bannière

f

France

On ne se propose ici que de faire un tableau général de l'histoire de l'enseignement public en France ; pour les détails, le lecteur devra se reporter aux articles spéciaux sur chaque matière, dont es principaux seront indiqués au cours de cet exposé.

PREMIÈRE PARTIE. ? JUSQU'EN 1870.

I. ? L'ancien régime.

Avant la Révolution, il y avait en France : 1° des académies ; 2° de grands établissements scientifiques et des écoles spéciales, étrangers aux universités ; 3° des universités ; 4° des collèges ; 5° des écoles primaires, ou plutôt, pour parler le langage du temps, des petites écoles.

Académies. ? En province, on comptait quarante-sept académies, dont une trentaine portaient le titre de royales. En général, elles subsistaient de quelque fondation. Elles n'avaient aucun lien entre elles et fort peu avec les académies de Paris : une direction commune manquait à leurs travaux. Pourtant les membres de l'Académie française de Soissons avaient droit de séance à l'Académie française de Paris ; l'Académie des sciences de Montpellier était censée ne faire qu'un seul corps avec l'Académie des sciences de Paris. Aux Académies toulousaines se rattachaient une école de chirurgie et une école de grec et d'hébreu.

Les Académies de Paris n'étaient pas conçues et distribuées d'après un plan scientifique. L'Académie française, composée pour une bonne part de grands seigneurs qui avaient peu de titres littéraires, était avant tout un salon de bel esprit. L'Académie royale de peinture et de sculpture, l'Académie royale d'architecture comprenaient la plupart des artistes en renom : on en faisait partie dès qu'on avait exposé une oeuvre approuvée par l'académie compétente. L'Académie des sciences et celle des inscriptions et belles-lettres publiaient d'utiles collections de mémoires et avaient une certaine action sur le mouvement intellectuel du pays. L'Académie royale de chirurgie et la Société royale de médecine répondaient à notre Académie de médecine.

Il y avait dix sociétés libres à Paris, parmi lesquelles la Société Linnéenne, et le Lycée où La Harpe fit son cours de littérature.

Etablissements scientifiques et écoles spéciales. ? Le Collège de France, avec ses dix-neuf chaires, maintenait sa vieille réputation ; mais cet établissement, fondé par François Ier, en un jour d'initiative hardie, pour représenter, en face de la Sorbonne, les méthodes nouvelles et la science indépendante, avait dû subir, lui aussi, une certaine tutelle de l'Eglise : la nomination des professeurs était soumise à la signature du grand-aumônier : encore l'arrêt du Conseil du 18 mars 1633, qui avait institué cet ecclésiastique comme « supérieur et recteur » des « lecteurs et professeurs royaux », avait-il eu pour objet de les soustraire à une juridiction plus oppressive, celle du recteur de l'université de Paris.

Le Jardin du Roi ou Jardin des Plantes, augmenté déjà de collections zoologiques et minéralogiques, n'était pas encore cette grande école de sciences naturelles qui s'appelle le Muséum : pourtant il avait eu pour intendant, de 1739 à 1788, Buffon ; Vaillant, en 1716, y avait démontré l'existence des deux sexes dans les plantes et le phénomène de fécondation des végétaux ; Daubenton, Lacépède, les de Jussieu, Fourcroy, Brongniart, Lamarck y professaient ; on n'y comptait encore que trois chaires, mais chacune avait un professeur titulaire, un démonstrateur et parfois un sous-démonstrateur.

L'Observatoire n'était pas encore un établissement autonome : il était « l'observatoire de l'Académie ».

De même, l'observatoire de Marseille, fondé en 1700, pour les besoins de la marine, avait été attribué en 1781 à l'Académie des sciences et lettres de Marseille.

Parmi les écoles spéciales que l'Etat entretenait pour le recrutement de ses services, on remarquait sept écoles d'artillerie, trois écoles de marine, quatorze écoles militaires, l'Ecole de génie militaire, l'Ecole des mines avec quatre chaires, l'Ecole des ponts et chaussées, deux écoles vétérinaires, l'Ecole des jeunes de langue. Dans la plupart de ces établissements, c'étaient la faveur et les titres nobiliaires qui décidaient de l'entrée : il fallait pour entrer à l'Ecole militaire de Paris justifier de quatre degrés de noblesse ; toutes les écoles militaires étaient fermées aux roturiers. L'enseignement y était assez faible, à en juger par les Mémoires de Vaublanc, même à l'Ecole militaire de Paris. Il n'y avait pas de classement de sortie : les colonels des régiments venaient choisir a l'école les officiers qui leur convenaient.

La maison de Saint-Cyr ne s'ouvrait qu'aux filles de la noblesse.

Plusieurs écoles d'accouchement, des écoles de chant, des écoles de dessin, de mathématiques et d'hydrographie, celle des jeunes aveugles, celle des sourds-muets, complétaient la liste des écoles spéciales.

Universités. ? Pour l'enseignement supérieur, il subsistait encore en 1789 vingt-deux universités. C'étaient, par ordre d'ancienneté, celles de Paris, Toulouse, Montpellier, Reims, fondées au treizième siècle ; celles d'Orléans, Perpignan, Orange, Angers, au quatorzième siècle ; celles d'Aix, Caen, Poitiers, Bordeaux, Valence, Nantes, Bourges, au quinzième siècle ; Douai, Strasbourg., au seizième siècle ; Dijon et Pau au dix-huitième siècle. Celle de Grenoble, fondée en 1339, avait été transférée en 1452 à Valence ; celle de Dôle, fondée en 1492, avait été transférée en 1691 à Besançon ; celle de Pont-à-Mousson, fondée en 1572, avait été transférée à Nancy. Une vingt-troisième université, celle de Cahors, avait été supprimée en 1741, et réunie à Toulouse. Enfin, Avignon était université étrangère et dépendait du pape.

Strasbourg était la seule université protestante mais elle possédait une faculté de théologie catholique ; dans toutes les autres universités, les exercices du culte catholique étaient obligatoires ; les réformés et les juifs étaient donc exclus de l'enseignement universitaire.

Des vingt-deux universités françaises, bien peu méritaient encore ce nom. A l'université de Bourges, les jésuites, qui, vers le milieu du dix-huitième siècle, occupaient toutes les chaires de la faculté des arts, trafiquaient des diplômes, « accordaient les lettres de maîtres ès arts à des aspirants quelquefois indignes, qui, en tout cas, n'avaient subi aucun examen, mais qui se recommandaient à d'autres titres, spirituels ou temporels » (Compayré, Histoire critique des doctrines de l'éducation). La faculté des arts de Bourges s'attira en 1754 du chancelier de Lamoignon cette mercuriale : « Messieurs, il me revient des plaintes que votre université accorde des lettres de maîtres ès arts à des aspirants qui n'ont subi aucun examen et quelquefois même sans être en état de représenter aucun certificat des études faites dans une université. C'est sur le fondement de pareils abus que le roi se détermina, il y a quelques années, à supprimer l'université de Cahors, et je serais bien fâché que celle de Bourges s'attirât le même sort. » ? « Des documents officiels attestent que des brevets de docteur se délivraient sans aucun rapport personnel entre les juges et les candidats, par correspondance. Les facultés de Paris et de Montpellier étaient les seules où des examens fussent imposés aux récipiendaires et qui eussent conservé quelque crédit. » A Paris même, « la faculté de droit n'imposait plus, depuis longtemps, d'examen sérieux à ceux qui se présentaient pour recevoir ses grades. Ses diplômes s'achetaient également. » (Vallet de Viriville.) Talleyrand dénoncera plus tard dans son rapport « la facilité scandaleuse des épreuves » et l'émulation d'indulgence qui s'établissait entre les universités pour retenir leurs élèves : « Il suffisait même de la seule existence d'une université étrangère (celle d'Avignon), à laquelle il était libre de recourir, pour corrompre, sous ce rapport, l'enseignement général ».

Les universités complètes comprenaient les quatre facultés : théologie, droit, médecine, arts (répondant à nos facultés des sciences et des lettres). Telles étaient celles de Paris, Bordeaux, Bourges, Caen, Douai, Montpellier, Nancy, Nantes, Perpignan, Poitiers, Reims, Strasbourg (avec deux facultés de théologie), Toulouse, Valence. Les universités d'Aix, de Besançon n'avaient que trois facultés : théologie, droit, médecine. L'université de Pau n'en avait que deux : théologie et droit. Les universités de Dijon et d'Orléans n'enseignaient que le droit.

Les facultés de théologie, droit, médecine avaient des professeurs spéciaux, en nombre variable. Les facultés des arts étaient formées de professeurs empruntés aux collèges de leur ressort ; ainsi, à Paris, la faculté des arts se composait de vingt professeurs appartenant aux dix collèges de plein exercice ; celle de Caen, de douze professeurs appartenant à trois collèges ; celle d'Angers, des professeurs du collège d'Angers ; celle de Poitiers, des professeurs du collège de Poitiers. La faculté des arts de Douai n'avait que quatre professeurs, celle de Besançon que trois, celle de Bordeaux que deux, tandis que Toulouse en avait seize. Les matières d'enseignement devaient être également fort diverses : l'un des quatre professeurs de Douai était pour la langue hébraïque. Les universités françaises avaient été fondées soit par les papes, comme celle de Toulouse par Grégoire XI, celle de Cahors par Jean XXII ; soit par les rois de France, comme celles de Paris, Orléans, Poitiers ; soit par les anciens souverains de nos provinces, comme celle de Perpignan par Pierre IV, roi d'Aragon ; celle d'Angers par Louis XII, duc d'Anjou ; celle d'Aix par Louis II, comte de Provence ; celle de Caen par Henri IV, roi d'Angleterre ; celle de Douai par Philippe II, roi d'Espagne ; celle de Pont-à-Mousson par Charles III, duc de Lorraine. Presque toujours elles étaient nées d'un acte commun de la papauté et du pouvoir temporel, le pape leur conférant par bulle de nombreux avantages spirituels, le souverain les dotant de privilèges ou de terres. Encore en 1722, l'université de Dijon est fondée par lettres patentes de Louis XV et par une bulle d'Innocent XIII.

Jusqu'au dix-septième siècle, c'était l'influence ecclésiastique qui avait été prépondérante ; les universités de Douai et de Pont-à-Mousson, au seizième siècle, avaient été fondées presque uniquement dans le dessein d'arrêter les progrès de l'hérésie. L'Eglise jugeait de la doctrine des maîtres ; elle leur conférait, de par l'autorité apostolique et comme une sorte de bénédiction, le grade de licencié ; elle leur imposait un costume et un genre de vie presque ecclésiastique : ses riches bénéfices étaient la récompense la plus enviée de leur succès. Au dix-septième siècle, la royauté française montra quelque désir de reprendre la direction de cet enseignement, et Henri IV, inquiet de la décadence des études, peut-être aussi en défiance des doctrines dangereuses pour le pouvoir civil qu'y avaient introduites les jésuites, entreprit une réforme de l'université de Paris. Alors parurent, en 1598, les « lois et statuts de l'université, faits et promulgués par l'ordre et la volonté du très chrétien et très invincible roi de France et de Navarre Henri IV »,

Autrefois, c'étaient les papes, comme Innocent III et Urbain V, qui se préoccupaient de la réforme universitaire : la dernière réforme, celle de 1452, avait été opérée par un légat du pape Nicolas V, le cardinal d'Estouteville. Sans doute la royauté avait essayé, à plusieurs reprises, de faire valoir ses droits : "en 1412, les lettres royales du 28 avril déclarent la cour du Parlement seule compétente pour connaître des affaires de l'université ; en 1452, Charles VII avait adjoint des commissaires royaux au légat d'Estouteville ; en 1489, Pierre Boschet, premier président du Parlement de Paris, était chargé par cette cour de réformer, au nom du roi, l'université d'Orléans. Mais le statut de 1598 avait un caractère nouveau, que Crevier a fort bien défini :

« On voit qu'ici, dit cet auteur, l'autorité du roi agit seule sans le concours du pape. C'est une circonstance remarquable et sur laquelle il n'est pas permis de passer légèrement. Les anciennes réformes avaient été faites, ou par les papes eux-mêmes, ou par leurs légats, sans que la puissance séculière y intervînt. Dans celle de 1452, Charles VII joignit ses commissaires au légat du pape, mais le légat tenait le premier rang, et c'est lui qui parle dans les statuts et qui ordonne comme législateur avec le conseil des commissaires du roi, dont les pouvoirs ne s'étendaient qu'à ce qui regarde les privilèges émanés de la puissance royale. Depuis ce temps, la façon de penser était changée ; la puissance séculière rentrait dans ses droits et les rois avaient enfin compris que c'était à eux qu'il appartenait de donner des lois à une compagnie établie dans leur capitale et destinée à l'instruction de leurs sujets. Depuis la réforme du cardinal d'Estouteville, nous ne voyons plus que l'université se soit adressée aux souverains pontifes pour leur demander des règlements. C'est toujours à l'autorité royale qu'elle a recours, et récemment, dans les années 1575 et 1577, le Parlement avait rendu deux arrêts pour régler sa police. »

Les successeurs de Henri IV, sans abandonner leurs droits, ne les firent pas valoir avec la même rigueur. Soit que les jésuites parussent moins redoutables, soit que la cour subît leur influence, soit que le succès croissant de leurs écoles eût amené la royauté à se désintéresser des études, les choses restèrent en l'état jusqu'à l'année 1762, qui vit la chute de la célèbre compagnie.

Collèges. ? L'enseignement secondaire, sous l'ancien régime, était plus étroitement lié qu'aujourd'hui à l'enseignement supérieur. C'étaient les professeurs des collèges qui occupaient les chaires des facultés des arts ; c'étaient leurs élèves qui occupaient les chaires des collèges universitaires ; c'étaient ces facultés qui traçaient les programmes et surveillaient les études ; autour de l'université de Paris se pressaient autrefois les nombreux collèges parisiens : Notre-Dame ou les Dix-Huit, les Bons-Enfants, les Trésoriers, les Cholets, Bayeux, Laon, Presle, Narbonne, Cornouailles, Arras, Tréguier, Bourgogne, Tours, Hubant ou l'Ave-Maria, Autun, Cambrai, Justice, Boissy, Maître-Gervais, Ainville, Fortet, Chanac, Saint-Michel, Reims, Séez, le Mans, Sainte-Barbe, Mignon ou Grand-mont. Ces vingt-huit collèges, qui n'étaient pas de plein exercice, c'est-à-dire n'allaient pas jusqu'à la rhétorique, avaient été supprimés en 1763 et réunis à l'ancien collège de Clermont, fondé en 1560 et devenu collège Louis-le-Grand. De même les boursiers du collège de Boncourt avaient été réunis à ceux de Navarre. Mais il subsistait encore en 1789 dix collèges de plein exercice : Harcourt, le plus ancien, fondé en 1280 ; Cardinal Lemoine, Navarre, Montaigu, Plessis-Sorbonne, Lisieux, la Marche, les Grassins, Mazarin ou les Quatre-Nations, enfin Louis-le-Grand. On avait aussi conservé les collèges (étrangers) des Ecossais et des Lombards.

On comptait en province 552 collèges dépendant également des universités. Au total, 564 collèges (dont 12 à Paris), avec une population d'environ 73 000 écoliers, dont 40 000 boursiers.

A ce chiffre, il faut ajouter, même après la fermeture ou la remise aux universités des nombreux collèges tenus par les jésuites, quantité de collèges ecclésiastiques, tenus par les oratoriens, les doctrinaires, les bénédictins, les minimes, les lazaristes, les joséphistes, etc.

Dans les collèges universitaires comme dans ceux des congrégations, les études étaient en général très faibles. Louis XIV, vers 1675, avait indiqué avec un grand sens les lacunes du système d'éducation : « La manière dont la jeunesse est instruite dans les collèges de l'université laisse à désirer : les écoliers y apprennent tout au plus un peu de latin ; mais ils ignorent l'histoire, la géographie et la plupart des sciences qui servent dans le commerce de la vie ». Malgré quelque progrès amené par l'introduction des méthodes de Port-Royal, les vices signalés par Louis XIV ne firent que s'aggraver : l'insuffisance des études scientifiques était d'autant moins tolérable que les « sciences qui servent au commerce de la vie » prenaient au dix-huitième siècle un développement inouï ; il était inadmissible que la langue française continuât à être sacrifiée au latin quand nous étions en possession, surtout depuis le grand siècle, d'une puissante littérature nationale ; c'est avec stupeur qu'on entend Rollin lui-même déclarer, dans son Traité des études, à propos de notre histoire nationale, entièrement sacrifiée à celle des Grecs et des Romains, qu'il ne croit pas « qu'il soit possible de trouver du temps, pendant le cours des classes, pour s'appliquer à cette étude » ; le dédain de la géographie n'était pas moins étrange à une époque ou les Cook et les Lapeyrouse agrandissaient le monde connu et où naissaient, par delà l'Atlantique, des nations nouvelles ; le célibat imposé aux professeurs faisait contraste avec le progrès général en notre pays de l'esprit laïque.

Dès 1762, il y eut une sérieuse tentative de réforme. Les Parlements, après avoir obtenu l'expulsion des jésuites, se mettent à l'oeuvre pour bannir des collèges universitaires ce qui reste d'eux : les méthodes surannées. Déjà, pendant la lutte contre les jésuites, un magistrat, le procureur général au Parlement de Rennes, La Chalotais, avait écrit son Essai d'éducation nationale, qui parut en 1763 : le titre même du livre indique toute une révolution. Après la victoire, d'autres magistrats éminents, Guyton de Morveau à Dijon. Montclar et Saissin à Grenoble, Laverdy et le président Rolland à Paris, discutent les méthodes et ébauchent un nouveau plan d'éducation. Le président Rolland mérite une place à part parmi ces réformateurs : le Compte-rendu qu'il présenta, le 13 mai 1768, au Parlement de Paris, contient nombre d'idées que la Révolution a reprises et que notre siècle a réalisées. Il veut que dans l'enseignement « la langue française marche d'un pied égal avec la latine » ; il demande que les actions de nos rois et de nos grands hommes ne soient plus ignorées et qu'un professeur spécial soit chargé de l'enseignement de l'histoire ; il dégage les sciences, confondues dans l'enseignement de la philosophie, et réclame des professeurs compétents pour les mathématiques et pour la physique ; il n'entend pas que les langues anciennes, la langue grecque surtout, si négligée à cette époque, restent ébangères à la jeunesse, mais il cherche des méthodes plus rationnelles et plus rapides pour les étudier. Il a signalé la plus considérable lacune de l'organisation universitaire : l'absence de ce qui répondrait à notre école normale supérieure, et il propose « une maison d'institution pour former les maîtres ». Il organise une surveillance efficace de l'Etat sur les méthodes et l'esprit de l'enseignement, et recommande de faire faire une inspection annuelle des collèges par des visiteurs. A défaut d'un ministère de l'instruction publique, auquel personne ne songe encore, il établit, au siège du gouvernement, un Bureau de correspondance qui assurera l'harmonie dans les programmes, la suite dans les méthodes, le maintien de la discipline et de la hiérarchie : c'est à ce centre commun, à cet organe nouveau de l'unité nationale, qu'il rattache ces universités, dispersées à travers la France, étrangères les unes aux autres, toutes pleines du souvenir de leurs fondateurs espagnols, anglais, lorrains, pontificaux, tout imbues de l'esprit provincial et particulariste, qui semblent à peine se douter qu'elles aient des devoirs envers l'Etat français et la société civile.

C'est au milieu de ces essais pour une vaste réorganisation de renseignement secondaire en France, au milieu de leurs luttes contre les assemblées du clergé de 1765, 1772, 1775 revendiquant pour l'Eglise la direction exclusive de l'enseignement, que la Révolution française vient surprendre les réformateurs des Parlements, les hommes de la première révolution pédagogique, qui avaient préludé par l'expulsion des jésuites à la création d'une grande Université laïque et française.

Petites écoles. ? La France, avant 1789, comptait un assez grand nombre de petites écoles : c'est un fait bien établi aujourd'hui par de récents travaux. Toute fois on n'a pu arriver, sauf pour un petit nombre de départements, à une précision suffisante dans les résultats, et certaines conclusions, qu'on a voulu tirer hâtivement, paraissent excessives.

« Les écoles, dit M. Babeau, étaient plus répandues dans les régions de l'est et du nord que dans celles du centre, de l'ouest et du midi. Il en est de même de nos jours. Les régions les plus dépourvues d'écoles en 1789 sont précisément celles où le nombre des illettrés est encore le plus élevé. »

Ainsi, il y avait des maîtres d'école dans toutes les paroisses de l'Alsace et de la Franche-Comté. En Lorraine, d'après M. le pasteur Schmidt, « presque toutes les paroisses étaient pourvues d'une école primaire, et il s'en trouvait même dans les villages et les hameaux éloignés du chef-lieu paroissial ». La Champagne, à l'exception du département actuel des Ardennes, était assez bien partagée. En Flandre, « de petites écoles étaient répandues partout ». En Artois, « il y a, écrivait-on en 1790, des maîtres dans tous les villages, excepté dans les hameaux ». En Normandie, les trois quarts des paroisses, dès le commencement du dix-huitième siècle, étaient pourvues d'écoles. En Savoie, « presque toutes les paroisses et un grand nombre de hameaux possédaient au moins une école ». Pour la Bourgogne, les témoignages sont contradictoires, les uns affirmant « qu'il y a bien des villages qui manquent d'écoles », d'autres soutenant « qu'il ne s'en trouve nulle part ».

La situation était beaucoup moins bonne dans l'Ile de France. Elle était mauvaise dans la Bretagne, où « peu de villages sont fournis de maîtres et de maîtresses » ; dans le Berry, où l'assemblée provinciale déplorait l'ignorance générale du peuple ; dans le Bourbonnais et le Nivernais, où la proportion des signatures de mariés ne dépassait pas, là 19%, ici 24 % ; dans le Dauphiné, le Languedoc, la Provence, où l'assemblée du clergé, en 1750, constate « qu'il y a peu de paroisses où il y ait des maîtres et des maîtresses établis » ; dans la Guyenne, où l'on ne trouvait de maîtres que dans les gros bourgs ; dans l'Auvergne, la Marché, le Limousin, où l'on n'en rencontrait pas un par vingt villages.

Dans la région du sud-est, les Hautes-Alpes et les, Cévennes formaient une heureuse exception. Les Hautes-Alpes fournissaient même aux régions voisines des nuées de maîtres d'école qui, portant la plume au chapeau comme insigne de leur profession, allaient se louer dans les communes du bas pays. Dans les montagnes des Cévennes, où le protestantisme avait mis partout la Bible aux mains du peuple et où le catholicisme avait dû, pour le combattre, faire également appel à l'instruction, la proportion des paysans lettrés était assez considérable.

Si les écoles et les instituteurs paraissent avoir été plus nombreux dans l'ancienne France qu'on ne l'avait cru jusqu'à présent, il faut, d'autre part, pour éviter de tomber dans une illusion que certains apologistes de l'ancien régime semblent vouloir entretenir, se rendre bien compte de ce qu'étaient en réalité ces écoles et ces maîtres. Dans les provinces les plus éclairées, les maisons d'école étaient souvent de pauvres cabanes couvertes en chaume ; ailleurs, l'école n'avait même pas de local déterminé, ou bien elle se tenait dans une grange, dans un hangar, dans une cave, dans une écurie.

Nulle part, il n'existait d'écoles normales pour former de bons maîtres. Le premier venu, faute d'un autre gagne-pain, pouvait embrasser cette profession : en général, le candidat à ces fonctions passait un examen très sommaire devant une commission nommée par l'évêque et recevait de lui l'approbation, ou permission générale d'enseigner. « Muni de cette pièce et de tous les certificats avantageux qu'il pouvait recueillir, dit M. l'abbé Mathieu dans son étude sur l'Ancien régime en Lorraine, il se présentait dans un village où une place était vacante, le jour où on devait choisir le titulaire. Là, il chantait, montrait son écriture et tous ses autres talents, exhibait ses recommandations, et, s'il était agréé, signait le traité qui déterminait ses engagements et sa rétribution. » En Provence, c'était dans des espèces de foires aux instituteurs que le maître d'école allait se louer. Les maîtres venus des Hautes-Alpes ne séjournaient dans la plaine que pendant l'hiver et retournaient chez eux pour les travaux de l'été. Dans maints pays, on se plaint, en fait d'instituteurs ou d'institutrices, de n'avoir que des ambulants.

Par mesure d'économie, la commune décidait parfois le plus lettré des habitants, souvent même le maire ou syndic, à se charger, moyennant une faible rétribution, d'instruire les enfants. Ailleurs, c'était le curé ou le vicaire de la paroisse qui assumait cette tâche : mais le curé avait bien d'autres soucis ; il se bornait le plus souvent, ou bien à n'enseigner que le catéchisme, ou bien à ne s'occuper que des enfants qui pouvaient recruter le sacerdoce. En Corse, c'étaient des moines qui enseignaient à lire, plus rarement à écrire, et à compter sur les grains de leurs chapelets. Des communautés s'étaient formées pour l'éducation du peuple, entre autres celle des Frères des écoles chrétiennes.

En Lorraine le salaire d'un maître d'école se composait, dit M. l'abbé Mathieu : « 1° de ce que lui rapportait l'église, c'est-à-dire du casuel, et, dans beaucoup de villages, d'une portion de dîmes, tantôt celle du troisième laboureur, tantôt celle d'un canton, tantôt un préciput sur la totalité ; 2° d'un traitement fixe payé par la communauté, soit en argent, soit en nature ; 3° des écolages fournis par les parents des élèves, soit vingt ou vingt-cinq sols par an et par tête ; soit un bichet ou deux de blé ou d'autres grains. Pans une partie de la Lorraine allemande, le traitement n'allait qu'à neuf sous de France par an et par élève mais alors le maître allait manger à tour de rôle chez les parents de chacun d'eux. » Dans les villages de Bourgogne, le traitement variait de 30 à 110 livres, non compris certains avantages accessoires. Que) devait être le sort du maître d'école dans les pays moins instruits !

