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Girard (le père)

Le Père Girard est sans contredit, après Pestalozzi, le pédagogue le plus éminent qu'ait produit la Suisse moderne.

Jean Girard (il prit le nom de Grégoire en entrant en religion) était né à Fribourg le 17 décembre 1765. Des souvenirs de son enfance, qu'il a pris soin de nous conserver lui-même en un style piquant et original, nous ne citerons que deux traits saillants et décisifs. C'est d'abord l'anecdote de la femme du Vully, petite contrée montagneuse qui se mire dans les flots bleus du lac de Moral. Cette bonne paysanne était la fournisseuse de légumes de la maison Girard, et ne manquait jamais de mettre en réserve dans sa corbeille quelque bon fruit ou quelque raisin choisi pour le petit Jean, qu'elle avait pris en affection et qui la payait de retour. La bonne femme était protestante. Un jour, comme le précepteur des enfants Girard leur expliquait le passage du catéchisme qui dit que « hors de l'Eglise catholique, apostolique et romaine il n'y a point de salut », le petit Jean demanda si la bonne femme du Vully serait aussi damnée? Sur la réponse affirmative du précepteur, Jean se mit à fondre en larmes. Mais la mère de l'enfant, femme aussi sensée que spirituelle, était accourue à ses cris et le rassura en ces termes : « Jean, ne pleure pas, ton précepteur est un âne, Dieu ne damne pas les bonnes gens ». L'oracle avait parlé, Jean Girard se le tint pour dit ; il appelait plus tard cette façon de penser la théologie de ma mère. Il resta fidèle jusqu'au dernier soupir à cette théologie. Mais cette fidélité même devait lui coûter cher et fut la cause d'une partie des malheurs de sa vie.

Le second trait à noter dans la première jeunesse de Girard, c'est son goût précoce pour l'enseignement. Il débuta sous le toit domestique, où il aidait sa mère à instruire ses frères et soeurs, faisant ainsi de l'enseignement monitorial sans le savoir, au milieu d'une famille qui ne comptait pas moins de quinze enfants dont il était le cinquième.

A l'âge de seize ans, Jean Girard, ayant achevé sa rhétorique au collège des jésuites de Fribourg, se décida, pour soulager ses parents, à embrasser l'état ecclésiastique. Il entra dans l'ordre des cordeliers ou franciscains, et porta dès lors toute sa vie le froc noir ceint du cordon blanc dont les cordeliers ont pris leur nom.

On lui fit faire son noviciat au couvent de son ordre à Lucerne, et là il dut refaire ses études ; car à son grand chagrin, après des années consumées à mal apprendre le latin et le grec, il se sentait hors d'état de comprendre les auteurs classiques.

De Lucerne on l'envoya, pour continuer ses études et débuter comme professeur, dans les collèges que les cordeliers dirigeaient à Offenburg, à Ueberlingen sur le lac de Constance, et enfin dans le cloître le plus important de son ordre sur terre allemande, à Wurzburg en Franconie, où il demeura quatre ans (1784-1788).

Ce séjour sur les bords du Mein eut sur les sentiments et les principes du moine fribourgeois une influence décisive. Le temps que Girard passa à Würzburg fut employé à faire ses études de philosophie, de théologie et de droit ecclésiastique à l'école même du cloître, dont les professeurs franciscains rivalisaient en savoir et en éloquence avec ceux de l'université. A cette époque, une grande partie du clergé allemand, à sa tête les trois électeurs ecclésiastiques et l'archevêque autrichien de Salzburg, rêvaient une espèce de catholicisme évangélique et national, mélange de gallicanisme et de jansénisme et qui, sans se séparer de Rome, ne voulait pas en être l'esclave. Le franciscain suisse avait adopté les maximes de ses confrères, et y demeura attaché toute sa vie comme à la « théologie de sa mère ».

