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Gérando (de)

Marie-Joseph De Gérando ou Degérando est né à Lyon le 27 février 1772 ; son père était architecte de la ville. Le jeune Marie-Joseph fut élevé chez les Oratoriens, et se destinait à l'état ecclésiastique ; mais la Révolution en décida autrement. Après avoir combattu la République en 1793 dans les rangs des Lyonnais révoltés, le jeune De Gérando émigra en Italie. Rentré en France après l'amnistie de l'an IV, il s'éloigna de nouveau en l'an V ; puis, revenu bientôt, il prit du service dans l'armée. Il était en garnison à Colmar en l'an VII, quand l'idée lui vint de concourir pour le prix que l'Institut national offrait à celui qui traiterait le mieux la question suivante : Déterminer quelle a été l'influence des signes sur la formation des idées. Le mémoire de De Gérando fut couronné, et l'auteur se trouva, par ce premier succès, engagé à porter son attention sur les questions philosophiques. Peu après, l'Académie de Berlin couronna (1802) un autre mémoire de lui, qui devint deux ans plus tard ['Histoire comparée des systèmes de philosophie. La même année 1802, De Gérando fonda, avec Camille Jordan, de Lasteyrie, Benjamin Delessert et Mathieu de Montmorency, la Société d'encouragement pour l'éducation industrielle du peuple. En 1804, il remporta le prix proposé par l'Académie royale de Stockholm sur ce sujet : « Les deux méthodes d'enseignement », et fut élu membre de l'Institut. Quelques mois plus tard, il fut appelé au poste de secrétaire général du ministère de l'intérieur, que dirigeait alors le comte de Champagny. Nommé en 1808 maître des requêtes au conseil d'Etat, il fut envoyé en Italie comme membre de la Junte d'organisation de la Toscane, et l'année suivante il entra dans la Consulte chargée de prendre possession des Etats romains. Il y exerça toute l'autorité d'un ministre de l'intérieur, et il en profita pour fonder une université dans la ville de Pérouse. De retour à Paris on 1811, il fut mandé aux Tuileries : Napoléon l'interrogea sur la situation des Etats romains, et De Gérando ne cacha point les fautes commises. Napoléon rompit brusquement l'entretien, et le pauvre maître des requêtes, rentré chez lui, s'attendait à une disgrâce, quand dans la nuit un message lui apporta sa nomination de conseiller d'Etat. Il fut en même temps créé baron de Rathsamhausen.

A partir de 1815, il tourna surtout son activité du côté de l'éducation populaire. Frappé du peu de soin que l'empire avait pris de l'amélioration morale des classes pauvres, il résolut d'en parler au sein de la Société d'encouragement, dont il était le secrétaire général depuis sa fondation. Le 1er mars 1815, MM. de Lasteyrie, de Laborde et De Gérando proposèrent à cette Société la création d'une association qui aurait pour objet de procurer « à la classe inférieure du peuple le genre d'éducation intellectuelle et morale le plus approprié à ses besoins » ; et le 29 mars le secrétaire général lut un rapport sur les nouvelles écoles pour les pauvres, c'est-à-dire sur les écoles d'enseignement mutuel, récemment fondées en Angleterre. Les membres de la Société d'encouragement répondirent avec empressement à cet appel et décidèrent la fondation de l'association nouvelle, qui fut la Société pour l'instruction élémentaire.

Le 16 juin, De Gérando prononça dans l'assemblée des souscripteurs un discours sur la grande affaire qui les réunissait. Il définissait le but, il posait les limites, il soumettait enfin le projet de règlement qu'il avait rédigé lui-même, et le lendemain, à la première séance régulière, il était nommé président. On se réunissait alors rue du Bac, dans le local que la Société d'encouragement avait généreusement prêté. De Gérando était l'âme de la nouvelle association. Il assistait à toutes les réunions ; il dirigeait la correspondance des secrétaires, et, tout en dictant plusieurs lettres à la fois, il en écrivait lui-même une foule d'autres dirigées sur tous les points de la France et même de l'étranger ; enfin il communiquait à tous l'ardeur qui le dévorait. Préfets, magistrats, fonctionnaires, industriels, professeurs, capitalistes, il ralliait tout le monde, par ses instances, à la sainte cause de l'instruction du peuple.