Aussi les maîtres en étaient-ils réduits, pour vivre, à cumuler avec leurs fonctions de l'église et de l'école, avec celles de sacristains, sonneurs, horlogers, fossoyeurs, quelque autre métier : ils se faisaient tailleurs, cordonniers, maçons, ménétriers, débitants de boissons, installant parfois le cabaret dans l'école. Le maître de la commune d'Angles, dans les Hautes-Alpes, s'était offert pour faire l'office de « chirurgien des barbes», attendu qu'il n'y en avait pas dans la commune : il devait raser chaque semaine, le jour de vacances, et toucher en tout 200 livres. Du reste ce cumul était d'autant plus naturel que nombre d'instituteurs étaient des artisans ou petits marchands qui avaient demandé à l'évêque l'autorisation surtout pour accroître leurs ressources.

Cette situation si misérable était, en outre, bien précaire. C'était l'assemblée des habitants de la commune qui avait nommé l'instituteur : elle avait le droit de le changer. En Lorraine même, les baux se renouvelaient tous les ans, deux mois avant la Saint Jean-Baptiste Pour obtenir un nouveau traité, « ce sont des cabales, écrit le curé d'Ugny, des flatteries à ceux qui ont le plus d'autorité, et souvent des beuveries pour apaiser les mauvais et les mécontents ». ? « Le maître d'école, dit un autre témoin, paie vin ou eau-de-vie et se réconcilie par là avec la communauté, et recommence tous les ans sur nouveaux frais. » Ils restent toujours, disent les Doléances des instituteurs de Bourgogne, à part dans la commune : « ils sont regardés comme étrangers et non comme citoyens et n'ont point entrée aux assemblées des communes ; comme gens errants et sans aveu, ils n'ont aucune voix délibérative ». Et quelle dépendance du maître vis-à-vis des magistrats du village, des riches, des gens influents ! quelle soumission vis-à-vis du curé dont il n'est que l'humble auxilliaire, presque le serviteur, et qui, en parlant de lui, dit : « Mon maître d'école » ! Quelle crainte de l'évêché, qui, à la moindre plainte du curé, peut, avec l'autorisation, retirer au maître son pain ! Nulle protection à espérer de l'Etat, nul appui d'autorités universitaires qui n'existent pas. Aussi, à quelques exceptions près, comment espérer un bon recrutement pour une telle carrière ?

Le plus souvent, ces maîtres d'école savaient fort mal ce qu'ils enseignaient, suivaient les méthodes les plus routinières : on leur reprochait de se borner « à exercer la mémoire et à infliger quelques châtiments souvent mal entendus ». Au reste, les punitions corporelles étaient à l'ordre du jour dans tout le système d'enseignement : le règlement de l'évêque de Montpellier, à la fin du dix-septième siècle, interdit les coups de bâton, les coups de pied, les coups sur la tête, mais autorise la férule, le fouet (à condition de ne pas déshabiller entièrement), et aussi la punition qui consiste à baiser la terre. De même le règlement des Frères des écoles chrétiennes défend également les coups sur la tête, sur la figure et dans le dos, mais préconise la férule. Les jésuites, dans leurs collèges, usaient des mêmes procédés : c'est ce qu'on appelait l'orbilianisme, du nom du magister Orbilius, qui n'avait pas épargné les coups au poète Horace. Ils avaient même un fouetteur en titre, tantôt un domestique, tantôt un écolier qui jouissait d'une bourse en échange de ce service. (Voir Punitions.)

L'éducation des filles était encore plus négligée que celle des garçons : on ne le voit que trop par l'écart énorme entre le nombre des signatures de mariés ou de mariées qu'on a pu recueillir. En Franche-Comté même, 78, 85 0/0 pour les signatures d'hommes, 29, 12 0/0 pour les signatures de femmes ; en Béarn 71, 91 et 9, 19 ; dans l'Angoumois, 26, 65 et 9, 02 ; dans le Nivernais, 13, 63 et 5, 94. Comment en serait-il autrement? les règlements des évêques semblent avoir surtout pour objet d'empêcher la fréquentation commune de l'école par les garçons et les filles ; on avait déjà peine à avoir une école unique, c'était naturellement les filles qui étaient sacrifiées. Les congrégations de femmes qui s'étaient fondées en vue de les instruire étaient encore plus mal préparées à leur lâche que les congrégations d'hommes : les écoles actuelles de Béates dans la Haute-Loire (Voir Béates) donneraient l'idée assez exacte du plus grand nombre des écoles congréganistes de filles avant 1789. Le préjugé populaire, la routine campagnarde, se joignaient aux scrupules et aux calculs du clergé pour entraver cet enseignement. Est-ce que les femmes ont besoin d'instruction? Une maîtresse d'école, dans la Haute-Marne, se défendait d'enseigner à écrire à ses élèves, « de peur qu'elles n'employassent leur savoir à écrire à leurs amants »,

Les petites écoles ne se proposaient donc pas un but très relevé : les idées sur la dignité du citoyen, sur l'intérêt national, sur l'honneur du pays, y entraient pour une bien faible part. Le gouvernement ne s'était Jamais avisé que l?enseignement primaire fût une affaire d'Etat : c'était l'affaire de l'Eglise, de l'évêque, du curé, ou l'affaire des communes et des familles ; l'Eglise se contentait à bon compte, pourvu que l'enfant pût apprendre le catéchisme ; la commune et la famille recherchaient les profits immédiats que pouvaient procurer les éléments de la lecture, de l'écriture et du calcul. L'Etat seul aurait pu ouvrir des écoles normales pour le recrutement des instituteurs, exiger des candidats certaines garanties, prescrire des méthodes, tracer des programmes, veiller à la salubrité de l'école et à la dignité du maître : mais en matière de petites écoles il se désintéressait encore plus qu'en matière d'enseignement supérieur ou secondaire.

On a fait grand état des ordonnances de Louis XIV en 1695 et en 1698 et de Louis XV en 1724 prescrivant l'exacte fréquentation des écoles et le paiement régulier du traitement des maîtres. D'abord la fréquentation ne fut jamais obtenue et ne pouvait pas l'être, car il aurait fallu d'abord établir des écoles et des maîtres dans les communes qui en manquaient, et nous savons que le chiffre de 150 livres pour les maîtres et 100 livres pour les maîtresses, fixé par l'ordonnance de 1698, fut bien rarement atteint. Ensuite il suffit de regarder la date de ces actes du pouvoir souverain pour s'assurer du but qu'il se proposait : les ordonnances de 1695 et 1698 paraissent au lendemain de la révocation de l'édit de Nantes, et si le gouvernement royal, au milieu des préoccupations qui l'assiègent à la fin de la guerre de la ligue d'Augsbourg et à la veille de celle de la succession d'Espagne, dans l'épuisement des finances, dans la ruine et la dépopulation générale, s'avise de songer à l'instruction des jeunes Français, c'est uniquement parce qu'il s'agit de compléter l'oeuvre des dragonnades. L'école est avant tout un moyen de conversion ; l'obligation, un moyen d'arracher les enfants à leur foi. Ce qu'on se propose, aux termes de l'ordonnance de 1698, c'est d'établir des maîtres « pour instruire tous les enfants et nommément ceux de la religion prétendue réformée, du catéchisme et des prières qui sont nécessaires, pour les conduire à la messe tous les jours ouvriers, leur donner l'instruction dont ils ont besoin sur ce sujet, et pour avoir soin, pendant le temps qu'ils iront auxdites écoles, qu'ils assistent au service divin les dimanches et fêtes, comme aussi pour apprendre à lire et à écrire ceux qui en ont besoin ». L'ordonnance royale ordonne de procéder « ainsi qu'il sera ordonné par les archevêques et évêques », et enjoint aux curés de veiller sur l'enseignement du catéchisme.

L'ordonnance de 1724 ne porte pas une date moins odieuse : c'est l'époque où le duc de Bourbon, l'amant de Mme de Prie, devenu premier ministre à la mort du régent, réveille le fanatisme endormi, recommence à enlever les enfants des religionnaires et à traîner sur la claie les cadavres des mauvais convertis.

Ainsi les seules fois que le pouvoir royal, sous Louis XIV et sous Louis XV, soit intervenu en matière d'enseignement primaire, c'est pour faire oeuvre non de progrès, mais de tyrannie, pour tourner l'école en instrument d'oppression des consciences. Il agit sous la pression d'une Eglise intolérante et comme l'exécuteur des plans arrêtés par les jésuites. Pour le reste, il s'abstient, laisse les évêques réglementer l'enseignement et distribuer des autorisations en guise de diplômes ; il abandonne aux curés la surveillance du personnel.

Et quel autre intérêt l'Eglise catholique aurait-elle pu avoir à établir le principe de l'obligation scolaire? Pour emprunter les paroles de M. Michel Bréal, « nous ne voulons pas dire que l'Eglise catholique soit nécessairement l'ennemie de l'école ; mais on peut affirmer sans crainte d'être contredit, et l'histoire au besoin est là pour l'attester, qu'elle ne l'exige ni ne la suppose ».

Résumé. ? L'ancienne royauté, qui était le représentant de la nation, qui était l'Etat français, n'a eu qu'une action très faible sur l'enseignement. Sa sollicitude immédiate ne s'exerçait guère que sur les écoles spéciales destinées au recrutement de ses fonctionnaires et des officiers de ses armées ; encore obéissait-elle, sur ce point, aux préjugés nobiliaires, et n'ouvrait-elle ses écoles militaires qu'aux enfants d'une seule caste. Parmi les grands établissements scientifiques, elle administrait par son grand-aumônier le Collège de France, c'est-à-dire le « collège des professeurs et lecteurs royaux » ; elle administrait par un intendant le Jardin du Roi. A part une tentative de Henri IV, les ? universités n'avaient échappé à la direction pontificale que pour passer sous celle des Parlements. Les collèges étaient sous la tutelle des universités. Les petites écoles dépendaient des évêques pour la doctrine, des curés pour la surveillance, des communes pour la subsistance. Presque partout, des académies ou des corporations, surtout des congrégations, tantôt dominantes et impérieuses comme celle des jésuites, tantôt vouées à l'obéissance passive, comme celle des frères, avaient pris la charge des intérêts négligés par l'Etat. Pas plus pour les universités que pour l'enseignement secondaire ou les petites écoles, il n'y avait trace d'une pensée commune : on voyait bien l'Eglise et les Parlements, les moines et les magistrats se disputer la direction ; mais où saisir une action de l'Etat? Elle ne se manifestait ni par l'existence d'un budget de l'instruction publique, ni par la création des établissements les plus nécessaires au bon recrutement des maîtres, ni par la collation des grades, ni par rien qui ressemblât à une inspection ou à une administration centrale de l'enseignement. La royauté laissait faire les particuliers et les corporations : il semblait qu'il n'y eût pas dans les choses d'enseignement un intérêt d'Etat ou que cet intérêt se confondît avec celui de l'Eglise. La Chalotais semble être le premier qui ait parlé d'une éducation nationale. Dès lors, le mot et l'idée ne périront plus. Turgot dira plus tard à Louis XVI, dans son mémoire sur les municipalités : « La première et la plus importante de toutes les institutions que je croirais nécessaires, celle qui me semble le plus propre à immortaliser le règne de Votre Majesté, celle qui doit influer le plus sur la totalité du royaume, serait, Sire, la formation d'un conseil de l'instruction nationale, sous la direction duquel seraient les académies, les universités, les collèges, les petites écoles. » (Foncin, Essai sur le ministère de Turgot.)

Cette reprise, au nom de l'Etat, au nom de la nation, de la direction de l'enseignement public, qui devait « immortaliser » le règne de Louis XVI, ce fut la Révolution qui l'opéra.

II. ? La Révolution française. Les idées de La Chalotais et de Turgot étaient devenues l'opinion publique. Les cahiers de 1789, même ceux du clergé et de la noblesse, réclament la réorganisation sur un plan d'ensemble de l'instruction publique. Les cahiers du clergé de Rodez et de Saumur demandent « qu'il soit fait un plan d'éducation nationale pour la jeunesse » ; ceux de Lyon, que l'éducation soit confiée « à un corps enseignant dont les membres ne soient amovibles que pour cause de négligence, d'inconduite ou d'incapacité ; qu'elle ne soit plus dirigée d'après des principes arbitraires, et que tous les instituteurs publics soient tenus de se conformer à un plan uniforme adopté par les Etats généraux ». Les cahiers de la noblesse de Lyon insistent pour qu'on imprime à l'éducation des deux sexes « un caractère national ». Ceux de Paris demandent « que l'éducation publique soit perfectionnée et étendue à toutes les classes de citoyens ». Ceux de Blois, « qu'il soit établi un conseil composé des gens de lettres les plus éclairés de la capitale et des provinces et de citoyens des divers ordres, pour former un plan d'éducation nationale à l'usage de toutes les classes de la société et pour rédiger des traités élémentaires ».

Ainsi les idées qui se dégagent des cahiers de 1789 sont : l'organisation d'un système d'éducation destiné à former des citoyens ; l'extension de l'enseignement aux deux sexes et à toutes les classes ; la création d'un corps enseignant fort analogue à ce qu'a été plus tard l'Université ; une agence centrale présidant à l'exécution du plan dans toute l'étendue du royaume.

De nombreux projets de réforme s'élaboraient dans l'Assemblée et hors de l'Assemblée. Deux de ces derniers projets méritent surtout l'attention : celui que rédigea l'oratorien Daunou, et les quatre discours publiés par Cabanis après la mort de Mirabeau, sous le nom de celui-ci. Quant à l'Assemblée, ? qui venait de voter la constitution, dont une disposition portait « qu'il serait créé une instruction publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables à tous les hommes », ? elle entendit les 10, 11 et 19 septembre 1791 un grand rapport et un projet de décret sur l'instruction publique, fait par Talleyrand-Périgord, ancien évêque d'Autun, au nom du Comité de constitution, mais elle ne statua rien. ? Voir Assemblée constituante, Daunou, Mirabeau, Talleyrand.

L'Assemblée législative eut moins de temps encore que la Constituante pour travailler à la solution du problème. Elle eut un Comité spécial chargé d'étudier les questions d'instruction publique : Condorcet, rapporteur de ce comité, présenta, les 20 et 21 avril 1792, un rapport et un projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique ; une seconde lecture du projet eut lieu le 25 mai, et Condorcet présenta en même temps un aperçu des frais que coûterait le nouveau plan d'instruction publique ; la discussion fut ajournée. A la suite d'un autre rapport du Comité d'instruction publique, sur les congrégations séculières, fait le 10 février par Gaudin, la Législative vota, le 18 août 1792, un décret supprimant toutes ces congrégations et ordonnant la vente de leurs biens, à la réserve des bâtiments et jardins à l'usage des collèges. ? Voir Assemblée législative, Condorcet.

La Convention, dont la session dura un peu plus de trois ans, du 21 septembre 1792 au 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), discuta l'un après l'autre sept projets différents, dont trois furent mis successivement à exécution : 1° Le Comité d'instruction publique prit d'abord pour base de son travail le plan de Condorcet, légué à la Convention par la Législative, et rédigea (novembre 1792) un projet de décret sur les écoles primaires (condensé le 30 mai 1793 par le Comité de salut public en cinq articles), ainsi qu'un tableau de l'enseignement public divisé en quatre degrés (28 mai 1793) ; ? 2° Le Comité, partiellement renouvelé, présenta ensuite, après l'adoption de la constitution républicaine du 24 juin 1793, un projet de décret pour l?établissement de l'éducation nationale, oeuvre de Sieyès ; ce projet (26 juin 1793), qui n'admettait qu'une seule espèce d'écoles, celles du degré élémentaire, appelées « écoles nationales », et laissait à l'industrie privée les autres degrés d'instruction, fut rejeté par la Convention le 1er juillet ; ? 3° Une Commission d'instruction publique de six membres, nommée le 3 juillet et dont la composition fut modifiée à plusieurs reprises, reçut alors le mandat de présenter d'urgence un projet de décret sur l'éducation et l'instruction publiques. La Commission offrit d'abord à la Convention (13 juillet) le projet de Lepeletier Saint-Fargeau, rédigé six mois auparavant, et qui substituait aux écoles primaires des maisons d'éducation commune ; le principe de ce projet, qui mettait l'entretien des enfants de cinq à onze ou douze ans à la charge de la République, fut adopté en principe (13 août), mais à la condition que l'envoi des enfants aux maisons communes serait facultatif et non obligatoire. Au-dessus des maisons d'éducation commune, la Commission conservait les degrés supérieurs d'enseignement du plan de Condorcet (deux degrés selon un premier projet, du 29 juillet ; trois degrés selon le projet du 15 septembre). Le plan définitif de la Commission (augmentée de quatre membres le 16 septembre) fut présenté par Romme le 1er octobre ; ? 4° Le Comité d'instruction publique, entièrement renouvelé, et auquel avait été réunie la Commission (15 du premier mois de l'an 2°, 6 octobre), adopta le plan qu'avait présenté la Commission le 1er octobre, et chargea Romme de le défendre à la tribune. Le 28 du premier mois, la Convention rapporta le décret du 13 août relatif aux maisons communes, qui n'avait d'ailleurs reçu aucun commencement d'exécution. Les degrés successifs d'instruction étaient appelés, dans le projet Romme, premières écoles de l'enfance (écoles primaires du plan de Condorcet), secondes écoles de l'enfance (écoles secondaires de Condorcet), écoles de l'adolescence ou troisièmes écoles (instituts de Condorcet) : le projet prévoyait en outre des écoles spéciales, pour l'acquisition des connaissances « relatives aux besoins de la société tout entière ». Une série de dispositions concernant les « premières écoles » furent volées du 30 du premier mois au 9 brumaire ; ? 5° La Convention ayant décidé une révision des décrets votés sur les premières écoles, un nouveau projet, le projet Bouquier, surgit au sein du Comité, substituant un enseignement dit « libre » (mais dont les instituteurs devaient être néanmoins salariés par la République) au projet de Condorcet repris par Romme. La Convention accorda la priorité au projet Bouquier, dont la partie relative au premier degré d'instruction fut votée et forma le décret du 29 frimaire an II. Ce décret est la première des diverses législations scolaires discutées par la Convention qui ait été appliquée ; les dispositions en furent exécutées, en ce qui concerne la partie financière tout au moins, pendant quatre trimestres, de germinal an II à la fin de ventôse an III. Quant à. la partie du projet Bouquier relative au dernier degré d'instruction, ' elle ne vint pas en discussion ; ? 6° Après le 9 thermidor, Sieyès étant redevenu l'inspirateur de la majorité, son projet du 26 juin 1793 fut repris par le Comité d'instruction publique, encore une fois renouvelé : le rapporteur, Lakanal, en fil le décret du 27 brumaire an III sur les écoles primaires, qui entra en vigueur à partir de germinal an III et subsista jusqu'à la fin de la session conventionnelle ; mais cette fois, au lieu de se borner à l'unique degré d'instruction représenté par les « écoles nationales » du projet du 26 juin 1793 (écoles primaires du décret du 27 brumaire an III), le Comité y ajouta un second degré, les écoles centrales (projet du 26 frimaire an III, voté le 7 ventôse an III) ; ?7° Après l'écrasement définitif du parti montagnard en prairial an III, les thermidoriens unis aux girondins firent une nouvelle constitution (constitution de l'an III). Au nombre des lois organiques de cette constitution devait se trouver une loi sur l'instruction publique ; Daunou, au nom de la Commission des Onze, en présenta une première ébauche le 6 messidor an III ; le projet, remanié par le Comité d'instruction publique, fut adopté sous sa forme définitive le 3 brumaire an IV : cette loi conservait les écoles primaires et les écoles centrales, en y ajoutant des écoles spéciales et un Institut national des sciences et des arts. Mais l'instruction primaire n'était plus ni obligatoire ni gratuite ; l'instituteur ne recevait de la République qu'un local pour son école, niais point de traitement. ? Voir Convention, Lanthenas, Sieyès, Lepeletier, Robespierre, Romme, Bouquier, Fourcroy, Lakanal, Daunou, Centrales (Écoles), Institut, Normale de l'an III (École), etc.

En dehors des écoles prévues dans les différents plans d'instruction publique, la Convention créa ou réorganisa un certain nombre d'établissements consacrés à divers enseignements particuliers ; les principaux sont : le Muséum d'histoire naturelle (décret du 10 juin 1793), l'Observatoire, dont les astronomes prirent le titre de professeurs (décret du 31 août 1793), l'Institut national de musique, devenu ensuite le Conservatoire national de musique (décrets du 18 brumaire an II et du 16 thermidor an III), l'Ecole centrale des travaux publics, devenue ensuite l'Ecole polytechnique (décrets du 21 ventôse an II et du 7 vendémiaire an III), le Conservatoire des arts et métiers (8 vendémiaire an (III), l'Ecole normale temporaire (décrets du 9 brumaire an III et du 7 floréal an III), les Ecoles de santé (décret du 14 frimaire an III), les institutions de sourds-muets de Paris et de Bordeaux (décret du 16 nivôse an III), l'Ecole des langues orientales vivantes (10 germinal an III), le Cabinet des antiques (20 prairial an III), le Bureau des longitudes (7 messidor an III), l'Institut des aveugles travailleurs (10 thermidor an III), les Ecoles de services publics (30 vendémiaire an IV). ? Voir Convention.

Pendant les quatre années du Directoire (an IV-an VIII), il ne fut rien innové dans les institutions scolaires, qui restèrent telles que les avait fixées la loi du 3 brumaire an IV. Les projets discutés au Conseil des Cinq-Cents en l'an VI et en l'an VII n'aboutirent pas. Il faut mentionner seulement les arrêtés du Directoire du 17 brumaire an VI, « pour faire prospérer l'instruction publique », et du 17 pluviôse an VI, pour la surveillance des écoles privées, ainsi que l'arrêté du 15 vendémiaire an VII du ministre de l'intérieur François de Neufchâteau, instituant un Conseil d'instruction publique. ? Voir Conseil des Cinq-Cents, Conseil des Anciens, Directoire, Babeuf, François de Neufchâteau, etc.

III. ? Le Consulat, l'Empire, la Restauration.

La période qui s'étend du 18 brumaire à la Révolution de 1830 est, dans son ensemble, une époque de réaction pour l'enseignement primaire, d'organisation pour l'enseignement secondaire et supérieur.

Sous le Consulat, après la publication (brumaire an IX) d'un projet de loi sur l'instruction publique, élaboré par Chaptal, ministre de l'intérieur, et qui n'aboutit pas, eut lieu l'enquête ordonnée par une circulaire en date du 25 ventôse an IX de ce même Chaptal : les réponses des préfets et des Conseils généraux présentent de l'état de l'instruction un tableau assez triste. Il est bon de rappeler que les Conseils généraux, sous le régime de la constitution de l'an VIII, n'étaient point élus, et que les idées du régime précédent y étaient fort peu représentées. Ceux de ces Conseils qui ne sont pas hostiles au principe même de l'instruction démocratique attribuent le mauvais état des écoles à l'insouciance des parents, à l'influence du clergé, à l'insuffisance du traitement de l'instituteur, à l?absence de bons livres élémentaires. Le sentiment général, fait d'hostilité ou de découragement, est assez bien exprimé par l'avis du Conseil des Deux-Sèvres : « Abandonner les écoles à elles-mêmes, aux volontés des parents et à leurs besoins».

A la suite de cette double enquête, le conseiller d'Etat Fourcroy fut chargé de préparer un projet qui, discuté au Tribunat, accepté ensuite sans modification par le Corps législatif, devint la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802).

D'après cette loi, l'instruction devait être donnée : 1° dans des écoles primaires établies par les communes ; 2° dans des écoles secondaires établies par des communes ou tenues par des maîtres particuliers ; 3° et 4° dans des lycées et des écoles spéciales entretenus aux frais du trésor public.

Les écoles secondaires correspondent à nos collèges communaux. Les lycées (ce nom, pour la première fois, a le même sens qu'aujourd'hui) étaient au nombre d'une trentaine, peuples de 6000 boursiers, dont 2400 choisis parmi les fils de militaires ou de fonctionnaires. A mesure qu'ils seraient organisés, un nombre correspondant d'écoles centrales devaient être fermées. Les autres écoles centrales, les moins prospères ou les moins bien situées, allaient retomber au rang d'écoles secondaires.

Une école primaire pourra appartenir à plusieurs communes à la fois. Les instituteurs seront choisis par les maires et les conseils municipaux. Les sous-préfets seront spécialement chargés de l'organisation de ces écoles et rendront compte une fois par mois aux préfets.

Le traitement de l'instituteur se composera : 1° du logement fourni par les communes ; 2° d'une rétribution fournie par les parents et déterminée par les conseils municipaux. Le nombre des élèves gratuits ne devra pas excéder un cinquième.

La nouvelle loi ne parlait pas des programmes : il eût été difficile de faire des réductions après la loi de brumaire an IV.

Quant aux écoles secondaires, dont la création était abandonnée aux communes et à l'initiative privée, le gouvernement se bornait à prendre des précautions et à accorder des encouragements. Il ne pourra être établi d'écoles secondaires sans l'autorisation du gouvernement ; elles seront placées sous la surveillance et l'inspection particulière des préfets. Les encouragements accordés par l'Etat pourront consister en : concession du local ; bourses dans les lycées aux élèves les plus méritants de ces écoles ; 150 000 francs réservés sur le budget pour gratifications aux cinquante maîtres qui auront le plus d'élèves admis dans les lycées.

