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Gall

Franz-Joseph Gall, né à Tieffenbronn, près de Pforzheim, dans le grand-duché de Bade, le 9 mars 1758, est célèbre dans la science comme le créateur de la phrénologie. Il étudia la médecine à Strasbourg et a Vienne, et commença à l'exercer dans cette dernière ville. Mais ses premières publications sur la crânioscopie inquiétèrent l'opinion publique et la cour et le forcèrent à quitter Vienne. Il alla s'établir à Berlin, où il ouvrit une école de phrénologie. Malgré l'accueil très favorable que l'on fit à ses leçons, on le voit, en 1805, quitter Berlin et passer deux années à parcourir l'Allemagne. Au cours de ses voyages, il fit de nombreux prosélytes et gagna d'illustres partisans à sa doctrine : il entassa surtout une énorme quantité d'observations et d'expériences qui lui permirent de compléter son système et d'en faire une sorte de physiologie philosophique construite de toutes pièces. En 1807, il alla se fixer à Paris, qui était a celle époque le séjour des plus éminents anatomistes et un ardent foer de controverse scientifique. Il y compléta ses études en mettant à contribution les musées et les cabinets anatomiques, les hôpitaux et les asiles d'aliénés, les collections de statues, de portraits et de bustes. Son disciple, Spurzheim, l'aidait dans ses recherches et dans la propagation de sa doctrine. Il ouvrit à l'Athénée un cours public qui obtint la plus grande vogue et mit à la mode la crânioscopie. Toutefois ce succès restait borné au public profane : le monde scientifique ne fit qu'un accueil très réservé à la science nouvelle. En 1808, un mémoire rédigé par Gall en collaboration avec Spurzheim, et présenté à l'Institut, fut examiné par une commission dont les principaux membres étaient Cuvier, Pinel, Portai et Sébastien. Le rapport, rédigé par Cuvier, ne daigna même pas aborder la critique de la phrénologie. Au bout d'une dizaine d'années l'engouement décrut, la vogue abandonna le savant allemand: le journal qu'il avait fondé n'eut plus de lecteurs, et les dernières publications de Gall ne réussirent pas à réveiller l'attention.

Voici, telles que Gall les a lui-même résumées, les propositions fondamentales de sa doctrine (Voir son Traité sur les fonctions du cerveau) :

1° Les qualités morales et les facultés intellectuelles sont innées ;

2° L'exercice et la manifestation de ces facultés et qualités dépend de l'Organisation ;

3° Le cerveau est l'organe de tous les penchants, de tous les sentiments et de toutes les facultés ;

4° Le cerveau est composé d'autant d'organes particuliers qu'il y a de penchants, de sentiments, de facultés qui différent essentiellement entre eux ;

5° La forme de la tête et du crâne, qui répète dans la plupart des cas la forme du cerveau, suggère des moyens pour découvrir les qualités et les facultés fondamentales.

Il y a deux choses dans la doctrine que résument ces cinq propositions. Il y a une philosophie, et il y a une physiologie cérébrale.

Pour ce qui est de la philosophie, c'est le matérialisme, qui ne date pas de Gall, et la conséquence pratique qui en découle est l'irresponsabilité. L'homme est, sa vie durant et sans remède, ce que l'a fait son organisation cérébrale ; ses actes sont souverainement commandés par la forme de sa cervelle. Le voleur ne peut pas plus s'empêcher de voler, ni l'assassin de tuer, que le juge ne peut s'abstenir de condamner l'un et l'autre.

Quant à l'élément proprement scientifique, à la physiologie du cerveau, les recherches modernes n'en ont pas laissé debout un seul point. Des cinq propositions, une seule, la troisième, n a pas été contestée. Il est vrai qu'elle n'appartient pas à Gall. Tout le monde savait avant lui que le cerveau est l'organe de la pensée dans tous ses modes.