Mais si active que fût cette propagande, il lui manquait, pour être véritablement féconde, un organe de publicité, un recueil périodique, où seraient consignés tous les actes et les documents de la Société. Ce fut encore De Gérando qui en montra la nécessité et qui en fit adopter le principe. De là le Bulletin ou Journal d'éducation, qui commença à paraître en octobre 1815. Après cette innovation, destinée surtout à faire connaître et à répandre la méthode mutuelle, une autre, bien plus importante encore, s'imposait également aux fondateurs : il s'agissait de former des maîtres et de les initier aux principes et aux pratiques du nouvel enseignement. La création d'une classe normale était indispensable ; mais la Société était de date trop récente pour en pouvoir faire les frais.

Le comte de Chabrol, préfet de la Seine, prit l'idée sous sa protection. Dès le 3 novembre 1815, il forma un Conseil d'instruction primaire, chargé de proposer toutes les mesures nécessaires pour doter la ville de Paris d'écoles d'enseignement mutuel dans tous ses quartiers, et la banlieue dans toutes les communes privées d'écoles. Presque tous les membres du comité de la Société pour l'instruction élémentaire, et De Gérando en tète, furent appelés à en faire partie, en sorte que toutes les propositions faites dans les réunions de la rue du Bac étaient à peu près sûres d'être ratifiées car le Conseil d'instruction primaire, qui se rassemblait tous les quinze jours à la préfecture. On s'explique maintenant combien dut être bienfaisante et décisive, l'action de la Société qui avait pris à tâche de répandre l'instruction primaire dans les classes pauvres. L'infatigable De Gérando demandait-il la création d'une classe normale, l'établissement d'un mode d'admission et d'examens, des règles pour l'ouverture des écoles, des ressources pour aider à la composition et à la diffusion des bons livres? Toutes ces propositions, discutées, puis acceptées par le Conseil, étaient approuvées par le ministre de l'intérieur, et prenaient force de règlements d'administration publique.

C'est ainsi que la première école établie en France pour former des instituteurs (après celle du Bas-Rhin toutefois) est due à l'initiative de De Gérando, qui en fut aussi le premier maître. Personne n'était mieux préparé pour cet enseignement, qui nous a d'ailleurs été conservé en partie dans le Cours normal, recueil de quinze entretiens pour les élèves-maîtres. De tous les ouvrages d'éducation publiés par De Gérando, celui-ci est certainement le plus important et le meilleur ; c'est, comme on l'a dit, le chef-d'oeuvre de l'écrivain dont chaque livre fut une bonne action. Il pose les limites de l'enseignement normal ; il en fixe la matière et l'esprit ; il embrasse, dans sa brièveté apparente, toutes les questions de morale et de pédagogie qui s'imposent aux maîtres de la jeunesse, et, bien qu'on y sente parfois la main d'un écrivain philosophe, on y retrouve encore plus souvent la pensée et les développements du moraliste, avec des sentiments d'une délicatesse exquise, des vues élevées et des conseils d'une portée éminemment pratique. Le titre des principaux entretiens donnera une idée du point de vue de l'auteur et de son enseignement. Le 1er entretien a pour objet la dignité des fonctions de l'instituteur ; le 2e, les dispositions et les qualités qui lui sont nécessaires ; le 3e, l'éducation dans les écoles primaires ; le 5e, l'éducation intellectuelle ; le 7e, la méthode ; le 8e, l'éducation morale ; le 11°, l'enseignement des devoirs ; le 12e, la manière de fortifier le caractère des enfants ; le 14°, le travail et l'ordre.

On pourrait extraire de tous ces entretiens bien des pensées fortes, des préceptes judicieux, des mots vraiment trouvés. Ainsi, à propos de l'obéissance : « Obéir à la loi du devoir, c'est se commander à soi-même. Les limites sont des appuis ; ce qui contient, fortifie. L'obéissance a sa fierté, comme son courage. » (9° entretien, p. 133.) Quoi de plus sage que ce conseil sur l'emploi de l'autorité : « N'usez jamais de l'autorité mise en vos mains que comme d'un dépôt sacré. Evitez la dureté, les rigueurs inutiles, mais ne laissez jamais rompre le frein de la discipline. » (9e entretien, p. 134.) Il y a parfois dans ces recommandations une chaleur, un élan qui entraîne : « Les élèves ont-ils failli? montrons-leur le moyen de réparer ; ont-ils bien fait? aidons-les à mieux faire encore : éveillons leur ardeur, entretenons leur courage ! Que le zèle d'acquérir, que le désir de bien faire allument entre eux une généreuse émulation! jamais elle ne dégénérera en jalousie. Qu'ils marchent dans les voies de l'instruction, dans les voies du bien ! Progrès ! progrès ! tel doit être le mot d'ordre, le cri de rappel de notre famille adoptive. » (11e entretien, p. 178.) Citons encore ces paroles sur la volonté : « La volonté est une sorte de royauté intérieure et morale, mais glorieuse quand elle est consacrée par la vertu. Oui, l'homme est son propre roi, mais à la condition de savoir et vouloir se commander ; en effet, sa puissance est dans la force de son caractère. » (12e entretien, p. 179.)

