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Francke

 Auguste-Hermann Francke naquit dans la ville hanséatique de Lübeck, le 22 mars 1663. Son père fut appelé en 1666 auprès du duc de Saxe-Gotha Ernest le Pieux en qualité de conseiller aulique préposé à la justice ; mais il mourut en 1671. Le jeune orphelin fut élevé par sa mère, femme d'une piété fervente, qui donna à son fils des maîtres habiles. Il continua ses études à Erfurt et à Kiel, et acquit ensuite une connaissance assez approfondie de l'hébreu. En 1684, admis à l'université de Leipzig en qualité de professeur extraordinaire, il y donna un cours public d'interprétation de l'Ancien et du Nouveau Testament qui attira autour de lui un nombreux auditoire et lui valut les félicitations de Spener, alors premier prédicateur de la cour de Dresde. L'Alsacien Spener était le promoteur de ce mouvement appelé le piétisme (Voir Piétisme), qui voulait remplacer le formalisme de l'Eglise luthérienne par une religion plus vivante ; il devait être bientôt appelé à Berlin par l'électeur de Brandebourg. Le jeune Francke allait devenir son principal disciple.

Ce fut en 1687 que s'opéra la « conversion » de Francke, qui jusqu'à cette date avait été assailli de doutes sur la valeur respective du Talmud, du Coran et de la Bible. La même année, il abandonna l'enseignement universitaire et alla fonder à Hambourg une école de petits enfants. Il la dirigea pendant une année, revint ensuite à Leipzig, fut quelque temps diacre à Erfurt, puis devint pasteur à Glaucha, et professeur à la nouvelle université de Halle, ouverte en 1694 par l'électeur de Brandebourg, sous l'influence de Spener, pour la propagation des doctrines piétistes.

En 1695, Francke installa à Glaucha, qui est un faubourg de Halle, une petite école dont l'instituteur fut un étudiant pauvre ; cette école réunit bientôt tant d'élèves qu'il fallut la dédoubler. Des donateurs généreux étant venus à son aide, Francke put, outre l'école, fonder un orphelinat, et en outre donner gratuitement la pension alimentaire à une cinquantaine d'étudiants pauvres ; en même temps, il acceptait de faire l'éducation de quelques jeunes gens appartenant à la noblesse, que leurs familles voulaient lui confier. En 1698, il entreprit la construction d'un édifice pour y installer les cent orphelins qu'il avait adoptés ; il avait alors déjà cinq cents élèves dans les divers établissements d'éducation qu'il dirigeait.

L'histoire des « Fondations de Francke » (Francke-sche Stiftungen) — pour employer le terme consacré en Allemagne — serait trop longue à poursuivre par le détail : il suffira de dire qu'au moment de la mort du fondateur, en 1727, celui-ci était à la tête d'une colonie scolaire de sa création, dont la population comptait quatre a cinq mille personnes.

