député, il prit position parmi les adversaires de la politique opportuniste et, en moins de deux années, conquit par son talent une autorité qui le classa entre les chefs du parti radical. Dans le cabinet Freycinet (3 janvier 1882), on lui confia le portefeuille de l'intérieur, et c'est alors qu'il obtint le vote de la loi municipale qui rendit aux communes le droit de nommer leurs maires.

Quand les vicissitudes de la politique l'amenèrent au ministère de l'instruction publique (6 avril 1885), il avait donc déjà de beaux états de services ; mais il est vrai que, dans sa carrière, rien ne le désignait spécialement pour la tâche dont il se trouvait alors chargé. Aussi, dans un discours qu'il prononça à la réunion des Sociétés savantes peu de jours après avoir pris possession de son nouveau portefeuille (11 avril), déclara-t-il qu'il se sentait « très honoré mais un peu surpris » d'être à ce poste. Mais ses fermes convictions démocratiques, sa capacité de travail, son intelligence vigoureuse et lucide, lui permirent de se mettre bientôt à la hauteur de son rôle et de devenir le digne continuateur de l'oeuvre de Jules Ferry.

Présidant, le 11 juin 1885, la distribution des prix aux élèves de l'Association philotechnique, « l'Etat seul, disait-il, à l'heure qu'il est, a les moyens et les ressources nécessaires pour soutenir la haute culture intellectuelle, pour créer les grands laboratoires, entretenir et enrichir les collections, les bibliothèques ; fonder et développer les grands établissements scientifiques. Il a seul les moyens de mettre l'instruction générale à la portée de tous les citoyens, selon leurs facultés et leur vocation, soit qu'il donne à tous gratuitement l'instruction élémentaire, soit que par son intervention libérale il aide les plus intelligents et les plus laborieux à s'élever aux degrés supérieurs de l'enseignement. D'autre part, l'Etat seul, tout en respectant la liberté des croyances et des méthodes, a qualité pour imprimer par l'enseignement public la direction qui convient à une société purement civile, indépendante de toute confession religieuse et qui marche visiblement depuis un siècle vers la complète réalisation des principes de la démocratie. » Il y avait dans ces paroles comme un programme ; et c'est bien en effet celui que Goblet, ministre de l'instruction publique, a suivi dans son administration.

Un de ses premiers actes, le double décret du 25 juillet 1885 et du 28 décembre suivant, inaugura la réforme de notre enseignement supérieur, qui devait s'achever dix ans plus tard par la constitution des universités (loi du 10 juillet 1896). Goblet a lui-même très nettement caractérisé le sens et la portée de ces mesures, et indiqué aussi les heureux effets qu'elles eurent dès le premier moment : « Les décrets des 25 juillet et 28 décembre 1885, en faisant revivre la personnalité des facultés, en leur reconnaissant le droit de recevoir des libéralités et d'administrer librement leurs biens propres, en les réunissant dans des conseils communs pour délibérer de leurs intérêts d'ordre pédagogique, financier, administratif ou même disciplinaire, leur ont donné une vie nouvelle, et préparent le rétablissement de véritables universités appelées à grandir et à rivaliser entre elles sous le contrôle tutélaire de l'Etat. ? Déjà ces décrets ont porté leurs fruits. Les facultés se sont organisées ; leurs conseils généraux fonctionnent. Les municipalités commencent à regarder leurs facultés d'un autre oeil. Bien loin de les considérer comme des corps étrangers, elles cherchent à se les attacher par de nouveaux liens. Certaines mettent un zèle louable à y fonder des chaires, à compléter leur enseignement. Il ne se passera pas longtemps avant qu'une généreuse émulation des citoyens et des villes vienne concourir au développement de ces foyers d'enseignement supérieur. » (Discours prononcé à l'occasion de l'assemblée générale annuelle des Sociétés savantes, 1er mai 1886). De nombreuses mesures de détail prouvèrent aussi combien était vif chez Goblet le souci de développer la haute culture dans noire pays ; il en est deux au moins que l'on ne saurait omettre de mentionner : c'est sous son ministère que fut décidée l'acquisition par l'Etat du musée (Guimet (1885), et que fut créée à l'Ecole des Hautes études une nouvelle section, celle des sciences religieuses (30 janvier 1886). Ajoutons que, lorsque Goblet eut à prendre la parole aux funérailles de Victor Hugo (6 juin 1885) et à la célébration du centenaire de Chevreul (4 septembre 1886), il sut rendre au grand poète et à l'illustre savant un hommage vraiment digne de la France et de la République.