Le point de départ de Gall, son mode d'enquête, tel qu'il est énoncé dans la cinquième proposition, est faux, et cette erreur a entaché tout le système d'un vice radical. Il est établi aujourd'hui que la forme de la surface extérieure du crâne ne répond pas à la surface extérieure du cerveau. La boite osseuse ne reproduit nullement au dehors les saillies ou les dépressions de la masse cérébrale. C'était pourtant sur cet axiome du parallélisme rigoureux du crâne et du cerveau que l'aventureux savant avait construit tout l'édifice de sa doctrine. La phrénologie reposait sur la crânioscopie. Le procédé d'investigation consistait à palper les crânes, puis à étudier les caractères : par une étonnante hardiesse d'hypothèse, l'observateur n'hésitait pas à conclure de l'un à l'autre. Le sujet observé était, par exemple, une cuisinière de Munich, qui changeait de maîtres tous les mois ; rien de moins mystérieux que ce goût pour le changement: elle avait la bosse des localités, la même qui fait les explorateurs et les voyageurs. Comment n'être pas convaincu, lorsque Gall ajoute qu'il retrouva cette bosse sur le front « d'une demoiselle qui se fit enlever par un officier » ? Le portrait de Thomas à Kempis est, paraît-il, remarquable par l'exiguité de l'occiput ; or, si l'on considère, avec Gall, que le cervelet est l'organe de l'amour physique, on n'est pas plus surpris d'apprendre qu'un saint homme dont l'occiput était si mesquin « se soit armé d'un tison pour repousser les avances d'une jeune fille remplie d'attraits ». L'ingénieux Allemand avait une manière à lui d'étudier les caractères. Il rassemblait dans son logis (c'est lui-même qui le raconte) des gens des basses classes, des cochers, des portefaix, etc. ; il les faisait boire à outrance, et, lorsqu'ils étaient ivres, il les induisait à quelque dispute et les observait attentivement. Après quoi, il ne manquait pas de palper leurs têtes et d'y trouver les raisons suffisantes des penchants que l'alcool avait si bien mis au jour.

On pourrait, au premier abord, s'étonner qu'une" doctrine appuyée sur des expériences qui ressemblent si bien à des mystifications, ait trouvé tant de partisans et fait, en son temps, un bruit dont l'écho vient à peine de s'éteindre. Ce succès paradoxal tient à l'audace même du révélateur, qui offrit au monde un système parfaitement complet et d'une séduisante simplicité. La carte du cerveau fut plus minutieusement dressée que celle de l'Europe. Tous les penchants connus, et quelques autres encore, y trouvèrent leur place. Notre langue s'enrichit alors de maint vocable étrange, la combativité, la conscienciosité, la destructivité, l'amativité, la concentrativité, la merveillosité, etc. Le progrès ne se bornait pas à l'étude du cerveau et à l'analyse de l'esprit. Il s'étendait à toutes choses, particulièrement aux sciences sociales, où il introduisait une clarté et une rigueur admirables. C'est ainsi que Gall appliquait la phrénologie à l'homme considéré comme objet d'éducation et considéré comme objet de punition. Plus de tâtonnements, plus de méprises possibles. Pour ce qui est de l'éducation par exemple, des inspecteurs primaires, d'un genre assurément nouveau, auraient visité les écoles non pour interroger les enfants, méthode lente et infidèle, mais pour palper les crânes, pour trier les têtes, négliger celles dont la construction révèle l'impuissance, et désigner à la sollicitude de l'Etat les cerveaux conformés pour le génie. D'autre part le magistrat aurait possédé, dans la phrénologie, une méthode d'enquête bien supérieure à la vieille routine judiciaire. Les témoins peuvent mentir, ou se tromper, ou se contredire. Seules, les bosses du crâne sont des témoins irrécusables, supérieurs à l'erreur et inaccessibles à la corruption. Il suffit de les interroger habilement pour qu'elles parlent le plus clair langage et racontent à la justice phrénologique l'histoire du prévenu et de son crime.

La science, disons-nous, a renversé ce frêle échafaudage, et aucune des localisations de Gall n'a survécu à l'examen. Donnons deux exemples. Il est prouvé aujourd'hui que le cervelet, où le fondateur de la phrénologie avait localisé les poissions physiques, est un organe moteur, dont le rôle principal est de coordonner les mouvements de la locomotion. De même, il est avéré maintenant que la troisième circonvolution frontale gauche est le siège de faculté du langage, tandis que Gall plaçait cette même faculté dans les régions orbitaires du cerveau. Et ainsi de tout le reste.

