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Froebel

Auguste-Guillaume-Frédéric Froebel, le créateur des jardins d'enfants, est né le 21 avril 1782 à Oberweissbach, village de la principauté de Schwarzburg-Rudolstadt, en Thuringe ; il est mort à Marienthal, dans le duché de Saxe-Meiningen, le 21 juin 1852.

Depuis plus d'un demi-siècle, le nom de Froebel jouit d'une popularité considérable ; ses admirateurs voient en lui l'initiateur d'une transformation radicale dans l'éducation de la première enfance, transformation de laquelle ils attendent la régénération de l'humanité ; Michelet a parlé, dans un livre célèbre, de « l'évangile de Froebel ». Et cependant la personne même de Froebel et ses écrits sont restés peu connus, en France du moins ; on invoque le nom du réformateur, on emploie son matériel d'enseignement, sans bien savoir au juste ce que sont ses doctrines. Nous avons cru, en conséquence, qu'il serait utile de mettre sous les yeux de nos lecteurs un exposé détaillé de la vie et des idées du fondateur des jardins d'enfants, qui permît de se former une idée exacte de ce que Froebel a pensé, et de se rendre compte de la valeur réelle des innovations qu'il a proposées.

I

Le père de Froebel était pasteur de la paroisse d'Oberweissbach ; c'était un homme d'un caractère rigide, que ses devoirs ecclésiastiques absorbaient presque entièrement ; aussi ne lui restait-il que peu de temps à consacrer à sa famille et à l'éducation de ses enfants. D'autre part, Froebel perdit sa mère peu de mois après sa naissance ; son père se remaria, et la nouvelle épouse, qui eut bientôt un fils à elle, ne montra qu'indifférence et dureté à l'égard des enfants de la première femme de son mari. Heureusement, Froebel avait des frères ainés ; deux d'entre eux surtout, Christophe et Christian, devinrent ses protecteurs ; leur affection put remplacer jusqu'à un certain point celle de la mère absente, et tempérer, dans plus d'une occasion, la sévérité paternelle. Le pasteur apprit lui-même à lire à son fils, comme il l'avait fait pour ses aînés ; mais trouvant que l'enfant, d'un caractère songeur et d'une intelligence lente, profitait peu de ses leçons, il résolut de l'envoyer à l'école. L'instituteur de l'école des garçons vivait en mauvaise intelligence avec le pasteur ; il en résulta que le jeune Froebel fut placé à l'école des filles, où ses études consistèrent surtout à apprendre par coeur des versets de la Bible et des cantiques. Il suivait aussi avec beaucoup d'attention les services religieux du dimanche et le culte domestique quotidien célébré par son père. Dès ce moment, chez cet enfant de six à huit ans, une vie intérieure d'une intensité remarquable s'était éveillée : absorbé dans ses rêveries, qui le faisaient passer, aux yeux de sa belle-mère, pour distrait et même pour stupide, il cherchait à pénétrer le sens des dogmes chrétiens, dont les menaces et les promesses obsédaient son imagination : ce fut un événement pour lui que le jour où il crut avoir obtenu, par des raisonnements qui le tranquillisèrent, la certitude qu'il ne serait pas damné, Il a raconté lui-même comment un sujet d'une autre nature fut longtemps pour lui une cause de préoccupations troublantes, et comment un de ses frères, Christophe, qui était alors étudiant en théologie, vint à son secours :

« Les devoirs de la vie conjugale, dit-il, les relations des sexes étaient fréquemment pour mon père le texte d'exhortations sévères et de réprimandes. La façon dont il en parlait m'amena à considérer ce sujet comme la source d'une foule de maux pour l'humanité, et, dans mon innocence enfantine, j'éprouvais un profond chagrin à penser que, seul entre toutes les créatures, l'homme avait été condamné à cette différence des sexes qui lui rendait la pratique du bien si difficile. Je ne trouvais rien en moi ni hors de moi qui pût me rendre l'esprit satisfait sur ce point, quelque besoin que j'éprouvasse d'échapper à ce sentiment pénible ; et comment, à mon âge et dans le milieu où je vivais, la chose eût-elle été possible? Heureusement, mon frère Christophe, qui, ainsi que tous mes frères aînés, avait déjà quitté la maison paternelle, y revint passer ses vacances ; et, un jour que je m'extasiais devant les jolis chatons des noisetiers, il me fit observer que la différence des sexes existait aussi chez les fleurs. Cette révélation rendit le calme à mon esprit ; je vis que la circonstance qui m'avait affligé était une loi générale de la nature, à laquelle étaient assujetties les fleurs elles-mêmes dans leur paisible et belle existence. A partir de ce moment, la vie humaine et la vie de la nature, la vie de l'esprit et la vie des fleurs, m'apparurent comme inséparables ; mes chatons de noisetiers avaient été comme les anges qui m'avaient ouvert le grand temple de la nature. J'avais trouvé ce dont j'avais besoin : à côté de l'église, le temple de la nature ; à côté de la vie humaine si agitée et si pleine de discordes, la vie tranquille et paisible des plantes. Je tenais désormais le fil d'Ariane qui devait me guider ; et aujourd'hui, après avoir vécu avec la nature durant plus de trente ans, ? non sans des interruptions quelquefois assez longues, ? j'ai appris à voir dans celle-ci, et particulièrement dans le règne végétal, un miroir, je dirais presque un symbole de la vie de l'homme dans ses plus hautes aspirations ; si bien que je considère le passage de l'Ecriture sainte où il est parlé d'un arbre de la connaissance du bien et du mal, comme renfermant une signification des plus profondes pour qui sait la comprendre. La nature tout entière, même le monde des cristaux et des pierres, nous apprend à reconnaître le bien et le mal, mais nulle part d'une façon plus vivante, plus tranquille, plus claire et évidente que dans le monde des plantes et des fleurs. »

Cette page caractéristique nous indique déjà les tendances qui, en Froebel, allaient s'accentuer de plus en plus et devenir un jour le fondement de sa philosophie éducative : il cherchera à réaliser l'union complète de l'homme et de la nature ; ses études et ses méditations affermiront toujours davantage en lui cette conviction, que l'univers, dont l'homme est une partie, forme un grand tout harmonieux ; qu'il n'y a pas en lui dualité et opposition, mais unité et identité ; qu'une loi unique régit le monde physique et le monde moral, la vie de l'homme comme celle des végétaux, des minéraux, des astres eux-mêmes.

Mentionnons encore un autre épisode, de l'histoire du développement de sa pensée durant cette première ?.. période :

« Parmi les injonctions que la théologie fait aux fidèles, dit Froebel, l'une des plus fréquemment répétées, c'est d'imiter Jésus, de vivre comme Jésus, etc. Ces expressions revenaient sans cesse dans la bouche de mon père. Lorsqu'on présente à l'enfant un but accessible à son imagination, il ne connaît point de restrictions ; et acceptant sans réserve l'idéal proposé, il désire le réaliser dans sa plénitude. J'avais conçu l'idée de la haute importance de ce commandement, mais en même temps je le trouvais bien difficile à accomplir ; la chose me semblait même impossible. La contradiction en présence de laquelle je croyais ainsi me trouver m'était excessivement pénible. Mais je finis par concevoir une pensée qui me rendit heureux : c'est que la nature humaine n'était pas par elle-même un obstacle à ce que l'homme pût imiter Jésus et vivre comme lui ; et que l'homme pouvait atteindre même à la pureté d'une vie semblable à celle de Jésus, pourvu qu'il prît à cet effet la bonne voie. Cette pensée est devenue plus tard comme le pivot de ma vie entière. »

Il ne faudrait pas, toutefois, d'après ce qui précède, ? se figurer le jeune Froebel comme un enfant sage et docile, exclusivement occupé de pensées religieuses. Tout au contraire, sa conduite extérieure, de son propre aveu, laissait beaucoup à désirer ; négligé par ses parents, il fréquentait de mauvaises sociétés ; et pour éviter les corrections sévères que lui attiraient ses méfaits lorsqu'ils étaient découverts, il avait pris l'habitude de mentir. Il se justifiait d'ailleurs à ses propres yeux, comme un autre Rousseau, en se persuadant que si ses actes méritaient le blâme, ses sentiments du moins étaient purs. Sa belle-mère le croyait, non sans quelque apparence de raison, foncièrement mauvais, et son père n'était pas éloigné de le juger de même. Heureusement pour lui, un oncle maternel, Hoffmann, pasteur à Stadt-Ilm, proposa à ses parents de se charger de son éducation ; cette offre fut acceptée, et Froebel, âgé de dix ans et demi, quitta la maison paternelle pour aller habiter Stadt-Ilm.

L'oncle Hoffmann était un homme indulgent et doux ; l'enfant, traité avec bonté et se sentant affranchi de la contrainte qui avait pesé sur lui, perdit l'habitude de la dissimulation ; les jeux en pleine campagne fortifièrent sa santé, et diminuèrent sa gaucherie et sa timidité. Il suivit les classes de l'école de la ville, où il apprit le calcul, la géographie, un peu de latin. Il resta à Stadt-Ilm jusqu'à l'âge de quinze ans.

Il fallut alors songer au choix d'une carrière. Comme deux de ses frères avaient déjà été envoyés à l'université, ce qui avait imposé à la famille d'assez lourds sacrifices, et que d'ailleurs le jeune Froebel ne montrait aucune disposition pour l'étude, son père résolut de lui donner une profession bourgeoise, et le plaça en apprentissage chez un forestier qui devait lui enseigner la sylviculture, la géométrie et l'arpentage.

Froebel resta deux ans chez son patron, qui habitait Neuhaus, dans la forêt de Thuringe, et qui, paraît-il, ne s'occupa guère de son élève. Livré à lui-même, le jeune homme lut des ouvrages de géométrie et de botanique, collectionna des plantes, et employa ses nombreux loisirs à de longues promenades dans les bois. Il avait déjà un goût très vif pour la nature ; toutefois, dit-il, « le sentiment de la vie intime du monde végétal ne s'était pas encore éveillé en moi ». Il y eut toujours, dans la personne et les manières de Froebel, quelque chose d'excentrique et même d'un peu théâtral ; à ce moment, donnant carrière à ses premiers besoins d'indépendance, il se singularisait par son costume : il portait, racontent ceux qui l'ont connu alors, de hautes bottes à l'écuyère et un chapeau tyrolien surmonté de grandes plumes flottantes.

Les deux années de l'apprentissage expirées, Froebel refusa de rester chez son patron, qui désirait le garder une année de plus pour utiliser ses services. Ce refus irrita le fôrestier ; il écrivit au père du jeune homme une lettre où il se plaignait fort de celui-ci et de son peu de zèle pour l'étude. Rentré dans sa famille au mois de juillet 1799, Froebel réussit à se justifier auprès de son père, grâce à l'intervention de son frère le théologien. Sur ces entrefaites, le père se trouva dans l'obligation de faire un envoi d'argent à son troisième fils, Traugott, qui étudiait la médecine à Iéna. L'affaire pressait ; le jeune Froebel fut chargé d'aller en personne porter la somme. Une fois à Iéna, il reçut de son père l'autorisation d'y rester jusqu'à la fin du semestre d'été, et d'y suivre quelques cours. Ce qu'il entendit à l'université lui donna l'envie de poursuivre ses études ; avec le consentement de son père et de son tuteur, il réalisa pendant les vacances le mince héritage qui lui venait de sa mère, et retourna à Iéna pour y étudier ce que les Allemands appellent Cameralia, c'est-à-dire le droit administratif et les branches qui s'y rapportent. Il se destinait alors à une carrière exclusivement pratique, soit celle d'intendant ou d'économe de quelque grand domaine, soit celle de fonctionnaire de l'administration des forêts ou des travaux publics.

Immatriculé comme étudiant à l'université d'Iéna au commencement du semestre d'hiver 1799-1800, Froebel y resta trois semestres, suivant des cours de mathématiques, de minéralogie, de physique, de chimie, de droit administratif, de sylviculture, d'architecture. Malheureusement des embarras matériels attristèrent la fin de cette période d'études. Imprévoyant comme il le fut toujours, Froebel avait confié à son frère, l'étudiant en médecine, la plus forte partie de son petit capital ; celui-ci le dissipa, et ne put le rembourser quand le moment fut venu. Inutilement Froebel s'adressa à son père et à son tuteur pour obtenir des secours ; ils restèrent inexorables ; et, poursuivi par ses créanciers, le pauvre étudiant se vit, dans l'hiver de 1801, incarcéré comme insolvable dans la prison de l'université. Il y resta neuf semaines. Pour obtenir sa mise en liberté, il dut signer l'engagement de renoncer à toute prétention sur l'héritage paternel. Le père alors se laissa fléchir, et paya les dettes de l'infortuné prisonnier, qui revint à Oberweissbach au printemps de 1801. Il avait dix-neuf ans.

Il s'agissait maintenant de trouver quelque emploi où Froebel pût, en gagnant sa vie, utiliser pratiquement ses connaissances. Le père se mit à chercher, tandis que le jeune étudiant, compulsant les livres de la bibliothèque paternelle, s'efforçait de combler les lacunes de son savoir très incomplet ; enfermé dans une chambrette solitaire, il prenait force notes et noircissait force papier, ? tant de papier même que le père, effrayé de cette consommation, fut sur le point d'y mettre un terme par un veto qui eût bien contrarié l'ardent lecteur. Cette fois encore, le frère Christophe, qui était devenu vicaire dans un village voisin, intervint, et Froebel put continuer à remplir ses cahiers.