En rentrant à Fribourg, en 1789, il eut le plaisir d'y trouver un ami de ses goûts studieux et de ses principes religieux et philosophiques dans son cousin le savant chanoine et archidiacre Fontaine. Il passa alors dans le cloître de sa ville natale dix années consacrées soit à la prédication, soit aux fonctions du saint ministère, soit à l'étude de la philosophie qu'il était chargé d'enseigner aux religieux de son ordre. Les idées de Kant occupaient alors tous les esprits sérieux en Allemagne. En dépit des négations de la Raison pure, auxquelles Kant lui-même avait pris soin d'opposer les affirmations de la Raison pratique, la doctrine du philosophe de Königsberg parut à Girard la plus sublime démonstration du devoir, de la conscience et de l'existence d'un Etre suprême. Mais les soupçons d'une orthodoxie ombrageuse, déjà excités par le séjour du jeune moine en Allemagne, trouvaient un nouvel aliment dans cet enthousiasme du cordelier pour la philosophie kantienne, bien que le Père Girard eût pris la précaution d'en déterminer lui-même l'étendue et le vrai sens dans un Projet d'éducation pour toute l'Helvétie qu'il composa en 1798, en réponse à un appel adressé à tous les hommes d'études de la Suisse par le ministre des arts et sciences de la République helvétique récemment constituée, Albert Stapfer. Ce travail, où Girard se révélait comme penseur et comme pédagogue, frappa le ministre, qui, s'occupant d'organiser dans tous les cantons l'institution nouvelle des Conseils d'éducation, voulut avoir Girard auprès de lui et le fit nommer par le Directoire helvétique aumônier du nouveau gouvernement (1800).

Le cordelier de Fribourg passa quatre ans dans la capitale de l'Helvétie, où par ses vertus, son dévouement, la simplicité évangélique avec laquelle il organisa le culte dans le temple qu'il partageait avec les pasteurs réformés, et les rapports bienveillants qu'il entretint avec ces derniers et leur digne chef le doyen Ith, enthousiaste comme lui de Kant et de l'éducation primaire, il se concilia l'estime de tous les gens de bien. Le fruit de cette manière d'agir fut que le catholicisme, proscrit à Berne depuis trois siècles, y fut non seulement respecté pendant le temps que dura le régime unitaire helvétique, mais que, lorsque celui-ci tomba, le gouvernement cantonal de Berne, bien que rendu à son autonomie, consentit à l'organisation définitive d'une paroisse qui n'était que provisoire et qu'on ne se fût pas fait scrupule de supprimer si le premier curé n'eût pas su se faire aimer.

C'est pendant ce séjour à Berne que Girard fit la connaissance de Pestalozzi, dont il alla visiter l'école à Burgdorf. Elle excita l'admiration du visiteur, qui lui-même avait aussi joint une école à sa paroisse et qui s'occupait de l'organisation de cet établissement, lorsqu'il se vit tout à coup rappelé dans son cloître de Fribourg pour y prendre, avec ses confrères, la direction des petites écoles ou écoles primaires qui venait d'être confiée à ces religieux par l'autorité municipale (1804). Ici commence la grande carrière pédagogique du Père Girard à Fribourg.

Les écoles de cette ville se trouvaient depuis longtemps dans une situation déplorable, et n'étaient fréquentées que par un petit nombre d'enfants de la classe inférieure de la population. Par ses qualités personnelles autant que par son expérience, l'ex-curé de Berne était mieux que tout autre qualifié pour relever l'instruction populaire de cet état de dégradation. Doué de moins de feu, d'originalité, de poésie et de génie que Pestalozzi, Girard possédait en revanche ce qui manquait au pédagogue zuricois, savoir le talent administratif, le tact et la mesure en toute chose. Dévoués à la même oeuvre, ces deux hommes différaient aussi beaucoup dans l'application, Pestalozzi demandant plutôt à la science des nombres ce que Girard attendait avant tout de la langue, considérée par lui comme l'instrument le plus éducatif, le plus universel et le plus approprié à une gymnastique de l'esprit. Pendant les deux premières années, quoiqu'il fût déjà l'âme de la réforme scolaire à Fribourg, Girard semble s'effacer derrière ses confrères plus âgés et prend pour son lot les plus jeunes élèves. Ce n'est qu'insensiblement que les amis de l'éducation et les autorités locales parviendront à lui faire accepter la seule position qui lui convînt et qu'il remplira avec tant de succès et d'éclat de 1807 à 1823, celle de préfet des écoles françaises de sa ville natale. Un des premiers soins de Girard, en prenant la direction des écoles, avait été de faire adopter en principe l'instruction obligatoire ; mais il fallut travailler ensuite à en procurer l'application rigoureuse au sein d'une population où le laisser-aller avait pris la place de l'amour du travail. « Le vulgaire, disait à ce sujet le préfet des écoles françaises dans un mémoire publié en 1816, sent peu la nécessité de l'instruction ; s'il la sent, c'est un sentiment passager que dissipent bientôt les exigences de la vie. Pour la multitude, qui est partout la même, l'instruction est un insigne bienfait, mais il faut un peu de violence pour le lui faire accepter. »

