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Gerdil (le cardinal)

Hyacinthe-Sigismond Gerdil naquit à Samoens en Savoie, en 1718. Fils d'un notaire, il fit ses études chez les barnabites à Thonon et Annecy, entra ensuite dans cet ordre religieux, et prit ses grades à l'université de Bologne. Il professa à Macerata, à Casai, à Turin, puis devint précepteur du petit-fils de Charles-Emmanuel III, depuis roi sous le nom de Charles-Emmanuel IV. Il s'acquit une grande réputation par ses ouvrages d'apologétique et d'érudition, et fut fait cardinal par Pie VI en 1777. Il mourut en 1802, à l'âge de quatre-vingts ans. Lors de la publication de l'Emile de Rousseau, il fit paraître une réfutation des idées de l'écrivain genevois, intitulée : Réflexions sur la théorie et la pratique de l'éducation, contre les principes de J.-J. Rousseau, Turin, 1763, in-8. Cet ouvrage a été réimprimé dans le tome Ier des OEuvres de Gerdil (Rome, 1806), sous le titre d'Anti-Emile. Des nombreux contradicteurs de Rousseau, Gerdil est le seul qui ait su, dans ses critiques, ne pas se départir d'une certaine modération, et qui ait traité son adversaire avec égard ; aussi ce dernier a-t-il dit de lui : « Parmi tant de brochures imprimées contre ma personne et mes écrits, il n'y a que celle du Père Gerdil que j'ai eu la patience de lire jusqu'à la fin. Il est fâcheux que cet auteur estimable ne m'ait pas compris. »

Les extraits ci-dessous de l'Anti-Emile de Gerdil feront voir que si le savant barnabite avait pu mal comprendre une partie des idées qu'il combattait, il avait du moins saisi, mieux que la plupart des contemporains, l'immense portée de l'écrit de Rousseau, et pressenti la révolution dont l'Emile fut l'éloquent manifeste.

« M. Rousseau, dit Gerdil dans sa préface, propose dans Emile un nouveau plan d'éducation intimement lié à son nouveau plan de législation. Le but du Contrat social est le renversement universel de l'ordre civil, le but d'Emile est d'y préparer les esprits par une révolution totale dans la façon de penser. Il y a grande apparence que les idées législatives de M. Rousseau ne seront jamais que des idées. Ses paradoxes politiques, plus singuliers que tous les rêves du bon abbé de Saint -Pierre, sont plus faits pour étonner le monde que pour l'entraîner. Mais si on a tout lieu d'être tranquille de ce côté-là, il paraît qu'on a quelque sujet de s'alarmer des suites d'une façon de penser qui, sans conduire les esprits au but où M. Rousseau voudrait les amener, peut cependant les éloigner insensiblement du terme où ils doivent tendre pour le bien de l'humanité. M. Rousseau ne viendra pas à bout de renverser de fond en comble l'état présent de la société ; mais il inspirera facilement le chagrin et l'aversion dont il est animé, et que tous ses écrits respirent, contre les meilleures institutions religieuses et sociales. Il ne fera pas des sauvages, mais il fera de mauvais chrétiens et de mauvais citoyens.

« C'est surtout dans le premier volume d'Emile qu'il s'attache à développer les principes qui servent e base, et comme de lien commun, à son système de politique et à sa théorie de l'éducation. Il y représente les institutions sociales sous l'aspect le plus odieux ; il établit pour maximes que la condition de l'homme vivant dans l'état de nature est de se suffire à soi-même et d'être heureux ; que nous étions nés pour être hommes, mais que les lois et la société nous ont replongés dans l'enfance ; que la dépendance des hommes, qui en est une suite, répugne à la nature, et qu'elle est l'origine de tous les vices ; qu'il n'est pas possible d'élever un homme pour lui-même, et pour les autres ; qu'un père même n'a pas droit de commander à ses enfants ce qui ne leur est bon à rien. De ces maximes, qui servent de base au système du Contrat social, il déduit dans ce même volume des règles pratiques pour la conduite du premier âge, qui décide de tout le cours de l'éducation.