Dévoué aux intérêts de la culture supérieure, il ne lui parut pas qu'il les trahissait en préparant dans l'ordre secondaire une réforme que réclamaient les '

besoins de la société moderne. Il croyait que l'enseignement gréco-latin ne s'adaptait pas à la plus grande partie de la clientèle des lycées et collèges ; il se rendait compte, d'autre part, que, pour cette majorité d'élèves fréquentant les établissements secondaires, l'enseignement spécial, tel que Duruy l'avait naguère constitué, se tenait à un niveau trop bas. Son dessein fut donc de créer un enseignement classique français. Ce nom, qu'il voulait lui donner, le Conseil supérieur ne l'adopta pas. Mais, en fait, le décret du 8 août 1886 réorganisant l'enseignement spécial réalisa, à très peu près, la conception que le ministre s'en était faite et qu'il avait définie peu avant dans un discours public : « Il s'agit, disait-il, non de détruire l'enseignement classique actuel, mais de constituer à côté de cet enseignement, où domine l'étude des langues anciennes, un enseignement parallèle, classique également, c'est-à-dire d'ordre général, et littéraire autant que scientifique, où le temps consacré ailleurs au grec et au latin soit employé à des études plus modernes, plus pratiquement utilisables, notamment à l'étude de notre langue et des langues étrangères, et d'assurer ainsi une éducation large et libérale aux jeunes gens qu'attirent chaque jour davantage les diverses carrières ouvertes à l'activité des hommes de notre temps. » (Discours prononcé à l'occasion de l'assemblée générale annuelle des Sociétés savantes, 1er mai 1886.) Cette réforme n'eut qu'un destin éphémère ; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle acheminait vers l'unité de l'enseignement secondaire transformé et rajeuni, telle qu'on s'est efforcé de la fonder en 1902.

Les hommes du métier ne sauraient oublier ce que Goblet a fait pour l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur ; mais ce qui, aux yeux du grand public, a surtout marqué son passage au ministère, c'est la part qu'il prit à la discussion de la loi du 30 octobre 1886, par laquelle l'enseignement primaire a été organisé.

De cette loi, l'initiative n'appartenait pas à Goblet, et il n'avait été pour rien dans son élaboration. Elle provenait d'une proposition de Paul Bert en date du 7 février 1882 et d'un projet présenté par Jules Ferry, au nom du gouvernement, le 16 du même mois. Votée par la Chambre des députés, elle avait été portée en 1884 au Sénat par M. Fallières, alors ministre de l'instruction publique, et n'avait pu venir en discussion. Les débats ne s'ouvrirent devant la haute assemblée que le 28 janvier 1886. Ils se prolongèrent durant vingt-cinq séances, et eurent un éclat exceptionnel. Outre qu'elle réglait en toutes ses parties l'organisme de l'ordre primaire, la loi avait pour objet de le séculariser complètement ; elle abolissait les derniers vestiges du régime de privilège que la loi Falloux avait assuré aux congrégations enseignantes, elle décidait que, dans les écoles publiques de tout ordre, l'enseignement serait exclusivement confié à un personnel laïque. De là le nom de loi sur la laïcité, sons lequel elle est généralement connue ; de là la vivacité et l'acharnement que les hommes de la droite mirent à la combattre. Les orateurs les plus remarquables du parti catholique entrèrent tous en lice, et Goblet eut à repousser leurs assauts qu'ils multipliaient et variaient sans cesse, comme s'ils avaient espéré que le ministre laisserait échapper par lassitude ce que l'on n'avait pu lui arracher de haute lutte. Mais il déjoua cette tactique de ses adversaires par son invincible ténacité. Bien plus, il sut prévenir les défaillances auxquelles certains républicains étaient tentés de céder ; trop accessibles à des préoccupations électorales, ils auraient voulu, le principe de laïcité une fois inscrit dans la loi, qu'il leur fût loisible d'esquiver la responsabilité de l'application, que des exceptions pussent être faites dont le ministre serait juge. Goblet ne souffrit pas cette capitulation déguisée ; avec une rudesse courageuse, il rappela la majorité à son devoir : « Croyez-vous, disait-il, que cela ajoute beaucoup à l'autorité d'une loi et d'un parlement de dire : Nous faisons cette loi, mais nous ne voulons pas en accepter la responsabilité tout entière, nous allons nous laver les mains de son exécution? » Grâce à cette énergie, le texte de la loi, très légèrement amendé, fut voté par le Sénat et adopté presque sans débat, le 19 octobre, par la Chambre des députés. Ce n'est que justice d'attribuer à Goblet l'honneur tout entier de cette victoire : seul, en effet, il avait porté tout le poids de la discussion ; les rapporteurs, à la Chambre comme au Sénat, n'avaient joué qu'un rôle assez effacé, et, si les votes des républicains ne firent pas défaut au ministre, on ne peut s'empêcher de remarquer qu'aucun orateur de la gauche ne vint lui prêter son concours. Un adversaire lui a rendu, à son corps défendant, un hommage auquel l'opinion publique a souscrit : « L'ardeur que vous avez mise à défendre cette loi, dit Paul de Cassagnac à Goblet, vous en donne plus que le parrainage, elle vous en donne la paternité ».