Mais on venait de lui trouver une place chez des parents qui possédaient, près de Hildburghausen, un domaine régi par un intendant. Le jeune Froebel fut envoyé comme aide auprès de ce dernier, afin de s'initier sous sa direction à la pratique de l'économie rurale.

A peine était-il installé dans ses fonctions qu'il fut rappelé auprès de son père. Celui-ci, affaibli par l'âge, avait dû subitement interrompre sa longue activité : après une maladie de quelques semaines, le vieux pasteur mourut, au mois de février 1802.

Ici s'ouvre pour Froebel une période nouvelle de son existence. Il est devenu indépendant, il va pouvoir se faire à lui-même sa destinée. A ce moment, rien ne l'attire encore vers l'enfance, vers le problème de l'éducation. Il ne songe, nous l'avons déjà dit, qu'à se créer une carrière administrative en rapport avec ses premières études.

Dans les trois années qui suivent, nous le voyons successivement commis-forestier (Forstamts-Actuar) chez un fonctionnaire de l'évêché de Bamberg ; puis employé au cadastre bavarois dans les environs de Bamberg, et enfin secrétaire particulier de M. de De-witz, grand propriétaire qui vivait dans ses domaines à Gross-Milchow, dans le duché de Mecklenburg-Strelitz. Toutefois, au milieu de ces occupations, l'esprit méditatif de Froebel commençait à se tourner vers les questions qui l'avaient déjà intéressé tout enfant. Il fit des lectures qui exercèrent une influence sérieuse sur le développement de sa pensée. Un de ses anciens camarades d'université lui prêta un des premiers ouvrages de Schelling ; « ce livre, que je crus comprendre, dit-il, fit sur moi une profonde impression ». Il lut aussi les écrits du mystique Novalis, où il lui sembla retrouver, comme dans un miroir, la fidèle image de ses propres pensées, de ses sentiments et de ses aspirations les plus intimes. Il nous apprend encore que la lecture d'un livre d'Arndt, Germania und Europa, éveilla chez lui la fibre patriotique, et lui fournit les éléments d'une philosophie de l'histoire dont le trait le plus saillant paraît avoir été, comme on le verra plus loin, l'exagération du sentiment national poussé jusqu'au « teutonisme ».

En même temps l'architecture l'attirait ; il voyait eh elle comme une sorte de représentation tangible des vérités mathématiques. Il se procura quelques ouvrages techniques, et, après les avoir étudiés, prit la résolution de devenir architecte.

Son oncle Hoffmann, de Stadt-Ilm, qui venait de mourir, lui avait laissé un petit héritage : il se trouvait ainsi en possession de quelques ressources. Quittant le Mecklenburg et M. de Dewitz. Il se rendit à Francfort-sur-le-Mein au printemps de 1805 pour y étudier l'architecture. Afin de marquer l'importance qu'avait à ses yeux le choix d'une carrière à laquelle il se regardait alors comme définitivement voué, il crut devoir changer de prénom : des trois prénoms qu'il avait reçus à son baptême, Auguste-Guillaume-Frédéric, c'est celui d'Auguste qu'il avait porté jusque-là ; il le quitta pour prendre désormais celui de Frédéric.

Arrivé à Francfort, il se plaça chez un architecte. Mais au bout de peu de temps, un ami le mit en relations avec le pédagogue Gruner, qui dirigeait une école-modèle où était appliqué le système de Pestalozzi. Gruner avait justement besoin d'un instituteur ; il engagea Froebel à prendre la place vacante. « Mon ami, dit Froebel, me conseilla d'accepter, et je commençai à me sentir hésitant. Une circonstance extérieure détermina ma résolution : je reçus la nouvelle que tous mes certificats s'étaient perdus ; ils avaient été envoyés à une personne qui s'intéressait à moi, et je n'ai jamais pu savoir au juste comment la chose arriva. Je jugeai alors que la Providence avait voulu, par cet incident, m'ôter la possibilité d'un retour en arrière ; j'acceptai la proposition de Gruner, et je devins instituteur à l?école-modèle de Francfort. » C'était en août 1805.

Une fois de plus, il venait de donner à son activité une direction nouvelle ; une fois de plus, il croyait être entré enfin dans la voie où la destinée l?appelait.

Au bout de quelques jours (26 août 1805), il écrit ce qui suit à son frère Christophe : « C'est étonnant combien mes occupations me plaisent. Dès la première leçon, il me sembla que je n'avais jamais fait autre chose et que j'étais né pour cela. Je ne sais comment te marquer assez fortement ce qui se passait en moi : je ne pouvais plus me figurer que j'eusse songé précédemment à suivre une autre carrière que celle-ci, et pourtant je dois avouer que jamais l'idée ne m'était venue de me faire instituteur. Lorsque je donne mes leçons je me trouve ? pour employer mon expression habituelle ? comme dans mon élément. »

Ce que Gruner lui raconta de Pestalozzi inspira à Froebel le plus vif désir de voir le grand éducateur à l'oeuvre au milieu des siens. Dès que le semestre d'été fut achevé, il partit à pied pour Yverdon. Là il assista pendant quinze jours aux leçons données par les divers maîtres de l'institut pestalozzien, s'entretint avec Pestalozzi lui-même, qui lui expliqua les principes de sa méthode, et revint à Francfort en octobre, enthousiasmé de ce qu'il avait vu, et se promettant bien de retourner à Yverdon le plus tôt possible.

A l'école-modèle, Froebel était chargé de l'enseignement du calcul, du dessin, de la géographie et de l'allemand. Il apporta à ses leçons le plus grand zèle, appliquant de son mieux la méthode pestalozzienne ; et, à l'examen de fin d'année, ses élèves obtinrent des succès dont Gruner le félicita vivement. Mais, quoiqu'il fût lié avec l'école-modèle par un contrat qui fixait à trois ans la durée de son engagement, Froebel, sentant le besoin de compléter son instruction par de nouvelles études, désirait reprendre sa liberté : en conséquence, il sollicita la résiliation du contrat, et l'obtint sans trop de peine.

Par l'intermédiaire de l'ami qui lui avait fait connaître Gruner, il avait, peu de temps après son arrivée à Francfort, été chargé de donner des leçons particulières d'allemand et de calcul aux trois fils d'un riche propriétaire francfortois, M. de Holzhausen. Il se trouva qu'au moment où Froebel quittait l'école-modèle, le précepteur qui jusqu'alors avait dirigé l'éducation des jeunes de Holzhausen vint à partir : Froebel fut prié de lui chercher un remplaçant. Ce remplaçant ne se rencontrant pas, Froebel, qui s'était fort attaché aux trois enfants, proposa, après une longue hésitation, de se charger lui-même des fonctions de précepteur, et son offre fut acceptée avec reconnaissance. Ainsi il n'avait recouvré son indépendance que pour s'engager aussitôt dans un lien nouveau.

Mais à peine est-il entré dans la famille de Holzhausen que ses hésitations le reprennent : il semble que son caractère ne lui permettait pas de suivre un projet avec quelque persévérance. Dans une longue lettre à son frère Christophe, il lui fait part d'un plan sur lequel il le consulte : il s'agissait de quitter Francfort, d'aller passer une année dans une université, puis une autre année à Yverdon auprès de Pestalozzi ; après quoi il eût voulu ouvrir un institut d'éducation, en s associant à cet effet avec son plus jeune frère Karl. Mais pour l'exécution de ce plan il fallait contracter un emprunt, chose difficile ; aussi, après réflexion, Froebel y renonça-t-il de lui-même. En revanche, l'année suivante (1808), il obtint du père de ses élèves l'autorisation d'aller avec eux s'installer à Yverdon. Les trois jeunes gens devaient suivre les leçons de l'institut Pestalozzi ; quant à Froebel, il comptait profiter de la fréquentation journalière du célèbre pédagogue pour acquérir tout ce qu'il sentait lui manquer encore. « Il n'était pas de question, dit-il, dont je n'espérasse trouver la solution à Yverdon. »

Froebel et ses élèves passèrent à Yverdon deux années. Le jeune précepteur assista à toutes les leçons, et, dans ses nombreux entretiens avec Pestalozzi, s'efforça de s'assimiler entièrement la méthode et les principes de ce dernier. A en juger d'après un rapport très étendu, envoyé par lui d Yverdon, en avril 1809, à la princesse de Schwarzburg-Rudolstadt, il considérait alors la doctrine pestalozzienne comme la formule définitive de l'éducation nouvelle, et son ambition n'allait qu'à s'en faire l'apôtre en Allemagne, à l'imitation de Gruner, de Ritter et de quelques autres. Plus tard, dans son autobiographie écrite en 1827, il a affirmé avoir eu conscience dès cette époque de ce qu'il appelle «le manque d'unité intérieure » dans l'oeuvre de Pestalozzi et de ses collaborateurs ; mais il n'en ajoute pas moins : « Le temps que je passai à Yverdon fut dans ma vie une époque décisive ».

Le désir de reprendre les études universitaires s'était de nouveau emparé de lui. Lorsqu'il revint à Francfort en 1810, il eût voulu quitter sur-le-champ la famille de Holzhausen pour se rendre à Goetlingue, mais il fut contraint de continuer ses fonctions de précepteur encore une année. « Ce qu'il y avait de fragmentaire, de morcelé (zerstücktes) dans tout ce qui m'entourait, dans l'instruction et l'éducation, m'oppressait au plus haut point, dit-il ; aussi je me sentis véritablement heureux lorsque je pus enfin quitter ma place.»

Au commencement de juillet 1811, il se fit immatriculer à Goettingue, au milieu du semestre. Il était alors dans sa trentième année. Son désir était d'étudier l'humanité dans ses manifestations primitives, et à cet effet il résolut d'apprendre les langues orientales. Les traditions bibliques dont son enfance avait été nourrie lui faisaient attacher une importance spéciale à l'hébreu ; il songea aussi à apprendre le sanscrit et le zend : « mais, dit-il, des personnes bien renseignées m'en détournèrent en m'assurant que ces langues ne me conduiraient pas au but où je visais ». Il se borna donc à l'hébreu et au grec. Il faut remarquer ici que Froebel ne semble jamais avoir eu l'intelligence des lois réelles de la linguistique ; la seule idée d'avoir songé à retrouver dans l'hébreu une sorte de langue mère suffirait à le prou ver. Nous verrons plus loin, par les bizarres interprétations qu'il propose de certains mots allemands et la symbolique puérile de ses étymologies, combien il était dépourvu du sens vrai des langues et ignorant de leur genèse historique.

Dans l'été de 1811 parut la grande comète qui préoccupa si fort les imaginations. Froebel, dont l'attention fut ainsi attirée sur les phénomènes astronomiques, conçut à cette occasion l'idée de ce qu'il a appelé la loi du sphérique (das sphärische Gesetz), qui lui apparut comme la loi générale du monde physique et du monde moral. Dès ce moment, l'idée de l'unité universelle, d'un lien organique unissant toutes choses et ramenant tout à une même loi, s'était fortement implantée dans sa conscience ; et il crut trouver dans la sphère, comme symbole de l'unité supérieure, une manifestation de cette loi divine. Il écrivit à cette époque un Traité du sphérique, que son éditeur, le Dr Wichard Lange, n'a pas cru devoir imprimer dans la collection des écrits de Froebel, parce que, dit-il, c'est une oeuvre de jeunesse où les imperfections sont trop nombreuses. Mais dans ses Aphorismes, écrits dix ans plus tard, en 1821, Froebel a énoncé en ces termes ses idées sur ce sujet :

« Le sphérique est la manifestation de la diversité dans l'unité et de l'unité dans la diversité.

« Le sphérique est la manifestation de la diversité qui repose dans l'unité et qui s'en développe, et du retour de toute diversité à l'unité.

« Le sphérique est le général et le particulier, l'universel et l'individuel, l'unité et la particularité à la fois. Il réunit la perfection et l'imperfection, le complet et l'incomplet.

« Pour qu'un objet développe sa nature sphérique, il doit tendre à manifester, et manifester en effet, son être en soi et par soi dans son unité, dans sa particularité, et dans sa diversité.

« Tout objet tend à cette triple manifestation de son être, par laquelle il se détermine lui-même et devient véritablement intelligible.

« Ce n'est que par elle qu'il atteint à son vrai but et à sa vraie dignité comme partie organique d'un tout.

« C'est tout spécialement la destinée de l'homme que de développer, de cultiver (auszubilden), de manifester d'abord sa propre nature sphérique, puis la nature de l'être sphérique en général.

« Travailler consciemment au développement de la nature sphérique d'un être, c'est faire l'éducation de cet être (dieses Wesen erziehen).

« La loi du sphérique est la loi fondamentale de toute véritable éducation humaine (Menschenbildung). »

Ces vues mystiques de Froebel, sur lesquelles nous reviendrons, seront en effet le fondement de sa doctrine éducative, en ce qu'elle a d'original et de personnel.