Le développement de l'oeuvre, dans son ensemble, a quelque chose d'une évolution organique, qui arrive à son heure. L'école des pauvres, par laquelle Francke avait débuté sous l'inspiration d'un pur mouvement de charité, était devenue au bout de deux ans une « école allemande » composée de quatre classes ayant chacune son instituteur. Avec le temps, le nombre des classes augmenta et le niveau social de la population enfantine qui les fréquentait s'éleva : à la mort de Francke, ces « écoles allemandes » comptaient 1725 élèves des deux sexes, dirigés par 106 instituteurs et institutrices. Elles formaient la pépinière où s'alimentaient d'autres institutions, telles que l'Orphelinat (1696) et l'Ecole latine de la maison des orphelins (1697). Le premier de ces établissements contenait en moyenne une centaine d'orphelins et au moins trente orphelines. Parmi les garçons, un peu plus de la moitié devenaient des artisans ; les autres, pour la plupart, étaient voués aux études qui conduisent soit à la carrière ecclésiastique, soit à l'enseignement public de tout ordre. L'école latine de Francke, fondée en faveur de celle seconde catégorie d'orphelins, ne tarda pas, comme l'école des pauvres, à perdre son cachet spécial pour devenir un grand collège latin, qui est encore aujourd'hui en pleine prospérité. Sous l'administration de Francke, l'enseignement des langues mortes fut non seulement respecté, mais poussé avec vigueur, toutefois dans une direction qui s'écartait de la tradition reçue. Les humanistes n'avaient d'autre objet en vue que la belle antiquité grecque et romaine : Francke subordonna cette étude à celle des « saintes lettres ». On vit plus tard un disciple du collège latin de Halle, le recteur Mal, aller plus loin encore et remplacer systématiquement dans son gymnase de Hersfeld la lecture des classiques grecs par celle du Nouveau-Testament. Francke s'efforça, d'autre part, d'améliorer l'enseignement élémentaire, alors très négligé, de la lecture, de l'écriture et du calcul, dans les écoles classiques de Halle ; il tenta d'introduire dans le programme de son collège latin certaines branches de connaissances que les humanistes d'autrefois ne trouvaient jamais l'occasion de cultiver, par exemple la géographie, l'histoire, les mathématiques, la botanique, des notions d'anatomie ; il y ajoutait des exercices de musique et de dessin.

De toutes les fondations de Francke, la plus originale fut le Poedagogium, qu'il créa en 1697 pour en faire un lycée destiné aux classes supérieures, une école-pension alimentée d'abondantes ressources financières, un établissement d'éducation d'un caractère encyclopédique et se prêtant à toutes sortes d'essais, d'innovations, d'expériences parfois quelque peu fantaisistes et coûteuses. En 1727, ce lycée comptait 82 élèves et 70 professeurs, sous-maîtres et élèves-régents, ces derniers jeunes séminaristes généralement recrutés dans la pension alimentaire gratuite, qui se composait à la même époque de 255 étudiants et de 360 écoliers pauvres. Ainsi chaque groupe scolaire des institutions de Francke s'approvisionnait, poulies besoins de son enseignement ou de son administration, parmi les pépinières de pensionnaires de tout genre que possédait la colonie. Il y avait jusqu'à des asiles de femmes, veuves ou demoiselles sans famille ou institutrices en retraite, où l'on trouvait au besoin des sous-maîtresses et des aides ménagères. L'inconvénient de ces grandes facilités administratives, c'était les changements fréquents qui survenaient dans le personnel des sous-maîtres et autres collaborateurs des chefs de l'institut. Il était rare qu'un étudiant, par exemple, pût s'engager comme sous-maître pour plus de trois ans, à moins de compromettre ses plans d'avenir : de là, le manque d'esprit de suite et es nombreuses fluctuations que l'on signalait dans la tenue des classes.

Bien que le noyau des élèves du Poedagogium se composât de jeunes gens voués aux carrières libérales, on distinguait déjà assez nettement entre les études qui leur étaient imposées par les examens relatifs à leur vocation, et l'instruction que réclamaient leurs camarades destinés soit au commerce, soit à des emplois dans l'administration, ou à l'intendance de propriétés rurales, soit à quelque profession artistique ou industrielle. Les élèves de cette seconde catégorie étaient libérés du grec et d'e l'hébreu ; mais le reste du programme leur offrait d'abondantes compensations. Le Poedagogium s'engageait à donner une connaissance satisfaisante de la langue française et à enseigner aussi complètement que possible l'art d'écrire la langue allemande. Il ajoutait à l'arithmétique des cours de géométrie, de mathématiques et d'astronomie ; à la géographie, l'histoire et la chronologie ; à la botanique, l'anatomie et les principes fondamentaux de la médecine. Le bâtiment spécialement construit et inauguré en 1718 à l'usage du Poedagogium avait la jouissance d'un jardin botanique, et possédait parmi ses dépendances un musée d histoire naturelle, un cabinet de physique, un laboratoire de chimie, une salle de dissection, des écoles de dessin, de peinture, de modelage, des ateliers de tourneurs et de polisseurs de verre.

