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Gaultier (l?abée)

 L'abbé Gaultier naquit en Italie, vers 1746, de parents français d'origine. Il fut envoyé de bonne heure en France, et y fit ses études, puis retourna en Italie, où il reçut les ordres ; mais ses sympathies l'attiraient vers la France, et il revint dans ce pays en 1780 pour s'y fixer définitivement. Pourvu d'un bénéfice qui lui assurait des ressources suffisantes, il se consacra à l'éducation des enfants, et conçut le plan d'une méthode nouvelle destinée à rendre l'élude agréable et à permettre à ses élèves d'acquérir l'instruction en jouant. Les premiers ouvrages dans lesquels il a exposé cette méthode sont les Leçons de grammaire (1787), les Leçons de géographie par le moyen du jeu (1788), les Leçons de chronologie et d'histoire (1788), le Jeu raisonnable et moral pour les enfants (1791). Il avait ouvert en 1786 un cours gratuit, auquel prenaient part, dit son biographe Demoyencourt, les enfants des premières familles de la capitale, clans l'intimité desquelles il était reçu. En 1792, il émigra et passa en Angleterre, où il retrouva une partie de ses élèves parisiens, et où il continua ses cours. Son succès chez les Anglais fut très grand, et sa méthode reçut l'approbation des universités d'Oxford et de Cambridge. En 1801, il rentra en France, où il reprit son enseignement et continua la série de ses publications : citons, entre autres, l'Exposé du cours complet des jeux instructifs, 1802 ; la Méthode pour apprendre grammaticalement la langue latine sans connaître les règles de la composition, 1804 ; la Méthode pour exercer les jeunes gens à la composition française et pour les y préparer graduellement, 1811 ; les Traits caractéristiques d'une mauvaise éducation, 1812 (publié d'abord à Londres en 1796 sous le titre de Jeu de morale et de politesse). En octobre 1814, il se rendit de nouveau à Londres pour y étudier la méthode d'enseignement mutuel appliquée dans les écoles de Bell et de Lancaster, méthode qui avait plus d'un point de contact avec celle qu'il employait lui-même ; frappé des résultats obtenus par le système monitorial, il songea aussitôt à en préparer l'introduction dans les écoles françaises. Revenu à Paris, il fut nommé membre de la commission constituée pendant les Cent-Jours par le ministre Carnot pour travailler à la réorganisation de l'instruction primaire, en même temps qu'il s'associait à MM. De Gérando, de Lasteyrie, de Laborde, Jomard, J.-B. Say, de la Rochefoucault-Liancourt, etc., pour fonder la célèbre Société pour l'instruction élémentaire. Il fit partie, avec Gallois, Choron, Butet et Jullien, du comité d'instruction ou des méthodes, et se consacra avec le plus grand zèle à la préparation des tableaux de lecture et d'arithmétique ; il ouvrit chez lui, en novembre 1816, un cours spécial pour les moniteurs, où étaient enseignées la géographie, la grammaire, la morale et la géométrie pratique. La Société pour l'instruction élémentaire lui donna un témoignage éclatant de reconnaisance en l'élisant, en mars 1818, aux fonctions de vice-président. Il mourut peu après, le 19 septembre de cette même année.

Rappelons brièvement en quoi consistaient les procédés d'enseignement inventés par l'abbé Gaultier et désignés par lui sous le nom caractéristique de jeux instructifs.

L'instituteur réunit ses élèves autour d'une table, et distribue à chacun d'eux un certain nombre de jetons, puis le jeu commence : chaque élève à son tour doit répondre à l'une des questions contenues dans la leçon du jour ; s'il répond bien, il gagne un jeton ; s'il se trompe, il perd un jeton qu'il paiera soit au maître, soit à l'élève qui aura rectifié l'erreur commise. A la fin de la partie, chacun compte ses jetons, et celui qui en a le plus est proclamé président, c'est-à-dire qu'il occupera, pendant la leçon suivante, la place d'honneur à la droite du maître. « Beaucoup de personnes ; dit à ce sujet un admirateur de l'abbé Gaultier qui a exposé en détail le mécanisme de sa méthode dans le Journal d'éducation, organe de la Société pour l'instruction élémentaire (années 1816 et 1817), pourraient regarder avec indifférence l'emploi des jetons, comme une chose peu importante, comme un enfantillage ; elles se tromperaient fortement. Il est difficile de se figurer, sans en avoir été témoin, quelle est la puissance de ce léger mobile, quelle émulation il est capable de produire. Ce sont ces jetons qui donnent surtout à l'étude la forme du jeu. Ce petit mouvement continuel de paiement, d'amende, d échange, amuse infiniment les enfants, et les captiverait pendant un temps infini. Il ne faut cependant point abuser de l'empressement qu'ils témoignent d'abord pour prolonger les leçons ; il vaut beaucoup mieux leur laisser désirer de les recommencer. La plus grande justice, la plus exacte impartialité doivent surtout régner dans la distribution des jetons pendant la partie. Il faut encore avoir soin de ne jamais décourager un enfant qui a peu de facilité ; si l'on voit qu'il perde beaucoup de jetons, malgré ses efforts pour bien répondre, et pour saisir les difficultés, trouvez quelque moyen de lui en faire gagner : rien n'est plus facile. Dans tous les jeux possibles, celui qui perd constamment non seulement ne trouve plus e plaisir, mais finit par se troubler, perdre ses moyens, et jouer tout à fait mal. »

