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Gassendi

 Pierre Gassend (Gassendi n'est qu'une forme latine du mot) naquit à Chantersier, près de Digne, en 1592. Il fit ses études au collège de cette ville et professa successivement la rhétorique, la théologie et la philosophie à Digne et à Aix. Connu par une thèse hardie contre Aristote et déjà estimé comme savant, il fut pourvu à la cathédrale de Digne d'un bénéfice qui lui permit de se consacrer tout entier à l'étude et aux voyages. Nommé enfin lecteur de mathématiques au Collège de France, il y mit l'astronomie en honneur. Il mourut en 1655.

De bonne heure, la tournure un peu sceptique de son esprit s'accusa par un goût fort vif pour le livre de la Sagesse, de Charron, le disciple de Montaigne. Quand parut la philosophie de Descartes, il engagea avec ce redoutable penseur une lutte d objections et d'argumentations, où il mit souvent de son côté le bon sens et le bon ton ; il toucha avec beaucoup de pénétration quelques-uns des défauts du système dogmatique dont son adversaire était pour ainsi dire cuirassé. Il régenta, à titre de maitre, un petit groupe de jeunes gens à la tête desquels était le prince de Conti, et qui, outre Chapelle, Bachaumont et Dernier, renferma sous l'obscur nom de Poquelin celui qui devait être plus tard Molière. C'est probablement sous l'inspiration de Gassendi que Molière entreprit la traduction de Lucrèce dont il ne reste qu'un fragment dans le Misanthrope (act. II, sc. v). La grande préoccupation de Gassendi, tout dévoué aux sciences naturelles, fut en effet de leur donner l'appui d'une philosophie propre à les favoriser ; et il crut l'avoir trouvée dans la doctrine que Lucrèce avait chantée, dans l'épicurisme. Il consacra plusieurs ouvrages considérables à réhabiliter ce grand système naturaliste, en le corrigeant, sur les points nécessaires, pour l'accorder le mieux possible avec la foi officielle du dix-septième siècle.

Il n'y a pas, dans les oeuvres pourtant fort volumineuses de Gassendi, toutes écrites en latin, de passage qui traite expressément de la pédagogie. Il faut noter seulement, dans son apologie d'Epicure, les chapitres où il le lave du reproche d'avoir professé l'ignorance et la barbarie pour lui-même et de les avoir recommandées aux autres. Epicure, comme tous les philosophes trop exclusivement possédés du soin de systématiser le bonheur de la vie humaine, avait admis la quantité de culture strictement utile pour son dessein, et semble avoir proscrit le reste des connaissances comme des vanités. Gassendi, bienveillant, montre que cette doctrine n'est pas inconciliable avec une étude bien entendue des sciences et des lettres, et les loue d'après son auteur. Enfin, dans le lumineux abrégé français que Bernier nous a laissé de la philosophie de son maître, on trouve (tome VII, Morale, liv.II, chap. IV) quelques considérations intéressantes sur « la prudence paternelle et ses devoirs ». Le philosophe se plaint d'abord qu'on ne prête pas assez d'attention aux influences physiques, qui ont une si grande action sur les tempéraments. Précurseur de Rousseau, il recommande l'allaitement maternel, et ne doute pas que « cette première nourriture n'ait de grandes suites dans le cours de la vie, soit à l'égard de la santé du corps, soit à l'égard de celle de l'esprit ». Le second point est de former les enfants aux bonnes moeurs et de les bien instruire ; le troisième, de les destiner à un certain genre de vie, en se réglant sur leur condition dans le monde et leurs aptitudes naturelles. Le dernier devoir des parents est de les admettre de bonne heure dans leurs conseils ; en même temps que la vénération et le respect, il faut qu'un père sache toujours inspirer l'amour à ses enfants, « heureux de trouver en lui tout ensemble et le meilleur père et le meilleur ami qu'ils eussent pu souhaiter ».

Si fine et si judicieuse que soit cette pédagogie, on ne saurait la séparer du rôle philosophique joué par Gassendi et où se trouve sa véritable grandeur, au point de vue même des doctrines d'éducation. Sa première oeuvre est une attaque contre cette scolastique absurde, déjà décriée par Ramus, et qui donnait en matière d'enseignement les résultats déplorables flétris par Montaigne et bafoués par Rabelais. Façonnée par la discipline ardemment catholique du moyen âge, l'éducation scolastique domptait volontiers la chair par la-contrainte ascétique et les rigueurs physiques, repoussait la liberté de l'examen, de la raison et de la conscience, et préparait plutôt les esprits à croire au surnaturel qu'à voir et à connaître la nature. Gassendi au contraire étudia constamment la nature ; il fut l'ami et le consolateur de Galilée persécuté ; il usa librement de la raison dans la science et dans la critique ; sa tentative de réhabiliter l'épicurisme, doctrine qui affirme la légitimité de l'attrait exercé sur l'homme par son plaisir, implique de sa part une franche et naïve acceptation de la nature humaine. Par tous ces points, il se rattache à la Renaissance, à ses grands savants et à ses grands critiques, à ses grands pédagogues et en particulier à l'auteur du Gargantua. C'est en quelque sorte au travers de Gassendi que se propage, sous une forme spéculative, la philosophie naturellement épicurienne de Rabelais, pour aller reprendre de nouveau la forme d'une pédagogie libérale dans Molière. La noble doctrine du maître n'est-elle pour rien dans les théories si humaines du disciple, dans le jugement pédagogique si ferme et si sensé de l'auteur des Précieuses ridicules, de l'Ecole des femmes, des Femmes savantes, dans la conduite d'Ariste et dans l'opinion de Clitandre? Successeur de Bacon, ami de Hobbes, adversaire de Descartes et de la théorie des idées innées, peu féconde en pédagogie ; partisan et interprète distingué d'une sage philosophie qui ne dédaigne pas les sens, qui reconnaît la nécessité et la valeur de l'expérience et qui en fait par conséquent la base de l'éducation, Gassendi réchauffe pour ainsi dire de son influence au dix-septième siècle cette glorieuse pédagogie française qui, déjà tout en germes dans Rabelais, donne sa fleur dans Molière et son fruit au dix-huitième siècle. Qui ne compterait parmi les pédagogues celui dont l'oeuvre est Molière?