Former un personnel convenable, organiser plus rationnellement l'administration scolaire, composer des manuels élémentaires, faire un choix parmi les méthodes : voilà ce qui préoccupait sans cesse le l'ère Girard.

Il se vit bientôt contraint de remplacer ses confrères du cloître par des instituteurs laïques, plus dociles à ses instructions, et pour lesquels l’enseignement ne fût pas, comme pour les moines en général, une chose accessoire. Aussi l'école prospérait à vue d'oeil et commençait à attirer des enfants de toutes les classes de la société. Un spectacle plus réjouissant encore était celui de la transformation morale accomplie au sein de la jeunesse fribourgeoise. Les habitudes grossières, les cris sauvages, les atteintes à la propriété, et la répugnance pour l'école, avaient fait place à des manières convenables, à une joie décente et à un véritable empressement à se rendre aux leçons. Le secret de cette métamorphose n'était pas difficile trouver : Girard aimait les enfants et les enfants l'aimaient.

Néanmoins, dès ses débuts, l'école avait déjà des détracteurs ardents, et le Père Girard se voyait en butte à des plaintes amères, à des tracasseries sans fin de la part des obscurantistes auxquels les progrès de l'instruction populaire, rendue obligatoire, faisaient craindre, comme le disait l'un d'eux, « qu'on ne trouvât plus d'apprentis pour les états de ramoneur, d'aiguiseur, de hongreur et de taupier». Ils signa laient aussi comme dangereux pour la foi les livres que le chef de l'école donnait en prix à ses élèves. Ces accusations et ces chicanes eussent dégénéré, dès 1809, en persécution ouverte, sans la protection des membres les plus éclairés du gouvernement, à leur tête le comte Louis d'Affry, qui fut deux fois landamman de la Suisse.

En 1809, la Diète suisse, réunie à Fribourg sous la présidence de ce noble magistrat, avait décidé, à la demande de Pestalozzi, qu'une enquête fédérale serait faite sur l'institut d'Yverdon que dirigeait ce grand éducateur, objet de l'enthousiasme des uns et de la haine jalouse des autres. Le Père Girard fut désigné avec l'habile mathématicien Trechsel, de Berne, et Abel Mérian, magistrat distingué de Bâle, pour procéder à cette visite officielle. Cet examen eut lieu en novembre de la même année et dura plusieurs jours. Mais les commissaires constatèrent avec douleur que la touchante union qui avait régné entre les maîtres à l'école de Burgdorf n'existait plus à Yverdon, et que le modèle d'école populaire que Pestalozzi avait eu en vue et réalisé en partie dans le premier de ces endroits avait fait place à une sorte de Babel encyclopédique. Girard, comme rapporteur, eut la pénible mission d'exprimer ce jugement défavorable, tout en cherchant à l'atténuer le plus possible, surtout à l'endroit du vénérable instituteur, dont la commission était, unanime à apprécier le génie naturel et la grandeur d'âme. Pestalozzi lui-même, dans les entretiens particuliers qu'il avait eus avec les commissaires, ne faisait nulle difficulté d'avouer que ses collaborateurs, surtout Niederer et Schmid, avaient gâté son oeuvre par leurs aspirations orgueilleuses ; il n'en éprouva pas moins un chagrin profond du résultat de l'enquête, qu'il avait sollicitée dans l'espoir de fermer la bouche à ses détracteurs.

Dans le livre plein d'attrait et paradoxal à la fois qu'il a intitulé Nos fils, Michelet en a pris occasion de présenter Girard comme un instrument de la réaction et un rival secret de Pestalozzi sous couleur libérale. Ce prétendu rival avait souffert de telles angoisses d'esprit dans l'élaboration de son rapport sur l'institut d'Yverdon, qu'il en tomba gravement malade.