Froebel resta à Goettingue jusqu'à la fin du semestre d'été de 1812 ; un petit héritage que lui laissa une tante vint lui procurer de nouveau quelques ressources inattendues, et, après avoir passé les vacances d'automne chez son frère Christian, qui était directeur d'une fabrique à Osterode dans le Harz, il se rendit à Berlin en octobre 1812 pour y suivre les cours de l'université de cette ville.

Sur ces entrefaites, les désastres de la campagne de Russie font naître en Allemagne l'espoir de secouer le joug de Napoléon ; en février 1813, la Prusse se joint aux coalisés, et bientôt retentit dans les universités allemandes l'appel aux armes. Froebel quitte Berlin pour se joindre aux volontaires ; il se rend à Dresde et s'engage dans le fameux corps des chasseurs de Lützow, que les chansons patriotiques de Koerner ont rendu si populaire.

C'est là qu'il fit la connaissance de deux étudiants en théologie, engagés comme lui au nombre des volontaires, et d'une dizaine d'années plus jeunes que lui : Henri Langethal, né en 1792 à Erfurt, et Guillaume Middendorff, né en 1793 à Brechten près de Dortmund. Ces deux jeunes gens, avec lesquels il se lia d'une étroite amitié, devaient devenir plus tard ses premiers disciples et ses dévoués collaborateurs. Middendorff surtout, qui resta jusqu'à la fin l'enthousiaste et fidèle interprète de la pensée du maître, fut pour Froebel le consolateur des mauvais jours, l'adepte docile dont la foi ne faiblit jamais.

Les trois amis firent la campagne de 1813 et 1814 et assistèrent à quelques combats, entre autres à celui de Goehrde (16 septembre 1813). Leur corps traversa la Marche, le duché de Mecklenburg, les territoires de Hambourg et de Brême, et arriva jusqu'au Rhin ; la conclusion de la paix l'empêcha d'entrer en France. En juillet 1814, les volontaires furent licenciés, et Froebel regagna Berlin.

« Je quittai l'armée, dit-il, avec un sentiment de complet mécontentement. L'aspiration intime vers l'unité et l'harmonie, vers la paix intérieure, était si forte en moi, qu'elle prenait, à mon insu, la forme de symboles visibles. Au retour, pendant le trajet, je traversai mainte belle contrée, je vis maint beau jardin, toujours cherchant quelque chose dont je ne parvenais pas à me rendre compte à moi-même ; et rien ne pouvait me satisfaire. A F., j'entrai dans un jardin assez grand et fort beau ; j'en contemplai la riche végétation, les fleurs variées, mais aucune d'elles ne donnait d'apaisement à mon sentiment intime. Les passant en revue d'un coup d'oeil en mon âme, je m'avisai soudain que parmi elles il n'y avait pas de lis. Je demandai au propriétaire : N'avez-vous pas de lis dans votre jardin? Il me répondit tranquillement que non. Comme j'exprimais mon étonnement à ce sujet, il ajouta avec la même tranquillité que c'était la première fois qu'on lui faisait une semblable observation. Mais pour moi, je savais maintenant ce qui manquait à ce jardin et ce que je cherchais. Comment mon sentiment intime aurait-il pu se manifester à moi d'une façon plus belle? Tu cherches, me disais-je, la paix tranquille du coeur, l'harmonie de la vie, la pureté de l'âme, dans l'image du lis, de cette fleur paisible, simple et pure. Le jardin, avec toutes ses beautés variées, mais sans fleurs de lis, était pour moi comme la vie agitée et multicolore, mais sans harmonie et sans unité.

« Le jour suivant, en me promenant dans la campagne, j'aperçus dans un autre jardin des lis superbes en fleur. Grande fut ma joie ; mais ils étaient séparés de moi par une haie. Plus tard toutefois, ajoute Froebel en continuant l'allégorie, la barrière devait s'abaisser ; mais jusqu'à ce moment-là, j'eus toujours présents à ma conscience ce symbole et cette aspiration. Je dois encore noter une circonstance : c'est que dans le jardin où mes yeux avaient cherché les lis, un enfant de trois ans s'était attaché à moi avec une confiance toute particulière. »

En s'engageant parmi les volontaires, Froebel avait reçu la promesse d'une place d'assistant au Musée minéralogique de Berlin. A son retour dans cette ville, il fut en effet nommé assistant du professeur Weiss. Ses nouvelles fonctions l'obligeaient à passer la plus grande partie de son temps au milieu des collections de pierres et de cristaux qu'il était chargé de classer et de surveiller ; il suivait en outre quelques cours à l'université, continuant ses études de sciences naturelles, de linguistique, de philosophie.

Pendant de longues heures passées au Musée minéralogique à considérer les formes des cristaux et à méditer sur les lois qui les régissent, Froebel, que nous avons déjà vu commenter si bizarrement les propriétés de la sphère, se pénétrait de plus en plus de l'idée du symbolisme des formes géométriques ; et là comme ailleurs, il s'efforçait de tout ramener à une unité supérieure, point de départ et d'arrivée des formes secondaires. « J'avais toujours été peu satisfait, écrit-il, de voir qu'on faisait dériver ces formes de formes originelles multiples. Je m'efforçais maintenant d'arriver à une démonstration qui me permît d'établir que toutes les autres formes dérivent d'une forme supérieure unique. » Nous avons déjà ici la conception qui présidera un jour au choix des premiers dons du jardin d'enfants.

Dans les nombres aussi, Froebel croyait, à l'imitation des pythagoriciens (il suivit en 1815 un cours sur les anciennes philosophies de la Grèce), découvrir des propriétés mystérieuses, sur lesquelles il ne s'est pas expliqué clairement. Il n'est pas jusqu'aux lettres de l'alphabet qui ne devinssent, pour ce rêveur égaré à la recherche de l'absolu, prétexte à des interprétations mystiques « Le son i, dit-il, représente l'intérieur absolu ou le milieu ; le son a, l'extérieur absolu ou la matière ; le son e, la vie en soi, l'être ; le son o, ce qui est achevé et limité en soi. » Nous traduisons littéralement, sans essayer d'expliquer.

A ce moment, il avait conçu une ambition nouvelle : il songeait à se créer une carrière dans l'enseignement universitaire. « Je croyais voir là ma vocation et la véritable signification de ma vie », a-t-il écrit plus lard au philosophe Krause ; mais il finit par s'apercevoir qu'il était trop insuffisamment préparé, par son éducation antérieure, pour pouvoir aborder jamais le haut enseignement scientifique ; en outre, le peu d'amour réel et désintéressé pour la science qu'il dut constater parmi les étudiants l'avait contristé et refroidi. Il revint à cette autre idée de sa mission, que lui avait inspirée l'exemple de Pestalozzi. Renonçant à se consacrer à une spécialité scientifique, il prit de nouveau la résolution, et cette fois d'une façon définitive, de se vouer à l'éducation de la jeunesse en général. Vers cette époque (probablement dans l'été de 1816), il reçut l'offre d'une chaire de minéralogie à Stockholm ; il la refusa.

Il avait retrouvé à Berlin ses amis Langethal et Middendorff. Ces derniers, tout en continuant leurs études de théologie, donnaient, pour vivre, des leçons particulières ; ils avaient demandé à Froebel des conseils, et celui-ci consacra deux heures par semaine à les initier à la méthodique de l'enseignement. Il se préparait en eux des disciples et des alliés sur le concours desquels] il pensait pouvoir compter pour le moment où il tenterait un essai de réalisation pratique.

Quand il eut mûri sa résolution, il remit au professeur Weiss sa démission d'assistant au Musée minéralogique, et quitta Berlin en octobre 1816. Il avait annoncé à ses deux amis qu'il leur donnerait de ses nouvelles aussitôt qu'il aurait trouvé ce qu'il cherchait pour l'exécution du plan qu'il avait formé, et dont il va être parlé.

II

Christophe Froebel, ce frère qui avait été pour l'enfance de Froebel un protecteur et un guide, était mort en 1813. Il avait laissé une veuve et trois jeunes fils, Jules, Karl et Théodore, qui habitaient le village de Griesheim, à une lieue de Stadt-Ilm. Ce fut là que se rendit Froebel en quittant Berlin. Il avait reçu de sa belle-soeur, peu de temps auparavant, une lettre où elle lui demandait des conseils pour l'éducation de ses enfants. Froebel avait vu dans cette circonstance une indication providentielle ; il avait résolu de se charger lui-même de l'éducation de ses neveux, et de fonder a Griesheim un institut dont ils seraient les premiers élèves. La jeune veuve accepta d'autant plus volontiers cette proposition, qu'elle crut y entrevoir la perspective d'un second mariage. Froebel avait encore deux autres neveux, Ferdinand et Guillaume, les fils de Christian, le manufacturier d'Osterode. Il réussit à déterminer leur père à les lui confier aussi, et le 13 novembre 1816, l'Institut général allemand d'éducation était fondé, avec, pour élèves, les cinq neveux de Frédéric Froebel. Langethal et Middendorff furent aussitôt invités à venir apporter leur concours au développement de l'oeuvre nouvelle, qui devait être la manifestation vivante de l'idée pédagogique dont Froebel se constituait désormais l'apôtre militant.

Cette pédagogie ne formait pas un corps de doctrines complet et bien coordonné ; on n'y discernait pas de vues originales, à part les conceptions mystiques que Froebel avait ajoutées à la méthode pestalozzienne, et que nous retrouverons dans son ouvrage capital, écrit quelques années plus tard, l'Education de l'homme. L'éducation intellectuelle, l'éducation morale et l'éducation physique devaient marcher de front ; le maître devait s'efforcer de pénétrer l'individualité de chaque élève, et ensuite provoquer le libre développement de cette individualité, en l'invitant à l'action, à la création personnelle ; car l'homme, fait à l'image de Dieu, est comme Dieu un être créateur. Nous verrons tout à l'heure de quelle manière étaient appliqués ces principes.

Middendorff fut le premier qui répondit à l'appel de Froebel. Abandonnant ses études théologiques au printemps de 1817, sans se laisser arrêter par les prières de ses vieux parents qui avaient rêvé de le voir un jour pasteur à Brechten, il vint s'installer à Griesheim, amenant avec lui le jeune frère de Langethal, qui fut le sixième élève de l'institut. Vers le même temps, toute la colonie émigra de Griesheim à Keilhau, autre village situé à une lieue de Rudolstadt, et où la veuve du pasteur venait d'acheter une petite propriété. L'installation à Keilhau fut, au début, des plus rustiques ; on se logea comme on put dans les bâtiments à demi ruinés, en attendant que les ressources eussent permis d'en construire d'autres. Le genre de vie de Froebel et de ses élèves resta pendant assez longtemps celui des paysans du voisinage ; on ne connaissait ni thé, ni café, ni bière ; on ne buvait que de l'eau et du lait, on ne se nourrissait guère que de pain et de gruau ; la pénurie était même si grande, au début, que plusieurs Fois la veuve du pasteur dut vendre de l'argenterie pour qu'on pût acheter de quoi manger.

En septembre 1817, Langethal, qui avait terminé ses examens et devait entrer comme précepteur dans une famille noble de Silésie, vint à Keilhau pour reprendre son jeune frère et l'emmener avec lui. Le moment était décisif. Froebel tenait beaucoup à attacher Langethal à son entreprise. Celui-ci avait ce qui manquait à ses deux amis : un extérieur plein de dignité, qui prêtait de l'autorité à sa parole, et une culture classique solide et profonde. Sa gravité bienveillante et réfléchie faisait contraste avec la bonhomie presque enfantine et la nature poétique de Middendorff, avec l'humeur songeuse et changeante, les manières excentriques de Froebel. On le pressa de rester à Keilhau ; et, pénétré de l'importance de l'oeuvre qui s'y fondait, il consentit, comme Middendorff, à renoncer à tout projet personnel d'avenir pour se faire le collaborateur de l'institut naissant. Grâce aux relations qu'il possédait, de nouveaux élèves arrivèrent, et le nombre de ceux-ci s'éleva bientôt à douze.

Une grande partie de la journée, à Keilhau, était consacrée aux exercices physiques, à la gymnastique proprement dite, aux courses aventureuses dans les bois et dans la montagne ; on pratiquait, à l'égard des élèves, le système de l?« endurcissement ». Les jeunes garçons s'étaient enthousiasmés pour le moyen âge, alors à la mode, pour l'ancienne chevalerie allemande ; ils prenaient pour modèles les héros nationaux d'autrefois, dont ils cherchaient à pratiquer les vertus, la frugalité, la simplicité, la loyauté, le courage. Les maîtres portaient le vieux costume national allemand, et laissaient croître leur chevelure comme faisaient les patriotes de l'école d'Arndt et de Jahn et les étudiants des Burschenschaften ; les élèves, qui portaient aussi les cheveux longs, n'avaient pour vêtement, été et hiver, qu'une blouse et un pantalon de toile. On s'efforçait de ramener la langue allemande à sa pureté primitive en proscrivant tous les mots d'origine étrangère. Les exercices religieux tenaient aussi une grande place dans le programme de l'institut: matin et soir, maîtres et élèves célébraient le culte en commun, et tous les dimanches ils se rendaient à l'église paroissiale. Froebel resta toujours attaché à l'Eglise luthérienne et à ses formes, malgré ce que sa conception personnelle du christianisme pouvait avoir de peu orthodoxe.