Un ministre de l'instruction publique n'a pas simplement à administrer dans son cabinet et à défendre ses propositions et ses actes dans les assemblées parlementaires. Il lui appartient parfois d'exercer, en quelque façon, un magistère moral, notamment dans les cérémonies où il doit porter la parole devant la jeunesse des écoles. En 1885 et 1886, Goblet eut ainsi à E résider la distribution des prix du concours général, C'était environ le temps où Schopenhauer était à la mode dans le monde littéraire et où les jeunes gens affectaient volontiers le désenchantement et l'ironie dénigrante. Le ministre, devant son jeune auditoire, sut trouver les paroles qui convenaient à cette heure : « Vous êtes jeunes, vous êtes Français, disait-il en 1885 ; gardez, cultivez avec soin ces qualités vraiment françaises : l'esprit, la vivacité, la belle humeur. Mais ne prenez pas pour modèles ceux qui rient de tout. Ne peut-on être digne de notre race si l'on ne tourne tout en raillerie? Je ne vous recommande pas d'admirer vos grands hommes, puisqu'il est convenu qu'il ne s'en fait plus. Mais est-il vraiment si ridicule de respecter au moins les honnêtes gens? Croyez-moi, c'est faire un médiocre usage de l'esprit de n'en savoir tirer que le dénigrement. » Et l'année suivante : « Agir es' notre loi, c'est pour cela que vous êtes dans la vie, et le champ même borné qu'elle ouvre devant vous est assez vaste et assez beau pour vous y élancer avec ardeur. Non, il n'est pas exact, il n'est pas, selon nous, philosophique, de dire que la vie humaine ne peut être que sublime ou pitoyable. Entre ce sommet et cet abîme, il y a la réalité qu'on semble méconnaître, il y a la vie telle qu'elle est, accessible à tous les hommes de bonne volonté, avec ses épreuves et ses douleurs sans doute, mais avec ses joies, ses douceurs et ses récompenses, la vie qui, par les occasions qu'elle nous offre de nous perfectionner nous-mêmes, d'aider nos semblables, de servir la patrie, de travailler à sa prospérité et à sa grandeur, est en elle-même un but digne de nos efforts. » Ce langage d'une prudhomie généreuse, d'un bon sens élevé et solide, montre assez que Goblet pouvait être non pas seulement un administrateur actif et habile, un débater remarquable, mais aussi un ministre éducateur.

Après deux ans, il quitta le poste où il avait fait si bonne figure, pour devenir président du conseil avec le portefeuille de l'intérieur (11 décembre 1886) ; il passa aussi au ministère des affaires étrangères (3 avril 1888) ; mais, à partir de 1889, malgré les services éminents qu'il avait rendus à son parti et au pays, on le laissa un peu à l'écart.

Les quinze dernières années de sa vie s'écoulèrent dans la retraite et dans une demi-obscurité. Il n'en sortit que peu de temps avant sa mort, survenue en 1905, et ce fut pour parler, comme publiciste, de questions qui intéressaient l'instruction publique. La Revue politique et parlementaire donna de lui une série d'articles qui eurent beaucoup de retentissement : Où allons-nous? juin 1903 ; la Crise de l'anticléricalisme, décembre 1903 ; la Suppression de l'enseignement congréganiste, août 1904 ; Réplique à un article de M. Buisson, octobre 1904 ; Où nous en sommes, février 1905 ; la Crise du patriotisme à l'école, mai 1905. Lorsque, dans la discussion de la loi du 30 octobre 1886, il luttait pour la sécularisation de l'enseignement public, il déclarait très haut, en même temps, qu'il ne voulait porter aucune atteinte à la liberté de l'enseignement privé : plus de congréganistes dans les écoles de l'Etat, mais on ne songeait pas à leur interdire d'avoir, sous certaines garanties, des écoles à eux. Il jugeait donc trop restrictive la formule : La liberté dans la laïcité, qui prévalut en 1904 : « On ne s'étonnera pas, écrivait-il en août 1904, que quelques républicains, restés fidèles aux anciennes traditions du parti, refusent de s'associer à une aussi fâcheuse évolution. Tout aussi libre-penseur que peut l'être le bloc de la majorité ministérielle, mais respectueux de la liberté d'autrui, l'ancien parti républicain considérait aussi l'enseignement congréganiste comme contraire aux principes de la société moderne et s'efforçait sincèrement de faire prévaloir l'enseignement laïque ; mais c'est par la libre concurrence, par la supériorité de son enseignement et de ses maîtres, qu'il prétendait attirer les familles et obtenir des adhésions de plus en plus nombreuses aux institutions républicaines. » Comme l'ancien parti républicain, Goblet avait aussi mis sa confiance dans l'école pour le relèvement de la patrie. Il tenait que l'école publique est « le laboratoire de l'unité nationale et la garantie de l'avenir national ». C'est dans ce sentiment qu'il écrivit en mai 1905 son dernier article, où il soutenait que l'école, loin de pouvoir être hostile à l'éducation du patriotisme, n'a pas le droit de lui être indifférente. De quelque façon que l'on juge ces opinions de Goblet, il faut, en tout, cas, y reconnaître cette loyauté politique, cette fidélité aux principes dont il avait fait la règle de sa vie et qui en resteront l'honneur.

On n'a pas donné de recueil de ses discours et de ses écrits. Mais il a, parait-il, laissé des mémoires rédigés presque jour par jour depuis 1871. M. Fernand Faure, dans un article publié par la Revue politique et parlementaire en octobre 1905, fait espérer qu'ils ne tarderont pas à être publiés.

Maurice Pellisson