Ce rapport de Girard {Rapport sur l'institut de M. Pestalozzi à Yverdon, Fribourg, 1810), premier ouvrage pédagogique de longue haleine qui soit sorti de la plume du cordelier fribourgeois, rappelle sur plusieurs points les doctrines que l'auteur avait formulées douze ans auparavant dans son Projet d'éducation pour toute l'Helvétie. Ces doctrines n'avaient rien d'absolu, et offrent déjà le caractère de judicieux discernement et de sagesse pratique qui formera le trait distinctif du Père Girard dans tous ses travaux relatifs à l'école. Aucune de ces prétentions à la nouveauté et à l'originalité, que le rapport sur l'institut d'Yverdon signalait comme l'un des travers des collaborateurs de Pestalozzi, et qui rendaient ceux-ci injustes pour tous les éducateurs qui les avaient précédés dans la voie. La pédagogie française, en particulier celle de Montaigne, Fénelon, Rollin, Leclerc, Raymond de Chambéry, était vengée des dédains de la philosophie de Niederer. Parmi les devanciers de Pestalozzi, Girard n'a garde d'oublier Rousseau dont, comme tous ses contemporains, le chef de l'école d'Yverdon a ressenti l'influence salutaire jusque dans ses erreurs, comme dit très bien l'auteur du rapport. Mais en relevant des mérites par trop méconnus à Yverdon, Girard ne sacrifiera pas à « celui qui n'a eu d'autre élève qu'Emile et qui n a fait qu'un roman d'imagination », l'homme modeste et dévoué « qui aura la gloire d'avoir passé sa vie au milieu des enfants, consacrant à leur éducation ses veilles, sa fortune et son coeur ».

Le rapport de Girard, approuvé par ses deux collègues, fut soumis à la Diète réunie à Berne, qui en ordonna l'impression à ses frais. Mais l'ami et le protecteur de Girard, le landamman d'Affry, n'était plus là pour en féliciter l'auteur. Il s'était éteint subitement, en juin 1810, au retour d'une mission qu'il venait de remplir auprès de Napoléon. La santé du moine fribourgeois, déjà fortement éprouvée par la maladie, reçut une nouvelle atteinte de cette mort, et dans l'appréhension qu'elle lui donnait pour l'avenir, peu s'en fallut qu'il ne dît adieu pour toujours à son école Mais les instances des magistrats et la douleur des pères de famille, jointes au rétablissement de sa santé, changèrent sa résolution. Alors, dans un élan de générosité, il promit solennellement à ses concitoyens de vieillir au milieu de sa nombreuse famille, c'est-à-dire des enfants de son école. Et dès ce moment, sans hésitation ni regret, et sans se laisser rebuter par aucun obstacle ni aucune persécution, nous le voyons se consacrer tout entier à son oeuvre jusqu'à l'heure où, dans une sorte de tempête civile, le gouvernail en sera violemment arraché de ses mains.

La renommée allait venir à son école avec l'introduction de l'enseignement mutuel ou monitorial. Ce mode d'organisation scolaire dont Girard, comme nous l'avons dit, avait fait, sans s'en douter, l'essai sous le toit paternel, ne se présenta cependant pas naturellement à son esprit, et lui fut révélé, vers la fin de 1815, par les écrits de M. de Lasteyrie et de M. de Laborde, deux membres de la Société pour l'instruction élémentaire qui venait de se former à Paris. Mais pendant que la méthode mutuelle pure, appelée lancastrienne, confiait toutes les leçons aux moniteurs, la méthode telle que Girard l'appliqua à Fribourg en faisait un ingénieux et judicieux partage entre le maître et les moniteurs, dans les vingt-sept classes dont se composait son école, peuplée à cette époque de quatre cents élèves et dirigée par cinq maîtres, y compris le maître spécial de dessin (lequel, par parenthèse, appartenait à la confession protestante). Grâce à cette méthode ou plutôt à son éminent interprète, l'école de Fribourg devint bientôt la rivale de celles de Fellenberg à Hofwyl et de Pestalozzi à Yverdon. Elle vit à son tour affluer les visiteurs de tous les points de l'Europe, Anglais, Italiens, Russes, Français, pédagogues, nommes d'Etat, littérateurs, grands seigneurs. La méthode de Girard commençait aussi à se répandre dans les campagnes fribourgeoises, soustraites longtemps à son influence salutaire par l'obscurantisme traditionnel. Les Girardines (on nommait ainsi les écoles dirigées d'après son système) s'établirent également dans les cantons voisins, à Berne, Lausanne, Genève, Neuchâtel, Zurich, etc. A Genève, les idées éducatrices du Père Girard n'eurent pas de plus fervent propagateur que le pasteur François Na-ville, auteur lui-même d'un remarquable Traité sur l'éducation publique. Une amitié étroite s'établit dès lors entre le moine catholique et le ministre protestant.