Mais ici se pose une question. Si les applications étaient fausses et enfantines, le principe du moins ne reste-t-il pas vrai? Si la carte phrénologique de Gall et Spurzheim n'était qu'une mystification, la théorie des localisations cérébrales n'est-elle pas une vérité?

A considérer l'idée que le savant allemand se faisait des localisations, et si l'on songe qu'il n'a eu en vue qu'une topographie intellectuelle, une détermination du siège des facultés morales du cerveau et nullement de ses facultés motrices ou sensitives, la réponse n'est pas douteuse. Jusqu'ici toute prétention de ce genre a échoué. Les fonctions psychiques se présentent à l'observation scientifique comme un tout indissoluble, dont aucune partie ne se peut isoler: toute lésion partielle du cerveau, quand elle altère l'intelligence, l'atteint tout entière, dans toutes ses manifestations. Une exception unique est à signaler. C'est celle qu'a révélée la belle découverte de Broca, qui a précisé, comme nous le disions plus haut, l'organe de la parole articulée. La faculté du langage peut se séparer du reste des fonctions intellectuelles ; elle peut s'altérer et même disparaître alors que l'intelligence reste intacte. Il est possible que l'investigation clinique et l'expérimentation amènent la science à d'autres localisations psychiques : il n'existe pas de loi de la science qui s'y oppose à priori, et une telle espérance est, après tout, fort légitime. Il n'en reste pas moins incontestable que jusqu'ici la seule conquête définitive de la phrénologie est la localisation de l'organe du langage, et qu'elle n'appartient pas à Gall.

Mais si la science n'a pu percer le mystère qui enveloppe les fonctions morales, si elle ignore encore jusqu'à leur siège exact, il en est tout autrement des fonctions motrices du cerveau. Ici la théorie des localisations est sortie du domaine des hypothèses pour passer dans celui des certitudes, et même dans la pratique. Elle guide le trépan du chirurgien, lorsqu'il ouvre un abcès du cerveau qui a momentanément aboli les mouvements d'une région déterminée du corps. On connaît les centres moteurs du membre inférieur, des membres supérieur et inférieur réunis, du membre supérieur seul, des muscles de la face, des muscles de la respiration. Des cartes cérébrales modernes indiquent ces conquêtes définitives. Auprès des cartes minutieusement explicites de Gall, elles donnent un peu l'idée des anciennes cartes africaines comparées à celle de l'Europe : peu de régions sont explorées, les indications sont rares. Elles manquent de cette superbe précision, de cette simplicité hardie qui frappe le profane et remue un instant le public ignorant. Mais ici du moins rien n'est livré à la fantaisie. Deux procédés d'investigation ont concouru à ces découvertes. Le premier est l'expérimentation sur les animaux ; le second est l'observation clinique des troubles morbides du cerveau humain, observation contrôlée par l'autopsie. Pas à pas, sans jamais se laisser aller à l'hypothèse, la science a lentement avancé dans cette obscure exploration, revenant fréquemment sur chaque résultat, le revisant à la lumière de la pratique. Ces recherches patientes ont déjà porté leurs fruits. Mais il est permis d'affirmer qu'elles en porteront d'autres plus nombreux et plus magnifiques. Le cerveau humain est aujourd'hui l'objet des explorations les plus attentives ; le monde savant a compris que cette région de l'organisme avait à livrer les secrets les plus intéressants de la physiologie, et il a entrepris de les lui arracher un à un. Le microscope à la main, les physiologistes de tous les pays examinent l'organe fibre à fibre et en démêlent patiemment le réseau confus.

Quelque soit le résultat que l'avenir réserve à ces longs travaux, il est juste de reconnaître que Gall en a été le promoteur. Le premier il porta la main sur l'arche sainte. Il tenta de démonter pièce à pièce les rouages de la merveilleuse machine. Il échoua pour n'avoir mis au service de sa conception qu'une science de fantaisie et des procédés puérils. Mais il ouvrit la voie où marche d'un pas prudent et ferme la science contemporaine.

Élie Pécaut