« Toute éducation, dit-il dans ses Aphorismes, pour porter des fruits, doit être fondée sur la religion.

« Toute éducation qui n'est pas fondée sur la religion est stérile.

« La religion est le rapport actif, productif entre l'homme et Dieu.

« Quant à la forme, ce rapport peut être exprimé d'autant de manières différentes qu'il y a de modes de connaître Dieu.

« Dieu est le fond, l'unité de toutes choses.

« Dieu est le créateur de toutes choses, les hommes sont les créatures de Dieu.

« Dieu est le père des hommes, les hommes sont les enfants de Dieu.

« Comme créature et enfant de Dieu, l'esprit humain est d'essence divine ; l'unité de l'essence de toute chose, de toute variété, est l'esprit de son créateur, est l'esprit de Dieu.

« La religion chrétienne, la religion de Jésus, suffit au rapport entre l'homme et Dieu ; elle l'exprime d'une manière complète.

« Toute éducation qui ne se fonde pas sur la religion chrétienne, sur la religion de Jésus, est défectueuse et incomplète. »

Quant à l'enseignement proprement dit, c'était, dans ses traits généraux, l'application du système pestalozzien, ainsi qu'il résulte des divers programmes et rapports que Froebel a publiés de 1820 à 1830. Et comme la préoccupation dominante de Froebel et de ses collaborateurs était, non de faire acquérir à leurs élèves une somme déterminée de connaissances positives, mais de susciter et d'encourager leur activité propre ; de faire appel à l'initiative personnelle et de provoquer l'essor libre des facultés, et non d'exiger de celles-ci un travail régulier et l'accomplissement d'une tâche bien déterminée, il arriva que beaucoup de jeunes gens sortirent de Keilhau sans y avoir fait un cours d études systématique et complet, et que la constatation des lacunes que présentait leur savoir jeta plus tard du discrédit sur l'établissement.

Langethal et Middendorff eurent d'abord à faire, sous la direction de Froebel, un apprentissage de la méthode : c'était durant les derniers mois de 1817. « Adossés au poêle de la salle commune, ? raconte un ancien élève, ? poêle qui ne chauffait guère, et qui fumait souvent, ils écoutaient en silence les explications que Froebel leur donnait en se promenant de long en large. Les enfants entendaient sans cesse revenir les mots d'initiative personnelle, d'intuition, d'aller du connu à l'inconnu, et disaient entre eux : Ils apprennent le système. »

Nous avons dit que la veuve du pasteur avait conçu, lors de l'arrivée de son beau-frère, certaines espérances matrimoniales. Ces espérances ne devaient point se réaliser. Froebel songeait bien à se donner une compagne, mais déjà il avait jeté les yeux sur une autre personne. Il avait rencontré, en 1815, à Berlin, une dame jeune encore et fort instruite, fille d'un fonctionnaire de l'administration de la guerre et femme divorcée d'un collègue de son père, Mme Wilhelmine Klepper, née Hoffmeister. Dans une conversation qu'il avait eue avec elle au Musée minéralogique, cette dame avait manifesté vivement son adhésion aux idées de Froebel. Trois ans plus tard, en 1818, il la demanda en mariage. Cette démarche amena une rupture entre Froebel et sa belle-soeur ; la veuve du pasteur, piquée au vif, quitta Keilhau, en laissant toutefois ses trois fils dans l'institut ; Froebel dut racheter d'elle, à un prix assez élevé, la petite propriété, et le 20 septembre 1818 il épousa Wilhelmine Hoffmeister. Il avait trente-six ans, elle en avait trente-huit. Elle amena avec elle à Keilhau une fille adoptive, Ernestine, qui devait plus tard épouser Langethal.

Cependant la situation matérielle de l'institut était toujours fort précaire. Froebel avait compté sur la dot de sa femme pour l'améliorer ; mais cette dot resta impayée. Les embarras financiers s'accrurent au plus haut point, et l'entreprise allait péricliter, lorsque Christian Froebel vint généreusement au secours de son frère, qui lui avait communiqué son enthousiasme et sa foi. Abandonnant sa fabrique d'Osterode, il vendit tout ce qu'il possédait, émigra à Keilhau en 1820 avec sa femme et ses trois (filles, Albertine, Emilie et Elise, et mit son petit capital à la disposition de l'institut. Middendorff devait plus lard montrer le même désintéressement : à la mort de son père, il versa dans la caisse commune tout ce qu'il avait recueilli de l'héritage paternel.

A partir de ce moment commencent pour l'institut des jours plus prospères. Des constructions nouvelles s'élèvent, nécessitées par le nombre croissant des pensionnaires. Froebel engage de nouveaux maîtres, qui viennent s'adjoindre à ses premiers collaborateurs ; parmi eux il faut mentionner Schoenbein, qui devait plus tard acquérir une si grande réputation comme chimiste. En 1826, le chiffre des élèves atteignit cinquante-six. Ce fut cette année-là que Froebel publia son Education de l'homme, et fonda une revue mensuelle, les Familles éducatrices (die erziehenden Familien). Cette année-là aussi, Langethal et Middendorff se marièrent, le premier avec la fille adoptive de Mme Froebel, le second avec Albertine Froebel, fille aînée de Christian.

Il est bien difficile de donner une idée précise de la doctrine contenue dans l'Education de l'homme. C'est un livre qui résiste à l'analyse. L'ouvrage de Froebel compte, dans l'édition du Dr Wichard Lange, 335 pages in-8. Originairement, ce long exposé des idées froebeliennes formait un seul morceau, sans aucune division en chapitres et paragraphes. L'éditeur y a introduit des divisions qui en rendent la lecture moins pénible et permettent de s'orienter.

Les admirateurs de Froebel conviennent qu'on ne trouve pas dans l'Education de l'homme un système proprement dit, un ensemble de doctrines bien liées ; c'est plutôt, disent-ils, un recueil d'aphorismes, de pensées détachées. Il nous semble toutefois qu'on en peut dégager une pensée maîtresse que nous formulerons ainsi : Trois facteurs doivent concourir au développement de l'être humain par l'éducation : la religion, les sciences naturelles, le langage, correspondant à ces trois termes qui résument l'ensemble des choses : Dieu, la nature, et l'homme.

Nous avons déjà vu ce que Froebel entend par religion. Quoique sa doctrine religieuse soit en réalité fort éloignée du christianisme orthodoxe, et puisse être définie un théisme mystique inclinant au panthéisme, il persiste à l'identifier avec la religion de Jésus. « Tout homme, dit-il, procède de Dieu, subsiste par Dieu, et vit en Dieu, et par conséquent doit s'élever à la religion de Jésus, à la religion chrétienne. C'est pourquoi l'école doit avant tout enseigner la religion du Christ, la religion chrétienne ; c'est pourquoi elle doit avant tout instruire les enfants dans la religion du Christ, dans la religion chrétienne ; partout et sous toutes les zones, tel doit être le premier enseignement de l'école. »

Quant à l'étude de la nature, elle n'est point pour Froebel ce qu'elle a été pour un Bacon, pour un Lavoisier, un Lamarck, un Laplace, pour les maîtres de la science contemporaine. Froebel procède de Schelling et de Hegel ; il part de l'a priori et de l'absolu. Il ne s'agit pas, pour lui, d'observer patiemment et sans parti pris les phénomènes, pour en induire les lois probables, quitte à modifier les hypothèses provisoirement acceptées, à mesure que de nouvelles observations viennent révéler de nouveaux faits. Tout au contraire. L'esprit humain, par un effort de génie, ou par une sorte de vision en Dieu, est censé saisir les vérités premières ; et une fois en possession de ces principes absolus, il explique à la fois Dieu, l'homme et le monde : les phénomènes viendront se classer symétriquement dans un cadre tracé à l'avance ; l'observation n'a plus d'autre mission que de constater la coïncidence infaillible des faits avec les lois proclamées par la métaphysique. « Seul un chrétien, dit Froebel, seul un homme dont la pensée, la vie et les aspirations sont chrétiennes, peut arriver à comprendre réellement la nature et à la sentir d'une manière vivante ; un tel homme peut seul être un véritable naturaliste. Un homme ne peut arriver à la vraie intelligence de la nature que dans la mesure où il est lui-même ? consciemment ou à son insu ? un chrétien, c'est-à-dire où il est pénétré de la vérité de la force divine une, agissante et vivante en toutes choses, où il est rempli de l'esprit de Dieu un et vivant, qui est en toutes choses, duquel lui-même dépend, par lequel toute la nature subsiste, et par lequel il est en état de contempler cet esprit un, dans le plus petit phénomène et dans la somme de tous les phénomènes, dans son essence et dans son unité. » Il recommande aux maîtres, aux parents, de chercher la science non dans les livres, mais dans la contemplation directe de la nature. « Fais comme l'enfant, qui dans son ignorance s'adresse au père et à la mère : va demander des enseignements à la mère nature, et au père, à l'esprit de Dieu dans la nature. Remonte directement à la source. » Froebel n'a pas l'air de se douter qu'il existe une méthode sans l'emploi de laquelle l'observation de la nature reste vaine et ne peut conduire à la découverte de la vérité, méthode que l'esprit humain n'a réussi à constituer qu'après de longs efforts et qui est la condition indispensable de la science ; si, dédaignant ou ignorant l'emploi de cette méthode, seul guide sûr pour l'observateur, chaque individu essayait de recommencer la science pour son propre compte, confiant dans une intuition qui doit lui révéler les secrets de l'univers, chacun en resterait à l'astrologie, à l'alchimie, aux superstitions pythagoriciennes. C'est ce qui est arrivé à Froebel.

Nous savons déjà quelle signification Froebel donne aux mathématiques. Les nombres ne sont pas pour lui de simples quantités, ce sont des entités métaphysiques. Les nombres gouvernent les formes et les dimensions des choses. C'est par la connaissance de leurs propriétés mystérieuses qu'on arrive à l'intelligence des lois qui régissent les manifestations de la force dans la matière. Aussi la géométrie et le calcul sont-ils, à ce point de vue, le complément nécessaire des sciences de la nature : eux seuls peuvent en donner la clef.

Quant à la langue, qui constitue le dernier terme de la triade, voici comment Froebel en parle : « La religion manifeste l'être ; la nature manifeste l'essence de la force et son action ; la langue manifeste la vie comme telle et comme un tout ». Non seulement le langage a ses lois nécessaires ; mais le choix des sons, des syllabes, "des désinences par lesquels le langage représente les idées et leurs rapports, n'a rien d'arbitraire. Dans une langue primitive (Froebel regarde l'allemand comme une langue primitive, eine Ursprache), « la représentation d'un certain objet ou d'une certaine idée exige nécessairement l'emploi de certains éléments de la parole, de certaines lettres, à l'exclusion de tous autres, en sorte que chaque mot est le produit nécessaire de l'union nécessaire de certaines lettres, tout comme un produit chimique quelconque est formé de l'union nécessaire de certains éléments déterminés. Les lettres ne sont donc pas des choses mortes, du groupement arbitraire ou fortuit desquelles résultent les mots ; au contraire elles représentent originairement et nécessairement des idées élémentaires mathématico-physico-psychiques ; elles ont chacune leur contenu, leur signification propre ; et les mots sont constitués par leur groupement nécessaire et régulier. » Il faut bien noter qu'il ne s'agit nullement ici des lois scientifiques de la phonétique, constatées par la philologie moderne : Froebel, au lieu d'aborder ce terrain solide, reste en pleine fantaisie. Pour lui, la consonne m, par exemple, désigne l'idée de la matérialité extérieure, la consonne n l'idée de la réalité, la consonne s l'idée du retour sur soi-même, la consonne h l'idée de la vie spirituelle répandue partout, et ainsi de suite. Il construit arbitrairement des familles artificielles de mots, entre lesquels il établit les rapprochements les plus inattendus. Nous aurons plus loin l'occasion de donner quelques spécimens de ces étrangetés linguistiques.

Cependant une nouvelle période critique allait commencer pour l'institut de Keilhau. Les gouvernements allemands étaient entrés depuis plusieurs années dans une voie de réaction ; les hommes qui avaient combattu pour l'indépendance nationale en 1813 et 1814 étaient devenus suspects ; toute tendance libérale était qualifiée de « doctrine démagogique ». Or, l'Institut général allemand d'éducation annonçait, par son litre même, des aspirations, alors proscrites, vers l'unité allemande ; ses chefs étaient d'anciens volontaires de Lützow ; ils portaient et faisaient porter à leurs élèves un costume qui était celui des « démagogues » ; ils étaient donc devenus suspects. Ce fut en vain qu'un délégué du gouvernement de Schwarzburg-Rudolstadt, le Dr Zeh, chargé en 1825 d'inspecter rétablissement, publia un rapport favorable. Les dénonciations ne s'arrêtèrent pas. En 1826, la Prusse et le Conseil fédéral demandèrent la fermeture de l'institut de Keilhau : le prince de Schwarzburg-Rudolstadt refusa de prendre une mesure aussi rigoureuse, mais il interdit aux élèves le port de l'ancien costume allemand et des cheveux longs. D'autre part, une mésintelligence fâcheuse avait éclaté parmi les collaborateurs de Froebel : l'un d'eux, nommé Herzog, s'etait fait le chef d'une opposition sourde qu'appuyaient trois des neveux de Froebel, Jules, Karl et Théodore, excités par leur mère. Ces trois jeunes gens quittèrent l'institut dès 1824, brouillés avec leur oncle ; Herzog lui-même se sépara de Froebel, et répandit dans le public des accusations dont la plupart étaient calomnieuses, mais qui firent un tort considérable à l'établissement. Le nombre des élèves, qui avait dépassé cinquante pendant la période de prospérité, diminua rapidement ; et, les ressources tarissant, les embarras financiers reparurent, plus menaçants que jamais.