La loi peut se résumer ainsi : l'instruction primaire presque entièrement abandonnée à la bonne volonté des communes ; les écoles secondaires ou collèges abandonnés aux communes et aux entreprises de industrie privée ; tout l'effort de l'Etat, tout son budget annuel de 7 130000 francs, se portant sur les trente lycées et sur les écoles spéciales.

Quant aux écoles spéciales, une seule qui ne soit pas directement un legs de la Convention : c'est l'Ecole spéciale militaire, fondée en 1803 à Fontainebleau et transférée en 1806 à Saint-Cyr.

Quelques républicains du Tribunat n'avaient pas laissé passer la loi sans protester contre cette prodigieuse abdication de l'Etat en ce qui concernait l'enseignement du peuple, contre le renoncement définitif aux principes de la gratuité et de l'obligation. Le Tribunat ne s en prononça pas moins, par 80 suffrages contre 9, en faveur du projet. Ce qui montre à quel point l'idéal s'était abaissé depuis les grands jours de la Convention, ce sont les raisons que firent, valoir devant le Corps législatif Fourcroy pour repousser la gratuité et Siméon pour repousser l'obligation. Fourcroy demandait : « Quel est le peuple nombreux où il existe dans toutes les communes une école gratuite? Quel est le gouvernement qui peut soutenir ou qui soutient ce fardeau ? Si cela n'existe nulle part, exceptée dans quelques pays resserrés et d'une faible population, c'est qu'il n'est pas dans la nature des choses que cela existe, c'est qu'il est hors de la limite du possible qu'une pareille organisation soit établie chez un grand peuple. » Et Siméon : « Comment forcer les pères de famille à envoyer leurs enfants à l'école? Le culte des lettres ne se commande pas plus que celui de la religion. »

C'est encore sous le Consulat que l'Institut national est mutilé, que la classe des sciences morales et politiques, où siégeaient Volney, Lakanal, Carat, Cabanis, Grégoire, Daunou, Sieyès, est supprimée, et que les quatre académies de l'ancien régime sont presque reconstituées (1803).

Mentionnons encore la création de trois écoles supérieures de pharmacie établies parla loi du 21 germinal an XI à Paris, Strasbourg et Montpellier, et de douze écoles de droit (22 ventôse an XII) établies à Paris, Dijon, Turin, Grenoble, Aix, Toulouse, Poitiers, Rennes, Caen, Bruxelles, Coblentz et Strasbourg. ? Voir Consulat, Lycées et collèges, Institut national, Chaptal, Roederer, Fourcroy, Chénier, Dupont (de Nemours), Say (J.-B, ), Destutt de Tracy.

Sous l'Empire, le fait qui domine toute l'histoire de l'instruction publique, c'est la création de l'Université impériale. La loi du 10 mai 1806 décide qu'il sera formé, sous le nom d'Université impériale, un corps chargé « exclusivement de l'enseignement et de l'éducation publique dans tout l'Empire » : le principe du monopole est nettement posé. '

Le décret du 17 mars 1808 fixe l'organisation générale de l'Université, et le décret du 17 septembre en formule le règlement. '

Aucune école ne peut être formée hors de l'Université et sans l'autorisation du grand-maître. La division en académies apparaît : elles sont en nombre égal à celui des cours d'appel (32, dont 27 pour l'ancienne France). Elles ont à leur tête un recteur assisté d'un ou plusieurs inspecteurs d'académie, d'un secrétaire d'académie et d'un conseil académique, formé de dix membres que désignait annuellement le grand-maître.

Le plan d'ensemble comprend : 1° les facultés, « pour les sciences approfondies et la collation des grades » ; 2° les lycées ; 3° les collèges communaux ; 4° les institutions particulières dont renseignement se rapproche de celui des collèges ; 5° les pensions et pensionnats particuliers d'un ordre moins élevé ; 6° les petites écoles (c'est l'ancienne dénomination qui tend à remplacer le mot révolutionnaire d'écoles primaires).

Les instituteurs primaires étaient rattachés à l'Université, mais nominalement : ils continuaient à dépendre de la hiérarchie administrative : maires, sous-préfets, préfets. Le budget de l'instruction primaire se réduit à une somme de 4250 francs, accordée à qui ? au noviciat des Frères des Ecoles chrétiennes. Les maîtres congréganistes, que la Convention avait tenus à l'écart, vont être l'élément prépondérant du nouveau corps enseignant. La faveur dont ils jouissent est bien le témoignage le plus éclatant du profond désintéressement qui va être pendant trente années l'attitude de l'Etat laïque en face des questions d'enseignement populaire. Les statuts des Frères des Ecoles chrétiennes sont visés le 4 août 1810 par Fontanes, grand-maître de l'Université, qui est autorisé à breveter les frères sans leur faire subir d'examen. Avec les congréganistes reparaissent les théories de mortification et d'humiliation, l'usage des châtiments corporels que la Convention avait voulu pour jamais bannir de l?éducation.

Pour l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur, voir les articles Lycées et collèges, Facultés, Université impériale. Nul ne peut être admis à l'examen du baccalauréat sans présenter un « certificat d'études », c'est-à-dire une attestation justifiant que le candidat avait fait les deux années de rhétorique et de philosophie soit dans un lycée, soit dans une école où ce double enseignement aurait été formellement autorisé. Les chefs d'institution et maîtres de pension devaient payer à l'Université un impôt, la rétribution universitaire, équivalent au vingtième de la rétribution versée par leurs élèves.

L'agence centrale d'instruction publique que Turgot avait rêvé de créer sous le nom de Conseil de l'instruction nationale, que Condorcet avait voulu constituer au sein de la Société nationale, que le plan de Sieyès avait érigée en Commission centrale d'instruction publique, qui sous le Directoire fut le Conseil d'instruction publique de François de Neufchâteau, prend sous Napoléon Ier sa forme définitive : c'est le Conseil de l'Université, présidé par son grand-maître.

Les conventionnels avaient voulu faire de l'enseignement une des forces vives de la République et de la nation. Les écoles de l'Université impériale, elles, prennent pour base de leur enseignement : « 1° les préceptes de la religion catholique ; 2° la fidélité à l'empereur, à la monarchie impériale, dépositaire du bonheur des peuples, et à la dynastie napoléonienne, conservatrice de la France et de toutes les idées libérales proclamées par les constitutions ». Le serment que prête le grand-maître entre les mains de l'empereur est la consécration de ce principe : il s'agit avant tout de faire « des citoyens attachés à leur religion, à leur prince, à leur patrie, à leurs parents ». Le prince avant la patrie.

L'enseignement des lycées est en réaction contre les idées de Condorcet sur la prédominance de l'enseignement scientifique : l'enseignement des belles-lettres et des langues anciennes recouvre son ancienne importance. Le régime intérieur de ces établissements est calqué sur celui de la caserne : l'internat, les mouvements d'une régularité militaire, au son du tambour. Les vieux préjugés de couvent obtiennent une satisfaction dans l'obligation d'observer le célibat imposée aux proviseurs et aux censeurs des lycées, aux principaux et régents de collège. Les professeurs agrégés appartiennent à trois ordres : sciences, lettres, grammaire.

Et pourtant, dans la réaction cléricale et nobiliaire qui suivit la réaction consulaire et impériale, l'Université se trouva, malgré tout, être vraiment « la conservatrice de toutes les idées libérales proclamées par les constitutions ». Ce n'est pas par les libéraux qu'elle fut attaquée le plus vivement et le plus souvent. Quelque chose se réalisa de ce que son fondateur avait espéré pour elle : « Sa Majesté, porte une note de 1808, veut un corps qui soit à l'abri des petites fièvres de la mode, qui marche toujours quand le gouvernement sommeille, dont l'administration et les statuts deviennent tellement nationaux qu'on ne pourra jamais se déterminer légèrement à y porter la main ». ? Voir Napoléon Ier, Université impériale, Fourcroy, Fontanes, etc.

La Restauration, après quelques hésitations, conserva l'organisation impériale de l'instruction publique. L'ordonnance royale du 17 février 1815 supprima toutefois le grand-maître, « considérant que le régime d'une autorité unique et absolue était incompatible avec nos intentions paternelles et avec l'esprit libéral de notre gouvernement ». L'autorité suprême devient le Conseil royal de l'instruction publique composé d'un président et de onze conseillers nommés par le roi, dont deux dans le clergé et deux dans le Conseil d'Etat ou dans les cours souveraines. En outre, elle voulut remplacer l'Université unique par dix-sept universités provinciales. Pendant les Cent Jours, toute l'ancienne organisation fut rétablie. Au second retour de Louis XVIII, l'ordonnance du 17 février fut abrogée ; les dix-sept universités provinciales redevinrent une Université unique divisée en vingt-six académies ; le Conseil royal fit place à une Commission de l'instruction publique ; puis, après cinq ans, le Conseil reparut, en 1820. Le président de la Commission de l?instruction publique, puis le président du Conseil royal, fut une manière de ministre. En 1822, le titre de grand-maître fut repris par Frayssinous, évêque d'Hermopolis : il y joignit en 1824 le titre de ministre des affaires ecclésiastiques et de l'instruction publique. Son successeur, M. de Vatimesnil (1828), fut « ministre de l'instruction publique et grand-maître de l'Université ». L'instruction publique avait enfin un chef à elle.

L'Ecole normale, créée en 1808 sous le nom de Pensionnat normal, fut d'abord conservée par la Restauration : le cours des études y fut porté à trois ans ; elle eut ses professeurs à elle sous le nom de maîtres de conférences (règlement de 1815). Mais en 1822 une ordonnance royale la supprima pour la remplacer par des écoles partielles, établies dans les différentes académies. La nécessité obligea toutefois Frayssinous à revenir sur cette mesure, et en 1826 l'Ecole normale fut reconstituée sous le nom d'Ecole préparatoire, avec un cours d'études de deux ans. Elle ne devait reprendre son nom que sous la monarchie de Juillet.

Sur les facultés napoléoniennes, l'ordonnance du 18 janvier 1816 supprima trois facultés des sciences et dix-sept facultés des lettres. Les facultés supprimées étaient remplacées par des commissions d examen, composées du proviseur, du censeur, des professeurs de philosophie et de rhétorique du collège royal. Le certificat d'études était maintenu par l'arrêté du 26 septembre 1818.

Dans les lycées, il n'y eut d'autre changement que l'adoption du nom de collège royal, la substitution du son de la cloche à celui du tambour, et une importance plus grande donnée aux exercices religieux.

Par arrêté du Conseil royal du 12 juillet 1825 fut créée l'agrégation de philosophie, qui s'ajouta aux agrégations des sciences, des lettres, et de grammaire.

Le 22 février 1821 fut constituée l'Ecole des chartes, ce nécessaire complément d'une fondation de la Convention, les Archives nationales.

Dans l'intervalle des deux Restaurations, Carnot, ministre de l'intérieur des Cent Jours, avait présenté à l'empereur un rapport qui signalait la situation déplorable de l'enseignement primaire : « Il y a en France, disait-il, deux millions d'enfants qui réclament l'éducation primaire, et, sur ces deux millions, les uns en reçoivent une très imparfaite, tandis que les autres en sont complètement privés ». L'empereur rendit alors le décret du 27 avril 1815 « concernant l'établissement d'une école d'éducation primaire à Paris » : il s'agissait d'introduire en France la méthode, de l'enseignement mutuel. La Société pour l'instruction élémentaire, constituée en 1815, rendit alors d'éminents services.

L'acte capital de la Restauration en matière d'enseignement primaire, c'est l'ordonnance du 29 février 1816, qui établit dans chaque canton un « comité de charité » pour l'instruction primaire. L'article 14 dit que « toute commune sera tenue de pourvoir à ce que les enfants qui l'habitent reçoivent l'instruction primaire, à ce que les enfants indigents la reçoivent gratuitement » ; mais l'ordonnance n'ajoute rien aux dispositions de la loi de 1802 qui ne stipulent pour l'instituteur que le logement et la rétribution scolaire. L'article 32 de l'ordonnance, qui reproduit les prohibitions épiscopales de l'ancien régime contre les écoles mixtes, est plutôt propre à empêcher les créations d'écoles. Le service de l'enseignement reste livré aux caprices des contrats entre les maîtres et les communes, presque toujours besogneuses ou avares. Il est trop visible que la Restauration compte principalement, comme la monarchie du dix-huitième siècle, sur les congrégations religieuses. Et en effet, elle multiplie les autorisations ; l'Empire n'avait autorisé qu'une seule congrégation, celle des Frères des Ecoles chrétiennes : la liste s'allonge démesurément de 1820 à 1830. Le brevet de capacité institué par l'ordonnance du 29 février 1816 est délivré aux instituteurs congréganistes sur le vu de leur lettre d'obédience ; le même privilège est octroyé en 1819 et 1820 aux institutrices congréganistes du degré élémentaire et du degré supérieur.

En 1824, nouvelle ordonnance qui, laissant au recteur la délivrance des brevets de capacité aux laïques, lui retire la faculté de donner l'autorisation spéciale qui est nécessaire pour exercer les fonctions d'instituteurs : cette autorisation sera délivrée à l'avenir, pour les écoles libres, par l'évêque diocésain ; pour les écoles communales et établissements analogues, par un comité spécial de cinq membres, dont l'évêque est le président et qui compte parmi ses membres deux ecclésiastiques nommés par l'évêque. L'ordonnance de 1816 ne s'applique plus qu'aux écoles protestantes.

Quant au budget de l'Etat pour l'instruction primaire, il s'élève désormais à cinquante mille francs !

Cependant les écoles normales, dont le modèle nous venait d'Allemagne, commençaient à s'introduire en France. La première avait été créée dès 1811 à Strasbourg, par le préfet Lezay-Marnésia ; sous la Restauration furent fondées celles de la Moselle, de la Meuse, du Loiret, des Vosges, du Haut-Rhin, de la Corse, de la Côte-d'Or, de la Seine-Inférieure.

Mentionnons une tentative honorable, mais tardive, du dernier ministre de l'instruction publique de la Restauration : l'ordonnance du 14 février 1830. M. de Guernon-Ranville y essaie de préciser les obligations des communes : frais de premier établissement de l'école, gratuité des indigents, traitement annuel de l'instituteur. En cas d'insuffisance des ressources communales, le Conseil général du département est mis en demeure d'accorder un subside. L'Etat, à son tour, interviendra : déjà le ministre a fait inscrire au budget de 1830, au lieu de 50 000 francs, une somme de 300 000 francs. En outre, l'ordonnance prescrit la fondation d'écoles modèles destinées à former des instituteurs. ? Voir Louis XVIII, Royer-Collard, Commission de l'instruction publique, Cuvier (Georges), Cuvier (Frédéric), Frayssinous, Mutuel (Enseignement), Société pour l'instruction élémentaire, Charles X, Vatimesnil, Guernon-Ranville, etc.

IV. ? La Monarchie de Juillet.

La période qui s'étend de 1830 à 1848 est caractérisée par des efforts sérieux en vue du développement de l'instruction à tous ses degrés.

Nous avons dit que l'Ecole normale avait été transformée sous la Restauration en une simple école préparatoire. Un des premiers actes du gouvernement de Juillet fut de lui rendre son ancien nom. La durée du cours normal fut reportée à trois ans. En octobre 1846, l'Ecole fut installée dans les bâtiments de la rue d'Ulm, et le nombre des élèves, en 1847, atteignit 120. L'ordonnance du 6 décembre 1845 ayant institué des écoles normales secondaires auprès "des facultés pour le recrutement des régents de collège et des maîtres d'études, l'école de la rue d'Ulm prit le titre d'Ecole normale supérieure.

C'est principalement sous le premier ministère de Salvandy (1837-1839) qu'eut lieu la réorganisation des facultés : celles de droit et de médecine furent dotées de chaires nouvelles ; les trois écoles supérieures de pharmacie furent rattachées à l'Université ; aux dix-sept écoles secondaires de médecine et de pharmacie qui existaient déjà en 1815, et qui reçurent une organisation nouvelle, on en ajouta trois. Les facultés des lettres et des sciences de Paris, la première avec les professeurs Guizot, Cousin, Villemain, la seconde avec les professeurs Biot, Thénard, Gay-Lussac, Geoffroy Saint-Hilaire, avaient jeté un si vif éclat, qu'on décida de rétablir quelques-unes des facultés supprimées en province par la Restauration. De 1838 à 1848, on restaura les facultés des lettres de Bordeaux, Lyon, Montpellier, Rennes, Poitiers, Aix, Grenoble, les facultés des sciences de Bordeaux et Besançon. Ces facultés avaient un minimum de cinq chaires.

En 1840, le ministre Cousin avait institué l'agrégation pour les lettres et les sciences, et admis les agrégés à faire des cours libres à côté des professeurs titulaires.

Au Collège de France de nouvelles chaires furent créées : d'économie politique pour J.-B. Say, d'archéologie pour Champollion le jeune, d'histoire naturelle des corps organisés pour Duvernoy, de langues et littératures slaves pour Mickiewicz, de langues et littératures germaniques pour Philarète Chasles, de langues et littératures méridionales pour Edgar Quinet, etc.

Le Muséum, placé comme le Collège de France dans les attributions du ministre de l'instruction publique, s'augmenta de nouveaux bâtiments, de nouvelles collections, de nouvelles chaires, de nouveaux terrains ; le 29 juillet 1833 le roi Louis-Philippe posait la première pierre de la galerie minéralogique.

Par ordonnance du 11 septembre 1846 fut instituée l'Ecole française d'Athènes pour l'étude de la langue, de l'histoire et des antiquités grecques.

Enfin c'est sous le gouvernement de Juillet, par le ministre Guizot, que fut rétablie l'Académie des sciences morales et politiques (l'ancienne « deuxième classe » de l'Institut, supprimée par le premier Consul en haine des idéologues), où reparurent Sieyès, Merlin (de Douai), Daunou, Garat, Lakanal, Roederer. C'est alors que fut fondée la grande collection des Documents inédits pour servir à l'histoire de France, et que les sociétés savantes de province furent rattachées au ministère de l'instruction publique.

Pour l'enseignement secondaire, une nouvelle agrégation, celle d'histoire, justifiée par le développement nouveau de cette science, fut détachée de celle des lettres (arrêté du 17 novembre 1830). L'agrégation des sciences se sectionna entre les sciences mathématiques et les sciences physiques. Il y avait maintenant six ordres d'agrégation pour les collèges royaux (lycées).

Le nombre des collèges royaux fut porté de 40 à 54 : ils étaient fréquentés en 1847 par 23209 élèves.

Le règne de Louis-Philippe fut signalé par une campagne ardente entreprise par le parti catholique, ayant à sa tête, au début, Montalembert et l'abbé Lacordaire, puis l'abbé Dupanloup, pour la liberté de l'enseignement secondaire. Le principe en avait été inscrit dans l'article 60 de la Charte de 1830. On était donc autorisé à courir sus au monopole, au certificat d'études, à la surveillance universitaire sous toutes ses formes. « Il y avait, dans ces attaques, dit avec raison Guizot dans ses Mémoires, beaucoup d'injustice et quelque ingratitude. Le gouvernement de l'Université, grand-maître ou Conseil royal, ministre ou président, avait toujours usé de son pouvoir avec une grande modération ; à la fois rival et maître des établissements particuliers d'enseignement secondaire, il les avait surveillés sans jalousie et sans rigueur, les autorisant partout où ils offraient des chances de légitime succès, et ne portant jamais, sans de puissants motifs, atteinte à leur stabilité ou à leur liberté. C'était, au milieu du despotisme général et d'une institution despotique elle-même, une administration juste et libérale »

Un projet de loi sur la liberté de l'enseignement secondaire fut présenté en 1836 par Guizot : il maintenait l'Université, mais la soumettait à la libre concurrence de ses rivaux, sans distinction ni exception ; Saint-Marc Girardin en fut le rapporteur. La Chambre des députés accepta le projet, mais, plus défiante que le ministre, elle y introduisit un amendement, l'article 36, destiné à exclure les jésuites : cet article exigeait en effet que tout chef d établissement libre fût tenu de prêter le serment politique et, en outre, de jurer qu'il n'appartenait à aucune association ou corporation non autorisée. La chute du ministère empêcha le projet de loi d'aller jusqu'à la Chambre des pairs. En 1841, un second projet présenté par Villemain, ministre de l'instruction publique, fut repoussé.

En 1844, un troisième projet fut présenté à la Chambre des pairs, encore par Villemain ; la disposition relative aux congrégations non autorisées y était reproduite : elle fut admise par la Chambre des pairs à la presque unanimité. Le projet, renvoyé à la Chambre des députés, fut soumis à une commission composée de Tocqueville, Salvandy, Dupin aîné, Rémusat, Odilon Barrot, Saint-Marc Girardin, Thiers. Elle fut l'objet du remarquable rapport du 13 juillet 1844, où Thiers établissait avec tant de fermeté les droits de l'Etat, repoussait les prétentions de l'Eglise et l'avertissait que, si elle avait triomphé de la persécution à des époques antérieures, « elle ne triompherait pas de la raison calme, respectueuse, mais inflexible ». La loi fut rejetée Un quatrième projet, présenté en 1847 par de Salvandy, n'aboutit pas, et les choses restèrent en l'état jusqu'à la loi de 1850.

L'honneur du gouvernement de Juillet et du premier ministère Guizot, c'est la loi du 28 juin 1833, portant organisation de l'enseignement primaire.

Elle distingue deux ordres d'enseignement : l'instruction primaire élémentaire et l'instruction primaire supérieure. Elle sanctionne l'institution des écoles normales. Guizot disait dans un de ses rapports : « L'instruction primaire est tout entière dans les écoles normales primaires ; ses progrès se mesurent sur ceux de ces établissements ». Trente-huit écoles normales nouvelles furent fondées dans les premières années qui suivirent la révolution de 1830.

La loi n'admet pas le principe de la gratuité, pas plus que celui de l'obligation ni de la laïcité. Elle ne fait rien pour l'instruction des filles.

Les idées qui dominaient l'auteur de cette loi, nous les connaissons par ses Mémoires. S'il repousse le principe de l'obligation, c'est pour d'assez faibles raisons : « Je remarque, dit-il, qu'elle n'existe guère que chez les peuples jusqu'ici peu exigeants en fait de liberté, et qu'elle a pris naissance chez ceux où, par suite de la Réforme du dix-septième siècle, le pouvoir civil est, dans les matières religieuses ou qui touchent de près aux intérêts religieux, le pouvoir suprême. La fière susceptibilité des peuples libres et la forte indépendance mutuelle du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel s'accommoderaient mal de cette action coercitive de l'Etat dans l'intérieur de la famille. C'est le caractère et l'honneur des peuples libres de compter sur l'empire de la raison éclairée, de l'intérêt bien entendu, et de savoir en attendre les effets. »

Quant à la gratuité absolue, il déclare que « c'était là le rêve de généreux esprits », que la Révolution y a échoué, et que l'Etat doit « offrir l'instruction primaire à toutes les familles et la donner à celles qui ne peuvent pas la payer ».

Il affirme que « l'action de l'Etat et de l'Eglise est indispensable pour que l'instruction populaire se répande et s'établisse solidement ; il faut aussi, pour que cette instruction soit vraiment bonne et socialement utile, qu'elle soit profondément religieuse. C'est dire que, dans les écoles primaires, l'influence religieuse doit être habituellement présente ; si le prêtre se méfie ou s'isole de l'instituteur, si l'instituteur se regarde comme le rival indépendant, non comme l'auxiliaire fidèle du prêtre, la valeur morale de l'école est perdue, et elle est près de devenir un danger. »

Il ajoute : « C'était sur l'action prépondérante et unie de l'Etat et de l'Eglise que je comptais pour fonder l'instruction primaire. Or, le fait dominant que je rencontrai, dans la Chambre des députés, comme dans le pays, c'était précisément un sentiment de méfiance et presque d'hostilité contre l'Eglise et l'Etat ; ce qu'on redoutait surtout dans les écoles, c'était l'influence des prêtres et du pouvoir central ; ce qu'on avait à coeur de protéger d'avance et par la loi, c'était l'action des autorités municipales et l'indépendance des instituteurs envers le clergé. »

Guizot avoue que, s'il eût été libre, il n'aurait fait une obligation du brevet de capacité qu'aux instituteurs laïques, et que pour les congréganistes il se serait contenté de la lettre d'obédience. « Il n'y avait, selon moi, dans cette dispense d'un nouvel examen accordée aux membres des associations religieuses, que l'Etat avait formellement reconnues et autorisées pour l'éducation populaire, rien que de parfaitement juste et convenable, et je l'aurais volontiers écrite dans mon projet de loi ; mais elle eût été certainement repoussée par le public de ce temps et par les Chambres. »

Les intentions de l'auteur de la loi ne valaient donc pas la loi elle-même ; c'est au sentiment unanime du public et des Chambres de ce temps contre la domination du clergé qu'on fut redevable de l'article 4, établissant l'obligation égale pour tous des garanties de capacité.

Le projet primitif contenait un article 26 portant que les dispositions de la loi, entre autres celle qui exigeait des instituteurs la possession du brevet de capacité, seraient aussi applicables aux écoles de filles. A la suite d'une demande faite auprès de lui par le supérieur général des Lazaristes et des Filles de la Charité, Etienne (Voir Filles), Guizot consentit à la suppression de cet article.

On sait que Guizot adressa directement à tous les instituteurs de France, après le vote de la loi, une lettre dans laquelle il leur expliquait la façon dont il entendait leur rôle. Voici le passage le plus caractéristique de ce document célèbre :

« Le Ministre de l'instruction publique à M. ?.

instituteur à ?.

« Monsieur, Je vous transmets la loi du 28 juin dernier sur l'instruction primaire.