Nous allons donner deux exemples pratiques de l'emploi de la méthode, empruntés à l'enseignement de la géographie et à celui de l'histoire. Nous nous servirons, en l'abrégeant, du résumé publié par le Journal d'éducation.

Les leçons de géographie de l'abbé Gaultier sont écrites par demandes et par réponses, ainsi que tous ses ouvrages d'éducation. Comme les questions sont plus ou moins difficiles, et que les réponses sont plus ou moins longues, l'auteur a indiqué à la fin de chacune le nombre de jetons que le maître doit donner à l'élève qui répondra exactement. L'instituteur a un sac rempli d'étiquettes, qui correspondent aux questions du livre, et portent chacune un numéro. Après avoir mis dans le sac toutes les étiquettes relatives à la leçon sur laquelle les élèves doivent être exercés, et qui leur a été expliquée d'avance, le maître prend place en haut de la table autour de laquelle les enfants sont assis. Il déploie sur cette table la carte de la partie de la terre qui est le sujet de la leçon, donne à chaque enfant un certain nombre de jetons comme enjeu, et la partie commence. L'instituteur fait tirer au hasard une étiquette à un des élèves. Supposons que l'enfant ait tiré l'étiquette n° 17, Lisbonne ; le maître, en consultant le livre, demandera : «Qu'est-ce que Lisbonne? » L'élève : « C'est la capitale du Portugal». Le maître: « Qu'est-ce que le Portugal? » L'élève: « C'est une des seize contrées de l'Europe, et une des quatre au midi ». En répondant aux différentes questions qui lui sont adressées de cette manière, l'enfant doit montrer sur la carte tous les endroits qu'il nomme : s'il les indique bien et qu'il réponde exactement, il reçoit du maître le nombre de jetons fixé pour chaque réponse. S'il se trompe, il est corrigé par son voisin de droite, à qui il paie un jeton. Si celui-ci se trompe aussi, il est corrigé à son tour par le suivant, qui gagne deux jetons. Le troisième, dans le même cas, en gagne trois, et ainsi de suite ; mais s'il arrive qu'aucun des élèves ne puisse rectifier l'erreur du premier, le maître le corrige, et exige un jeton de chacun des enfants à la ronde. Lorsque le premier élève a répondu à toutes les questions relatives à son étiquette, le second en tire une autre, et ainsi de suite, jusqu'à ce que le tour soit fini ; après quoi on peut en recommencer de nouveaux, tant que le maître juge à propos de prolonger l'exercice.

Lorsque de nouvelles leçons ont été expliquées aux enfants, on ajoute dans le sac, pour les parties suivantes, de nouvelles étiquettes qui y sont relatives, mais en y laissant toujours les anciennes ; et, lorsqu'elles deviennent trop nombreuses, le maître peut en faire le sujet de plusieurs parties, en mettant dans un sac à part toutes celles qui sont tirées par les enfants, après qu'ils en ont fait l'explication. On passera ainsi successivement en revue, et à plusieurs reprises, les trois cents étiquettes qui correspondent aux trois cents paragraphes des leçons de géographie.

Pour l'enseignement de l'histoire, l'abbé Gaultier emploie les vers techniques, que l'élève apprend par coeur, et auxquels le livre ajoute un commentaire par demandes et réponses. Voici des spécimens de ces vers techniques cités avec éloges par Demoyencourt, comme modèles du genre :

SERVIUS TULLIUS.

Successeur de Tarquin, Servius Tullius

Fit aimer aux Romains son règne et ses vertus ;

Politique, il changea le mode de suffrage,

Fit battre une monnaie, affranchit l'esclavage.

Tous les cinq ans à Rome il établit le cens,

Et fut assassiné par un de ses enfants. FRANÇOIS I es.

Vainqueur à Marignan, prisonnier à Pavie,

En quinze cent François aux lettres rend la vie.

Sous son règne, l'Eglise où Léon X domine,

De Luther, de Calvin voit naître la doctrine.