C'est à ce moment que se place la liaison entre Froebel et le philosophe Krause. En 1823, Krause avait publié dans la revue Isis (qui paraissait à Iéna sous la direction d'Oken) un article sur l'institut de Keilhau ; et, tout en donnant son approbation aux efforts tentés par Froebel pour une réforme de l'éducation, il avait blâmé l'expression d' « éducation allemande » ; le cosmopolite Krause eût voulu la remplacer par celle d' « éducation humaine ». Froebel n'avait rien répondu à l'article de Krause: mais en 1828, il lui écrivit une longue lettre (publiée dans ses oeuvres, t. Ier, pages 119-149), qui témoigne que non seulement il avait lu les ouvrages du philosophe de Goettingue, mais qu'il adoptait ses doctrines. Tous les écrits de Froebel postérieurs à cette époque portent la trace manifeste de l'influence de Krause ; l'auteur y emploie à chaque page la terminologie bizarre créée par ce dernier.

Aux vacances d'automne de .1828, Froebel, désirant faire la connaissance personnelle de Krause, se rendit à Goettingue avec Middendorff ; il y reçut l'hospitalité chez les frères Frankenberg, dont l'un, Adolphe, devait plus tard devenir son collaborateur. Un témoin oculaire, M. von Leonhardi, le gendre et le plus fidèle disciple de Krause, a décrit de la façon suivante ces deux singuliers visiteurs : « Froebel et Middendorff portaient encore l'ancien costume allemand et la longue chevelure partagée au milieu de la tête, ce qui les désignait à première vue comme des originaux ; leurs visages étaient fortement bronzés par les intempéries, leurs manières d'une simplicité toute rustique ; ajoutez-y, chez Froebel, un type de physionomie des plus étranges, presque indien, de grandes oreilles écartées, un long nez pointu, un front bas et de petits yeux ; et l'on comprendra que, pour le vulgaire, l'impression que produisaient leurs personnes ne pouvait pas être favorable : on les tournait en ridicule. » Krause témoigna à Froebel la plus vive sympathie ; ils eurent ensemble de longs entretiens qui lurent pour l'éducateur thuringien une source féconde de pensées nouvelles.

Notons ici un fait de la plus haute importance. Krause était un admirateur de Coménius, alors presque oublié en Allemagne ; il avait, en 1811, publié un résumé de la Panegersia du grand penseur tchèque. Il attira sur Coménius l'attention de Froebel ; il lui signala entre autres l'ouvrage si remarquable où le pédagogue morave traite de l'éducation de la première enfance, la Schola materni gremii ; et c'est ainsi, à ce que raconte M. von Leonhardi, que pour la première fois Froebel fut amené à se préoccuper plus spécialement de ce sujet auquel il devait consacrer un jour toute son activité.

Mais tandis que Froebel élargissait son horizon intellectuel au contact de la pensée de Krause, et commençait à entrevoir de nouvelles perspectives, la situation à Keilhau allait de mal en pis. Les élèves étaient partis l'un après l'autre ; en 1829, leur nombre était tombé à cinq. Le fardeau des dettes s'aggravait chaque jour, et les créanciers devenaient plus pressants.

Lorsqu'un de ceux-ci était signalé, Froebel s'esquivait par la porte de derrière et allait se promener dans les bois ; c'était Middendorff qui recevait le visiteur, et qui d'ordinaire réussissait, par de bonnes paroles, à lui faire prendre patience. Comment sortir de si cruels embarras, et sauver l'institut de la ruine qui le menaçait? Dans sa détresse, Froebel, après avoir vu repousser par le gouvernement de Scliwarzburg-Rudolstadt des ouvertures qu'il lui avait fuites, s'était adressé au duc de Saxe-Meiningen et lui avait proposé la fondation d'un vaste établissement qui aurait été rattaché à celui de Keilhau : il s'agissait de créer à Helba, dans le duché de Meiningen, une sorte d'école professionnelle destinée aux classes populaires (Volkserziehungs-Anstalt), à laquelle eût été jointe une école préparatoire pour des orphelins de trois à six ans (Pflege-und Entwicklungs-Anslall fur 3-6 jährigen Waisen). Le duc de Meiningen se montra d'abord favorable à ce projet, et Froebel rédigea en mars 1829 un prospectus qui est imprimé dans ses oeuvres ; mais bientôt des influences hostiles prirent le dessus, le gouvernement ducal fit des objections, et Froebel, découragé, rompit brusquement les négociations.

Il fallait cependant prendre un parti quelconque, car à Keilhau la position était devenue intenable. Si l'on s'était heurte à l'hostilité des gouvernements et à l'action fâcheuse des préjugés, il faut reconnaître aussi que le défaut d'esprit pratique de Froebel et de sa femme, le manque d'une bonne administration, avaient beaucoup contribué à l'insuccès. Mais c'était là ce que Froebel ne pouvait se résoudre à se confesser à lui-même : il accusait volontiers la destinée, l'indifférence publique, le mauvais vouloir des autres ; il ne songeait jamais à s'en prendre à sa propre incapacité. « Froebel, dit le Dr Wichard Lange, est en cela tout l'opposé de Pestalozzi, toujours prêt à s'accuser lui-même avec une si touchante humilité. Froebel se regarde comme infaillible, et souvent sa confiance en lui-même prend la forme d'une présomption maladive et touchant à la folie. Ce trait de son caractère s'accentua plus tard au point que Langethal lui-même ne put le supporter davantage et se sépara de lui. » Froebel était resté en correspondance avec ses anciens amis de Francfort, entre autres avec la famille de Holzhausen : il leur écrivit pour leur faire part de ses embarras, de ses aspirations, et solliciter leur appui. Il reçut en réponse des témoignages de sympathie qui l'encouragèrent à faire le voyage de Francfort en mai 1831. Dans cette ville, il rencontra le compositeur lucernois Schnyder de Wartensee, musicien distingué, philosophe et naturaliste, qui s'intéressa à lui, et offrit de mettre à la disposition de Froebel son château de Wartensee, situé sur les bords du lac de Sempach, en Suisse, pour y fonder un nouvel institut. Froebel accepta. Laissant Keilhau sous la direction de Langethal et de Middendorff, auxquels venait de s'adjoindre un neveu de Middendorff, Barop, qui épousa la même année la seconde fille de Christian, Emilie Froebel, il se rendit en Suisse avec Schnyder, obtint du gouvernement lucernois l'autorisation nécessaire, et en août 1831 lança le prospectus du nouvel établissement, qui devait s'appeler Institut de Wartensee (Wartenseer Erziehungsanstalt).

Aussitôt que le projet de Froebel fut connu en Suisse, les journaux du parti clérical dirigèrent contre lui et contre le gouvernement libéral de Lucerne les plus vives attaques : on réédita les calomnies propagées antérieurement par Herzog ; et malgré l'appui que donnèrent au pédagogue allemand la presse libérale et plusieurs hommes distingués, comme les frères Edouard et Casimir Pfyffer de Lucerne et le Père Girard, il fut facile de prévoir que l'institut de Wartensee ne réussirait pas. En effet, aucun élève ne se présenta. En attendant, Froebel ouvrit dans le château une école publique pour les enfants du voisinage, et appela auprès de lui comme collaborateurs son neveu Ferdinand Froebel, fils de Christian, puis l'intelligent et pratique Barop. Le fanatisme des paysans lucernois, excité par les prédications des capucins, voyait d'un mauvais oeil l'entreprise des trois hérétiques ; il fallut bientôt reconnaître qu'il n'y avait rien à faire à Wartensee. Mais quelques habitants d'une petite ville voisine, Willisau, désireux d'assurer à leurs enfants une meilleure éducation que celle de l'école communale, proposèrent à Froebel de venir s'établir parmi eux, et obtinrent à cet effet du gouvernement la concession du château baillival. Froebel accepta cette offre, et, en attendant que les négociations indispensables fussent achevées, retourna en Allemagne, où il passa l'Hiver de 1832 à 1833.

Au printemps de 1833, Ferdinand Froebel et Barop purent se transporter de Wartensee à Willisau ; Froebel vint les y rejoindre avec sa femme, et le 2 mai le nouvel établissement s'ouvrit avec 36 élèves. Il eut aussi à lutter contre les préventions de l'esprit de parti : mais l'examen d'automne, auquel assistèrent les délégués des gouvernements de divers cantons, fut un triomphe pour Froebel, et assura momentanément le succès de l'institut.

Barop désirant retourner à Keilhau, où il avait laissé sa jeune femme, Langethal vint le remplacer, et peu après Middendorff aussi se rendit à Willisau, accompagné d'Elise Froebel, la dernière des filles de Christian. L'institut de Keilhau demeura donc confié aux mains du seul Barop, dont la direction habile et prudente réussit en peu d'années à réparer les désastres, à payer les dettes et à ramener la prospérité.

La fortune semblait donc sourire oie nouveau à Froebel et à ses amis. Un autre champ d'activité allait encore s'ouvrir pour eux. L'attention du gouvernement bernois avait été attirée sur l'institut de Willisau : cinq élèves-maîtres y furent envoyés dès l'automne de 1833 pour s'y initier aux méthodes pédagogiques. L'année suivante, Froebel fut invité à se rendre à Burgdorf pour y donner un cours de quelques semaines à un certain nombre d'instituteurs bernois. Ce cours eut un plein succès. Le gouvernement de Berne décida alors de créer à Burgdorf un orphelinat, et d'en confier la direction à Froebel. Dans l'été de 1835, laissant à Willisau son neveu Ferdinand et l'infatigable et dévoué Middendorff, Froebel, accompagné de Langethal, vint s'installer à Burgdorf : on rendait désormais justice à ses aptitudes, et, sous les auspices d'un gouvernement éclairé, il allait se trouver placé à la tête d'un grand établissement public, dans la même ville où Pestalozzi, trente-sept ans auparavant, avait fait ses débuts comme instituteur.

Il semblait donc qu'il eût atteint l'objet de ses voeux : mais c'est précisément alors qu'une idée nouvelle le saisit, s'empare de lui tout entier, et le pousse à abandonner l'oeuvre commencée pour s'engager dans une voie inexplorée.

Nous avons dit comment, dans ses entretiens avec Krause (mort en 1832), il avait appris à connaître Coménius, et comment la nécessité d'une éducation spéciale de la première enfance lui était apparue. A Burgdorf, cette nécessité se présenta à son esprit avec une force nouvelle, et il se mit à chercher des moyens pratiques de réalisation. Un jour, en se promenant, il vit des enfants jouer à la balle : ce fut pour lui un trait de lumière. Le jeu est la première manifestation de l'activité de l'enfant : la balle, dont la forme sphérique est le symbole de l'unité, devait être pour l'enfant le premier jouet. De la balle, l'enfant passerait au cube, premier symbole de la diversité dans l'unité ; puis à la poupée, symbole de la vie. Ainsi, dans cet âge où il est important de veiller aux premières impressions de l'enfant, on pourrait arriver, en présentant à l'activité de celui-ci une série de jouets méthodiquement gradués, à initier sa jeune âme, d'une façon inconsciente encore et toute concrète, aux lois métaphysiques qui régissent l'univers, à le mettre en communication avec la pensée divine qui est au fond de toutes choses et que sa propre existence devra manifester.