« C'est la gloire de l'instituteur de ne prétendre à rien au-dessus de son obscure et laborieuse condition, de s'épuiser en sacrifices à peine comptés de ceux qui en profitent, de travailler enfin pour les hommes et de n'attendre sa récompense que de Dieu. Aussi voit-on que, partout où l'enseignement primaire a prospéré, une pensée religieuse s'est unie, dans ceux qui le répandent, au goût des lumières et de l'instruction. Puissiez-vous, monsieur, trouver dans de telles espérances, dans ces croyances dignes d'un esprit sain et d'un coeur pur, une satisfaction et une constance que peut-être la raison seule et le seul patriotisme ne vous donneraient pas!

« ... La foi dans la Providence, la sainteté du devoir, la soumission à l'autorité paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux droits de tous, tels sont les sentiments que l'instituteur s'attachera à développer. »

Un mois après la promulgation de la loi, le ministre ordonna une vaste enquête sur l'état de l'enseignement primaire : 490 personnes, pour la plupart fonctionnaires de l'Université, passèrent quatre mois à visiter 33 456 écoles. De leurs rapports, Lorain tira les éléments de son Tableau de l'instruction primaire en France (Paris, 1837). Ce tableau est lamentable : on en trouvera une analyse dans l'Ecole de Jules Simon. Dans beaucoup de provinces, les parents, à aucun prix, ne veulent envoyer les enfants à l'école : gratuitement, ils trouvent que c'est encore trop cher ; on en signale qui refusaient l'argent qu'on leur offrait, préférant envoyer leurs enfants garder les oies. Guizot put apprécier ce qu'on pouvait attendre de ce qu'il appelle « la raison éclairée et l'intérêt bien entendu ». Il n'y avait en 1832 que 42 092 écoles primaires de toute catégorie (en 1829, 30 796) ; environ 8000 communes en étaient absolument dépourvues ; les enfants y vivaient à l'état barbare. Il y avait des cantons où l'on trouvait une école par 13, par 15, par 25 communes. Le corps des instituteurs était encombré de membres ignorants ou indignes : dans les Landes, il y en avait qui ne savaient ni lire, ni écrire. Comme sous l'ancien régime, beaucoup cumulaient leur métier avec ceux de fermiers, valets de charrue, cordonniers. Les communes qui, ayant une école, possèdent une maison d'école, sont l'exception : la classe se fait dans une salle de mairie, un corps-de-garde, un cabaret, une salle de danse, sous le porche d une église, dans une cave. Un instituteur tient son pourceau dans la salle d'école, qui est la pièce unique de son logement.

Sous l'action bienfaisante de la loi de 1833, le nombre des communes absolument privées d'école diminue : il est de 5667 en 1837, de 4197 en 1840, de 2400 en 1843. Le nombre des écoles de toute catégorie augmente : il était de 42 092 en 1832 avec 1935 624 élèves, tant filles que garçons. Il s'élève à 52 779 en 1837 ; à 55 342 en 1840 ; à 59 838 en 1843 ; à 63 028 au 1" janvier 1848, avec 3530135 élèves.

Dans l'espace de quatorze ans, l'instruction primaire avait gagné 20 396 écoles et 1 594 511 élèves.

D'autres mesures vinrent compléter l'oeuvre législative de 1833 : les statuts sur les écoles primaires communales du 25 avril 1834 disposent, article 29 : « Les élèves ne pourront jamais être frappés » ; mais ils autorisent « la mise à genoux pendant une partie de la classe ou de la récréation ».

L'ordonnance royale du 26 février 1835 établit dans chaque département un inspecteur spécial de l'instruction primaire ; celle du 30 décembre 1842 porte à 111 le nombre de ces fonctionnaires.

Des avis du Conseil royal, du 2 août 1833 et du 4 juillet 1834, décident que la loi de 1833 « n'est point applicable aux écoles de filles, quant à présent, et que la législation antérieure subsiste jusqu'à nouvel ordre ». C'est l'ordonnance du 23 juin 1836, sous le ministère de Pelet (de la Lozère), qui statue enfin sur ces écoles et qui leur applique les dispositions de la loi organique : deux ordres d'enseignement, élémentaire et supérieur ; deux sortes de brevet de capacité pour les institutrices ; le brevet exigé des maîtresses laïques : mais ce que Guizot n'avait établi que par prétérition dans la loi de 1833, en faveur des maîtresses congréganistes, Pelet, ministre de l'instruction publique, l'établit formellement. L'article 13 de l'ordonnance porte : « Les institutrices appartenant à une congrégation religieuse dont les statuts, régulièrement approuvés, renfermeraient l'obligation de se livrer à l'éducation de l'enfance, pourront être autorisées par le recteur à tenir une école primaire élémentaire, sur le vu de leur lettre d'obédience et sur l'indication, par la supérieure, de la commune où les soeurs seraient appelées ».

Enfin, dans les lieux où il existera des écoles communales distinctes pour les deux sexes, il ne sera permis à aucun instituteur d'admettre des filles, ni à aucune institutrice d'admettre des garçons. Le 10 février 1837, le Conseil royal édicta un règlement autorisant les instituteurs d'un ou plusieurs cantons à se réunir en conférences pédagogiques : il constatait que ces conférences avaient déjà produit des résultats « favorables au progrès et à l'amélioration de l'instruction primaire ».

En 1845, le ministre de Salvandy modifia la composition du Conseil royal de l'instruction publique, qui prit le nom de Conseil royal de l'Université.

Le budget général de l'instruction publique, qui était en 1829 de 7 292 000 francs, s'élève en 1847 à 19 262 438 fr., dont 2 959 537 francs pour l'enseignement primaire. ? Voir Louis Philippe, Barthe, Daunou, Montalivet, Salverte, Guizot, Cousin (Victor), Villemain, Salvandy, Quinet, Michelet, Montalembert, Dupanloup, Mlle Sauvan, Cochin, Mallet (Mme), Millet (Mme), Liberté de l'enseignement, etc.

V. ? La République de 1848.

Le gouvernement provisoire et l'Assemblée constituante. ? Avec la République de 1848, mais pour les premiers mois seulement de son existence, reparaissent les tentatives hardies, les idées novatrices, les hautes ambitions en matière d'enseignement. La Constituante de 1848 eut, comme la Convention, son Comité de l'instruction publique. Hippolyte Carnot, ministre de l'instruction publique et des cultes du 24 février au 5 juillet, attacha son nom à plusieurs mesures importantes et à un projet de loi remarquable.

Un arrêté du gouvernement provisoire, du 8 mars 1848, instituait une Ecole d'administration qu'il rattachait au Collège de France : on y étudiait l'état de la population, celui de l'agriculture, de l'industrie, des travaux publics, les lois économiques des finances et du commerce. Malheureusement l'école fut supprimée, dix-huit mois après, par la loi du 9 août 1849.

Un arrêté du 7 avril 1848 instituait au Collège de France onze chaires nouvelles, destinées notamment à l'enseignement du droit politique comparé, du droit international, de l'histoire et des principes du droit administratif, des sciences économiques. Parmi les professeurs qui furent alors nommés figurent J. Reynaud, Lamartine, Armand Marrast, Faustin Hélie, Garnier-Pagès, de Cormenin, Ledru-Rollin. Il est vrai qu'on supprimait cinq chaires, qui furent rétablies par décret présidentiel du 24 décembre 1848 : la plupart des chaires créées en avril 1848 ne furent pas maintenues.

Une circulaire du 5 juin annula le privilège de la lettre d'obédience.

Le dernier jour de son ministère, le 4 juillet 1848, H. Carnot proposait à l'Assemblée constituante le rétablissement de la gratuité absolue à l'Ecole normale. Après la chute du ministre, la mesure fut votée par l'Assemblée, sur un rapport de M. Bourbeau, membre du Comité de l'instruction publique. Par là fut supprimée une inégalité choquante dans la situation des élèves. Carnot avait donné aux élèves l'uniforme et l'épée : l'arrêté du 22 octobre 1849 leur rendit le costume civil.

L'acte capital du ministère Carnot fut la présentation du projet de loi sur l'instruction primaire, le 30 juin 1848. Après un long intervalle, les idées qui avaient triomphé en 1793 à la Convention reprenaient faveur. L'enseignement primaire était déclaré obligatoire et gratuit. L'art. 4 affirmait nettement l'instruction primaire comme une chose d'Etat : « Les écoles primaires publiques sont celles où l'enseignement est donné par l'Etat ». Le projet avait toutefois un défaut : celui de ne pas conserver la distinction, si pratique et si sage, établie par Guizot entre les écoles élémentaires et les écoles supérieures. Carnot revenait aux vastes programmes de la Révolution : la « connaissance des devoirs et des droits de l'homme et du citoyen » ; le « développement des sentiments de liberté, d'égalité, de fraternité » ; l'hygiène, les exercices physiques, le chant, etc.

L'institution des inspecteurs primaires, ces organes essentiels de l'action directrice, est renforcée : il y aura au moins un inspecteur primaire par arrondissement. Ils visiteront au moins deux fois par an les écoles de leur ressort. De plus, dans chaque académie, il devait y avoir un inspecteur supérieur, spécialement affecté à l'enseignement primaire, ayant rang d'inspecteur d'académie. Enfin, auprès du ministre, quatre inspecteurs généraux de l'enseignement primaire.

Si le gouvernement s'emparait résolument, par ses préfets et sous-préfets, comme présidents des comités, par ses recteurs, ses inspecteurs généraux, ses inspecteurs supérieurs, ses inspecteurs primaires, de la direction suprême de l'enseignement populaire, c'était avec le dessein de réaliser un progrès considérable sur l'état de choses issu de la loi de 1833.

D'abord on multipliait les écoles : il devait y avoir au moins une école primaire dans toute commune, non plus de cinq cents habitants, mais de trois cents ; toute école de plus de 150 élèves pouvait être divisée, ou recevoir des instituteurs ou institutrices adjoints. Pourtant la loi autorisait les écoles mixtes, c'est-à-dire la fréquentation de l'école par les deux sexes, mais seulement pour les écoles publiques : elle l'interdisait dans les écoles privées. Si l'on faisait à l'instituteur une obligation du brevet de capacité, sa situation était entourée de garanties sérieuses ; il devait jouir des mêmes garanties que les maîtres de l'enseignement supérieur : c'était, jusqu'à un certain point, l'inamovibilité. Le projet pourvoyait généreusement à son traitement ; enfin, il avait droit à une pension de retraite, Il cessait d'être le subalterne du prêtre, l'enseignement religieux devant être donné exclusivement par les ministres du culte ; il n'avait plus à subir son inspection ; la loi, pour mieux assurer son indépendance, lui interdisait d'exercer d'autres fonctions sans l'autorisation du recteur.

Les institutrices, pour l'obligation du brevet, pour le mode de nomination et les garanties, étaient mises sur le pied d'égalité avec l'instituteur : mais pour elles le traitement était inférieur d'un sixième.

Le projet Camot fut renvoyé à une commission, et celle-ci, que présidait Jules Barthélémy Saint-Hilaire, substitua au projet Carnot un projet nouveau : l'instruction primaire y était divisée en élémentaire et supérieure ; l'instruction religieuse reparaissait bien dans le programme, mais elle était exclusivement réservé aux ministres du culte et devait être donnée en dehors des heures de classe. Le principe de l'obligation était maintenu, mais celui de la gratuité était abandonné.

Avant que le projet de la commission eût pu être présenté à l'Assemblée constituante, le prince Louis-Napoléon avait été élu président de la République : le 20 décembre, il confiait le ministère de l'instruction publique et des cultes à M. de Falloux.

Le premier acte de celui-ci fut de retirer le projet Camot et de nommer une commission chargée d'en préparer un autre (4 janvier 1849) ; le second fut d'annuler la circulaire du 5 juin 1848 (25 janvier 1849).

Nous ne pouvons que mentionner le projet présenté le 5 février 1849 par Jules Simon, au nom d'une nouvelle commission de l'Assemblée constituante ; d'autres hommes allaient disposer des destinées de l'enseignement.

L'Assemblée législative. ? C'est sous le ministère de M. de Falloux (du 20 décembre 1848 au septembre 1849) que fut proposée, c'est sous le ministère de M. de Parieu (du 31 octobre 1849 au 24 janvier 1851) que fut votée la célèbre loi du mars 1850. Elle ne se bornait pas à statuer sur l'enseignement primaire: elle modifiait de fond en comble toute l'organisation universitaire : elle changeait le ressort des circonscriptions académiques, transformait les anciens comités et conseils, statuait sur les établissements secondaires comme sur les établissements primaires, faisait tomber toutes les barrières opposées à l'invasion des congrégations même non autorisées.

On l'avait présentée comme une loi de liberté ; elle devait, assurait-on, réaliser le voeu formulé par la constitution du 4 novembre 1848 : cette constitution soi-disant républicaine, et qui préparait les voies au pouvoir personnel, contient, en effet, un article 9 ainsi conçu: « L'enseignement est libre ». Mais quelle liberté pouvaient bien nous apporter les serviteurs de l'Eglise, cette puissance autoritaire par excellence? C'était à un monopole, celui de l'Université, qu'on prétendait s'attaquer : en réalité, c'était un monopole, celui des congrégations, qu'on allait instituer.

L'instituteur laïque, depuis quelque temps déjà, était traité en suspect, en agent de révolution et de désordre. La loi du 11 janvier 1850 avait placé l'instruction primaire, dans chaque département, sous la surveillance des préfets. «Il importait», ? si nous devons en croire un inspecteur général de l'instruction publique, Charles Jourdain ? « d'arracher l'instruction primaire aux influences corruptrices qui commençaient à la rendre suspecte au pays et qui menaçaient de la pervertir. » C'est donc aux préfets du président Louis Bonaparte qu'il appartenait de réprimander, de suspendre et de révoquer les instituteurs. Cette loi devait cesser d'avoir son effet six mois après sa promulgation, mais elle fut prorogée ensuite jusqu'au 1er septembre. D'ailleurs, à la tutelle des préfets, la loi du 15 mars 1850 allait en substituer une autre beaucoup plus oppressive.

Essayons de résumer la loi de 1850.

D'abord, elle s'attaque à l'organisation de l'ancien Conseil royal de l'Université, devenu le Conseil supérieur de l'instruction publique : elle y fait entrer quatre archevêques ou évêques, élus par leurs collègues ; trois ministres des autres cultes reconnus ; trois membres de l'enseignement libre, nommés par le président de la République ; trois membres du Conseil d'Etat, trois de la Cour de cassation, trois de l'Institut ; l'Université n'y est plus représentée que par huit membres nommés par le président de la République, qui formeront 1a section permanente et n'auront aucune autorité sur l'enseignement libre.

Dans chacune des académies, c'est-à-dire, comme nous le verrons, dans chaque département, il y a un Conseil académique, qui est comme une réduction du Conseil supérieur et se recrute suivant une méthode analogue : l'évêque ou son délégué, un prêtre désigné par lui, et deux ministres des cultes dissidents, y représentent l'élément ecclésiastique ; le préfet ou son délégué, le procureur général ou le procureur de la République, un membre de la cour d'appel ou du tribunal, quatre membres élus par le Conseil général, y représentent ce qu'on appelait alors les « grandes forces sociales » ; l'élément universitaire n'y est plus représenté que par le recteur, un inspecteur d'académie ou un fonctionnaire universitaire désigné par lui, et, s'il y a des facultés dans le département, par les doyens des facultés. Dans le Conseil académique de la Seine, outre l'évêque ou son délégué, figurent trois ecclésiastiques désignés par lui.

Dans chaque canton fonctionne une délégation cantonale, dont nous pourrons apprécier la composition.

Non seulement les forces hostiles à l'Université se sont établies dans ses conseils, mais on a pris à tâche de désorganiser sa hiérarchie administrative. Les recteurs d'autrefois semblaient de trop puissants personnages ; ils pouvaient tenir en échec les prétentions épiscopales : désormais il y aura autant d'académies que de départements, quatre-vingt-six recteurs pour toute la France, quatre-vingt-six personnages à peine plus considérables que les inspecteurs placés sous leurs ordres. La forte unité de l?Université de France est brisée ; sa puissance humiliée devant la formidable unité de l'organisation catholique.

Le recteur peut être un étranger, un ennemi pour le corps enseignant : l'article 9 dispose que « les recteurs ne seront pas choisis uniquement parmi les membres de l'enseignement public ». S'il était revêtu de quelqu'un des grades supérieurs de l'enseignement, il pourrait avoir des velléités d'indépendance : aussi se garde-t-on d'exiger qu'il soit docteur ou agrégé ; on ne lui demande que la licence ; moins que cela même : dix ans de stage comme inspecteur d'académie, comme proviseur, censeur, professeur des classes supérieures dans l'enseignement public ou libre, tiendront lieu de la licence. On est encore moins exigeant pour l'inspecteur d'académie. L'Université sera gouvernée plus d'une fois ? comme déjà sous les régimes précédents, d'ailleurs ? par des recteurs ou des inspecteurs sortis des établissements ecclésiastiques et appartenant au clergé.

La loi s'attaque ensuite aux diverses garanties dont était encore entourée la situation du personnel enseignant.

L'instituteur n'a plus aucun recours contre une décision du recteur qui le réprimande, le suspend, lui inflige une révocation qui le rend incapable d'exercer, dans la commune qu'il habite, même les fonctions d'instituteur libre. C'est seulement lorsqu'il s'agit d'une interdiction absolue, qui le rend incapable de tout enseignement sur toute la surface du territoire, qu'il a droit à être jugé par le Conseil académique, et, condamné par lui, à interjeter appel, dans le délai de dix jours, au Conseil supérieur. En cas d'urgence, le maire de la commune peut le suspendre provisoirement, à charge de rendre compte dans les deux jours au recteur.

Le professeur de l'enseignement secondaire n'est guère mieux partagé : le ministre peut, disciplinairement, c'est-à-dire arbitrairement, lui infliger la mutation pour un emploi inférieur, la suspension pour une année au plus, avec ou sans privation totale ou partielle du traitement. C'est seulement dans le cas de retrait d'emploi que le ministre est tenu de prendre l'avis du Conseil supérieur ou de la section permanente, et c'est seulement dans le cas de la révocation que le professeur jouit du droit de recours au Conseil supérieur.

Le professeur même de l'enseignement supérieur est atteint ; mais la mutation pour un emploi inférieur suffit à lui assurer le droit de recours au Conseil supérieur.

Par contre, le maître de l'enseignement libre, même le simple instituteur, jouit de toutes les garanties retirées aux maîtres de l'enseignement public. Il ne peut être poursuivi que « pour cause de fautes graves dans l'exercice de ses fonctions, d'inconduite ou d'immoralité » ; il ne peut l'être que « sur la plainte du recteur ou du procureur de la République » : la censure, la suspension, l'interdiction à temps, l'interdiction absolue ne peuvent lui être infligées que par des juges, c'est-à-dire par le Conseil académique: s'il est condamné à l'interdiction absolue, le recours au Conseil supérieur est ouvert.

Ce n'est pas le professeur de collège, de lycée ou de faculté que la loi a surtout en vue : c'est l'instituteur communal : c'est contre lui qu'elle est surtout armée de rigueur. Le préfet peut le révoquer, un simple maire de commune peut le suspendre ; les pouvoirs ecclésiastiques le surveillent de près. La loi a institué dans chaque canton, pour la surveillance des écoles, les délégués cantonaux ; l'administration ne manquera pas de les choisir surtout parmi les ecclésiastiques. Dans le cas où elle y manquerait, la loi a pris ses précautions. L'article 44 dit, en effet « Les autorités locales préposées à la surveillance et à la direction morale de l'enseignement primaire sont, pour chaque école, le maire, le curé, le pasteur ou le délégué du culte israélite. L'entrée de l'école leur est toujours ouverte. »

Comme l'article 23 a mis en tête du programme » l'instruction morale et religieuse », c'est à l'instituteur qu'il appartient désormais d'enseigner le catéchisme aux enfants. La loi de 1850 s'est bien gardée de reproduire la disposition tutélaire de la loi de 1833 qui disait en son article 2 : « Le voeu des pères de famille sera toujours consulté et suivi, en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l'instruction religieuse ». Encore moins la sage réserve du projet Barthélémy Saint-Hilaire : « L'enseignement du dogme est exclusivement réservé aux ministres des différents cultes, et il est donné en dehors des heures d'école ». La loi de 1850 entend, au contraire, que l'école soit « toujours ouverte » au ministre des cultes.

L'instituteur redevient donc un subordonné du prêtre : sous l'oeil vigilant de celui-ci, il fait réciter le catéchisme, prend soin de l'église et de la sacristie, car il n'est plus question de lui interdire ce cumul. Le curé, comme ministre du culte, a la surveillance et la direction morale de l'école ; comme délégué cantonal il peut en avoir la surveillance et la direction pédagogique. Si dans cette cohabitation de tous les jours, l?instituteur donne sujet de plainte à son curé, le recteur, un simple licencié, souvent moins qu'un licencié, qui a ses raisons pour redouter l'évêque, soutiendra bien rarement son subordonné. Si l'instituteur est frappé d'une interdiction absolue, quels juges trouvera-t-il, en première instance, au Conseil académique, en appel, au Conseil supérieur? Au Conseil académique, l'évêque et l'ecclésiastique désigné par lui ; au Conseil supérieur, les quatre archevêques ou évêques élus par tout l'épiscopat de France.

Ce n'est plus le préfet, ce n'est pas le recteur qui nomme l'instituteur : c'est le conseil municipal qui le choisit soit sur une liste d'admissibilité et d'avancement dressée par le Conseil académique, soit sur la présentation qui est faite par les supérieurs des congrégations. Si le conseil municipal s'abstient, le droit de nomination revient au Conseil académique (art. 31).

Les auteurs de la loi se sont souvenus du mot de Guizot : « L'instruction primaire est tout entière dans les écoles normales primaires », quand ils ont rédigé l'article 35 qui dit : « Les écoles normales peuvent être supprimées par le Conseil général du département ; elles peuvent l'être également par le ministre en Conseil supérieur ». Si le ministre éprouve quelque honte à fermer une école, le Conseil général peut s'en charger. La loi de 1833 avait imposé aux départements l?obligation d'entretenir une école normale : la loi de 1850 leur suggère et leur fournit un moyen de s'en affranchir (art. 35). Hâtons-nous de constater que fort peu de Conseils généraux acceptèrent ce présent perfide, cette offre ruineuse, par laquelle le législateur venait tenter l'esprit de routine ou de parcimonie. Le rang occupé par ces départements dans la statistique de l'instruction primaire leur fit ensuite expier, comme de juste, cette défaillance.

En même temps que la loi suggérait un moyen de détruire les pépinières de l'enseignement public, elle affranchissait les congrégations de toutes les conditions qui auraient pu entraver leur développement. Implicitement, par l'article 60, qui accorde à tout Français, dans certaines conditions déterminées, le droit de former un établissement d'instruction secondaire, la loi affranchit des anciennes prohibitions les congrégations non autorisées : les jésuites, les dominicains, les maristes vont reparaître sous leur vrai nom dans leurs anciens collèges ou dans de nouvelles maisons. Par l'article 63 est supprimé l'ancien certificat d'études ; par l'article 66, les ministres du culte recouvrent le droit d'avoir chez eux jusqu'à quatre élèves ; par l'article 70, l'existence des écoles secondaires ecclésiastiques est légalisée : elles sont affranchies de toute surveillance de l'Université ; par l'article 21, l'inspection des écoles libres est rigoureusement limitée : elle portera seulement sur la moralité, l'hygiène et la salubrité ; elle ne portera sur l'enseignement que pour vérifier « s'il n'est pas contraire à la morale, à la constitution et aux lois ».

La loi de 1850 n'exige aucun brevet des instituteurs adjoints : ce sont surtout les congrégations qui vont profiter de cette facilité et, dans de vastes écoles, grouper autour d'un seul maître breveté, ou simplement pourvu du certificat de stage, de nombreux adjoints sans brevet et sans certificat. La loi dispense du brevet quiconque a trois ans de stage à un titre quelconque, comme adjoint aussi bien que comme directeur. Elle déclare formellement (art. 39) que les « lettres d'obédience tiendront lieu de brevet de capacité aux institutrices appartenant à des congrégations religieuses vouées à l'enseignement et reconnues par l'Etat ». Si des religieuses condescendent à passer l'examen de capacité, l'article 39 a soin de stipuler que « l'examen des institutrices n'aura pas lieu publiquement ». Mais les maisons religieuses n'ont garde de pousser les instituteurs ou institutrices à subir les épreuves du brevet ; par la lettre d'obédience, elles les tiennent plus sûrement sous leur dépendance : elles conservent sur leurs « sujets » une autorité plus absolue.

En certains points, assurément, la loi de 1850 aurait pu constituer un progrès : elle obligeait toute commune de huit cents âmes et au-dessus d'entretenir une école de filles ; elle créait un inspecteur primaire par arrondissement ; elle établissait un minimum de 600 francs pour le traitement (éventuel compris) de l'instituteur ; elle substituait des caisses de retraites aux anciennes caisses d'épargne et de prévoyance ; elle encourageait les cours d'adultes et autres établissements analogues. Mais ces dispositions, toutes empruntées à l'ancien projet Camot, reproduites généralement dans les projets Barthélémy Saint-Hilaire et Jules Simon, peuvent-elles nous fermer les yeux sur le caractère politique de cette loi, sur les moyens violents ou perfides qu'elle a mis en oeuvre pour disloquer notre organisation universitaire, affranchir les écoles libres de toute inspection efficace de l'Etat, et, au contraire, assujettir les écoles publiques à la surveillance constante et à la direction impérieuse du clergé?