L'établissement du Père Girard n'embrassait dans le principe que l'enseignement primaire ; il y joignit bientôt une école secondaire.

La réforme de l'école populaire n'était d'ailleurs aux yeux de Girard que la première assise de l'édifice qu'il se proposait d'élever. Maisons d'orphelins, de travail, de correction, fabriques de bienfaisance, entretien convenable des pauvres, tout cela manquait aux Fribourgeois, ainsi que l'industrie et l'exercice des métiers qui avaient fait au quinzième siècle leur richesse et leur gloire. Il s'agissait de leur donner toutes ces choses, et bien d'autres par surcroît. Mais ne pouvant pas procéder d'autorité et par voie législative, Girard chercha à suppléer à la puissance qui lui faisait défaut par une société qui s'étendrait à tout le canton : ce fut là l'origine de la Société économique, fondée le 9 janvier 1813. Cette société, véritable Institut cantonal, se composait de quarante membres effectifs pris dans le chef-lieu, et de trente correspondants choisis parmi les curés et les notables des petites villes et des campagnes.

Un des premiers résultats de la création nouvelle fut le rétablissement du Conseil d'éducation institué par le régime helvétique, et que l'orthodoxie jalouse de l'évêque (Mgr Guisolan) était parvenue à faire supprimer en 1804. Mais le fondateur de la Société économique se convainquit bientôt que tous ses efforts et ceux de ses associés resteraient impuissants tant que l'enseignement supérieur serait dominé par une scholastique surannée et par la casuistique flétrie en termes si énergiques par Bossuet. D'accord avec quelques amis intimes (l'archidiacre Fontaine, le conseiller d'Etat Jean de Montenach et le chancelier Justin d'Appenthal), le Père Girard conçut le projet d'une université catholique à la façon de celle qu'il avait vue prospérer sur les bords du Mein : c'eût été du même coup réformer l'enseignement supérieur et déjouer les machinations ourdies depuis longtemps pour le rappel des jésuites. Un moment le parti libéral, vers lequel inclinait l'un des deux chefs de la République fribourgeoise, l'avoyer Werro, put se croire à la veille de réaliser ses voeux les plus chers, et même de placer la mitre épiscopale sur la tête de Girard.

Mais lorsque Jean de Montenach, l'un des trois représentants de la Diète helvétique au Congrès des souverains réunis à Vienne en 1815, s'en ouvrit dans cette capitale au cardinal Consalvi, premier ministre du pape Pie VII, il lui fut répondu que la chose n'était pas possible, Girard étant depuis longtemps à l'index pour ses idées philosophiques et anti-romaines. Des motifs analogues firent échouer Fontaine, l'ami de Girard et de Montenach. Le choix du pape se porta sur un curé de campagne nommé Jenny, qui avait fait ses études de théologie au Collège germanique à Rome, et dont la candidature avait pour patrons les jésuites, quelques patriciens dévoués à ces pères, et le nonce du Saint-Siège en Suisse, Testaferrata.

Le Père Girard, que l'ambition d'être évêque n'avait jamais tourmenté et qui n'eût accepté cette haute position que parce qu'il y eût trouvé une force de plus pour réaliser ses grandes vues, continuait à vouer tous ses soins à l'école dont la renommée allait encore grandissant.