Cette conception de Froebel forme le point de départ d'une nouvelle et dernière phase de son activité. Vague encore à ses débuts, elle devait, au cours des années se préciser davantage, se modifier sur plusieurs points de détails ; mais on peut dire que, dès cette année 1835, la base sur laquelle Froebel devait édifier tout son système d'éducation de la première enfance était trouvée. Plein d'enthousiasme à la pensée qu'il possédait enfin la vérité de laquelle allait sortir une humanité nouvelle et un monde nouveau, il lui était désormais impossible de rester à Burgdorf, où il se sentait trop à l'étroit : il formait les plus vastes projets et les plus chimériques. Il eut l'idée un moment d'émigrer en Amérique, afin d'aller fonder sur une terre encore neuve une cité nouvelle, où pourraient se réaliser, avec son système d'éducation première, les utopies humanitaires de Krause. Il exposa son plan dans un écrit bizarre, le plus extraordinaire qui soit sorti de sa plume, intitulé L'année 1836 requiert un renouvellement de la vie (Erneuung des Lebens fordert das neue Jahr 1836), et qu'il fit circuler en manuscrit parmi ses amis. On y lit des choses comme celles-ci : « Le mot mariage [en allemand Ehe] représente, par ses deux voyelles e-e, la vie ; ces deux voyelles sont réunies par la consonne h, symbolisant ainsi une double vie qu'unit l'esprit ; de plus, les deux moitiés ainsi unies sont semblables et égales entre elles : E-h- E. L'homme et la femme, doués par le mariage du pouvoir créateur, deviennent semblables à Dieu (Gott) : aussi sont-ils appelés époux (Gatte), la voyelle a se substituant à la voyelle o pour marquer une sorte d'incarnation de Dieu dans le fini. » Et plus loin : « Que signifie le mot Allemand (Deutsch)? Il est dérivé du verbe deuten (signifier, manifester), qui désigne l'acte par lequel la pensée consciente est clairement manifestée au dehors. Etre Allemand, c'est donc s'élever, comme individu et comme tout, par une claire manifestation de soi-même, à la claire conscience de soi (Deutsch sein heisst also sich selbst als Einzeines und Ganzes, also als Gliedganzes durch klare Selbstdarstellung zum klaren Selbst-bewusstsein zu erheben). » Dans une lettre écrite par Froebel à Adolphe Frankenberg, le dernier jour de l'année 1835, il explique la raison pour laquelle l'année 1836 lui apparaît comme une année fatidique ; cette raison, il la trouve dans les chiffres du millésime : « En additionnant les chiffres qui forment le nombre 1836, on obtient 18 ; je prononce 18 en dialecte thuringien achtsen = achtsam (attentif) ; mais les deux chiffres composant 18, additionnés, font 9 (neun), que je prononce neuen (renouveler) ; à son tour, 9 = 3x3, c'est-à-dire Treu der Treu [ce jeu de mots exige, comme le premier, la prononciation thuringienne], triple foi en Dieu, en la nature et en l'humanité. »

Le projet d'émigration fut réalisé par les frères d'Adolphe Frankenberg ; mais les amis de Froebel réussirent à décider celui-ci à rester en Europe. Toutefois, il était résolu à quitter Burgdorf ; sa femme, d'ailleurs, dont la santé était ébranlée, désirait retourner en Allemagne. Il laissa l'orphelinat sous la direction de Langethal, et disant à la Suisse un adieu définitif, il partit pour Berlin en juin 1836.

III

Une affaire toute privée retint Froebel à Berlin plusieurs mois : il s'agissait de liquider la succession de sa belle-mère, Mme Hoffmeister, morte au printemps de 1836. En 1837, il se rendit à Keilhau auprès de Barop, enquête d'un emplacement favorable pour la création d'une école enfantine : il choisit la petite ville de Blankenburg, dans la vallée de la Schwarza, près de Budolstadt. Froebel appela tout simplement son établissement Anstalt fur Kleinkinderpflege (Institution pour l'éducation des petits enfants), et fonda, pour la propagande de la nouvelle méthode, un journal hebdomadaire intitulé : Venez, vivons pour nos enfants (Kommt, lasst uns unsern Kindern leben). C'est dans ce journal qu'ont paru les premières explications que Froebel ait formulées au sujet des jouets imaginés par lui, ou des dons (Spielgaben)., comme il commence déjà à les appeler. Nous y voyons que la balle, premier jouet de l'enfance, a une haute signification philosophique : qui en douterait, puisque le mot « BALL », selon Froebel, est un nom symbolique formé avec des lettres empruntées aux mots « Bild vom ALL» (c'est-à-dire « image du tout») ! Le deuxième jouet, ou deuxième don, qu'on placera entre les mains de l'enfant dans la seconde moitié de la première année, est composé de la sphère (Kugel) et du cube ( Würfel ; la sphère se distingue de la balle en ce que cette dernière était élastique. La sphère et le cube sont en opposition entre eux : l'une représente le mouvement, l'autre le repos ; l'une est la diversité dans l'unité, l'autre l'unité dans la diversité ; l'une est à l'autre ce que le sentiment est à l'esprit : et comme ces deux facultés de l'âme se montrent de bonne heure ensemble chez l'enfant, il faut aussi lui donner le cube et la sphère non séparément, mais à la fois. Après la sphère et le cube venait, dans la première ébauche du système commencée à Burgdorf, la poupée: mais Froebel a déjà modifié son plan. Le troisième don sera un cube divisé en huit cubes égaux ; il est destiné aux enfants de un à trois ans, et sert à leur montrer un tout qui se divise en parties, et dont chaque partie reproduit les caractères du tout. Froebel rattache à l'usage de ce troisième jouet toutes sortes de considérations trop longues à reproduire ; et pour en bien marquer l'importance, il se livre à un nouveau jeu de mots destiné à prouver que le nombre huit (acht) mérite tout particulièrement l'attention (Acht). Le quatrième don est un cube divisé en huit parallélipipèdes rectangles affectant la forme de briques à bâtir : l'enfant, par ce jouet, est mis en présence de solides dont les trois dimensions ne sont plus égales, et il y trouve des matériaux qu'il pourra utiliser pour de petites constructions. Enfin le cinquième don est un cube divisé deux fois dans chacune de ses dimensions, c'est-à-dire partagé en vingt-sept cubes égaux ; trois d'entre ceux-ci sont subdivisés en deux prismes, et trois autres en quatre prismes, au moyen d'une section oblique simple ou double.

Froebel s'arrêtait là pour le moment, estimant qu'il était inutile de pousser plus loin la division du cube.

A ces premiers jeux, qui constituent la partie originale du système de Froebel, et qui procèdent, comme on le voit, de sa conception particulière de la nature et des mathématiques, il en a ajouté successivement d'autres, les uns de son invention, les autres empruntés à la tradition antérieure. Les enfants reçoivent des tablettes (Legetäfelchen), des bâtonnets (Stäbchen), au moyen desquels ils exécutent des combinainaisons de figures géométriques ; ils sont occupés au piquage du papier quadrillé, au tressage de bandes de papier de couleur, au pliage, au découpage, au dessin, au modelage ; ils exécutent des rondes et des jeux divers (Bewegungsspiele), accompagnés de chants appropriés. Pour la description détaillée de ces jeux et de ces exercices, nous renvoyons à l'article Jardin d'enfants.

Les procédés de Froebel commençaient à attirer l'attention. La princesse-mère de Schwarzburg-Rudolstadt, la princesse Ida de Schaumburg-Lippe allèrent visiter son école à Blankenburg. A Dresde et à Leipzig plusieurs personnes furent gagnées à la cause froebélienne par Barop et Frankenberg. En janvier 1839, Froebel lit à Dresde une conférence à laquelle assista la reine de Saxe ; le mois suivant, il fit une autre conférence à Leipzig. Mais à ce moment un deuil domestique vint interrompre l'oeuvre de la propagande : Mme Froebel, qui, bien que souffrante depuis longtemps, s'était consacrée avec le plus grand dévouement à la direction de l'école de Blankenburg, qu'elle partageait avec son mari, mourut en mai 1839. Cette perle causa à Froebel un profond chagrin ; bientôt toutefois il chercha des consolations dans un redoublement d'activité. Déjà on lui avait envoyé quelques jeunes instituteurs, dont plusieurs de Francfort, avec prière de les initier à son système : il organisa à cet effet une sorte de cours normal. A la fin de 1839, la ville de Francfort vit s'ouvrir deux écoles enfantines, dirigées par des maîtres qui étaient allés apprendre la méthode froebelienne à Blankenburg. En 1840 reparut, pour une année, le journal Venez, vivons pour nos enfants, dont la publication avait été suspendue pendant dix-huit mois. Le retour de Middendorff apporta à Froebel une collaboration précieuse ; à la suite d'un revirement politique dans le canton de Lucerne, la direction de l'institut de Willisau avait dû passer en d'autres mains : Middendorf revint à Keilhau reprendre sa part du travail commun (1839).

L'établissement de Froebel à Blankenburg ne portait à l'origine, nous l'avons dit, d'autre désignation que celle de Kleinkinderpflegeanstalt, commune alors à toutes les institutions de ce genre. Mais Froebel désirait baptiser sa création d'un nom nouveau ; longtemps il avait cherché, sans rien trouver qui lui parût exprimer convenablement sa pensée. Un jour, en compagnie de Middendorff et de Barop, il se rendait de Keilhau à Blankenburg. Comme ils descendaient le sentier d'où l'on découvre la petite ville au milieu de sa riante vallée, Froebel, qui marchait silencieux et songeur, s'arrêta brusquement ; sa figure s'illumina, et d'une voix qui fit résonner tous les échos de la forêt, il s'écria : « Eurêka! mon établissement s'appellera Jardin d'enfants (Kindergarten) ». L'expression, naturellement, devait s'entendre au sens allégorique : le jardin, c'est l'école ; les enfants sont les plantes dont les institutrices sont les jardinières.

Une fois ce nom trouvé, Froebel juge le moment venu d'adresser à la nation allemande une invitation solennelle. Il veut transformer son humble école de Blankenburg en un Jardin d'enfants allemand, qui servira d'établissement modèle ; au jardin d'enfants sera jointe une école normale où se formeront des institutrices pour le premier âge, des jardinières d'enfants, aussi bien que des instituteurs. Il évalue à cent mille thalers la somme nécessaire pour cette double création : ce capital sera obtenu par l'émission de dix mille actions à dix thalers chacune, et Froebel ne doute pas un instant du succès immédiat de la grande souscription nationale à laquelle il convie ses compatriotes. L'appel aux souscripteurs est daté du 1er mai 1840. En attendant, il profite de la fête du centenaire de Gutenberg (28 juin 1840) pour intéresser à son oeuvre la population de Blankenburg, et réussit à obtenir de la municipalité de cette ville la concession gratuite d'un local. Mais là devait s'arrêter son succès. La souscription échoua complètement : après trois ans d'efforts, Froebel n'avait pu réunir que cent cinquante-cinq actions. Un cours normal avait été ouvert à Blankenburg et avait attiré quelques élèves ; mais, faute de ressources, l'entreprise n'avait pu recevoir le développement espéré. Barop, qui continuait à diriger l'institut de Keilhau, s'était prudemment refusé, malgré les instances de Froebel, à risquer dans l'affaire de Blankenburg des capitaux dont la perte probable eût amené la ruine de l'institut que son habileté et sa bonne administration avaient sauvé d'un naufrage imminent. C'est aussi à celle époque que Langethal, qui était resté à Burgdorf, se sépara du cercle froebelien pour aller diriger à Berne l'école supérieure des jeunes filles (1841) ; Froebel ne pardonna jamais à son ancien collaborateur cet acte d'indépendance, qui constituait à ses yeux une véritable trahison. C'est au moment où l'établissement de Blankenburg luttait péniblement contre des difficultés de tout genre que parut (1843) le livre le plus populaire de Froebel, les Chants de la mère (Mutter- und Koselieder: Dichtung und Bilder zur edlen Pflege des Kindheitslebens ; ein Familienbuch von Friedrich Froebel). C'était un recueil contenant sept chansons destinées à la mère qui berce son nourrisson (Koselieder), et cinquante chansons figurant autant de jeux (Spiellieder), avec des dessins, un texte explicatif, et vingt-quatre mélodies composées par Robert Kohl ; les paroles des chansons étaient l'oeuvre de Froebel et de Middendorf. Il sera parlé avec plus de détail, à l'article Jardin d'enfants, de ce livre et des diverses imitations qui en ont été faites, généralement supérieures à l'original, qui, sous le rapport de la forme, de l'aveu des plus fervents admirateurs de Froebel, laissait beaucoup à désirer.

A cette époque aussi une idée nouvelle, celle de la conciliation des contraires (Vermittelung der Gegensätze) ? que la dialectique hegelienne exprime par cette formule : thèse, antithèse, synthèse ? venait d'être entrevue par Froebel comme le complément nécessaire de sa doctrine philosophique. Pour donner à cette loi métaphysique une expression tangible, il modifia le deuxième don en ajoutant à la sphère et au cube ? représentant la thèse et l'antithèse. ? le cylindre, qui participe à la fois de la nature du cube et de celle de la sphère, et qui en forme la synthèse.

11 attachait la plus grande importance à cette trouvaille, dont il se croyait l'inventeur. Dans l'été de 1851, raconte Mme de Marenholtz, un visiteur était venu demander à Froebel, qui habitait alors Marienthal, quelques explications sur sa méthode ; Froebel s'engagea dans une longue dissertation sur le fondement philosophique de son système. « Mais, interrompit bientôt l'auditeur impatienté, je la connais, votre loi de la conciliation des contraires : elle est dans Hegel. » ? « Je ne sais pas, répondit Froebel sans se déconcerter, ce que Hegel a pu dire là-dessus : je n'ai jamais eu le temps d'étudier sa philosophie. Mon oeuvre est la création originale de ma propre pensée. » Après la mort de Froebel, Middendorff et Mme de Marenholtz, voulant élever sur la tombe de leur ami un monument symbolique qui exprimât l'idée fondamentale de sa doctrine, décidèrent d'un commun accord d'y placer les trois solides géométriques du deuxième don, le cylindre mystique reposant sur le cube et supportant la sphère.