La pensée qui a présidé à la savante construction de cette loi s'est manifestée sans ambages dans un article de l'Ami de la religion du 13 novembre 1849 et dans une brochure publiée en 1850. Ces deux écrits, qui reproduisent les mêmes idées presque dans les mêmes termes, paraissent être l'oeuvre de l'abbé Dupanloup. L'article a été analysé dans l'Ecole de Jules Simon. La brochure, beaucoup plus développée, a pour titre : « Mémoire sur le projet de loi relatif à la liberté de l'enseignement : ce mémoire, soumis à notre T. S. P. le Pape, à Nosseigneurs les Evêques, n'est en aucune façon destiné à la publicité ». Les débats parlementaires de 1880 lui ont assuré, à trente ans de distance, la publicité que ne désiraient pas ses auteurs. Le mémoire a été inséré in extenso dans le Journal général de l'instruction publique du 11 septembre 1880, et tiré à part par l'éditeur Paul Dupont. Il ne sera pas inutile d'en reproduire quelques passages :

« Les associations religieuses, qui veulent se consacrer à l'enseignement du peuple et des pauvres, étaient prohibées, entravées, arrêtées en toutes manières.

« Dans la loi nouvelle, au contraire, de grandes facilités leur sont offertes. Ainsi :

« Les communes sont libres de choisir pour instituteurs communaux des membres des associations religieuses (art. 29) ;

« Les supérieurs des associations religieuses consacrées à l'enseignement et reconnues par l'Etat exercent le droit de présentation et le droit de révocation, à l'égard de tous leurs sujets (art. 29) ;

« Les membres et novices des mêmes congrégations sont exempts du service militaire (art. 31) ;

« Les lettres d'obédience tiennent lieu aux religieuses de brevet de capacité (art. 55) ;

« Le stage dispense de tout examen de capacité (art. 23). On le sait, l'examen de capacité avait les plus graves inconvénients pour l'humilité, l'obéissance et le bon esprit des jeunes gens appartenant aux congrégations religieuses. C'est pour obvier à ces inconvénients que le stage, si facile d'ailleurs à faire accomplir par ces jeunes gens, les dispense de tout examen et brevet de capacité ;

« Tout titre, tout diplôme, toute preuve légale de capacité pourra équivaloir au brevet, et dispenser de l'examen (art. 23) ;

Les écoles normales, si dangereuses, si puissantes pour le mal, et qui ont si déplorablement dénaturé le caractère et la mission des instituteurs primaires, disparaissent (art. 35) ;

« Toute inamovibilité est enlevée à l'instituteur communal (art. 27) ;

« Le comité local est supprimé, et l'instituteur remis sous la surveillance immédiate et spéciale du curé dans chaque commune, non seulement en ce qui regarde la religion, mais aussi pour la direction morale de l'enseignement primaire (art. 44) ;

« La funeste indépendance de l'instituteur vis-à-vis du curé disparaît donc en même temps que son inamovibilité.

« C'est ainsi que la loi nouvelle, si l'unanimité des amis de l'ordre détermine son adoption, d'une part affranchit la puissance du bien, de l'autre renverse par des coups décisifs la puissance du mal : et par là satisfait à ce que réclament également les voeux de la religion et les périls de la société.

« On a voulu qu'il n'y eût plus ni corporation, ni hiérarchie, ni gouvernement universitaire ; on a voulu substituer la société elle-même à l'Université dans la haute direction de l'enseignement ; on a voulu que le clergé apportât son concours à cette grande oeuvre ; et pour réaliser tout cela :

« On a dissous l'ancien Conseil universitaire.

« Dans le nouveau Conseil, on n'a laissé les anciens chefs de l'Université qu'en une très faible minorité (8 sur 26), entourée, contenue, dominée par les représentants librement élus de la magistrature, du Conseil d'Etat, de l'Institut, de l'enseignement libre, de l'épiscopat?

« Les académies actuelles, qui ne sont que les agents passifs du Conseil de l'Université, qui ne peuvent qu'obéir servilement à l'impulsion partie de là, ont été dissoutes, profondément bouleversées dans leur composition, dans leur ressort, dans leurs attributions ; et remplacées dans chaque département par un Conseil investi des fonctions les plus importantes, et revêtu d'une autorité morale plus considérable encore que son autorité légale (articles 10, 12, 13, 14 et suivants). Sur onze membres dont il se compose, il pourra n'y en avoir qu'un seul appartenant à l'enseignement officiel. Ce ne sera plus l'Université, ce ne sera plus même l'Etat, mais la société tout entière qui y sera représentée, sur tous les points du pays, par ses forces les plus vives.

« La hiérarchie actuelle des recteurs et des inspecteurs sera décentralisée et détruite ; les recteurs, les inspecteurs généraux, les inspecteurs de l'académie seront désormais pris également parmi les membres appartenant à l'enseignement libre, et parmi ceux appartenant à l'enseignement officiel (articles 17, 18, 19).

« Il importe de rappeler encore que ni les inspecteurs, ni le Conseil supérieur, ni les Conseils académiques départementaux n'ont à prétendre aucune autorité ni d'administration, ni de direction quelconque sur les INSTITUTIONS LIBRES, et qu'ils ne peuvent y exercer que la surveillance d'ordre public définie plus haut, restreinte à ce qui touche l'hygiène, la moralité publique, le respect des lois, et à laquelle elles ne peuvent se soustraire sous la constitution qui nous régit.

« Enfin le clergé intervient :

« Pour être, dans les conseils publics, le gardien de la liberté d'enseignement, et le protecteur de tous les établissements libres ;

« Pour aider, surtout en ce qui louche la direction religieuse et morale, à la réforme de l'instruction publique dans les établissements de l'Etat.

« Ainsi non seulement la liberté d'enseignement primaire et secondaire est établie aux conditions les plus faciles et les plus simples ;

« Non seulement les petits séminaires sont affranchis ;

« Non seulement la corporation et l'ancienne hiérarchie universitaire se dissolvent dans une profonde transformation ;

« Non seulement la centralisation gouvernementale et administrative est abolie par la création des Conseils départementaux ;

« Non seulement c'est la société elle-même qui se substitue à l'Université, à l'Etat, pour le gouvernement et la surveillance de l'instruction publique ;

« Mais de plus :

« C'est le clergé de France tout entier, représenté dans le Conseil supérieur par les trois évêques, élus de tous leurs collègues ;

« Représenté dans les Conseils départementaux par les quatre-vingt-un évêques et par les quatre-vingt-six ecclésiastiques de leur choix ;

« Représenté dans toutes les paroisses par les quarante mille curés exerçant sur l'instruction primaire l'action la plus immédiate, la plus constante, la plus salutaire ;

« Aidé d'ailleurs de tous les ecclésiastiques et de tous les laïques fidèles, qui entreront dans l'enseignement libre autant qu'ils le voudront ;

« Aidé aussi de toutes les congrégations religieuses reconnues et non reconnues par l'Etat, et qui entreront également, autant qu'il conviendra à leur zèle, dans l'enseignement primaire et secondaire ;

« C'est le clergé de France, avec toutes ses forces les plus élevées, les plus libres, les plus puissantes, qui est invité par l'Etat lui-même, par les grands pouvoirs de la nation, à venir au secours de la société menacée, en demeurant d'ailleurs dans toute la plénitude de ses droits ».

Tout ce mémoire est comme un chant de victoire : sur les ruines de l'ancienne Université, ce qui triomphe ce n'est pas la liberté, c'est l'idée ultramontaine. Le parti catholique espérait bien avoir enfin détruit l'oeuvre des parlementaires de 1762, l'oeuvre des républicains de 1793, et déformé l'oeuvre des libéraux de 1833.? Voir République (Seconde), Carnot (L.-Hippolyte), Charton, Renouvier, Leconte de Lisle, Barthélémy Saint-Hilaire, Simon (Jules), Falloux (de), Parieu (de), Dupanloup, etc.

VI. ? Le coup d'Etat et le Second Empire.

Après le coup d'Etat. Ministère Fortoul. ? Dans le ministère qui fut formé en pleine exécution du coup d'Etat, le 3 décembre 1851, le portefeuille de l'instruction publique fut remis à un ancien professeur et doyen de faculté, alors ministre de la marine, Fortoul, qui le garda jusqu'au 1er juillet 1856. Tout ce ministère fut une période de despotisme, de désorganisation et de terreur. Toutefois, Fortoul se distingua en un point des ministres de la réaction précédente : ceux-ci, dans l'exécution du pacte conclu entre le prétendant et le parti religieux, ont veillé surtout aux intérêts ultramontains ; celui-là, sans rompre ouvertement avec les anciens alliés (ce qui d'ailleurs n'empêcha pas le ministre, 29 décembre 1853, de fermer le collège des jésuites de Montaud), travaille surtout à niveler devant l'omnipotence impériale les dernières libertés.

Le serment imposé, en 1851, aux professeurs de tout ordre, dépeupla les chaires du haut enseignement : c'est alors que Villemain et Cousin furent admis à la retraite: que Michelet, Quinet et Mickiewicz furent révoqués ; que les Barthélémy Saint-Hilaire, les Vacherot, les Jules Simon, les Challemel-Lacour, les Despois, les Barni, les Frédéric Morin, et bien d'autres encore, furent exclus de l'enseignement. Le Conseil supérieur de l'instruction publique fut bouleversé ; l'autonomie des grands établissements scientifiques anéantie ; les professeurs de tous les ordres de l'enseignement dépouillés de toutes garanties. Abordons l'examen du célèbre décret-loi du 9 mars 1852, qui était destiné à étendre sur l'Université tout entière les conséquences du coup d'Etat.

Le Conseil supérieur se composait de cinq archevêques ou évêques, trois membres des cultes non catholiques, trois membres du Conseil d'Etat, trois de la Cour de cassation, cinq de l'Institut, deux de l'enseignement libre, et de huit inspecteurs généraux. Sauf une augmentation de l'élément ecclésiastique, la composition du personnel n'était guère modifiée. Ce qui était changé, c'est que les membres de l'épiscopat, des Eglises dissidentes, du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation, de l'Institut, au lieu d'être élus par leurs pairs, étaient désormais nommés et révoqués par le président (l'empereur), sur la proposition du ministre. Le Conseil supérieur était tout entier à la discrétion du gouvernement. Thiers, Beugnot, Orfila, Flourens, Dubois, Cousin en furent exclus.

De même le président de la République (l'empereur), sur la proposition du ministre, nomme et révoque les professeurs des facultés, du Collège de France, du Muséum, de l'Ecole des langues orientales, les membres du Bureau des longitudes, de l'Observatoire de Paris, de l'Observatoire de Marseille.

Pour les grands établissements, le décret-loi admet encore des présentations, tant par les corps eux-mêmes que par les classes correspondantes de l'Institut ; mais entre cette double présentation, le ministre reste libre : il peut toujours présenter au président « un candidat désigné par ses travaux ».

Ainsi, pendant que l'obligation du serment dépeuplait nos grandes écoles de leurs professeurs les plus éminents, la faculté donnée au ministre de présenter directement au président permettait de les repeupler de médiocrités dociles.

Le droit de nomination et de révocation appartient au ministre, « par délégation du président », pour les professeurs de l'Ecole des chartes, des écoles préparatoires de médecine et de pharmacie, de l'enseignement secondaire public, pour les membres des Conseils académiques et départementaux, etc.

Vis-à-vis des professeurs de l'enseignement secondaire, le ministre peut prononcer, « directement et sans recours », même la peine la plus grave : la révocation ; vis-à-vis des professeurs de l'enseignement supérieur, il peut prononcer même la révocation, pourvu que ce soit par un décret. Personne n'a plus le droit d'en appeler, même à ce Conseil supérieur de l'instruction publique, si étroitement dépendant du ministre.

Vis-à-vis des instituteurs, ce ne sont pas les conseils municipaux qui sont investis du droit de nomination : c'est le recteur, « les conseils municipaux entendus ». Les instituteurs sont révoqués par le recteur sans aucun recours possible.

Ainsi que le disait le rapport Fortoul du 19 septembre 1853, « le gouvernement reprend les pouvoirs disciplinaires les plus étendus. Les lentes formalités et les fictions de l'ancienne procédure disparaissent ; la répression est immédiate à tous les degrés et sous toutes les formes. »

Telle est l'économie du décret-loi ; tel est l'esprit qui l'a dicté ; mais ce qu'il faudrait montrer, c'est cette administration inquiète, tracassière, brutale, qui se défie de tout et qui touche à tout.

L'Ecole normale est atteinte par le décret du 10 avril 1852: on veut en bannir toute curiosité et tout esprit scientifique. Les élèves de l'Ecole ne pourront plus se présenter à la licence qu'à la fin de la seconde année ; à l'agrégation qu'après trois ans de stage à la sortie de l'Ecole et lorsqu'ils auront atteint l'âge de vingt-cinq ans. Les agrégations d'enseignement secondaire, dont le nombre avait été porté à sept par l'arrêté du 11 octobre 1848, qui créait l'agrégation des langues vivantes, sont réduites à deux : celle des lettres, celle des sciences. L'histoire est suspecte, la philosophie est proscrite : elle est remplacée par la logique. Le décret du 10 avril était désastreux pour la prospérité de l'Ecole normale. Comme le constate Charles Jourdain, qui n'est pourtant pas suspect d'une excessive sévérité pour le régime issu de 1851, « beaucoup de vocations furent découragées, et le nombre des candidats qui se faisaient inscrire annuellement pour entrer à l'Ecole diminua d'une manière sensible. A l'intérieur de l'Ecole, on vit le travail des élèves éprouver, en seconde année, un ralentissement ou du moins une déviation funeste. Pour le plus grand nombre, l'étude des auteurs grecs et latins, celle de la littérature française, les compositions elles-mêmes, se trouvèrent réduites à une préparation étroite et technique aux épreuves de la licence. L'histoire et la philosophie étaient négligées. Les choses en vinrent à ce point que, plus d'une fois, l'administration, faute de sujets, fut embarrassée de pourvoir aux vacances survenues dans l'enseignement historique et philosophique des lycées et collèges. »

Sur les professeurs pesait une surveillance vexatoire, une inquisition brouillonne, qui allait, comme dans la circulaire du 20 mars 1852, jusqu'à leur interdire de laisser croître leur barbe. La circulaire du 12 mars 1852 aux recteurs leur prescrit d'user sans hésitation des prescriptions de l?art. 8 du décret-loi qui les autorise, en cas d'urgence, à suspendre tout professeur de l'enseignement secondaire ou supérieur, sauf à en référer au ministre.

Fortoul estima que le minimum de 600 francs de traitement que la loi de 1850 assurait aux instituteurs était bien onéreux pour les finances. Il trouva un moyen ingénieux d'éluder cette obligation : par le décret du 31 décembre 1853, il décida que nul ne serait instituteur communal s'il n'avait exercé durant trois années comme instituteur suppléant ; or, le traitement des suppléants n'était plus que de 400 ou 500 francs. Pour arrêter l'extension de la gratuité, le même décret accordait aux préfets le droit de fixer annuellement, pour chaque commune, le nombre minimum des élèves gratuits.

Bientôt la loi des 14-20 juin 1854, art. 8, faisait passer aux mains des préfets les pouvoirs arbitraires qui jusqu'alors étaient confiés aux recteurs. Jules Simon apprécie en ces termes l'innovation : « La vérité est qu'en substituant les préfets aux recteurs, pour la direction des écoles, on a sacrifié l'intérêt scolaire à l'intérêt politique. Importe-t-il, oui ou non, de mettre un homme compétent à la tête de l'enseignement primaire? qui oserait le nier? Le préfet est-il compétent ? qui oserait le prétendre ? Donc on a sacrifié les écoles à la politique. »

La loi de 1854 eut indirectement un effet salutaire : pour laisser le champ libre aux préfets, elle supprimait les recteurs départementaux ; mais elle réduisait le nombre des académies à seize, et reconstituait jusqu'à un certain point cette hiérarchie universitaire que le législateur de 1850 s'applaudissait d'avoir détruite. Chaque recteur avait sous ses ordres, pour l'enseignement supérieur et secondaire, pour les écoles normales et la partie purement pédagogique de l'enseignement primaire, un inspecteur d'académie au chef-lieu de chaque département : cet inspecteur d'académie, pour tout ce qui concernait le personnel de l'enseignement primaire, était subordonné au préfet ; il avait son bureau à la préfecture et devenait une sorte d'employé préfectoral. Le recteur, au chef-lieu de son académie, était assisté d'un Conseil académique pour tout le ressort ; au chef-lieu du département, sous la présidence du préfet, siégeait un Conseil départemental?. ces deux Conseils avaient à peu près la même composition que les ci-devant Conseils académiques de département.

Le gouvernement, en constituant les seize académies, était amené à doter de facultés les sièges académiques qui en étaient encore dépourvus : c est ainsi que, par décret du 22 août 1854, étaient fondées trois facultés des lettres, à Clermont, Douai, Nancy, et cinq facultés des sciences, à Clermont, Lille, Marseille, Nancy et Poitiers.

Enfin le nom de Fortoul est resté attaché à une réforme des programmes de l'enseignement secondaire, dont le trait caractéristique a été la bifurcation. Le décret du 10 avril 1852 sur le plan d'études des lycées partageait les classes en trois divisions : division élémentaire, division de grammaire, division supérieure. Les élèves qui entraient dans la division supérieure étaient tenus d'opter entre la section des lettres et la section des sciences. Un tel plan d'études avait l'inconvénient d'imposer à des enfants de treize ou quatorze ans le choix prématuré d'une carrière, d'établir une spécialisation hâtive et funeste, de détruire le lien nécessaire entre les études littéraires et les études scientifiques, de mutiler en quelque sorte l'intelligence et la culture, et de ne produire que des éducations incomplètes. D'ailleurs, qu'était-ce que des études littéraires presques réduites à l'enseignement grammatical, découronnées de l'enseignement philosophique? Qu'étaient-ce que des études scientifiques où les démonstrations étaient simplifiées à outrance et dont l'esprit scientifique semblait absent?

Ministère Rouland. ? L'oeuvre entière de Fortoul était déjà condamnée quand la mort vint le surprendre. Six semaines après, lui succédait Rouland, qui gouverna l'Université du 13 août 1856 au 23 juin 1863.

A part le décret du 8 octobre 1857, que l'empereur data du camp de Châlons et qui dépouilla de ses prérogatives l'assemblée des professeurs du Collège de France pour les transférer à l'administrateur, le ministère Rouland marque une période de libéralisme relatif : le nouveau ministre s'applique à réparer en partie le mal qu'avait fait à l'enseignement l'administration de son prédécesseur.

Il s'efforce de relever l'Ecole normale, écrasée par les conséquences du décret d'avril 1852 : successivement, il rend aux élèves le droit de se présenter à la licence après la première année, à l'agrégation après la troisième ; il assimile les trois années d'école à un stage de quatre ans ; il institue de nouvelles conférences pour la langue et la littérature françaises, l'histoire, la géographie, les mathématiques ; il crée cinq emplois d'agrégés préparateurs ; il agrandit les laboratoires que dirigeront les Pasteur et les Sainte-Claire Deville ; le budget de l'école est augmenté.

Il rétablit une partie des agrégations supprimées en 1852 : celle des sciences est de nouveau dédoublée ; celle des lettres se subdivise entre les lettres, la grammaire, l'histoire. L'agrégation de philosophie ne bénéficie pas de ces réparations, car la philosophie est toujours la grande suspecte, et la logique continue à usurper sa place dans les programmes de nos lycées.

Si le ministre ne peut rien pour l'émancipation de l'instituteur, du moins, par le décret du 20 juillet 1858, il accorde à tous les instituteurs suppléants un traitement de 500 francs. Par le décret du 29 décembre 1860, il supprime cette dénomination d'instituteurs suppléants et accorde à tous les instituteurs un minimum de 600 francs. Par le décret du 19 avril 1862, il porte à 900 francs le revenu des maîtres qui peuvent justifier de quinze années de bons services. Enfin la circulaire du 26 août 1862 recommandait aux préfets de n'opérer parmi les instituteurs que les mutations indispensables, dans l'intérêt des écoles et des instituteurs eux-mêmes, à moins qu'il ne s'agît d'une mesure disciplinaire.

L'arrêté du 1er juin 1862 favorise l'établissement dans les écoles, sous la garde de l'instituteur, de bibliothèques scolaires, destinées non seulement aux élèves, mais aux adultes et aux familles. Pour beaucoup de communes, elles furent les premières bibliothèques populaires.

En 1860, l'annexion de la Savoie eut pour résultat la création d'une dix-septième académie, celle de Chambéry.

On peut dire qu'en des temps difficiles cet ancien procureur général à la cour de Paris, devenu le chef de l'Université, a, comme les magistrats de 1762, bien mérité de l'instruction publique.

Ministère Duruy. ? Victor Duruy sortait des rangs de l'Université pour en devenir le chef. Il apportait à sa tâche un dévouement à l'Université et une compétence professionnelle qu'on n'avait pas revus depuis les grands ministres universitaires de la monarchie de Juillet, les Guizot, les Villemain et les Cousin.

Soucieux de la dignité et des garanties du corps enseignant, un de ses premiers actes fut le décret du 11 juillet 1863, décidant que tout professeur titulaire de l'enseignement secondaire ou supérieur, menacé de révocation, aurait le droit de présenter sa défense, de vive voix ou par écrit, devant un comité de cinq membres désignés par le Conseil supérieur et choisis dans son sein.

La philosophie reçut une éclatante réparation : le décret du 29 juin 1863, qui date du premier jour de ce ministère, rétablit l'agrégation de philosophie, rendit à la philosophie dans l'enseignement des lycées son nom et ses anciens programmes ; une chaire de philosophie fut créée à l'Ecole normale. Plus tard, par le décret du 27 novembre 1864, fut rétablie l'agrégation des langues vivantes. Le nombre des agrégations fut porté à huit par le décret du 28 mars 1866, qui établissait celle de l'enseignement spécial. Parmi les grands établissements scientifiques, le Collège de France reçut deux chaires nouvelles et un cours complémentaire: le Muséum fut réorganisé par le décret du 29 décembre 1863 et accru dans son personnel et ses collections ; à l'Observatoire, le nombre des astronomes titulaires fut porté de neuf à treize. A l'Ecole normale, le régime intérieur redevint plus libéral et, pour habituer les élèves à la pratique de la liberté, les surveillants furent supprimés ; à l'Ecole des chartes, l'arrêté du 2 février 1866 rendit la thèse obligatoire ; l'Ecole des langues orientales fut réorganisée par le décret du 8 novembre 1866.

La faculté de droit de Paris recouvra la chaire d'économie politique qu'elle avait possédée un moment en 1819 ; deux nouvelles facultés de droit furent créées à Nancy et Douai (décrets des 9 janvier 1854 et 28 avril 1865). Alger fut doté d'une Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie.

En matière d'enseignement supérieur, la grande création de Duruy fut l'Ecole pratique des Hautes études, instituée par les deux décrets du 31 juillet 1868. Les décrets étaient précédés d'un rapport où le ministre disait: « Paris renferme de grands établissements auxquels se rattachent les noms de François Ier, de Richelieu et de Louis XIV ; mais ces établissements, construits à un autre âge, ne répondent plus à tous les besoins nouveaux ». Les maîtres étaient trop souvent dépourvus des instruments et des appareils réclamés par le progrès des sciences ; leurs laboratoires n'étaient pas en état d'être ouverts aux étudiants et de devenir des laboratoires d'enseignement et de recherches ; les maîtres n'avaient en général que des auditeurs de passage ; il fallait leur donner « le moyen de retenir auprès de leurs chaires et de former des élèves ». Il fallait que les facultés des lettres et des sciences en province devinssent de véritables écoles normales secondaires, des pépinières de professeurs pour les lycées et collèges ; dans les cours scientifiques, il fallait rompre les étudiants aux exercices pratiques et aux expériences. La nouvelle école était appelée à bénéficier de toutes les ressources qui existaient déjà ou qui allaient être créées, en fait de maîtres, de laboratoires, de collections, de bibliothèques, au Collège de France, au Muséum, à la Sorbonne, à l'Ecole de médecine, à l'Observatoire. Elle aurait cependant ses directeurs d'études, ses répétiteurs spéciaux, son budget. Ouverte aux élèves des facultés, de l'Ecole normale, de l'Ecole des chartes, elle aurait aussi ses étudiants en propre. A ceux-ci l'Etat pourrait accorder une indemnité annuelle d'entretien, et plus tard des missions et des bourses de voyages. Les travaux des maîtres et des élèves pourraient être publiés avec le concours et aux frais de l'Etat. (De cette décision naquit la Bibliothèque de L'Ecole des Hautes études.) L'Ecole se divisait en quatre sections : 1° mathématiques ; 2° physique et chimie ; 3° histoire naturelle et physiologie ; 4° histoire et philologie. Le décret du 30 janvier 1869 y ajouta une cinquième section, celle des sciences économiques. L'Ecole pouvait comprendre des chaires et conférences annexes établies auprès des facultés de province.

En exécution des décrets de juillet 1808, dix-neuf laboratoires furent institués au Collège de France, au Muséum, aux facultés des sciences et de médecine, à l'Ecole normale, sous la direction des Claude Bernard, des Sainte-Claire Deville, des Berthelot, des Würtz, des Milne-Edwards, des Frémy, des Balard, des Schlützenberger, des Brown-Séquard, des Charcot, des Broca, des Vulpian, des Hébert, des Jamin, des Paul Bert, etc. ; quatre autres à Caen, à Montpellier, à Marseille. Des conférences de mathématiques furent confiées à MM. Bertrand, Briot, Serret, Hermite. Pour l'histoire et la philologie s'ouvrirent des conférences de philologie grecque et latine, de philologie comparée, d'histoire, d'archéologie et d'épigraphie, d'égyptologie, de sanscrit, de persan, et de langues sémitiques, ? plus tard de langues romanes, celtiques, hébraïque.

L'Ecole des Hautes études avait surtout pour but de donner de la vie à notre enseignement supérieur, de rompre avec l'usage exclusif des leçons destinées à des auditeurs de passage, de grouper autour des chaires, des conférences et des laboratoires un noyau de véritables étudiants, d'abaisser devant de jeunes savants les barrières élevées par d'anciens règlements. Le but fut atteint : presque tous les établissements supérieurs de Paris et de la province eurent leur personnel d'étudiants ; l'esprit et les méthodes de l'Ecole des Hautes études pénétrèrent dans les anciens corps, avec lesquels son union est devenue de plus en plus intime.