Lorsque les enfants ont appris un certain nombre de vers techniques, et savent également les réponses aux diverses questions du livre, qui sont de quatre sortes comme on va le voir, on procède au jeu de l'histoire de la manière suivante. La table autour de laquelle les joueurs se placent doit être carrée. Chacun des côtés a son nom : le premier est celui des faits ou événements ; le second, celui des particularités ou des circonstances ; le troisième, celui des causes, des motifs, des occasions ; le quatrième, enfin, s'appelle le côté des conséquences ou des effets. On a, comme dans le jeu précédent, un sac rempli d'étiquettes relatives aux sujets déjà étudiés par les enfants, et des jetons qu'on distribue aux joueurs. Comme les rôles sont plus difficiles suivant le côté de la table que les joueurs occupent, on divise les élèves en quatre groupes suivant leur force respective, afin de placer les plus avancés du côté qui exige le plus de savoir. Le jeu commençant, supposons que l?étiquette tirée soit Clovis. Là-dessus, le joueur du côté des faits récite les vers suivants :

Clovis vainc à Soissons, fait voeu d'être chrétien,

Défait Gombaud, et tue Alaric arien.

Le joueur du côté des circonstances répond ainsi aux questions suivantes : « D. Quand Clovis commença-t-il à régner? R. En l'année 467 (un jeton). ? D. Où Syagrius, après avoir été défait par Clovis, se retira-t-il ? R. Chez Alaric, roi des Visigoths (un jeton). ? D. Comment Anastase, empereur d'Orient, reconnut-il le mérite et la valeur de Clovis? R. En lui envoyant une couronne d'or et un manteau d'écarlate, avec le titre de patrice (un jeton). ? D. Comment ou jusqu'à quel point Clovis a-t-il été cruel? R. Jusqu'à tuer de sa propre main un soldat pour le punir d'une faute faite un an auparavant (un jeton). » C'est ensuite le tour du joueur des causes : « D. Pourquoi Clovis fit-il la guerre à Gondebaud, roi de Bourgogne, oncle de Clotilde? R. C'est que Gondebaud avait fait périr Chilpéric, père de Clotilde (un jeton, etc.). ? D. Par quel motif Clovis fut-il mécontent d'Alaric, roi des Visigoths? R. A cause que ce roi avait voulu secourir les Bourguignons et avait mal reçu son ambassadeur. ? D. Qu'est-ce qui donna occasion à Clovis, qui était païen, d'embrasser la religion chrétienne? R. Ce fut son mariage avec Clotilde, princesse chrétienne, de la maison des rois de Bourgogne, qui lui parlait souvent du bonheur de servir le Dieu des chrétiens, » etc. Enfin vient le tour du joueur du côté des conséquences : « D. Quelle fut la conséquence de la victoire que Clovis remporta sur Syagrius? R. Il étendit sa domination jusqu'à Reims et à Troyes, aux confins du royaume de Bourgogne. ? D. Qu'arriva-t-il de ce que Clovis était devenu chrétien? R. Les Français, a l'exemple de leur roi, embrassèrent le christianisme, » etc.

Nous croyons inutile d'insister sur les lacunes et les inconvénients d'un enseignement pareil. Les connaissances que l'élève doit acquérir se réduisent à une aride nomenclature, et on conçoit que l'abbé Gaultier, désespérant d'éveiller l'intérêt de l'enfant pour une semblable étude, ait cru devoir faire appel à un autre mobile, à l'intérêt que font naître les péripéties du jeu. La pédagogie moderne repousse ces expédients, parce qu'elle a une autre conception de la science : elle veut enseigner non des mots et des formules, mais des choses ; ces choses sont intéressantes par elles-mêmes, et il s'agit seulement de les présenter à l'élève d'une façon qui les mette à sa portée. S'il est besoin d'un effort d'assimilation et de réflexion, l'élève le fera sans qu'il soit nécessaire de l'y inviter par un stratagème, mu simplement par le besoin de vaincre une difficulté momentanée ou par le sentiment du devoir.

Si la méthode de l'abbé Gaultier, par son esprit, appartient aux erreurs du passé, il est juste toutefois de reconnaître que certaines parties de son enseignement étaient en progrès sur son époque : c'est ainsi qu'il avait beaucoup simplifié l'analyse grammaticale et l'analyse logique, et qu'il avait appliqué aux exercices de composition un procédé qui, repris par Larousse, a fait le succès des ouvrages lexicologiques de ce dernier : il donnait à l'élève une phrase de laquelle il avait retranché un ou plusieurs mots faciles à suppléer, en lui demandant de remplir les vides. On n'oubliera pas non plus les services que l'abbé Gaultier a rendus à la cause de l'éducation populaire par sa participation aux travaux de la Société pour l'instruction élémentaire, de 1815 à 1818.

Laurent de Jussieu a publié, en 1822, un Exposé analytique des méthodes de l'abbé Gaultier. Un groupe de disciples, parmi lesquels il faut nommer Demoyencourt, a continué, après la mort du maître, à se servir de son système d'enseignement. En 1882, il y avait à Paris, rue des Saints-Pères, 12, un cours donné par les professeurs de la méthode. Ce cours n'existe plus (1909).