La discipline scolastique la plus rigoureuse était imposée aux élèves qui se préparaient à subir les examens d'admission à l'université. On les parquait dans une classe, la Sclecta, expressément créée à leur intention, et du matin au soir ces élèves d'élite étaient tenus en haleine sans trêve ni repos, passant tour à tour de la lecture cursive des classiques latins aux spéculations métaphysiques, aux dissertations dogmatiques, aux savantes compositions de l'art oratoire.

Francke retrouvait à l'université un grand nombre de ses élèves. Là, sa position de professeur acquérait d'année en année une importance plus considérable. On lui devait une réforme très générale et très sensible des moeurs de la jeunesse académique. Il était devenu l'âme de la faculté de théologie, le directeur spirituel de ses auditeurs. Il en comptait jusqu'à un millier à la fois autour de sa chaire. A peine fondée ; la faculté de théologie de Halle prenait rang parmi les gloires ecclésiastiques de l'Allemagne. De divers côtés toutefois, et principalement de Leipzig, une opposition s'organisait dans la presse et dans l'Eglise contre la nouvelle puissance théologique et scolaire dont Halle était le siège. Mais les piétistes devaient sortir victorieux de la lutte : ils avaient pour eux la protection du roi de Prusse. Frédéric-Guillaume Ier publia en 1729 un édit d'après lequel aucun théologien luthérien ne pouvait aspirer à un poste quelconque au service de l'Etat, s'il n'avait passé au moins deux ans à Halle et s'il n'en rapportait un certificat attestant qu'il se trouvait à son départ dans les meilleurs termes avec la Faculté de théologie de cette université. A dater de ce dénouement, auquel Francke fut d'ailleurs étranger, puisqu'il était mort deux ans auparavant, le piétisme a été officiellement constitué dans l'Allemagne luthérienne à l'état de credo de cour que l'on affiche, que l'on abandonne, que l'on reprend, selon les fluctuations politiques des gouvernements.

L'activité de Francke ne se limita pas aux oeuvres dont nous avons parlé : elle se porta sur les champs les plus divers. Il fut l'un des principaux promoteurs des missions étrangères d'Allemagne et de Danemark, et il figure au premier rang des fonctionnaires des sociétés bibliques protestantes. Il était propriétaire d'une librairie religieuse qui comptait des succursales dans plusieurs villes d'Allemagne. Il dirigeait lui-même l'imprimerie fondée par le baron de Cannstein, d'où sont sortis, de son vivant, un million six cent mille Bibles et neuf cent mille Nouveaux Testaments.

Dans le domaine de l'éducation, le nom de Francke reste attaché à une solution pratique de l'une des questions qui ont le plus préoccupé le monde moderne depuis la renaissance des lettres, à savoir l'interminable querelle des humanistes et des réalistes. Ce n'est pas que les programmes mis à l'essai et patiemment améliorés pendant nombre d'années dans les écoles de Francke doivent être recommandés comme définitifs, mais tout ce qui s'est fait depuis confirme la justesse des prévisions de l'auteur. Il avait comme collègue, parmi les prédicateurs de Halle et les professeurs de l'université, Christophe Semler, homme d'un esprit entreprenant, qui introduisit certaines innovations dans le programme d'enseignement d'une école communale de pauvres dont il était l'inspecteur, et qu'il baptisa du nom de Mathematische und mechanische Realschule ; il est possible que son initiative ait stimulé le zèle de Francke. Onze ans après la mort de celui-ci, Semler créa à Halle une autre école, une Mathematische, mechanische und ökonomische Realschule, qui ne subsista que deux ans (1738 1740). La brèche ouverte par Semler devait solliciter d'autres efforts ; l'impulsion était donnée, le nom même de la réforme à opérer était inventé : Hecker, élève de Francke, organisa en 1746 à Berlin une ökonornisch-mathematische Realschule, dont Frédéric II fit en 1748 un établissement royal. Voir Semler, Hecker, Realschule.