Vers 1867 le parti catholique, qui avait obtenu la « liberté » dans l'enseignement primaire par la loi de 1833 et dans l'enseignement secondaire par la loi de 1850, prit l'initiative d'une campagne énergique en vue de l'obtenir dans l'enseignement supérieur. La question fut introduite par une pétition enregistrée au Sénat le 7 juin 1867 et où l'on dénonçait l'athéisme et le matérialisme de l'enseignement supérieur de l'Etat. Après une vive discussion, sur le rapport de Chaix d'Est-Ange, l'ordre du jour fut prononcé ('23 mai 1868).

Duruy développa une institution ébauchée par Rouland : le Congrès annuel des sociétés savantes à la Sorbonne. Il s'appliqua, sans peser sur leur liberté, à donner aux travaux de ces associations dispersées une direction commune, contribua à leurs travaux par des subventions, encouragea leurs succès par des récompenses publiques.

Le ministère de l'instruction publique prit une part brillante à l'Exposition universelle de 1867 : sous les auspices du ministre fut publiée l'intéressante collection des « Rapports sur les progrès des lettres et des sciences en France ».

Dans l'enseignement secondaire, Duruy débuta par opérer une destruction nécessaire, réclamée par les professeurs et les élèves, les familles, l'opinion publique. Le décret du 2 septembre 1863 ordonna que la séparation des élèves de lettres et de sciences n'aurait lieu qu'à la fin de la troisième ; celui du 4 décembre 1864 anéantit complètement la bifurcation imaginée par Fortoul et rétablit l'unité des études. Tous les élèves furent appelés à suivre les classes d'humanité : mais ces classes d'humanité comportaient de sérieux éléments de sciences. A l'issue de la philosophie, une classe de mathématiques élémentaires les conduisait au baccalauréat ès sciences ; pour ceux qui désiraient abréger les études littéraires, une classe de mathématiques préparatoires servait de préface aux mathématiques élémentaires.

Les programmes furent remaniés dans un esprit plus conforme aux exigences du siècle : le cours de philosophie comprenait une large étude de l'histoire des philosophies ; les cours de langues vivantes durent commencer à partir de la sixième ; l'histoire contemporaine fut introduite dans l'enseignement, « afin, disait la circulaire ministérielle du 23 septembre 1863, que ceux qui, dans quelques années, feront les affaires du pays, sachent de quelle manière ce pays a jusqu'à présent vécu ». ? « J'ai toujours trouvé à l'histoire, ajoutait le ministre, une grande vertu d'apaisement. Aussi suis-je convaincu que l'étude, faite avec bonne foi, des épreuves que nous avons subies depuis quatre-vingts ans est plutôt de nature à apaiser les esprits en les éclairant qu'à les irriter. Respectons les hommes qui ont, avant nous, porté le poids du jour, pour que nous soyons respectés à notre tour malgré nos fautes. »

Duruy donna un bon exemple en créant, pour éviter l'excessive agglomération des élèves dans les grands lycées, les premiers petits lycées, situés à la campagne et destinés aux élèves plus jeunes. Il débuta par le lycée du Prince impérial, ou lycée de Vanves, d'abord simple annexe de Louis-le-Grand ; les lycées de Bordeaux, Lyon, Marseille, Montpellier, ne tardèrent pas à avoir leurs petits lycées.

N'oublions pas la fondation du lycée de Galata-Seraï à Constantinople, destiné aux jeunes Orientaux sans distinction de races et de religions, et qui devait accroître l'influence française dans le Levant.

Une création qui eut un grand succès fut celle de l'enseignement spécial. Déjà le ministre de Salvandy, dans le statut du 5 mars 1847, avait tracé un programme qui divisait les cours des collèges royaux en trois branches : enseignement classique, enseignement scientifique, enseignement spécial, ce dernier étant réservé aux élèves qui se destinent au commerce et à l'industrie. Ce plan reçut un commencement d'exécution dans plusieurs collèges. L'article 63 de la célèbre loi de 1850 avait ordonné l'institution de « jurys spéciaux pour l'enseignement professionnel » ; en juin 1850, le ministre de Parieu avait même nommé une commission qui devait présenter un plan d'organisation. Les choses restèrent en l'état jusqu'au ministère Duruy. Alors fut votée la loi du 21 juin 1865, « portant organisation de l'enseignement secondaire spécial ».

Pour en assurer l'exécution, Duruy installa dans l'ancienne abbaye de Cluny une école normale d'enseignement spécial, et créa pour les futurs professeurs l'agrégation d'enseignement spécial ; enfin il fit l'essai de la nouvelle organisation dans un lycée modèle d'enseignement spécial, celui de Mont-de-Marsan. Dans le discours qu'il prononçait, le 15 octobre 1866, à l'inauguration du lycée de Mont-de-Marsan, le ministre justifiait en ces termes son innovation : « La France compte dans ses lycées et collèges 44 000 élèves classiques, qui assurent un large recrutement aux professions libérales, et, dans ses écoles primaires, cinq millions d'enfants qui ne vont guère au delà des connaissances élémentaires, quand ils y arrivent ; entre les uns et les autres, un abîme, qu'un petit nombre, doué de facultés exceptionnelles, parviennent seuls à franchir. Sur cet abîme, il faut jeter un pont ; l'enseignement spécial nous en donnera le moyen. » Il rappelait ensuite que le président Rolland, vers 1762, s'était préoccupé de ce grand nombre de jeunes gens qui perdent leur temps dans les collèges à apprendre des choses qui leur seront inutiles dans la vie, et qu'il avait deviné ces principes de fertilité « cachés dans des friches » et qu'un meilleur système d'éducation ferait fructifier. Duruy affirmait que la transformation en écoles d'enseignement spécial était la seule voie de salut pour un grand nombre de nos 251 collèges communaux. Il terminait par ces mots : « L'instruction ira ainsi au-devant de tous et de chacun, sans déclasser forcément personne, mais élevant tout le monde dans sa condition : l'ouvrier des champs et de la ville par l'école primaire ; l'industriel, le négociant, et l'agriculteur par le collège spécial ; le magistrat, le savant, le lettré, par le lycée classique et nos écoles supérieures ».

Le nouvel enseignement répondait si bien aux besoins réels d'un très grand nombre d'élèves, qui, n'ayant pas l'ambition des hautes spéculations littéraires ou scientifiques, se destinent aux carrières du commerce, de l'industrie, de l'agriculture, il répondait si bien aux désirs des familles, que presque aussitôt, dans vingt villes de France, les collèges s'organisaient sur le modèle de Mont-de-Marsan.

Par la circulaire du 30 octobre 1868, Duruy engageait les professeurs des facultés et des lycées à prendre l'initiative de cours publics qui seraient comme les cours d'adultes de l'enseignement secondaire. C'est de ce moment que date, dans toute la France, une reprise des conférences publiques, et que partout se dressent des chaires improvisées. La Ligue de l'enseignement, que venait de fonder, en 1866, Jean Macé, allait prendre, comme l'Université, une part active à ce mouvement.

Par la même circulaire, le ministre essayait d'organiser un enseignement secondaire des filles. « Que de plaintes ne s'élèvent point, disait-il, sur la difficulté de donner aux jeunes filles une instruction en rapport avec le rang qu'elles occuperont un jour dans la société et avec celle que reçoivent leurs frères dans les écoles de l'Etat et dans les établissements libres?» Les familles n'hésitent pas à confier leur filles aux leçons particulières des professeurs de nos lycées et collèges. « Pourquoi ne point généraliser ce qui est resté jusqu'à présent une sorte de privilège? Pourquoi laisser se consumer dans les efforts d'un enseignement individuel des forces vives et un dévouement qui peuvent être si facilement utilisés au profit du grand nombre? Pourquoi, enfin, ne pas constituer un véritable enseignement secondaire des filles, offrant les plus sérieuses garanties et placé sous le patronage des personnes qui ont, dans chaque ville, une autorité et une influence incontestées? » La base de cet enseignement, auquel les langues anciennes demeureraient étrangères, serait les programmes de l'enseignement secondaire spécial : une instruction littéraire générale, les langues vivantes, l'histoire, la géographie, les éléments des sciences, le dessin en feraient les frais. L'ensemble des cours se répartirait en trois ou quatre années. Les études auraient pour couronnement un diplôme analogue à celui de l'enseignement spécial. La rétribution scolaire, de 10 ou 20 francs par mois, serait à la portée des fortunes médiocres.

Sous cette forme si modeste, la tentative d'organiser l'enseignement secondaire des filles suscita les colères du clergé et de l'épiscopat (Voir Dupanloup). Pourtant des cours s'ouvrirent dans un grand nombre de villes ; ils se maintinrent sur plusieurs points, même après la chute du ministre.

En matière d'instruction primaire, l'oeuvre capitale de Duruy fut la loi du 10 avril 1867. Ses dispositions essentielles se rapportent : 1° aux écoles primaires de filles, dont elle est la loi organique, comme la loi de 1833 pour les écoles de garçons ; 2° à la création d?écoles de hameaux ; 3° à la situation des instituteurs adjoints ; 4° à l'extension de la gratuité ; 5° aux moyens d'encourager la fréquentation des écoles ; 6° aux cours d'adultes ; 7° aux enseignements nouveaux à introduire dans les programmes.

1° La loi de 1850 avait décidé que les communes au-dessus de 800 âmes seraient tenues d'avoir au moins une école de filles ; elle ne distinguait pas entre écoles publiques ou écoles libres, et elle ajoutait : « si les ressources [de la commune] lui en fournissent les moyens ». La loi de 1867 oblige à entretenir une école publique de filles toute commune ayant 500 âmes et au-dessus. L'instruction adressée aux préfets, le 12 mai 1867, s'attache à rendre inéluctable cette prescription. Une commune ne peut être autorisée à remplacer une école publique par une école libre, que si cette école libre se soumet à l'inspection de l'Etat et s'engage à admettre gratuitement les élèves indigents.

La nouvelle loi décide, en outre, que, dans les communes au-dessus de 500 âmes qui n'auront qu'une école mixte quant au sexe, une femme, nommée par le préfet, sur la proposition du maire, sera adjointe à l'instituteur et touchera un traitement à charge d'enseigner aux filles les travaux à l'aiguille ;

2° Le Conseil départemental aura à fixer le nombre des écoles publiques de garçons ou de filles à établir dans chaque commune ; il décidera s'il y a lieu d'établir une ou plusieurs écoles de hameaux dirigées par des instituteurs adjoints ou par des adjointes ; dans ce cas, la commune est tenue de fournir à ces maîtres-un local convenable, tant pour leur habitation que pour la tenue de l'école, un mobilier et un traitement, Désormais l'obligation scolaire imposée aux communes allait s'étendre aux hameaux ;

3° Les adjoints et adjointes de l'école principale ont droit également à un logement et à un traitement.

Pour les adjoints des écoles de hameaux comme pour les adjoints de l'école principale, le préfet imposera d'office les communes qui ne voteraient pas les dépenses prévues par la loi ;

4° La circulaire du 24 février 1864 avait invité les préfets à ne pas s'en tenir aux limitations imposées par le décret Fortoul du 31 décembre 1853, et à inscrire sur les listes de gratuité « tous les enfants dont les familles sont hors d'état de payer les mois d'école ». ? « L'empereur ne veut pas, ajoutait le ministre, qu'un seul enfant reste privé d'instruction pour cause d'indigence de sa famille. » Puis le décret du 28 mars 1866 avait rapporté, purement et simplement, le décret Fortoul qui servait de prétexte aux hésitations de certains préfets et d'appui aux résistances de certains conseils municipaux. La suppression du maximum Fortoul suffit pour amener dans les écoles près de cent mille nouveaux élèves. La loi de 1867 va plus loin : son article 8 dispose que toute commune qui entend établir dans ses écoles la gratuité absolue doit commencer par voter une imposition extraordinaire qui n'excédera pas quatre centimes, désignés sous le nom de centimes facultatifs ; dans le cas où le produit des ressources ordinaires et de ces centimes extraordinaires ne suffirait pas à assurer le service de la gratuité absolue, la commune qui a donné cette marque de bon vouloir peut recevoir une subvention de l'Etat.

Afin que les émoluments de l'instituteur ne soient pas diminués par l'extension de la gratuité ou par l'établissement de la gratuité absolue, la partie éventuelle de son traitement devra être évaluée comme si tous les élèves présents étaient des élèves payants ;

5° Duruy avait été ému de la situation fâcheuse que révélait le Rapport à l'empereur du 6 mars 1865 sur l'instruction primaire au 1er janvier 1864. Ce rapport constatait que près du tiers de nos conscrits ne savaient pas lire ; que 36 % des conjoints étaient incapables de signer leur nom ; que près du cinquième des enfants ayant l'âge scolaire ne fréquentait pas l'école ; que, sur les quatre autres cinquièmes, la plupart la quittaient trop tôt ou ne paraissaient que pendant la saison d'hiver. Or, continuait le ministre, puisque l'on a mis seize ans à gagner 806233 élèves si irréguliers dans leurs études et si mal pourvus au sortir de l'école ; puisque dans le même nombre d'années le chiffre des conscrits illettrés n'a diminué que de 7 1/2 %, combien de temps ne faudra-t-il pas, les difficultés croissant avec le progrès même, pour conserver dans les classes tous ceux qui refusent à présent d'y venir ou d'y rester et pour réduire le nombre des conscrits illettrés au nombre où il est en Allemagne, 2 à 3 % ? » Ces tristes résultats, que le ministre ne cherchait pas à cacher, qu'il étalait au contraire dans ses statistiques et ses cartes teintées, amenèrent Duruy à proposer à l'empereur, en invoquant l'exemple de tant d'autres nations, en s'appuyant sur le précédent du projet Carnot et sur les voeux formulés par onze Conseils généraux, l'établissement de l'obligation et de la gratuité absolue. « Il est du devoir de l'Etat, affirmait le ministre, d'assurer à l'enfant le moyen de s'instruire ; par suite, il est de son droit de prendre les mesures nécessaires pour empêcher que l'enfant retenu dans l'ignorance ne devienne un citoyen inutile et à charge à la communauté. » Et, plus loin : « Il y a un intérêt social de premier ordre à mettre l'instruction primaire au nombre des grands services publics, en assurant, aux frais de la communauté tout entière, la bonne distribution de l'enseignement populaire ». L'empereur écrivit de sa propre main le mot .Approuvé au bas de ce rapport ; mais, par un scrupule du ministre, la pièce parut sans cette annotation à l'Officiel : des influences contraires, celles de Rouher, Vuitry et autres membres du cabinet, purent alors s'exercer, sur l'esprit du souverain. Une note insérée ensuite à {'Officiel déclara que le rapport ne contenait que l'opinion individuelle d'un ministre. On ne donna pas suite au projet. Il eut du moins un résultat : celui de réveiller l'opinion, de stimuler le zèle des particuliers et des corporations, de désarmer les opposants, qui purent craindre une mesure radicale, d'aplanir tous les obstacles devant l'exécution de la loi de 1867. Cette loi ne pouvait employer que les moyens indirects : l'article 15 autorisait les conseils municipaux à former, avec les dons, legs, cotisations et subventions, une caisse des écoles. L'instruction aux préfets, destinée à interpréter la loi, montre que le ministre espérait que cette caisse municipale des écoles pourrait servir à encourager la fréquentation, en fournissant aux enfants pauvres des vêtements, les livres, le papier, en allouant même des secours à leurs parents sous la condition que leurs enfants donneraient l'exemple de l'assiduité ;

6° L'article 7 autorisait le ministre à récompenser par une indemnité annuelle les instituteurs et institutrices qui feraient des cours d'adultes : aussi ces cours se multiplièrent-ils sûr toute la surface du territoire, et le nombre en fut porté de 4294 à 24 686 ;

7° La circulaire du 7 octobre 1866 avait déjà appelé l'attention des recteurs sur le perfectionnement des méthodes d'enseignement. L'article 16 de la loi de 1867 ajoute aux matières obligatoires de l'instruction primaire les éléments de l'histoire et de la géographie. L'article 9 de la loi de 1865 sur l'enseignement secondaire spécial avait autorisé les instituteurs primaires a comprendre dans leur enseignement le dessin d'ornement, le dessin d'imitation, les langues vivantes, la tenue des livres, les éléments de la géométrie. D'autres progrès devaient être la conséquence des progrès qui s'accomplissaient alors dans l'enseignement des écoles normales.

Les salles d'asile, qui, en 1850, étaient au nombre de 1735, atteignaient déjà le nombre de 3572 et recevaient une population de 418 765 enfants.

Sous le ministère Duruy, le nombre des écoles normales s'accrut de celle d Alger, fondée par décret du 4 mars 1865. Le décret du 2 juillet 1866 sur l'organisation des écoles normales abaissait à seize ans la limite d'âge pour l'examen d'entrée, augmentait le personnel des maîtres, relevait leurs traitements, les autorisait à enseigner, dès la seconde année, les matières facultatives ; d'autres décisions introduisaient l'enseignement de l'agriculture et de l'horticulture, associaient ces écoles aux recherches météorologiques dont l'Observatoire de Paris formait le centre, y développaient l'enseignement de la musique, à laquelle on consacrait cinq heures par semaine. Le décret du 11 février 1807 instituait une commission, sous la présidence des deux ministres de l'instruction publique et de l'agriculture, à l'effet « d'étudier et de proposer les moyens nécessaires pour développer les connaissances agricoles dans les écoles normales primaires, dans les écoles primaires et dans les salles d'asile des communes rurales »,

Enfin le décret du 3 février 1869, applicable aux trois ordres d'enseignement, rendait la gymnastique obligatoire dans les lycées, les collèges, les écoles normales et les écoles primaires annexées à celles-ci. Il invitait les conseils municipaux à délibérer sur les moyens de l'introduire dans les écoles primaires, et leur assurait le concours de l'Etat pour l'acquisition des appareils.

En résumé, sous le ministère de Victor Duruy, de grandes réparations, de grands progrès ont été accomplis dans tous les ordres d'enseignement ; les lois de 1865 sur l'enseignement spécial, de 1867 sur les écoles primaires, la fondation de l'Ecole pratique des Hautes éludes suffiraient à sa gloire ; mais beaucoup d'idées ont été remuées par lui, beaucoup de réformes ont été ébauchées, de hardies tentatives ont été faites, et bien que les circonstances n'aient pas permis d'aboutir, ces initiatives n'ont pas été infécondes. Si Duruy n'a pu ni constituer l'enseignement secondaire des filles, ni faire triompher l'obligation, ni la gratuité, c'est beaucoup que d'avoir essayé ; c'est beaucoup que d'avoir démasqué l'ennemi et d avoir donné le signal de la lutte contre l'oppression ultramontaine. Duruy a eu l'honneur de jalonner la route qui a été suivie après lui. Son activité, contrainte, par d'innombrables obstacles, de se renfermer en de certaines limites, s'est exercée avec un souci minutieux sur toutes les parties de l'organisation universitaire : 391 circulaires ou instructions témoignent du labeur incessant du ministre. Ce qui lui a manqué surtout, c'est la liberté d'action, entravée tour à tour par les influences qui se disputaient à la cour impériale la prépondérance ; c'est l'appui d'assemblées décidées à achever enfin l'oeuvre de la Révolution et à croire qu'en matière d'instruction il n'y a pas de prodigalité. Pour ne citer qu'un fait, le budget de l'enseignement primaire, pendant le ministère Duruy, n'a pu s'élever que de 6 591 060 à 11 132 311 fr. ; il a été porté à plus de cent millions par les assemblées républicaines.

Les derniers ministères de l'Empire n'offrent que peu de mesures à relever : création du Conseil de perfectionnement de l'Ecole des langues orientales (8 juin 1870) ; création de nouveaux laboratoires ou de nouvelles conférences à l'Ecole des Hautes études ; loi du 26 juillet 1870, qui fixa à 700 francs le traitement minimum des instituteurs, etc. ? Voir Napoléon III, Fortoul, Rouland, Duruy, Cluny, Bourbeau, etc.

[ALFRED RAMBAUD. Avec suppressions et additions.]

DEUXIEME PARTIE. ? DEPUIS 1870.

Après les désastres de 1870-1871, ce fut une pensée commune à tous les républicains que le relèvement du pays devait s'accomplir surtout par la réorganisation de l'éducation nationale. Remettre la société civile en possession des droits sur lesquels l'Eglise avait empiété ; créer un système d'enseignement élémentaire tel que nul ne puisse être privé ni dispensé des connaissances nécessaires à l'exercice du droit de suffrage ; pour ceux qui pouvaient recevoir plus de culture, régler les études de façon qu'elles cessent d'être inadaptées à la vie moderne ; trouver pour l'enseignement supérieur une forme qui lui permette de remplir au mieux son double objet, qui est de travailler à faire la science et de travailler à la répandre : tel est le programme que se proposèrent les nommes d'Etat de la troisième République et que les divers ministres de l'instruction publique se sont efforcés d'exécuter. Nous n'entrerons pas ici dans les détails de cette oeuvre ; on les trouvera ailleurs dans des articles spéciaux. Notre dessein est de la présenter dans son ensemble, pour que l'on en puisse saisir plus aisément la suite, le progrès et la portée.

I. Jusqu'à la présidence de Jules Grévy. ? Durant huit années, jusqu'à la chute du maréchal de Mac-Mahon (30 janvier 1879), la République eut à lutter pour l'existence ; les réactions du 24 mai 1873 et du 16 mai 1877 la mirent à deux doigts de sa perte. Pourtant, même dans cette période, les partis monarchiques, divisés entre eux, ne furent pas toujours assez forts pour écarter complètement les républicains du pouvoir. On vit au ministère de l'instruction publique des hommes comme Jules Simon, Waddington, Bardoux. La tâche pour eux n'était pas aisée, et ils se rendaient compte qu'ils ne pouvaient entreprendre de grandes réformes. Mais, du moins, ils prirent des mesures qui ouvraient les voies où l'on allait marcher après eux, et il convient de les rappeler.

Sentant que les tentatives d'innovation avorteraient, si l'on n'était assuré que le corps enseignant leur prêterait son concours, Jules Simon voulut le gagner Par une marque de confiance. Aux professeurs de l?enseignement secondaire et de l'enseignement supérieur le décret dictatorial du 9 mars 1852 avait retiré la garantie des juridictions instituées par la loi du 15 mars 1850. Cette garantie leur était rendue par la loi sur le Conseil supérieur que Jules Simon fit voter le 19 mars 1873. Cette loi, en outre, modifiait la composition que la loi de 1850 et le décret de 1852 avaient donnée au Conseil, et dans son mode de recrutement faisait une place au principe électif. Il est vrai que, contre vingt et un membres élus par des corps étrangers à l'enseignement, l'Université ne comptait que cinq membres élus par leurs collègues (Collège de France, facultés de droit, de médecine, de lettres, des sciences). Il s'en fallait donc que le corps enseignant fût maître de diriger ses propres affaires. Pourtant cet essai de réorganisation, si timide qu'il fût, a servi de point de départ à la loi du 27 février 1880 qui a vraiment donné une représentation aux universitaires.

Parmi les projets qu'il eût voulu faire aboutir, ceux qui touchaient à l'enseignement primaire étaient particulièrement chers à Jules Simon. Partisan dès longtemps du principe d'obligation, qu'il avait fait adopter par la commission de l'Assemblée constituante chargée, le 5 janvier 1849, de préparer, concurremment avec la commission nommée la veille par le ministre de Falloux, une loi organique sur l'instruction primaire, il osa demander à l'Assemblée de Versailles de le consacrer ; c'était l'objet du projet de loi qu'il présenta en janvier 1872 et qui échoua contre le mauvais vouloir de la majorité réactionnaire. D'ailleurs, cette tentative était prématurée. La situation du personnel primaire était si médiocre qu'on ne pouvait compter sur un bon recrutement ; d'autre part, il n'y avait pas assez de maisons d'école et elles se trouvaient pour la plupart dans un état défectueux. Avant toutes choses, il convenait de s'assurer d'avoir de bons maîtres et des locaux satisfaisants. C'est à quoi commencèrent à pourvoir la loi du 19 juillet 1875 présentée par Wallon et celle du 1er juin 1878 que Bardoux fit voter. La première améliorait le traitement des maîtres : les instituteurs étaient divisés en quatre classes à 900, 1000, 1100, 1200 francs de traitement ; les institutrices en trois classes à 700, 800, 900 francs ; les instituteurs-adjoints chargés d'une école de hameau touchaient 800 francs, les institutrices-adjointes, dans les mêmes conditions, 650 francs ; les instituteurs-adjoints attachés à l'école principale, 700 ; les adjointes, dans les mêmes conditions, 600. L'obtention du brevet complet assurait une augmentation de 100 francs aux maîtres de toute catégorie. Pour subvenir aux dépenses prévues par la nouvelle loi, un quatrième centime était imposé tant aux communes qu'aux départements. ? Par la loi du 1er juin 1878, était constituée une caisse pour la construction des maisons d'école ; 120 millions, répartis en 5 annuités, étaient mis à la disposition du ministre de l'instruction publique ; 60 millions devaient être distribués en subventions gratuites aux communes ; l'autre moitié leur serait distribuée à titre de prêt aux conditions les plus avantageuses ; les sommes avancées seraient remboursées par les communes dans un délai maximum de trente et un ans, au moyen d'un versement annuel de 5 %, représentant à la fois l'intérêt et l'amortissement. De cette loi date le mouvement qui, sur toute la surface du pays, a multiplié et transformé les constructions scolaires.