Il fallut enfin, en 1844, abandonner l'établissement de Blankenburg, les ressources pécuniaires faisant complètement défaut. Froebel résolut alors de parcourir l'Allemagne en missionnaire pour y faire connaître ses idées. Accompagné du fidèle Middendorff, il entreprit dans l'été de 1844 un premier voyage de propagande, et visita successivement Francfort, Heidelberg, où vivait son ami von Leonhardi, le gendre de Krause, Darmstadt, Cologne, Carlsruhe, Stuttgart. A Daimstadt il se mit en relation avec le pédagogue Foelsing, le promoteur des écoles enfantines dans l'Allemagne du sud. Ils parurent d'abord s'entendre : mais comme Froebel était très absolu dans ses idées, et que Foelsing ne voulait pas admettre toutes les vues du novateur, la bonne harmonie ne fut pas de longue durée. « Je ne pense pas, disait Foelsing, que l'adoption du nom de jardin d'enfants ni l'emploi de procédés spéciaux pour occuper les élèves puissent être considérés en eux-mêmes comme des moyens d'améliorer la condition des écoles enfantines. Le dévouement et l'habileté de l'institutrice, sa piété, son amour pour les enfants, voilà ce dont l'école a besoin avant tout. » Foelsing se sépara bientôt complètement de Froebel.

L'année suivante, Froebel fit un nouveau voyage : cette fois il visita la Saxe. Il eut le plaisir de voir à Dresde le jardin d'enfants qu'y avait créé Adolphe Frankenberg (établi dans cette ville depuis quelques années), et que dirigeait la jeune épouse de celui-ci. Mais il n'obtint guère de résultats pratiques, et le voyage de 1846 resta également stérile. Découragé, voyant que les pédagogues de profession ne l'accueillaient qu'avec défiance, que les hommes de science refusaient de le prendre au sérieux, que les pouvoirs publics restaient indifférents, Froebel résolut de s'adresser dorénavant aux femmes, et de remettre sa cause entre leurs mains. C'était d'elles seules, et non plus des hommes, qu'il attendait un concours actif. Il avait de nouveau établi sa résidence habituelle à Keilhau ; pendant deux hivers de suite (1846-1847 et 1847-1848), il y fit un cours méthodique à l'usage des jeunes femmes qui se destinaient à l'éducation des enfants. Ses élèves ne furent pas nombreuses : mais elles accueillaient avec une foi respectueuse et enthousiaste la parole du maître. Parmi elles se trouvaient la fille de Middendorff, Alwine, qui épousa plus tard le Dr Wichard Lange, et Louise Levin d'Osterode, qui devait être la seconde femme de Froebel. Cet entourage féminin, dans lequel Froebel vécut désormais jusqu'à sa mort, exerça une influence marquée sur le développement ultérieur du système, au point de vue des exercices pratiques : l'élément mathématique fut relégué un peu à l'arrière-plan ; les constructions faites au moyen des cubes, des briques et des prismes durent céder le pas aux travaux de tissage, de piquage, de découpage, aux jeux accompagnés de chansons, qui plaisaient davantage aux jeunes institutrices. Il arriva même que quelques-unes d'entre elles, ne saisissant pas la véritable pensée de Froebel. s'imaginèrent que tout le système des jardins d'enfants consistait dans l'emploi plus ou moins mécanique de certains procédés, dans l'exécution de certains jeux. Froebel a toujours vivement protesté contre cette tendance ; rien ne l'irritait plus que de voir ses dons entre les mains de personnes qui en méconnaissaient le symbolisme et la portée philosophique :

« Si mon matériel d'enseignement possède quelque efficacité, disait-il, il ne la doit pas à son apparence extérieure, qui n'a rien de saillant et n'offre aucune nouveauté. Il la doit uniquement à là façon dont je m'en sers, c'est-à-dire à ma méthode et à la loi philosophique sur laquelle elle est fondée. La raison d'être de mon système d'éducation est tout entière dans cette loi ; selon qu'on la rejette ou qu'on l'admet, le système tombe ou subsiste avec elle. Tout le reste n'est qu'un matériel sans aucune valeur propre. »

Les mouvements révolutionnaires de 1848 survinrent brusquement au milieu de ce paisible labeur d'enseignement. L'Allemagne sembla s'éveiller à une vie nouvelle. Froebel partagea un moment les espérances qu'avait fait naître cet élan populaire. Au mois de juin 1848, il adressa, de concert avec quelques amis, un appel aux instituteurs allemands pour les engager à se réunir en congrès : il voulait leur exposer ses idées, et ne doutait pas de les gagner à sa cause. En même temps Middendorff rédigeait une brochure dédiée au Parlement national de Francfort, sous ce titre : « Les jardins d'enfants, besoin du temps, base d'une éducation populaire unissante ». La brochure de Middendorff n'attira pas l'attention publique, et ne fut l'objet d'aucun rapport au Parlement ; quant au congrès d'instituteurs, il se réunit à Rudolstadt pendant les vacances de 1848 : Froebel y rencontra une opposition très vive, mais, grâce à l'intervention du pasteur Habich, qui déclara que « si la raison avait à faire bien des objections au système, le coeur devait sympathiser avec le sentiment qui l'avait inspiré », il réussit toutefois à obtenir le vote d'une résolution sympathique. Dans l'automne de cette année. Froebel se rendit à Dresde, où l'appelait un groupe d'amis à la tête desquels se trouvaient Adolphe Frankenberg et sa vaillante épouse : il fit dans cette ville, pendant l'hiver, une triple série de cours à la fois théoriques et pratiques, et obtint un assez grand nombre de nouvelles adhésions. Au printemps de 1849, il retourna à Keilhau. Il semble qu'il se produisit à ce moment-là un certain refroidissement entre Froebel et ses amis de l'institut, ? Middendorff excepté, qui lui resta toujours invariablement fidèle. Quoi qu'il en soit, ne voulant pas rester à Keilhau, il se transporta à Liebenstein, dans le duché de Saxe-Meiningen, pour y continuer ses cours à l'usage des « jardinières d'enfants » ; Mlle Levin l'accompagnait, et quelques élèves se réunirent autour d'eux.

Ici se place un événement qui a eu des conséquences considérables pour la diffusion de la doctrine froebelienne : nous voulons parler de la rencontre de Froebel et de la baronne de Marenholtz. Mme de Marenholtz s'était rendue aux eaux de Liebenstein : on lui parla d'un « vieux fou » qui faisait jouer les enfants des paysans du voisinage. Ayant rencontré ce « vieux fou » dans une promenade, elle l'aborda, fut frappée de sa conversation, alla lui rendre visite dans la petite ferme où il était installé, et devint bientôt le disciple fervent du pédagogue thuringien. Dans le courant du même été, Diesterweg, l'éminent directeur de l'école normale de Berlin, vint aussi à Liebenstein afin d'y prendre quelque repos ; Mme de Marenholtz lui parla de Froebel, et insista pour le lui faire connaître personnellement. Diesterweg avait des préventions contre Froebel, dans lequel il n'avait voulu voir jusqu'alors qu'une espèce de charlatan : ce ne fut pas sans quelque répugnance qu'il consentit à accompagner Mme de Marenholtz. « La leçon était déjà commencée quand nous arrivâmes, ? raconte celle-ci, ? et Froebel, au milieu de ses élèves, était si occupé de son sujet, qu'il développait avec sa chaleur accoutumée, qu'il ne lit aucune attention à notre entrée: nous pûmes donc, Diesterweg et moi, pénétrer dans la salle sans être aperçus. Ce fut avec un sourire légèrement ironique que Diesterweg écouta d'abord les paroles de Froebel ; mais peu à peu cette expression disparut pour faire place à celle du plus vif intérêt, et enfin à une émotion qui se traduisit par des larmes silencieuses. » La candeur touchante de ce vieillard qui ne vivait que pour une idée, son accent d'apôtre inspiré, avaient parlé au coeur du pédagogue berlinois : Diesterweg était conquis. Non pas qu'il ait jamais accepté dans leur ensemble toutes les théories de Froebel : mais il rendit justice à ce qu'il y avait d'élevé et d'humain dans les aspirations de celui-ci, et se déclara d'accord avec lui sur sa conception générale des besoins de l'enfant et du rôle de la femme comme première éducatrice. Lorsque Mme de Marenholtz et Diesterweg quittèrent Liebenstein à la fin de la saison, tous deux promirent de s'employer de leur mieux, à Berlin et ailleurs, à faire connaître le jardin d'enfants.

Il s'était constitué à Hambourg une société de dames (Frauenverein), qui avait pour programme le relèvement du rôle social de la femme par l'éducation. L'attention de cette société fut attirée à la fois sur les travaux de Frédéric Froebel, et sur un projet d'institut d'enseignement supérieur pour les femmes élaboré par un neveu de Froebel, Karl, qui, séparé de son oncle depuis 1824, vivait à Zurich, où il était professeur. Le Frauenverein adressa simultanément un appel aux deux Froebel, qui tous deux se rendirent à Hambourg vers la fin de 1849 pour y faire des conférences. L'oncle, étranger aux querelles des partis politiques et religieux, n'avait qu'une chose en vue : faire connaître son système d'éducation du premier âge, en restant sur le terrain neutre dont il ne s'était jamais écarté. Le neveu, au contraire, affilié au parti de la « Jeune Allemagne » et champion de « l'émancipation » de la femme, professait des doctrines politiques très radicales et rêvait la création d'une « université féminine». Les deux Froebel, naturellement, ne purent s'entendre, et se séparèrent bientôt fort mécontents l'un de l'autre ; mais ce rapprochement momentané donna lieu, pour une partie du public, à une confusion entre les doctrines de l'oncle et celles du neveu, qui allait avoir pour Frédéric Froebel un résultat fâcheux.

Il retourna à Liebenstein au printemps de 1850. Par l'intervention de Mme de Marenholtz, il venait d'obtenir du duc de Saxe-Meiningen la concession du petit château de Marienthal, à quelque distance de Liebenstein ; il y transporta son établissement. Quoique âgé déjà de soixante-huit ans, il avait conservé le feu de la jeunesse, et se plaisait à diriger lui-même les jeux du jardin d'enfants : il semblait qu'une longue période d'activité s'ouvrit encore devant lui. De tous les points de l'Allemagne, de jeunes femmes venaient maintenant suivre ses leçons ; Diesterweg lui envoya sa propre fille comme élève. Une fête d'enfants organisée sur l'Altenstein, près de Marienthal, et à laquelle assistèrent le duc et la duchesse de Saxe-Meiningen (août 1850), eut un grand retentissement et contribua beaucoup à populariser son oeuvre. Un journal hebdomadaire, Friedrich Froebels Wochenschrift, publié sous la direction de Wichard Lange, le gendre de Middendorff, paraissait depuis le commencement de 1850 et servait d'organe à la propagande. Mme de Marenholtz s'était consacrée tout entière à la diffusion de l'idée nouvelle, et avait réussi à y intéresser un certain nombre de personnages influents. En juillet 1851, Froebel, pour qui la vie de famille était un besoin, contracta un second mariage avec Mlle Levin. Tout marchait donc à souhait. Soudain ? coup de foudre dans un ciel serein ? parut, le 7 août 1851, un arrêté du ministre des cultes du royaume de Prusse. M. de Raumer, interdisant la fondation de jardins d'enfants dans les États prussiens. « Il résulte, disait le ministre, d'une brochure intitulée Université pour les jeunes filles et jardins d'enfants, par Karl Froebel, que les jardins d'enfants forment une partie du système socialiste dudit Froebel, qui a pour but d'inculquer l'athéisme à la jeunesse. La création d'écoles dirigées selon les principes de Froebel ou des principes analogues ne saurait en conséquence être tolérée. » M. de Raumer avait confondu l'oncle avec le neveu. Froebel et ses amis pensèrent d'abord qu'il serait aisé d'obtenir la levée d'une interdiction dont les motifs reposaient sur une confusion de personnes. Mais ce fut en vain que les démarches les plus pressantes furent tentées à cet effet ; l'autorité prussienne ne pouvait se déjuger.

L'arrêté d'interdiction fut maintenu, et il n'a été rapporté que neuf ans plus tard, en 1860.

Si la Prusse se fermait à la propagande froebelienne, le reste de l'Allemagne offrait encore un champ assez vaste. Vivement affecté d'abord, Froebel reprit courage, et se consacra avec une nouvelle ardeur à son enseignement de Marienthal. Il passa l'hiver de 1851 à 1852 au milieu de ses élèves, qui l'entouraient de la plus profonde vénération. A l'occasion de son soixante-dixième anniversaire, le 21 avril 1852, une touchante fête de famille fut organisée. Mais peu après, une polémique qui s'était engagée dans les journaux de Hambourg vint contrister le coeur du vieillard : on mettait en question l'orthodoxie de ses opinions religieuses, et il se sentit vivement blessé d'être représenté par un certain parti comme un adversaire du christianisme. Peu de jours après s'ouvrit à Gotha le congrès général des instituteurs allemands : Froebel s'y rendit. L'approbation qu'avait publiquement donnée Diesterweg aux aspirations du créateur des jardins d'enfants, ainsi que l'acte de rigueur dont celui-ci venait d'être victime de la part du gouvernement prussien, avaient attiré sur Froebel la sympathie des esprits libéraux : aussi, à son entrée dans la salle des séances, tous les membres du congrès se levèrent et le saluèrent d'une triple acclamation. Ce fut sa dernière joie. A son retour à Marienthal, il tomba malade (6 juin), et prit le lit pour ne plus se relever. Middendorff accourut pour l?assister à ses derniers moments. Froebel se montrait préoccupé des attaques dont son orthodoxie religieuse avait été l'objet : « Je suis chrétien », disait-il à ceux qui l'entouraient. Ses dernières paroles furent : « Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, amen ». Il expira le 21 juin 1852.