« C'est à l'examen de ces principes et de ces règles qu'on s'est attaché dans cet écrit. En combattant les paradoxes de M. Rousseau, on a tâché d'établir la théorie et la pratique de l'éducation sur des principes plus solides, plus conformes à l'esprit du genre humain, à la paix des familles, à la tranquillité des Etats, à l'avantage commun de l'humanité. Si cet ouvrage tombe jamais entre les mains de M. Rousseau, on ose le prier de le lire ; il y verra ses sentiments combattus sans fiel et sans aigreur, et peut-être qu'en revenant sur ses propres pensées, il aura lieu de s'apercevoir que, n'étant pas d'accord avec lui-même, il faut qu'il n'ait pas toujours pensé juste. »

Après avoir cité le passage où Jean-Jacques s'écrie : « Souvenez-vous toujours que celui qui vous parle n'est ni un savant, ni un philosophe, mais un homme simple, ami de la vérité, sans parti, sans système, » le Père Gerdil résume toutes ses objections, sous une forme ironique, dans cette page dernière :

« Ce n'est point un philosophe que M. Rousseau, il ne fait point de systèmes: ce n'est pas lui qui est l'auteur des préceptes qu'il donne dans son livre, c'est la nature elle-même qui s'y dévoile, qui y expose ses vues, ses forces, ses besoins. L'homme social n'est pas l'homme naturel ; les institutions sociales le dépravent et le dégradent. M. Rousseau ne fait autre chose que le dégager de ces liens étrangers, pour le montrer tel qu'il est. Peut-on se refuser aux cris de la nature qui parle dans son livre ; peut-on lui refuser les secours qu'elle exige? Voilà ce que l'éloquence éblouissante de M. Rousseau a pu persuader à bien des gens. Ils ne s'aperçoivent pas que l'homme naturel qu'il leur montre est l'être le plus factice qui ait jamais existé dans l'imagination d'aucun philosophe. Personne aujourd'hui n'a vu d'homme dégagé de toute institution sociale, personne ne peut dire ce que c'est. Tout ce qu'on débite là-dessus n'est qu'abstraction, imagination, pure rêverie. Cependant, au moyen de ces artificieux déguisements, quelles funestes impressions ne fera pas le livre de l'auteur sur des esprits peu en garde contre la séduction ? Le mépris de toute religion révélée, et du christianisme en particulier, j'oserais même dire l'oubli de la Divinité, la haine contre tous les gouvernements établis, la révolte contre toute autorité légitime, un esprit effréné d'indépendance et de liberté, l'obéissance rayée du dictionnaire des enfants ; une fausse indulgence à ne point réprimer les saillies de leur liberté naturelle, une fausse retenue à ne point raisonner avec eux, à ne cultiver leur esprit par aucune des études convenables à leur âge tels sont les fruits du nouveau plan d'éducation. L auteur y a mêlé quelques vérités utiles et lumineuses, mais qui ne servent dans son livre qu'à mieux couvrir le poison mortel qu'il renferme, et à le faire sucer avec plus d'avidité. Est-ce donc que M. Rousseau est le seul mortel à qui la nature se soit dévoilée? Il n'est pas question, entre lui et tous les philosophes qui l'ont précédé, de savoir s'il a pu saisir quelque vérité particulière, quelque secret repli du coeur humain, quelque conséquence éloignée et de détail, qui avait échappé aux autres. Si M. Rousseau a vu juste, lui seul a tout vu, les autres n'ont rien vu. Socrate, Platon, Xénophon, Cicéron, Sénèque, Quintilien, Plutarque, Bacon, Locke, Bossuet, Fleury, Fénelon, Nicole, Rollin, ces hommes si éclairés, n'ont rien connu à la nature de l'homme et se sont tous mépris dans leurs recherches sur la manière de conduire et d'élever la jeunesse. M. Rousseau ouvre une nouvelle carrière. On ne dépravera plus les hommes par des institutions arbitraires, on ne les avilira plus par les menaces importunes de la religion ; on ne les fatiguera plus par des études si éloignées de la nature. Un corps robuste, un esprit plein de vigueur, une aptitude à tout faire, la santé, le bonheur, seront les fruits inestimables de cette nouvelle méthode d'éducation. Quelles chimères! quelle visions! »

Il y avait des chimères, certes, dans l'Emile et le Contrat social, et Gerdil pouvait à bon droit les critiquer. Mais en même temps il formulait, sans s'en douter, le jugement de la postérité en écrivant ces paroles : « M. Rousseau ouvre une nouvelle carrière ».

James Guillaume