L'année 1816 marque l'apogée de l'école fribourgeoise et voit affluer les visiteurs. L'un d'eux était ce pasteur écossais, le Dr Bell, qui ne fut pas l'inventeur de l'enseignement mutuel, mais qui l'avait appliqué dès 1791 dans son école à Madras. A la vue d'une école qui lui rappelait la sienne, le pédagogue écossais se sentit saisi d'un enthousiasme qu'il exprima par la citation (approximative, hail étant substitué à ho) d'un vers de Shakespeare [Roméo et Juliette, acte V, sc. II) :

Holy franciscan friar, brother, hail!

(Saint moine franciscain, frère, salut !)

On connaît le dédain de Pestalozzi pour l'enseignement mutuel. Cependant ce patriarche de l'éducation populaire, réconcilié avec son critique et censeur de 1809, visitant l'école après Bell, ne montra pas moins d'admiration : « Votre Girard, disait-il à l'archidiacre Fontaine, qui l'accompagnait dans sa visite, opère des miracles ; avec de la boue, il fait de l'or ».

Les hostilités dirigées contre l'école et son chef semblaient avoir cessé. Le nouvel évêque, Mgr Jenny, montrait de la bienveillance et un grand intérêt pour l'enseignement mutuel, dont il recommandait publiquement l'adoption dans les paroisses rurales. Mais en même temps, inquiet de l'influence prépondérante de Girard et du Conseil d'éducation, il n en travaillait pas moins à la sourdine, avec le nonce Testaferrata, au rétablissement des jésuites comme la meilleure barrière à opposer aux innovations.

La question de ce rappel causa beaucoup d'émoi dans le canton et opéra une scission profonde au sein même du gouvernement. Mais après des débats orageux, le rappel fut voté par la majorité du Grand-Conseil, le 15 septembre 1818. Enhardi par l'appui de cette majorité et les louanges des ultras de la cour de Louis XVIII, l'évêque se tourna tout à coup contre l'enseignement mutuel, qu'il dénonça « comme une méthode funeste aux moeurs et à la religion ». Il en obtint la suppression par un nouveau vote du Grand-Conseil, le 4 juin 1823, et après des discussions plus orageuses encore que celles qui avaient précédé le rétablissement des jésuites.

Satisfait de son triomphe, l'évêque consentait à laisser le Père Girard diriger l'école où l'on venait de tuer sa méthode. Mais le dévouement du religieux à l'éducation populaire n'allait pas jusqu'au suicide de son oeuvre et de son honneur, atteints du même coup dans cette condamnation. Il se retira dans sa cellule, non sans avoir fait constater par une enquête publique, en présence des pères de famille éplorés et des autorités communales qui lui étaient restées fidèles, les résultats de cet enseignement religieux qu'on l'accusait d'avoir trahi et auquel le chef du diocèse avait donné plusieurs fois des marques publiques d'approbation.

Tous ces événements n'avaient pu s'accomplir sans amener une agitation très vive et voisine de la guerre civile au sein de la population du chef-lieu, attachée au Père Girard comme à son bienfaiteur et à son père. Mais voyant son nom devenu un drapeau de parti et servir d'aliment ou de prétexte au désordre, le Père Girard fit un nouveau sacrifice à la paix. Il quitta son couvent de Fribourg pour se rendre à Lucerne, dans celui où il avait l'ait son noviciat aux jours heureux de sa jeunesse.