En même temps qu'il inaugurait si heureusement l'enseignement normal des instituteurs, De Gérando ne perdait pas de vue l'éducation des filles, jusqu'alors si négligée. Son rapport sur les écoles de filles et sur le comité des dames, fait à l'assemblée générale du 23 août 1816, signale des commencements humbles et précaires dont il se réjouit comme d'une conquête sur l'indifférence. C'est à peine si l'on compte quatre écoles ouvertes, dont trois sont dues à la bienfaisance privée ; la quatrième, établie à la Halle aux Draps, dans un local concédé par le préfet, et de beaucoup la plus importante, peut recevoir jusqu'à cinq cents élèves ; les trois autres, installées rue du Pont-de-Lodi, rue des Billettes et rue du Coq, ne réunissent ensemble guère plus de cent élèves. Les départements, en ce temps-là, n'étaient pas mieux pourvus que la capitale en écoles pratiquant le mode mutuel et réservées aux filles. De Gérando en compte quatre : la première, fondée par lui-même à Nogent-sur-Marne, dont il était maire ; la deuxième, à Villeneuve Saint-Georges ; la troisième, à Jouy, dans l'établissement d'Oberkampf ; la quatrième à Anzin, pour les filles de mineurs. Ce ne devait être qu'après la révolution de Juillet que, grâce au dévouement d'une femme d'un esprit supérieur, Mlle Sauvan, un cours normal pour les institutrices put être fondé (1831).

Ce fut De Gérando qui, le 23 juin 1819, proposa d'introduire le chant clans les écoles de la Société pour l'instruction élémentaire. Il fut secondé par un homme qui avait le génie de l'enseignement musical, le savant B. Wilhem, le fondateur de l'Orphéon et l'auteur de la méthode de chant à l'usage des écoles, adoptée sur le rapport de Francoeur.

En 1824 parut son livre Du perfectionnement moral : l'auteur y considère la vie humaine comme une éducation perpétuelle dont le perfectionnement est le but. Ce perfectionnement, dont il donnait la théorie, il s'en imposa aussi la pratique dans toute sa vie : car il visa sans cesse à devenir meilleur et plus utile aux autres. Membre de toutes les associations dans lesquelles il pouvait servir ses semblables, depuis la Société des établissements charitables jusqu'au bureau de bienfaisance, depuis le Conseil supérieur de santé jusqu'à la Société philanthropique, non seulement il coopéra à tout le bien qui s'y faisait, mais il y ajouta encore. Il fut, à Paris, l'un des fondateurs de la première caisse d'épargne ; il seconda Denys Cochin dans la création de la première salle d'asile. Continuateur de l'abbé de l'Epée et de l'abbé Sicard, il contribua, par son utile ouvrage, De l'éducation des sourds-muets de naissance (1827), au perfectionnement de l'art créé par ces deux illustres instituteurs. Sa sollicitude s'étendait à tout ce qui souffrait. Non content de parler et d'écrire en faveur des pauvres, il les visitait lui-même dans leurs réduits, et chaque semaine il leur donnait un jour. Ce jour-là les pauvres remplissaient sa maison et sa rue, et il leur distribuait, avec le pain qui soutient le corps, les bonnes paroles qui relèvent l’âme. Ce qu'il faisait, il l'enseignait aux autres dans le Visiteur du pauvre (1820) et dans le livre De la bienfaisance publique (1839, 4 vol.). En 1837, De Gérando entra à la Chambre des pairs. Cinq ans plus tard, encore en pleine activité philanthropique, il mourait, le 10 novembre 1842, à l’âge de soixante-dix ans.

Émile Gossot