Dans l'ordre secondaire, il faut noter la tentative de Jules Simon pour rajeunir les études classiques. Il avait remarqué que, dans le cours du siècle, on avait introduit dans les programmes des lycées et collèges quantité de matières nouvelles, sciences, histoire, géographie, langues vivantes, etc., sans rien retrancher de ce qui s'y trouvait d'abord. Que ces additions fussent utiles, il le reconnaissait ; mais les écoliers étaient surchargés outre mesure. Quel remède? Il crut qu'on pouvait en trouver un, non en changeant les programmes, mais en modifiant les méthodes. Puisqu'on étudie les langues anciennes pour les comprendre, non pour les parler, il faut régler les exercices d'après cela. On lira les auteurs grecs et latins, mais on fera moins de grammaire, l'usage du thème sera restreint, le vers latin deviendra facultatif. Le temps ainsi gagné, les écoliers pourront l'employer, sans surmenage, à acquérir la culture moderne dont ils ont besoin. Telles étaient, en bref, les instructions contenues dans la circulaire du 28 septembre 1872, instructions prudentes et modérées, à coup sûr, mais qui eurent a peine le temps d'être appliquées. Le décret du 9 avril 1874 réagit fortement contre elles ; il rétablit les exercices supprimés, réduisit les programmes d'histoire contemporaine, reprit aux sciences le terrain qu'elles avaient conquis. Ce décret rétrograde, rendu sous le ministère de Fourtou, contenait cependant une innovation heureuse : le baccalauréat ès lettres était scindé en deux parties, l'une après la rhétorique, l'autre après la philosophie, et les épreuves devenaient ainsi moins aléatoires.

D'une inspiration réactionnaire procéda également la loi du 12 juillet 1875 qui prétendait organiser la liberté de l'enseignement supérieur. Ce fut une revanche que prit le parti catholique de l'échec qu'il avait subi en 1867 devant le Sénat impérial, quand Duruy avait fait clore par l'ordre du jour pur et simple la discussion d'une pétition où les doctrines de plusieurs professeurs des facultés de médecine étaient dénoncées comme un danger public. La liberté que voulaient les cléricaux, c'était la liberté dont ils étaient seuls en mesure de profiter grâce à l'organisation de l'Eglise et à ses immenses ressources ; les cours isolés, en effet, les seuls que les libéraux eussent les moyens ou le désir de constituer, ne bénéficiaient pas de la liberté nouvelle, et, de par l'article premier de la loi, restaient soumis aux prescriptions des lois sur les réunions publiques. Bien que le dessein des auteurs de la loi fût assez manifeste, le projet ne rencontra guère d'opposition que sur la question de la collation des grades. Les partisans de l'Etat moderne la considéraient comme un droit régalien dont il ne pouvait se dessaisir ; et leur attitude de résistance sur ce point fut telle que la droite de l'Assemblée nationale, craignant de n'en pas venir à bout, se résigna à une transaction : ainsi furent constitués (art. 14) des jurys mixtes nommés par le ministre de l'instruction publique, et composés partie de professeurs de facultés de l'Etat, partie de professeurs de facultés libres. Liberté était accordée aux élèves des facultés libres de se présenter, pour les grades, devant ces jurys mixtes ou devant les facultés de l'Etat ; l'Etat en somme ne perdait pas son droit de conférer les grades, mais il le partageait. Une fois voté cet article, sur lequel se livra la bataille, les autres dispositions de la loi passèrent sans difficulté ; tout citoyen âgé de vingt-cinq ans, et toute association formée dans un dessein d'enseignement supérieur, pouvaient ouvrir des cours ou des établissements à des conditions déterminées par la loi ; pouvaient prendre le titre de facultés libres tous établissements ouverts légalement et comprenant au moins le même nombre de professeurs pourvus du grade de docteur que les facultés de l'Etat qui comptent le moins de chaires ; trois facultés pouvaient prendre le nom d'université libre. Les associations ou les établissements pouvaient, sur leur demande, être déclarés d'utilité publique, et recevoir ainsi la capacité d'acquérir et de recevoir à titre onéreux des dons et legs. En vain, dès l'année suivante, le cabinet Dufaure chercha à exercer une reprise des droits de l'Etat en proposant d'abroger les dispositions relatives à la collation des grades ; son projet de loi, accepté par la Chambre, fut repoussé par le Sénat. Pendant cinq ans l'Eglise bénéficia de la loi de 1875, que ses partisans avaient votée avec l'assurance qu'elle en pouvait seule bénéficier ; et alors on vit se fonder cinq établissements d'enseignement catholique, savoir quatre universités, celles de Lille, Paris, Angers, Lyon, et une faculté isolée, la faculté de droit de Toulouse.

Avant et après ce succès du parti catholique, les ministres républicains firent du moins tous leurs efforts pour que l'Etat fût en mesure de lutter contre la concurrence. Le budget de l'enseignement supérieur reçut un accroissement notable : les bibliothèques et les collections des facultés, qui, le plus souvent, étaient restées à l'état rudimentaire, furent enrichies et mieux organisées ; on répara, améliora, agrandit les locaux, dont beaucoup étaient insuffisants, incommodes ou même malsains (à Bordeaux, Clermont, Lyon, Caen) ; à Lille, on rebâtit sur un vaste plan la Faculté de médecine ; des négociations furent entamées avec la Ville de Paris pour la reconstruction de la Sorbonne, des traités furent signés pour la reconstruction de l'Ecole de médecine ; on consacra 3 200 000 francs à l'installation de l'Ecole supérieure de pharmacie sur les terrains du Luxembourg. ? En outre, on étendait les cadres de l'enseignement : création de deux nouvelles Facultés de droit, à Bordeaux en 1871 et à Lyon en 1875 ; de quatre nouvelles Facultés de médecine : à Nancy en 1872, à Lille en 1875, à Lyon en 1877. à Bordeaux en 1878. A Marseille et à Nantes on fondait deux nouvelles écoles supérieures de médecine et de pharmacie. Dans plusieurs Facultés des lettres (Bordeaux, Lyon, Montpellier, Toulouse), les chaires de littérature ancienne étaient dédoublées et l'on instituait des chaires pour des enseignements nouveaux (géographie, archéologie). Dans les Facultés des sciences, dix-neuf chaires nouvelles, treize chaires nouvelles dans les Facultés de droit. Et comme ces dépenses eussent été en pure perte, si l'on n'eût assuré aux Facultés des élèves véritables, au lieu des auditeurs de passage qu'elles avaient connus jusqu'alors, 300 bourses de licence furent instituées, en 1877, sous le ministère Waddington. Enfin, en 1874, on s'entendit avec les municipalités pour porter à 105, dans toute la France, le nombre des cours complémentaires qui, à la fin de l'Empire, ne dépassait pas 60. Nous n'aurions donné de cet effort qu'une idée incomplète, si nous ne rappelions aussi ce qui fut fait pour le progrès des grands établissements scientifiques : fondation de l'Ecole archéologique de Rome (1874), création de chaires et de laboratoires au Muséum, au Collège de France, à l'Ecole des Hautes études, à l'Ecole des langues orientales, augmentation du personnel de l'Observatoire de Paris, institution de l'Observatoire d'astronomie physique de Meudon, de l'Observatoire météorologique de Montsouris, etc., etc.

Le traité de Francfort nous avait fait perdre en 1870 l'académie de Strasbourg ; un décret du 15 août 1875 organisa l'académie d'Alger. En résumé, on voit que cette première période, malgré tout ce qu'elle eut de troublé, n'a pas laissé d'être féconde, et qu'elle a contribué à préparer l'avenir.

II. De 1879 à 1887 : Jules Ferry et René Goblet au ministère de l'instruction publique. ? Après la démission de Mac-Mahon, Grévy, élu président de la République, constitua le cabinet Waadington, dans lequel le portefeuille de l'instruction publique fut attribué à Jules Ferry. Ce poste, Jules Ferry devait l'occuper, à la réserve de deux interruptions (14 nov. 1881-30 janv. 1882, 7 août 1882-21 févr. 1883), du 4 février 1879 jusqu'au 20 novembre 1883.

Dès longtemps, il avait montré que les questions d'enseignement avaient pour lui un intérêt particulier: le 29 août 1871, il avait présenté, avec d'autres membres de l'Assemblée nationale, un projet de loi établissant le principe de l'obligation, et, en 1875, il avait pris une part brillante à la discussion de la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur en combattant la collation des grades par les jurys mixtes. Homme de grand talent et de rare énergie, il déploya, durant son passage au pouvoir, une activité infatigable et imprima une vive et heureuse impulsion à toutes les parties de l'instruction publique.

Convaincu, comme naguère Jules Simon, que le corps enseignant devait collaborer à la réforme de l'éducation nationale, il voulut lui en donner les moyens, et un des premiers actes de son ministère fut de porter devant la Chambre un projet de loi sur la réorganisation du Conseil supérieur et des Conseils académiques, qui devint la loi du 27 février 1880. La grande nouveauté de cette loi, ce fut l'idée de rendre ces conseils presque entièrement électifs et d'en faire véritablement des assemblées universitaires. Moins timide que son devancier, Ferry, dans le Conseil supérieur, ne faisait plus de place à ce que l'on avait appelé les « grandes influences sociales » ; plus de « banc des évêques » ; plus de représentants de la magistrature, de l'armée et de la marine. Les compétences seules étaient admises : et, ainsi, toutes les branches de l'enseignement, tous les grands établissements d'instruction devaient être représentés dans le Conseil par leurs délégués, depuis le Collège de France jusqu'à l'Ecole normale d'enseignement spécial et à l'Institut agronomique. Huit agrégés en exercice, un pour chaque ordre d'agrégation, deux professeurs licenciés des collèges communaux, un pour les sciences, l'autre pour les lettres, représentaient l'enseignement secondaire ; l'enseignement primaire comptait six délégués. L'enseignement libre avait aussi sa représentation, composée de quatre membres ; mais ils étaient nommés par le pouvoir exécutif et non plus, comme sous le régime antérieur, élus par le Conseil lui-même. Sur 59 membres dont il se composait, 40 entraient au Conseil supérieur par l'élection, Les Conseils académiques étaient remaniés dans le même sens, suivant les mêmes principes.

Remarquons aussi que la place exclusivement réservée aux compétences dans les conseils universitaires, que la prédominance donnée au principe électif, ne sont pas les seuls caractères nouveaux de la loi du 27 février 1880. Elle assurait en même temps des garanties plus larges aux membres de l'enseignement, et il faut au moins mentionner la plus importante, qui était réglée par l'article 14 : le ministre ne peut prononcer contre un professeur de l'enseignement secondaire la mutation pour un emploi inférieur qu'après avoir pris l'avis de la section permanente ; contre un professeur de l'enseignement supérieur, que sur l'avis conforme du Conseil supérieur ; pour toute suspension de traitement excédant une année, prononcée par le ministre, il y a droit d'appel au Conseil supérieur.

Il ne fut pas statué sur les Conseils départementaux qui, n'ayant juridiction que sur l'enseignement primaire, devaient être organisés par une loi relative ; à cet enseignement. Cette loi, dès longtemps, était sur le chantier.

En 1877, Barodet et quarante-neuf autres députés avaient déposé une proposition qui consacrait le triple principe de l'obligation, de la gratuité, de la laïcité, et qui réglait complètement l'organisation de l'enseignement primaire. La proposition Barodet, renvoyée à une commission qui élut Paul Bert pour son président, aboutit à un rapport déposé le 6 décembre 1879 et à un projet en six titres et 109 articles. Mais Jules Ferry comprit tout de suite qu'en raison des lenteurs parlementaires un projet si étendu resterait longtemps en suspens, et, pour donner une solution prompte aux questions les plus urgentes, il substitua au projet d'ensemble trois projets distincts, qui devinrent trois lois votées en 1881 et 1882.

La première (16 juin 1881) réglait la question des titres de capacité. D'après l'article 1", nul ne peut exercer les fonctions d'instituteur ou d institutrice, d'adjoint ou d'adjointe, dans une école publique ou libre, sans être pourvu du brevet de capacité. Toutes les équivalences sont abolies. Ainsi disparaissait la disposition de la loi de 1850 aux termes de laquelle la lettre d'obédience tenait lieu de brevet de capacité aux institutrices congréganistes ; ainsi était supprimé un privilège exorbitant que la Restauration avait accordé à l'Eglise et que la loi de 1850 avait maintenu. Bien que la loi nouvelle comprît des dispositions transitoires, conçues dans un esprit d'équité, de ménagement et de respect pour les situations acquises, elle provoqua un déchaînement du parti catholique, mais elle put pourtant être appliquée sans grandes difficultés.

Une seconde loi, promulguée elle aussi le 16 juin 1881, supprima la rétribution scolaire dans toutes les écoles primaires publiques et dans toutes les salles d'asile publiques, ainsi que le prix de pension dans les écoles normales. En établissant la gratuité, on voulait effacer dans les écoles publiques cette distinction entre élèves gratuits et élèves payants, qui divisait les enfants en riches et en pauvres et qui créait, sur les bancs de l'école une aristocratie et une plèbe. On réalisait en outre cette conception déjà formulée par les hommes de la Révolution, que, l?enseignement primaire étant l'ensemble des connaissances indispensables à tout citoyen, il doit être payé sur la « bourse commune ». Enfin, la gratuité s'imposait dès l'instant où l'on se proposait de rendre l'instruction obligatoire.

Mais il ne suffisait pas de prescrire la gratuité, il fallait aussi l'organiser ; la loi, de nécessité, devait comprendre des dispositions financières. Pour parer aux dépenses tant nouvelles qu'anciennes de l'instruction primaire, on établit trois espèces de ressources : 1° les quatre centimes communaux devenus obligatoires ; 2° le prélèvement sur les ressources ordinaires des communes fixé désormais à un cinquième ; 3° les quatre centimes départementaux devenus obligatoires. Le surplus de la dépense, auquel ces ressources ne suffiraient pas, retombe à la charge de l'Etat, et l'Etat accepte l'obligation d'inscrire a son budget une somme complémentaire de 15 millions.

La gratuité décrétée, l'instruction primaire n'était plus pour personne un privilège, ni pour personne une aumône : pour qu'elle pût être rendue obligatoire, il ne restait donc qu'un pas à faire. Les écoles de la loi de 1850 étaient confessionnelles, l'instruction religieuse était inscrite dans leur programme. L'obligation eût été une atteinte à la liberté de conscience, si cet article eût été maintenu : il fallait que l'enseignement, en devenant obligatoire, devint neutre, ou laïque, comme on voudra. L'instruction religieuse fut donc omise parmi les nombreuses matières qui allaient former le programme d'enseignement. Ce fut là une pierre d'achoppement pour la loi ; le projet présenté par Jules Ferry en 1881, voté par la Chambre, fut repoussé par le Sénat qui voulait, avec Jules Simon, que l'instituteur enseignât « les devoirs envers Dieu et la patrie ». Il fallut attendre que la haute assemblée fût renouvelée en partie aux élections de janvier 1882. Elle accepta alors sans amendement la rédaction de la Chambre, et la loi fut votée le 23 mars et promulguée le 28 mars 1882.

Elle déclarait l'enseignement obligatoire pour les enfants des deux sexes, de six à treize ans : on doit entendre que c'est l'enseignement qui est obligatoire, non l'école. Libre au père de famille de faire instruire son enfant chez lui, de choisir entre l'école publique et l'école privée. ? Une commission scolaire est instituée dans chaque commune pour assurer l'exécution de la loi ; devant elle comparaissent les parents qui y contreviennent ; elle peut donner, dans certains cas, des dispenses de fréquentation, mais elle doit blâmer les manquements à la loi, rendre ses blâmes publics et, au besoin, adresser au juge de paix une plainte en contravention contre les parents récalcitrants. Les enfants instruits dans la famille ont à subir chaque année un examen spécial, portant sur les matières de l'enseignement qui correspondent à leur âge.

Outre la substitution de « l'instruction morale et civique » à « l'instruction morale et religieuse », d'autres dispositions de la loi nouvelle avaient pour objet de maintenir à l'école un caractère non confessionnel. L'article 2 dispose que « les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s ils le désirent, à leurs enfants l'instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires ». De plus, les ministres du culte qui, en vertu des articles 8 et 14 de la loi du 15 mars 1850, avaient un droit d'inspection, de surveillance et de direction dans les écoles primaires publiques et privées et dans les salles d'asile, perdirent le bénéfice de ces dispositions de la loi Falloux.

Une disposition transitoire permit d'ajourner l'application de la loi dans les communes dont les locaux scolaires étaient reconnus insuffisants. Mais, d'ailleurs, des mesures avaient été prises pour que le nombre des communes dans ce cas fût aussi restreint que possible : la loi du 13 juillet 1880 réduisait le taux des emprunts contractés par les communes à la caisse pour la construction des écoles instituée par Bardoux ; la loi du 2 août 1881 avait mis à la disposition du ministre 120 nouveaux millions, dont 100 millions pour les établissements d'enseignement primaire. Bientôt, même dans les villages les plus pauvres, disparurent les obstacles matériels qui auraient pu empêcher l'application de la loi du 28 mars 1882. Et pourtant, en fait, on ne l'ignore pas, elle ne fut pas appliquée partout, elle ne l'est pas encore ; il se peut que les sanctions qu'elle édicté soient insuffisantes, que les autorités chargées de les prononcer soient mal choisies. Ce qui n'est pas douteux, c'est que, malheureusement, les moeurs sont restées en retard sur les institutions.

Un an après la mise en vigueur de la loi de 1882, Jules Ferry, ? comme l'avait fait Guizot cinquante ans auparavant, au lendemain de la promulgation de la loi de 1833, ? s'adressa directement aux instituteurs par une lettre dont un exemplaire fut envoyé à chacun d'eux. Le but de cette lettre était d'expliquer la signification de l'instruction morale et civique que la loi nouvelle chargeait l'instituteur de donner à ses élèves, et qui prenait dans le programme la place occupée autrefois par l'instruction morale et religieuse. Voici quelques passages de ce document : en les rapprochant de la citation qui a été faite plus haut d'un extrait de la lettre de Guizot, on pourra mesurer le chemin qui avait été parcouru en cinquante années :

« Paris, le 17 novembre 1883.

« Monsieur l'instituteur, L'année scolaire qui vient' de s'ouvrir sera la seconde année d'application de la loi du 28 mars 1882. Des diverses obligations que le régime nouveau vous impose, celle assurément qui vous tient le plus au coeur, ? c'est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l'éducation morale et l'instruction civique. La loi du 28 mars affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur les notions du devoir et du droit que le législateur n'hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l'éducation, c'est sur vous, monsieur, que les pouvoirs publics ont compté.

« Ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse, c'est la sagesse du genre humain, ce sont ces idées d'ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l'humanité. Il dépend de vous, monsieur, j'en ai la certitude, de hâter par votre manière d'agir le moment où cet enseignement sera partout non seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé comme il mérite de l'être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l'expérience qui se fera sous leurs yeux. Quant elles vous auront vu à l'oeuvre, quand elles reconnaîtront que vous n'avez d'autre arrière-pensée que de rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, ? la cause de l'école laïque sera gagnée.

« J'ai essayé de vous donner, monsieur, une idée aussi précise que possible d'une partie de votre tâche qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate ; permettez-moi d'ajouter que c'est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j'avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l'importance qu'y attache le gouvernement de la République, et si je vous avais décidé à redoubler d'efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens. »

Pour assurer un bon recrutement du personnel enseignant primaire, la loi du 9 août 1879 avait décidé que tout département devait avoir une école normale d'instituteurs et une école normale d'institutrices ; il était admis toutefois que deux départements pourraient s'associer pour fonder et entretenir en commun l'une ou l'autre de ces écoles, ou les deux à la fois. La construction, l'installation, l'entretien annuel des écoles normales devenaient, pour les départements, dépenses obligatoires. La loi leur accordait un délai de quatre ans pour se mettre en mesure. Les directeurs et professeurs des écoles normales devaient être choisis surtout parmi les jeunes gens qui, admis au concours dans les écoles normales supérieures d'enseignement primaire de Fontenay-aux-Roses (fondée en 1880 pour les filles) et de Saint-Cloud (fondée en 1881 pour les garçons), en sortiraient avec le titre professionnel après trois ans d'études. On chargea des professeurs de l'enseignement supérieur et des maîtres éprouvés des lycées de Paris de donner l'enseignement dans ces deux grandes écoles ; à la tête de chacune d'elles fut placé un inspecteur général de l'enseignement primaire, qui avait mission à la fois d'imprimer l'impulsion aux études et de susciter et entretenir les vocations pédagogiques.

On peut dire, en somme, que, pendant le ministère de Jules Ferry, grâce à l'activité et à l'énergie qu'il déploya, le système moderne de notre enseignement primaire a été constitué en ses traits essentiels.

Il a moins fait dans l'ordre secondaire, parce qu'il y avait moins à faire ; mais là aussi il a laissé sa trace.

C'est pendant qu'il était au pouvoir que l'enseignement secondaire des filles, naguère ébauché par Duruy, reçut une organisation véritable par la loi du 21 décembre 1880, due à l'initiative de M. Camille Sée. En voici les principales dispositions : « Il sera fondé par l'Etat, avec le concours des départements et des communes, des établissements destinés à l'enseignement secondaire des jeunes filles. Ces établissements seront des externats ; des internats, soumis au même régime que les collèges communaux, pourront y être annexés sur la demande des conseils municipaux. ? L'enseignement comprend : l'enseignement moral, la langue française et au moins une langue vivante ; les littératures anciennes et modernes ; la géographie et la cosmographie: l'histoire nationale et un aperçu de l'histoire générale ; l'arithmétique, les éléments de la géométrie, de la chimie, de la physique et de l'histoire naturelle ; l'hygiène ; l'économie domestique ; les travaux à l'aiguille ; des notions de droit usuel ; le dessin ; la musique et la gymnastique. » La durée de cet enseignement est de cinq années divisées en deux périodes : la première, de trois années, consacrée aux matières strictement obligatoires ; la seconde, fixée à deux années, et comportant, à côté des matières obligatoires, d'autres branches qui sont facultatives et qui assurent une culture plus étendue et plus relevée. ? Pour sanction de ces études, point de diplôme spécial, mais seulement des certificats d'études, délivrés, l'un après la troisième année, l'autre à la fin de la cinquième, par les maîtresses de l'établissement, sous le contrôle d'un représentant de l'Etat. ? Comme, après avoir fondé l'enseignement secondaire pour les femmes, il restait à prendre les mesures nécessaires pour que cet enseignement fût donné par les femmes, la loi du 26 juillet 1881 décida la création par l'Etat d'une école normale destinée à préparer des professeurs femmes pour les écoles secondaires de jeunes filles, et cette école eut son siège à Sèvres.

Ajoutons que les villes qui ne sont pas en mesure de posséder des établissements de plein exercice, lycées ou collèges, organisés conformément à la loi du 21 décembre 1880, peuvent en quelque façon y suppléer par l'institution de cours secondaires qui, sans avoir une existence légale, sont cependant sous le contrôle de l'Etat et qui en reçoivent des subventions. Ainsi, après le long temps durant lequel les familles des classes moyennes n'avaient eu, pour faire élever leurs filles, d'autre ressource que le couvent, on leur offrait une éducation nouvelle dont l'objet était de donner à la société, non des savantes, mais des femmes d'esprit libre, sérieux et orné. Grand bienfait qui, heureusement, n'a pas été méconnu : depuis trente ans bientôt, les lycées, collèges et cours secondaires de jeunes filles n'ont pas cessé de prospérer et de se développer.

Dans l'enseignement secondaire des garçons, il ne s'agissait pas de créer ; mais l'oeuvre à accomplir ne laissait pas d'être délicate. Il y avait là une tradition séculaire qui, à quelques égards, était une force, mais aussi, à certains points de vue, une gêne. Il fallait, pour répondre à des besoins nouveaux, faire des innovations mesurées et progressives, améliorer certaines parties, réformer d'anciennes méthodes, corriger de vieilles habitudes. C'est une tâche que Jules Ferry entreprit avec sa résolution accoutumée : les décret et arrêté du 2 août 1880 apportèrent à l'organisation des études classiques de très importantes modifications. En premier lieu, on tentait de renouveler l'esprit des méthodes : sur ce point, on reprenait, en s'attachant à les approfondir, les affermir et les étendre, les idées qui avaient dicté à Jules Simon sa circulaire de 1872 : de nouveau, on condamnait l'abus des exercices formels ; quelques-uns étaient supprimés, tous restreints, de façon à permettre une lecture plus abondante, une connaissance moins incomplète des textes anciens et modernes. On ménageait, en second lieu, comme des articulations dans les cadres des programmes, des cycles comme on disait ; cela, avec un double dessein : on voulait, d'une part, qu'après chaque cycle (il y en avait trois) l'élève qui sortirait du lycée pût emporter un certain fonds de notions formant un ensemble ; et, d'autre part, en reculant l'étude du latin jusqu'au second cycle (classe de sixième), on tendait à rendre l'enseignement classique accessible pour les bons élèves des écoles primaires. Enfin, on cherchait à établir entre les sciences et les lettres un accord étroit, à instituer une éducation harmonique : « de là, dit Gréard, la place faite dès la huitième aux éléments de l'observation scientifique et l'extension des cours de sciences proprement dits traversant toute la série des études jusqu'à la philosophie, où ils sont repris et résumés en un large système ». L'enseignement littéraire lui-même devait se pénétrer de l'esprit et des méthodes de la science moderne, se servir de ses procédés : c'est ainsi que l'enseignement du français ne pouvait plus aller sans l'étude de la grammaire historique, de l?étymologie, de la métrique, de l'histoire littéraire. C'était, tout compte fait, une réaction très nette contre les tendances des purs humanistes, un retour à l'esprit de l'Encyclopédie.