Middendorff suivit dix-huit mois plus tard son ami dans la tombe. Le vieux Christian Froebel, qui n'avait pas quitte Keilhau depuis 1820, y était mort en 1851. Quant à Langethal, qu'un désaccord avait momentanément séparé de Froebel, il devait, après la mort de celui-ci, revenir à Keilhau pour y passer ses dernières années.

Mme de Marenholtz, qui avait reçu pendant trois ans les instructions et les confidences de Froebel, allait devenir après lui le chef de l'école C'est elle qui a le plus contribué, par son zèle infatigable, à faire connaître les théories du maître ; c'est à elle aussi que l'on doit ce qui a été écrit de plus clair et de plus complet sur la mélhode éducative du jardin d'enfants.

Il est impossible de méconnaître en Froebel non pas précisément le génie, mais ce que les Allemands appellent la « génialité », c'est-à-dire on ne sait quoi qui distingue un homme du vulgaire et fait de lui une individualité supérieure, un caractère original. En philosophie, il est vrai, Froebel s'est reconnu le disciple de Krause, et a subi en outre l'influence de Schelling et de Hegel ; en pédagogie, il procède, pour tout ce que sa méthode offre d'acceptable et d'humainement vrai, de Coménius et de Pestalozzi ; mais il n'en a pas moins donné, aux idées qu'il a formulées après d'autres, un accent personnel, et l'on comprend qu'il ait su acquérir, sur le groupe de disciples qui s'était réuni autour de lui, un empire presque absolu. Il a insisté, plus que nul autre ne l'avait fait avant lui, sur l'importance du jeu comme manifestation de l'activité du petit enfant : il a compris que l'enfant, pour se développer, doit non pas seulement regarder et écouter, mais agir, qu'il y a en lui un créateur, un ouvrier qui demande à produire ; il a voulu que ce besoin de création, de mouvement, de jeu productif, pût se donner libre carrière dans le jardin d'enfants, pendant la période qui précède l'âge où interviendra la discipline scolaire. C'est là, c'est dans cette intelligence profonde de la nature du petit enfant, que ceux qui, comme Diesterweg, faisaient des réserves sur bien des points de la doctrine, ont reconnu le mérite spécial de Froebel. Nous ne reviendrons pas sur le fondement soi-disant philosophique de son système : les citations que nous avons faites ont permis au lecteur de l'apprécier, sans qu'il soit nécessaire d'entrer ici dans une discussion superflue. Résignés désormais à nous contenter du relatif, nous n'aspirons plus à la possession de l'absolu : l'âge de la métaphysique est passé sans retour.

Quant à l'application pratique du système, aux développements divers qu'il a reçus tant en Allemagne que dans d'autres pays, aux résultats que l'emploi des procédés froebeliens a donnés pour l'éducation de la première enfance, nous renvoyons à l'article spécial où ce sujet sera traité en détail (Voir Jardin d'enfants).

Nous nous contenterons d'une seule observation sur le principe même de la méthode.

L'âme du petit enfant, dit Froebel, ne peut, dans la première période de son développement, se reconnaître, se saisir elle-même, que dans la perception des formes les plus simples du monde extérieur, présentées d'une façon concrète. L'enfant, nature élémentaire, ne peut comprendre que l'élémentaire. Les images, les symboles concrets éveilleront dans l'âme de l'enfant les germes des facultés correspondantes. Or la nature ne nous offre pas ces symboles sous leur forme élémentaire, la seule qui soit accessible à la simplicité de l'âme enfantine ; c'est à nous de savoir les extraire de l'infinie diversité des choses, c'est à nous de les mettre en présence de l'enfant. Ces formes élémentaires lui rendront sensible, dès ce moment, quoique d'une manière inconsciente encore, la loi universelle qui régit à la fois l'âme humaine et la nature.

Mais ces formes élémentaires, ? répondrons-nous à Froebel, ? cette sphère, ce cube, ce cylindre, dont la contemplation est censée devoir révéler à l'enfant le sens intime des choses, les lois du monde physique et du monde moral, ces formes sont des abstractions. Les solides géométriques ont beau être des objets matériels et palpables, ils n'en sont pas moins le produit de la pensée abstraite. Ce qui est vraiment naturel, vraiment, concret, vraiment à la portée de l'enfant, ce sont les formes vivantes, irrégulières, compliquées, des choses réelles, des animaux et des végétaux : voilà les objets auxquels la pensée naissante peut s'intéresser ; les formes géométriques, qui paraissent plus simples, sont en réalité bien plus difficiles à saisir, précisément parce qu'elles sont élémentaires, c'est-à-dire abstraites. Lamarche de l'esprit, quoi qu'on ait pu dire, n'est pas ici du simple au composé : l'esprit part au contraire du composé pour arriver au simple, du chaos des faits pour arriver à la loi, ce qui revient à dire qu'il va du concret à l'abstrait.

La science de l'éducation n'est pas faite : elle s'élabore lentement à mesure que nos connaissances en physiologie, en psychologie, en sociologie deviennent plus étendues et plus certaines. Mais on peut affirmer dès à présent que les matériaux que nous ont légués les divers inventeurs de systèmes n'entreront que pour une faible partie dans la construction de l'édifice définitif.

Nous donnons ci-dessous la liste des écrits de Froebel, réunis par le Dr Wichard Lange dans l'édition, en 3 volumes in-8, publiée à Berlin en 1861 et 1862, chez Enslin :

TOME Ier. ? Fragments autobiographiques : 1° Extraits d'un projet de lettre au duc de Saxe-Meiningen (1827) ; 2° Extraits dune lettre à Krause (1828).

Lettre à la princesse régente de Schwarzburg-Rudolstadt sur le système de Pestalozzi (Yverdon, 1809).

A notre peuple allemand (Keilhau, 1820).

Principes, but et vie intérieure de l'Institut général allemand d'éducation à Keilhau (Keilhau, 1821).

Aphorismes (Keilhau, 1821).

Notice sur l'Institut général allemand d'éducation à Keilhau (Keilhau, 1822).

Sur l'éducation allemande en général et sur te caractère allemand de l'Institut de Keilhau en particulier (Keilhau, 1822). ? C'est cet écrit qui fit l'objet d'une critique sympathique du philosophe Krause dans l'Isis.

Nouvelle notice sur l'Institut général allemand d'éducation à Keilhau, avec un tableau des leçons pour l'année 1823-1824 (Keilhau, 1823).

Les fêtes de Noël à l'Institut de Keilhau, de 1816 à 1824. (Le récit est de Middendorff, avec un épilogue ajouté par Froebel dans les dernières années de sa vie.)

Projet d'un établissement d'éducation populaire à Helba près Meiningen (Keilhau, 1829).

Principes de l'éducation de l'homme (Keilhau, 1830). ? Ce petit écrit, de 23 pages, qu'il ne faut pas confondre avec le grand ouvrage de Froebel De l'éducation de l'homme, est daté de cette façon caractéristique : « Ecrit le jour anniversaire de la bataille des peuples (Völkerschlacht, nom que les Allemands donnent à la bataille de Leipzig de 1813), jour de tous les Allemands, le 18 septembre 1830 ».

Prospectus de l'Institut de Wartensee (août 1831).

Plan d'un établissement d'éducation pour les pauvres, destiné au canton de Berne (Willisau, octobre 1833).

Plan de l'école élémentaire de l'orphelinat de Burgdorf (Burgdorf, mai 1836).

TOME II. ? De l'éducation de l'homme (Keilhau, 1826).

Ecrits divers, de moindre étendue et datant de la même époque : De l'essence et de la destination de l'homme et de la possibilité de réaliser cette destination dans la vie: ? Les fiançailles ; ? Promenade au milieu de janvier, patinage et glissades ; ? Le petit enfant, ou l'importance de la première enfance ; ? Sur la vie des enfants ; ? La connaissance des formes et des figures, et sa signification supérieure ; ? L'enseignement de la géographie.

La nouvelle année 1836 requiert le renouvellement de la vie (Burgdorf, 1836).

TOME III. (La plupart des morceaux contenus dans ce troisième tome ont paru à l'origine dans le journal Venez, vivons pour nos enfants, de 1837-1840.) ? Réflexions à l'occasion de la nouvelle année.

Plan d'un établissement pour la culture du besoin d'activité créatrice.

La vie de l'enfant. La première activité de l'enfant.

La balle, premier jouet de l'enfant.

La semence et l'enfant : comparaison.

Le jeu et l'enfant.

La sphère et le cube comme second jouet de l'enfant.

Premier aperçu des jeux ou des moyens pour la culture du besoin d'occupation des enfants.

Le troisième jeu de l'enfant, et une berceuse (chanson).

Le développement ultérieur de l'enfant et la suite du jeu de la balle.

Le quatrième jeu de l'enfant.

Second aperçu des jeux.

Le cinquième don.

Les jeux de mouvement.

Conférence faite à Dresde en 1839 devant la reine.

Frédéric Froebel, ses principes, son but, ses moyens d'éducation, dans leurs rapports avec les besoins et les aspirations de l'époque, exposés par lui-même.

Les jardins des enfants dans le jardin d'enfants.

Comment Lina apprend à écrire et à lire.

Esprit de la méthode d'éducation fondée sur le développement.

Le goût des enfants pour le dessin.

Indications pour le pliage du papier.

Les bâtonnets.

La fête du 28 juin 1840 (fête de Gutenberg, et fête d'inauguration du premier jardin d'enfants allemand).

Plan pour la création d'un jardin d'enfants et aperçu des frais.

Appel pour la fondation de sociétés d'éducation, et statuts d'une de ces sociétés (Keilhau, fév. 1845).

Plan de l'établissement pour la formation d'institutrices de la première enfance (Keilhau, octobre 1847).

L'Ecole intermédiaire (Marienthal, mai 1852).

Discours prononcé d l'inauguration du premier jardin d'enfants à Hambourg (1850). La fête d'enfants sur l'Altenstein (1850).

Description du matériel employé dans le jardin d'enfants (fragment d'une lettre écrite par Froebel dans les derniers temps de sa vie).

Aux écrits contenus dans ces trois volumes, il faut ajouter le recueil des Chansons de la mère (Mutter-und Koselieder), publié à Blankenburg en 1843, et un autre recueil qui parut la même année sous le titre de : Cent chansons pour les jeux de balle exécutés dans le jardin d'enfants de Blankenburg ; musique de R. Kohl. ? Une seconde édition des Mutter-und Koselieder a été donnée par Wichard Lange, Berlin, 1866, Enslin.

A consulter : MIDDENDORFF : Die Kindergärten, ein Bedürfniss der Zeit, Grundlage einigender Erziehung ; Blankenburg, 1848 (une nouvelle édition remaniée a été publiée à Hambourg en 1861 par Wichard Lange sous ce titre : Wilhelm Middendorff über die Kindergärten) ; Frôbels Ausgang aus dem Leben, Liebenstein, 1852 ; ? CHRISTIAN LANGETHAL (frère de H. Langethal et l'un des six premiers élèves de l'Institut de Keilhau) : Keilhau in seinen Anfängen, Iéna, 1867 ; ? KARL FROEBEL (l'un des fils de Christophe Froebel) : Hochschulen fur Mädchen und Kindergärten als Glieder einer vollständigen Bildungsanglalt, welche Erziehung, Familie und Unterricht der Schule verbindet ; Hambourg, 1850, Niemeyer (c'est cette brochure qui provoqua l'arrêté d'interdiction du ministre von Raumer contre les jardins d'enfants) ; Mittheilungen über Friedrich Froebel et Drei undankbare Neffen, articles publiés dans la Kindergartenzeitung ; ? WICHARD LANGE, Zum Verständnisse Friedrich Froebels, Hambourg, 1850, Hoffmann und Campe, 2 livraisons ; ? DIESTERWEG: Friedrich Froebel, article publié dans le Jahrbuch fur Lehrer und Schulfreunde, année 1851, Berlin. D'autres articles de Diesterweg sur Froebel se trouvent dans d'autres volumes de cet annuaire et dans diverses livraisons des Rheinische Blätter ; ? Mme DE MARENHOLTZ : Gesammelte Beiträge zum Verständniss der Froebel'schen Erziehungsidee ; 2 vol., Cassel, 1876 et 1877, Wigand. Le premier volume, qui porte le sous-titre Erinnerungen an Friedrich Froebel, est consacré aux souvenirs personnels de Mme de Marenholtz sur Froebel ; le second volume contient huit études sur divers points de la doctrine froebelienne ; ? BRUNO HANSCHMANN : Friedrich Froebel ; die Entwicklung seiner Erziehurgsidee in seinem Leben, nach authentischen Quellen dargestellt, Eisenach, 1874, Bacmeister.

?RUDOLF BENFEY : Erinnerungen an Friedrich Froebel, Coethen, 1880, Schettler.

James Guillaume