La carrière de Girard comme réformateur scolaire et intellectuel de sa terre natale était terminée. Mais à Lucerne s'ouvrait devant lui une voie nouvelle qui, pour être moins brillante, n'en était pas moins utile. Le gouvernement de ce canton, plus indépendant des influences cléricales que celui de Fribourg, parvint à lui faire accepter la chaire de philosophie au gymnase du chef-lieu, avec un siège au Conseil d'éducation et la surveillance de certaines écoles. En même temps, la Société suisse d'utilité publique, l'association la plus importante qui existât alors dans la Confédération, réclamait son concours. Girard écrivit pour le bulletin de cette association plusieurs mémoires marqués au coin d'un esprit à la fois élevé, incisif et entraînant, où on sent passer le souffle de Platon et parfois l'ironie de Socrate. L'un de ces mémoires, consacré à mettre en relief les avantages de la méthode mutuelle, en signalait comme les plus saillants les habitudes d'ordre et d'obéissance qu'elle donnait aux élèves, avec celle d'un commandement équitable chez les moniteurs. Dans un second écrit, composé en allemand, sous la forme d'un dialogue entre un maître d'école et un ami de ce dernier, Girard cherchait à faire pénétrer le besoin d'instruction dans les cantons alpestres, et conviait les montagnards des Waldstaetten à fonder ce que, dans son pittoresque langage, il appelait le Grütli de l'indépendance intellectuelle, comme complément naturel de l'oeuvre de l'indépendance nationale. Bien que les préjugés séculaires et l'hostilité des familles régnantes s'opposassent à une complète réalisation des vues du moine libéral dans les petits cantons, son piquant dialogue ne laissa pas d'avoir quelque action sur la partie la plus éclairée de la population, et excita le zèle de plusieurs hommes de bonne volonté, ecclésiastiques et laïques. Les gouvernements cantonaux, catholiques ou réformés, recouraient à ses lumières et à ses conseils pour la réorganisation de leur système d'instruction publique. Mais nulle part son action n'eut plus de prise que sur cette jeunesse accourue des divers cantons autour de la chaire où le pédagogue fribourgeois exposait, dans un langage vif et lumineux, les maximes de sa philosophie, qui était celle du bon sens et n'avait rien de commun avec les abstractions de la nouvelle philosophie allemande.

Cependant l'amour et le regret de cette patrie fribourgeoise, pour laquelle il avait travaillé tant d'années, poursuivaient le digne cordelier jusque dans ses occupations les plus absorbantes. Ils lui inspiraient, en 1827, la publication d'un livre d'école intitulé Explication au plan de Fribourg et qui offre, en un cadre restreint et dans un langage simple, d'une clarté pénétrante, une admirable introduction à l'élude de la géographie, de l'histoire et de l'instruction civique.

Quelques années plus tard, une nostalgie croissante, jointe à son âge avancé (il avait soixante-neuf ans), le déterminait à rentrer dans sa patrie pour s'y vouer, dans la retraite, au grand travail qu'il méditait depuis longtemps sur l'enseignement de la langue et qu'il croyait destiné à exercer une action salutaire sur la jeunesse, c'est-à-dire sur l'avenir de l'humanité.

Toutes les instances des magistrats lucernois pour le retenir dans leur ville restèrent inutiles. En 1834, Girard quitta Lucerne et rentra dans sa ville natale pour n'en plus sortir. Il y vécut encore seize années dans ce loisir studieux qu'il avait rêvé bien des fois sans pouvoir y atteindre : c'est la période la plus paisible et la plus honorée de sa vie ; elle ressemble à ces beaux couchers de soleil qui suivent parfois des journées orageuses. Toutes les hostilités ont disparu, l'admiration a gagné ses anciens ennemis et les a réduits au silence. Cependant, à cette époque encore, le désir d'être utile arrache plusieurs fois le moine franciscain à sa cellule si chère. Tantôt c'est pour prendre part aux séances de la Société d'utilité publique, au nom de laquelle il visite les écoles normales de la Suisse romande ; tantôt c'est pour contribuer à élucider une question qui intéresse à un haut degré l'éducation publique et l'humanité souffrante, la question du crétinisme, posée par la Société suisse des sciences naturelles. Le Père Girard fut appelé à présider le congrès de cette Société qui s'assembla à Fribourg en 1840, et qui réunit une foule d'illustrations :

le botaniste de Candolle, le physicien de la Rive, le géologue Studer, le philanthrope Fellenberg, etc.

A cette époque, les idées éducatives du Père Girard étaient déjà répandues en Italie, où elles avaient été apportées par des prêtres éclairés et quelques grands seigneurs lettrés, entr'autres le marquis Ridolfi et Gino Capponi, de Florence. Elles y trouvèrent bientôt d'éloquents interprètes, comme Raphaël Lambruschini, à Florence même, Enrico Meyer à Livourne, Matilde Calandrini à Pise, et Vitale Rosi en Ombrie. Une revue éditée par Vieusseux, à Florence, servait d'organe aux « girardistes » de la péninsule.

Mais c'est en France que l'illustre cordelier devait trouver l'appréciation la plus éclatante de ses talents et de ses services. Depuis longtemps le nom de Girard était en honneur à Paris au sein des sociétés qui s'occupaient d'éducation et de sciences morales. Déjà à l'époque de sa persécution, en 1821, un asile honorable lui avait été offert sur les bords de la Seine par le ministre Corbière. En 1838, à la suite d'une visite de Victor Cousin, la croix de chevalier de la Légion d'honneur avait été décernée au Père Girard. En 1844, quand parut à Paris son livre De l'enseignement régulier de la langue maternelle dans les écoles et les familles, qui devait servir d'introduction au Cours éducatif et pratique destiné à l'enseignement élémentaire, l'Académie française, sur le rapport de son secrétaire perpétuel Villemain, accorda à ce volume préliminaire, qui offrait comme la philosophie de ce grand ouvrage, et une sorte de pédagogie populaire et chrétienne, le prix Monthyon de 6000 francs. Au commencement de l'année suivante, une distinction nouvelle était accordée au Père Girard, nommé membre correspondant de l'Institut par l'Académie des sciences morales et politiques. Pendant ce temps, la publication des volumes dont se compose la partie pratique du Cours éducatif de langue maternelle allait son train, grâce aux soins de MM. Rapet et Michel, qui avaient bien voulu se charger de l'approprier aux écoles françaises. Le dernier volume parut en 1846, à la veille de l'orage qui précéda et accompagna la chute du Sonderbund en Suisse et la révolution de Février en France.

Quoique la politique ne fût pas son affaire, le Père Girard avait vu venir la tempête et avait même essayé de la conjurer en arrachant à un haut magistrat de son canton, l'avoyer Déglise, la promesse formelle de se prononcer contre le Sonderbund. Mais le lendemain, cédant à des suggestions d'une nature moins désintéressée, ce haut magistrat ne tint pas sa parole, et le patriotique vieillard eut alors la douleur de voir s'a-battre sur son pays les désastres de 1847, puis les proscriptions et les confiscations dont le régime précédent avait légué le triste exemple au radicalisme. « C'est là la justice des révolutions, dont Dieu veuille préserver tous les peuples de la terre, » disait le Père Girard dans sa réponse à ses admirateurs toscans, qui avaient cru devoir le féliciter de la chute du régime du Sonderbund et de l'expulsion des jésuites.

Quoique également hostile à tous les extrêmes, et bien qu'il lui eût été facile de se retrancher derrière son grand âge, le Père Girard ne crut pas devoir refuser ses services au gouvernement radical dans l'organisation de l'instruction publique. Il accepta même l'honneur de présider la commission chargée d'élaborer une nouvelle loi sur la matière. Mais il chercha en vain à maintenir le collège et le lycée de Fribourg sur leurs bases traditionnelles, en opposition au projet d'école cantonale plus approprié aux circonstances et aux besoins du temps et qui, pour ces motifs, fut adopté par le Grand-Conseil.

Après la publication du dernier volume de son Cours de langue, que le Père Girard appelait « l'idéal de sa vie, le voeu de son coeur, sa dette sacrée envers la jeunesse », l'illustre cordelier pouvait considérer sa carrière comme terminée. Sa forte constitution, quoique déjà ébranlée par un rhumatisme goutteux qui l'avait fait beaucoup souffrir, lutta longtemps contre le mal qui paralysa ses membres pendant les deux dernières années de sa vie et voila même un instant sa belle intelligence. Il recouvra sa lucidité au dernier moment, et reprit assez de force pour réunir ses confrères autour de son lit de douleur et prendre congé d'eux par quelques paroles pieuses, prononcées dans cette langue latine qu'il avait toujours aimée et qu'il écrivait avec une concision et une pureté à rendre jaloux les latinistes de son ordre à Rome. Il expira le 6 mars 1850, à huit heures et demie du matin.

Une heure après, le Grand-Conseil fribourgeois, qui était réuni ce jour-là, décrétait que le Père Girard avait bien mérité de la patrie et que son portrait serait placé dans toutes les écoles. On décida plus tard qu'une statue lui serait élevée par souscription sur la principale place de la ville. Cette statue, due au ciseau de Vollmar, de Berne, a été inaugurée solennellement le 23 juillet 1860.

Alexandre Daguet