Après cette réforme de l'enseignement classique, Jules Ferry travailla aussi à réformer l'enseignement secondaire spécial, dont les résultats, on était forcé de le reconnaître, laissaient beaucoup à désirer et qui, d'ailleurs, s'il se bornait au caractère professionnel et technique dont Duruy, son fondateur, avait voulu le marquer, risquait de faire double emploi avec l'enseignement primaire supérieur récemment restauré (décret et arrêté du 15 janv. 1881). Le ministre fut assisté dans son oeuvre par une commission spéciale, sous la présidence de Duruy, dont les travaux servirent au Conseil supérieur pour tracer son plan de réforme (décret du 4 août 1881). Ce à quoi l'on visa, ce fut à relever le niveau de l'enseignement spécial et à modifier son orientation : on chercha à diminuer la distance qui le séparait de l'enseignement classique ; on prétendit donner aux élèves qui le suivaient non seulement des notions pratiques et immédiatement utiles, mais aussi « un peu de cette culture désintéressée et supérieure qui est le but et l'honneur de l'enseignement secondaire ». Les programmes eurent donc un caractère moins technique, plus littéraire et plus général ; les études furent prolongées d'une année et eurent pour sanction finale un baccalauréat. Successivement furent supprimées les agrégations particulières de l'enseignement spécial et l'Ecole normale de Cluny. Quelque jugement que l'on porte sur ces mesures, elles accusaient, on le voit, une tendance vers l'unité de l'enseignement secondaire, qui a été réalisée en ces dernières années.

En même temps que ces essais de réforme dans les études, Ferry poursuivait activement la réfection des bâtiments et de l'outillage des lycées et collèges : la loi de finances du 3 juillet 1880, qui transforma la caisse pour la construction des écoles en une « caisse des lycées nationaux, collèges communaux et écoles primaires », et qui l'enrichit d'une nouvelle dotation, mit à la disposition du ministre des sommes suffisantes pour opérer les améliorations et faire les créations indispensables. Pour les constructions, restaurations de bâtiments, acquisitions de mobilier scolaire, la loi accordait 58 200 000 francs pour les lycées et 12 millions pour les collèges, le tout payable en six annuités. Un élan général fut dès lors donné, et c'est à partir de ce moment que l'installation des établissements publics d'enseignement secondaire a commencé à répondre aux conditions indispensables de l'éducation moderne.

En ce qui touche l'enseignement supérieur, Ferry se mit d'abord en peine de faire reconquérir par l'Etat le terrain qu'il avait perdu par la loi du 12 juillet 1875. Simple député, il avait lutté pour que l'Etat conservât dans son intégrité la collation des grades, et la bataille avait alors été perdue ; mais, devenu ministre, il revint à la charge : le projet de loi qu'il présenta sur la liberté de l'enseignement supérieur ne se limitait pas à la collation des grades, mais s'étendait à tout ce qui, dans la loi de 1875, pouvait paraître emprise sur les droits de la puissance publique. Il fut voté (loi du 18 mars 1880), après d'amples débats, que la collation des grades appartiendrait à l'Etat seul ; que les élèves des facultés libres seraient astreints aux mêmes règles d'études et de scolarité que ceux des facultés de l'Etat, qu'ils seraient tenus de se présenter comme eux devant les professeurs de l'Etat: que les établissements libres d'enseignement supérieur ne pourraient en aucun cas prendre le nom d'université ; que les certificats d'études qu'on jugerait à propos d'y décerner aux élèves ne pourraient porter les titres de" baccalauréat, de licence ou de doctorat ; et enfin qu'aucun établissement d'enseignement libre, aucune association formée en vue de l'enseignement supérieur, ne pourrait être reconnu d'utilité publique, sinon en vertu d'une loi. Quant au principe même de la liberté de l'enseignement supérieur, il fut intégralement maintenu.

Allant plus loin, Ferry aurait désiré atteindre les congrégations non autorisées, dont les membres, dans les facultés catholiques, dans les écoles secondaires privées, se livraient à de continuelles et violentes attaques contre la société moderne. De là ce fameux article 7 qu'il avait inséré dans son projet de loi : « Nul n'est admis à diriger un établissement public ou privé, de quelque ordre qu'il soit, ni à y donner l'enseignement, s'il appartient à une congrégation non autorisée ». C'était simplement renouer toute la tradition législative de notre pays, interrompue par une trop longue tolérance. L'article 7 fut donc voté par la Chambre ; mais le Sénat le rejeta en mars 1880. Quelques jours après, la Chambre répondit au refus du Sénat par le vote d'un ordre du jour portant qu'elle avait confiance en la fermeté du gouvernement pour appliquer les lois relatives aux congrégations non autorisées. Alors furent signés les décrets du 29 mars, dont le premier enjoignait à la compagnie de Jésus de se dissoudre dans un délai de trois mois, dont le second enjoignait aux autres congrégations non autorisées de se mettre, dans le même délai, en instance pour obtenir l'autorisation. Ces mesures provoquèrent beaucoup d'agitation dans le parti catholique ; mais le pays n'en fut troublé qu'à la surface, et force finit par rester à la loi.

L'enseignement supérieur public recevait en même temps des encouragements de toute sorte dans le détail desquels nous ne saurions entrer ici. Il faut cependant mentionner au moins la fondation à Alger (20 déc. 1879) de trois écoles supérieures pour le droit, les lettres et les sciences, le dédoublement de nombreuses chaires, l'institution de chaires nouvelles, la création, en 1881, de 200 bourses d'agrégation. Ainsi soutenues et revivifiées, les facultés aspirèrent d'elles-mêmes à la constitution en universités comme au terme naturel de leur renouvellement. C'était l'avenir auquel Jules Ferry voulait les amener, et, en 1883, il prescrivit une enquête où la question suivante était posée : « Y a-t-il lieu de constituer les facultés en universités analogues à celles de l'étranger? » A une forte majorité, la réponse fut affirmative. Il ne parut pas pourtant que les choses fussent arrivées à un degré suffisant de maturité pour que le voeu des facultés pût être accompli. Lorsque Ferry quitta le ministère de l'instruction publique, il devait encore s'écouler près de quinze ans avant que les universités fussent définitivement constituées.

Goblet, qui prit après Ferry le portefeuille de l'instruction publique, n'appartenait pas à la même fraction du parti républicain ; mais, à cette heure, entre les démocrates, il n'y avait guère de dissidences sur les questions d'éducation nationale. Le nouveau ministre marcha donc dans les mêmes voies que son prédécesseur, et, comme il était homme de conviction robuste et d'ardent dévouement, il fit, lui aussi, beaucoup de chemin dans le même sens.

Une des questions dont il eut à s'occuper d'abord fut celle des retouches à apporter aux programmes qui avaient été donnés à l'enseignement secondaire classique en 1880. Il ne s'agissait pas d'en détruire l'esprit ; mais, à l'user, on avait dû reconnaître que l'on s'était alors laissé emporter par une espèce d'ivresse scientifique, et que le plan d'études avait été élargi démesurément, en sorte qu'on y avait fait entrer les résultats acquis de presque toutes les sciences. Il y avait là un excès auquel on s'efforça de remédier par des retouches, sans porter atteinte toutefois à l'inspiration générale de la réforme de 1880.

Le décret du 4 août 1881 sur l'enseignement spécial n'avait pas laissé non plus de provoquer bien des critiques. Certains jugeaient que l'orientation nouvelle qu'on avait alors voulu lui donner était trop ambitieuse ; d'autres, au contraire, réclamaient pour lui une pleine investiture et ses lettres de grande naturalisation. Goblet, tout en restant personnellement, attaché à l'ancienne culture, sentait bien pourtant qu'elle ne répondait plus aux besoins d'une grande partie de la clientèle que l'enseignement secondaire avait à satisfaire. Il fut ainsi amené à proposer au Conseil supérieur, pour donner à l'enseignement spécial une valeur plus grande aux yeux des familles, de lui attribuer le nom d'enseignement classique français. Cette idée ne prévalut pas, et le ministre ne voulut pas passer outre à l'avis du Conseil supérieur. L'effort qu'il avait tenté n'était pas, d'ailleurs, resté tout à fait vain : la durée des études de l'enseignement spécial, qui avait été portée de quatre à cinq années en 1881, fut alors portée de cinq ans à six, et, de plus, on accorda à son baccalauréat l'équivalence avec le baccalauréat ès sciences. Manifestement, c'était un pas de plus vers l'unité de l'enseignement secondaire.

Dans l'enseignement supérieur, Goblet, pas plus que Ferry, ne devait arriver à la constitution définitive des universités ; mais elle fut préparée, sous son ministère, par les deux décrets du 25 juillet et le décret du 28 décembre 1885. Les décrets du 25 juillet faisaient revivre pour les facultés la personnalité civile, qui était tombée en désuétude ; on leur reconnaissait l'aptitude à posséder et à recevoir : elles n'avaient pas encore un budget propre, mais, sous la forme des fonds de concours, l'emploi des subventions que leur attribueraient les départements, les communes et les particuliers leur était rendu possible : un « conseil général des facultés » était créé pour régler la répartition de ces libéralités éventuelles. Le décret du 28 décembre développa ensuite cette organisation : il établissait dans chaque faculté un conseil et une assemblée. Le conseil, composé des professeurs titulaires et des professeurs adjoints, c'est la faculté considérée comme personne civile. L'assemblée, qui comprend, outre les titulaires, les chargés de cours et les maîtres de conférences pourvus du grade de docteur, c'est la faculté enseignante. Enfin, pour appeler les facultés à vivre, en plus de leur vie propre, d'une vie commune à toutes, on donna pour organe central, à chaque groupe de facultés existant dans un même ressort académique, le conseil général des facultés, dont les attributions, désormais singulièrement étendues, étaient d'ordre scolaire et scientifique, d'ordre administratif et financier, et d'ordre disciplinaire. C'était comme une charte provisoire des universités avant les universités ; c'était la première ébauche de l'organe indispensable à l'existence des universités futures.

Mais c'est surtout par le rôle qu'il joua dans la discussion de la loi sur l'organisation de l'enseignement primaire que Goblet a marqué son passage au ministère de l'instruction publique. De cette loi, il n'avait pas eu l'initiative ; elle provenait de deux sources : d'une proposition de Paul Bert en date du 7 février 1882, et d'un projet présenté par Jules Ferry le 16 du même mois. On la désigne en général sous le nom de loi de laïcité, parce qu'elle a, en effet, consacré et consommé la sécularisation de l'enseignement primaire déjà commencée. Aussi fut-elle combattue à outrance par la droite ; votée, dès 1882, par la Chambre, portée devant le Sénat dès 1884 par M. Fallières, alors ministre de l'instruction publique, elle ne fut débattue dans la haute assemblée qu'en 1886 ; et, comme la droite comptait au Sénat des représentants de grand mérite, il fallut à Goblet une énergie singulière et un remarquable talent pour triompher de l'opposition, qui, durant vingt-cinq séances, ne cessa de le harceler. Il l'emporta enfin, et la loi put être promulguée le 30 octobre 1886.

Son premier caractère, c'est de fonder la laïcité des écoles publiques : l'article 17 dispose : « Dans les écoles publiques de tout ordre, l'enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque ». Pour que cette prescription soit exécutée et, en même temps, pour ménager la transition d'un régime à l'autre, un article porte qu'aucune nomination nouvelle, soit d'instituteurs, soit d'institutrices congréganistes, ne sera faite dans les départements où fonctionnera depuis quatre ans une école normale d'institutrices ; pour les écoles de garçons, la substitution du personnel laïque au personnel congréganiste devra être complète dans le laps de cinq ans après la promulgation de la loi.

La loi du 30 octobre 1886 règle en outre tout l'organisme de l'enseignement primaire. Elle définit les conditions d'existence des établissements primaires de tout ordre, publics et privés : ? elle fixe le nom et la nature des différentes catégories d'écoles primaires : écoles maternelles, classes enfantines, écoles primaires élémentaires, cours complémentaires, écoles primaires supérieures, écoles manuelles d'apprentissage ; ? elle détermine les conditions auxquelles les Français ou les étrangers sont appelés à les diriger, les inspections auxquelles elles sont soumises ; ? elle prescrit la procédure d'après laquelle les écoles publiques pourront être établies ; ? elle traite du personnel enseignant de ces écoles, des conditions requises pour en faire partie, et détermine le mode de nomination des maîtres : directeurs et professeurs des écoles normales nommés par le ministre ; par le ministre également, directeurs et professeurs des écoles primaires supérieures ; par le préfet, les titulaires des écoles primaires élémentaires, mais sur la proposition de l'inspecteur d'académie ; par l'inspecteur d'académie, les instituteurs stagiaires ; ? elle institue le régime disciplinaire de ce personnel, et crée ou renouvelle tout un système de peines et de récompenses ; ? enfin elle réorganise les conseils de l'enseignement primaire (Conseils départementaux) d'après des principes analogues à ceux que la loi du 27 février 1880 avait appliqués au Conseil supérieur et aux Conseils académiques. Les attributions du Conseil départemental? attributions pédagogiques, administratives, contentieuses et disciplinaires ? sont, de plus, nettement déterminées.

En même temps qu'elle établissait l'ordre dans le corps de renseignement primaire public, la loi du 30 octobre 1886 relevait donc la dignité de ses maîtres par le nouveau mode de nomination qui en faisait un personnel d'Etat. D'autre part, elle agrandissait singulièrement le domaine de l'enseignement : fait naguère uniquement pour les enfants de six à douze ans environ, il s'étend depuis lors à la petite enfance (écoles maternelles, classes enfantines], et conduit l'écolier jusqu'au sortir de l'adolescence dans les écoles manuelles d'apprentissage et dans les écoles primaires supérieures. En outre, le niveau de l'enseignement se haussait au-dessus de l'humilité où on l'avait si longtemps tenu. « L'instruction primaire élémentaire comprend : l'enseignement moral et civique ; la lecture et l'écriture ; la langue française ; le calcul et le système métrique ; l'histoire et la géographie, spécialement de la France ; les leçons de choses et les premières notions scientifiques, principalement dans leurs applications à l'agriculture ; les éléments du dessin, du chant et du travail manuel (travaux d'aiguille dans les écoles de filles), et les exercices gymnastiques et militaires. » ? « L'instruction primaire supérieure, dit l'article 35, comprend, outre la révision approfondie des matières étudiées à l'école primaire élémentaire : l'arithmétique appliquée ; les éléments du calcul algébrique et de la géométrie ; les règles de la comptabilité usuelle et de la tenue des livres ; les notions de sciences physiques et naturelles applicables à l'agriculture, à l'industrie et à l'hygiène ; le dessin géométrique, le dessin d'ornement et le modelage: les notions de droit usuel et d'économie politique ; les notions d'histoire et de littérature française ; les principales époques de l'histoire générale et spécialement des temps modernes: la géographie industrielle et commerciale ; les langues vivantes ; le travail du bois et du fer pour les garçons ; les travaux à l'aiguille, la coupe et l'assemblage pour les filles. »

La lui du 30 octobre 1886 a été complétée par les décret et arrêté du 18 janvier 1887, qui furent rendus sous le ministère de Berthelot. Ils contiennent toute une série de dispositions déterminant l'organisation pédagogique des établissements d'enseignement primaire de tout ordre, leurs plans d'études, les conditions de leur installation matérielle, les principes à suivre pour la rédaction de leurs règlements intérieurs. Avec une pareille organisation, avec de pareils programmes, l'enseignement primaire pouvait désormais servir de base large et solide au système tout entier de l'éducation nationale.

III. De 1887 au temps présent. ? A dater de ce moment, on peut dire que la période de création est close ; depuis quelque vingt-cinq ans, les efforts n'ont plus tendu qu'à conduire à leur terme des réformes déjà commencées et à opérer, dans les oeuvres fondées, les aménagements et les retouches que la pratique faisait reconnaître nécessaires ou utiles.

La loi du 30 octobre 1886, en relevant le niveau de l'enseignement primaire et en exigeant plus des maîtres qui le donnaient, n'avait rien changé à leur situation matérielle ; mais, depuis lors, leurs traitements ont été augmentés par un mouvement lent, mais continu. Alors que, sous l'empire de la loi de 1875, ils variaient de 700 à 1200 francs pour les maîtres et de 650 à 900 francs pour les maîtresses, la loi du 19 juillet 1889 fait varier les traitements des premiers de 800 à 2000 francs et ceux des secondes de 800 à 1600 francs. Peu de temps après, en 1893, le pourcentage, établi par la loi de 1889, est élargi ; les premières classes reçoivent un nombre d'instituteurs et d'institutrices plus grand ; en même temps, le traitement «le début est élevé à 900 francs. En 1900, nouvelle modification dans le pourcentage ; elle a pour conséquence l'élévation de classe d'un certain nombre d'instituteurs et d'institutrices, et, en 1903 et 1904, le pourcentage est aboli et remplacé par un avancement automatique. Vient enfin la loi de finances de 1905 : depuis lors, les instituteurs débutent au traitement de 1100 francs pour atteindre, par augmentations successives, celui de 2200 francs ; d'autre part, les institutrices, dont le traitement de début est égal à celui des instituteurs, mais qui, jusqu'alors, ne pouvaient dépasser le maximum de 1600 francs, atteignent dorénavant le traitement de 2000 francs.

L'enseignement primaire supérieur, restauré en fait par les décret et arrêté du 15 janvier 1881, organisé légalement par la loi du 30 octobre 1886 et les décret et arrêté du 18 janvier 1887, avait tout de suite trouvé faveur dans le pays et s'était rapidement constitué une nombreuse clientèle. Mais on dut s'apercevoir bientôt que des excès de zèle et des ambitions exagérées risquaient de le faire sortir de ses voies propres. Fait pour les enfants des classes laborieuses qui sont destinés à remplir un de ces nombreux emplois d'ordre moyen que l'agriculture, le commerce, l'industrie offrent aux travailleurs, il devait surtout orienter ses élèves vers les nécessités de la vie pratique. Or, en bien des cas, les écoles primaires supérieures avaient tenu à honneur de faire figurer dans leurs plans d'études les matières les plus variées et les moins nécessaires à l'éducation de l'industriel ou du commerçant : aussi remarquait-on qu'un trop grand nombre d'élèves, au sortir de ces écoles, se dirigeaient vers le fonctionnarisme. Il parut indispensable de réagir, et ce fut l'objet des décret et arrêté du 21 janvier 1893, qui, sous le ministère de M. Charles Dupuy, allégèrent les programmes et les horaires. On s'efforça de restituer à l'enseignement primaire supérieur Je caractère pratique et utilitaire qui doit être sa marque et -a raison d'être. « Qu'il s'agisse de morale ou d'histoire, de géographie ou de droit usuel, de littérature ou de sciences, on n'a pas visé à faire le plus beau plan d'études possible, mais bien le plus utile pour une classe déterminée de jeunes gens, ceux qu'attend une carrière professionnelle, bureau ou atelier, ferme ou magasin » (Circulaire ministérielle du 18 février 1893). Au moment où nous écrivons, une refonte nouvelle des programmes de l'enseignement primaire supérieur est à l'étude et doit être examinée par le Conseil supérieur dans sa session de juillet 1909. Ce qui caractérise ce projet, c'est qu'il accentue encore la tendance que l'on trouve dans les décret et arrêté du 21 janvier 1893.

Des préoccupations du même ordre ont amené le remaniement qui s'est opéré en 1905 dans l'enseignement normal. Depuis 1879, les écoles normales avaient sans doute donné des résultats très appréciables ; on dut s'aviser pourtant que l'instruction qu'y recevaient ou que s'y donnaient les élèves-maîtres et les élèves-maîtresses avait un caractère trop général, trop abstrait, trop Formel, et que la préparation professionnelle des futurs instituteurs et des futures institutrices n'y était pas suffisamment assurée. De là les retouches apportées aux programmes ; de là le décret du 4 août 1905. On a cherché partout, dans les programmes établis à cette date, à marquer une orientation pratique. En histoire, en géographie, par exemple, on veut qu'une place soit faite à l'histoire locale, à la géographie locale. En physique, « le professeur, est-il dit, devra conserver à ses leçons un caractère très élémentaire, savoir se restreindre, ne pas croire bon de dire tout ce qu'il sait sur chaque sujet. Toutes ses leçons seront fondées sur des expériences qu'il effectuera pendant la classe au moyen d'appareils aussi peu compliqués que possible, souvent avec des objets usuels ». En chimie, « le professeur, dans l'étude d'un corps, devra se borner aux procédés de préparation réellement usités, aux propriétés physiques et chimiques qui ont une utilité pratique, et aux usages principaux ». Et l'esprit des programmes nouveaux s'exprime bien dans un conseil qui est constamment répété sous des formes diverses : « Nos futurs instituteurs doivent toujours être maintenus en présence de la réalité des faits et des choses à l'occasion desquels ils auront plus tard à donner des enseignements utiles à leurs élèves et même aux parents de leurs élèves ». ? Quant à la préparation professionnelle, comme on avait compris qu'elle était trop sacrifiée par les élèves au souci d'enlever, au bout de la troisième année, leur brevet supérieur, voici comment on s'y est pris pour empêcher qu'elle restât simplement nominale : après deux ans d'école, normaliens et normaliennes doivent subir l'examen du brevet supérieur ; la troisième année est spécialement affectée à la préparation professionnelle et pratique, et, pour ceux qui en ont dûment profité, un certificat consacre la fin des études normales. Quels effets produira cette réforme? Elle est trop récente pour qu'on puisse les préjuger, iI semble, en tout cas, qu'elle procède de vues pédagogiques très justes.

La grande nouveauté, dans l'ordre primaire, durant les quinze dernières années, a été la renaissance de l'enseignement des adultes. Après le vote de la loi du 28 mars 1882, qui établit l'obligation de l'instruction primaire, on se persuada trop vite qu'elle pourrait suffire à tout, que tous fréquenteraient l'école, que tous en tireraient profit pour aujourd'hui et pour demain. Il arriva alors que l'enseignement des adultes, qui avait été encouragé sous la monarchie de Juillet et au temps de Duruy, ne parut plus qu'une superfluité. C'est ce que déclarait M. Ch. Dupuy, rapporteur du budget de l'instruction publique pour 1891 : « Les cours d'adultes, disait-il, seront bientôt du domaine de l'histoire ». Mais il fallut se détromper. On constatait que la loi du 28 mars 1882 n'était pas appliquée, qu'il y avait toujours une forte proportion de conscrits illettrés, et, en même temps, on se rendait compte que l'instruction reçue par les enfants dans les écoles primaires, l'eussent-ils tous reçue sans aucune exception, était pratiquement et moralement insuffisante pour former les travailleurs et les citoyens d'une démocratie moderne. Il apparaissait que l'adolescence et la jeunesse ne peuvent pas plus que l'enfance se passer d'éducateurs. En avril 1894, la Ligue française de l'enseignement lança un appel à l'initiative privée en faveur de l'école prolongée. L'année suivante, le ministère de l'instruction publique fit voir que l'intérêt de cette question ne lui échappait pas : le 11 janvier 1895 paraissait un décret qui réorganisait les cours d'adultes et organisait les conférences populaires ; les Chambres qui, en 1894, n'avaient voté pour cet objet que 20 000 francs, s'empressèrent de relever le chiffre e cette subvention qui, à l'heure présente, est portée à un million. Aussi, depuis 1895, le nombre des cours d'adultes et le chiffre des élèves qui les fréquentent n'ont cessé de s'accroître : le dernier rapport sur la statistique de l'enseignement primaire (1906-1907) constate l'existence de 48 248 cours, qui ont été fréquentés par 720 000 auditeurs assidus. En somme, on peut dire que l'enseignement post-scolaire a pris pied dans la majorité des communes, même dans les hameaux, et qu'il paraît entré dans les moeurs du pays.

Il faut bien remarquer que les cours d'adultes à notre époque n'ont plus le même caractère que sous Louis-Philippe et sous le second Empire, où leur objet fut surtout de combattre l'analphabétisme. Leur clientèle alors se composait en majorité d'illettrés. Les illettrés ne sont plus aujourd'hui qu'en petit nombre ; on fait pour eux des sections spéciales ; mais, à prendre les choses en général, l'enseignement post-scolaire est dirigé de façon à répondre aux besoins pratiques des auditeurs et surtout à développer leur éducation morale et civique. Au reste, dans l'oeuvre de « l'école prolongée », comme on dit, les préoccupations sociales prennent le pas sur les préoccupations didactiques. Au début du mouvement, voici comment M. Léon Bourgeois marquait dans quel sens il devait aller : « Ce n'est là (les cours d'adultes) qu'une partie de l'entreprise. C'est le point de départ, la continuation ou la reprise de contact avec les esprits. Mais il faut plus encore : il s'agit non seulement d'un enseignement intellectuel, mais d'un entraînement moral et social autour de l'adolescence, et, pour produire cet entraînement, il faut une action continuelle, un groupement permanent, tout un réseau d'aides, d'appuis, de concours, d'échanges de sympathies et de services, ce que la famille donne aux plus heureux, une atmosphère saine est fortifiante et, pour dire plus encore, un milieu moral, civique et social. » C'est ce programme qu'on s'est efforcé d'exécuter en développant des oeuvres anciennes et en en créant de nouvelles, qui soient comme les contreforts de l'école : caisses des écoles, cantines, caisses d'épargne, mutualités scolaires, associations d'anciens et d'anciennes élèves, patronages ; toutes ces oeuvres, oeuvres d'assistance, de prévoyance, de solidarité, se donnent pour tâche de maintenir, de fortifier, de prolonger l'influence de la première éducation ; et si ces institutions auxiliaires et complémentaires ont grandi un peu au hasard, si leur avenir reste incertain, encore est-il vrai que l'école a pu déjà et pourra encore en tirer quelque force.

Pour l'enseignement secondaire classique, la mise au point des programmes fut, dans cette période, la question à l'ordre du jour ; après les remaniements qui y avaient été apportés sous le ministère de Goblet, de nouvelles retouches y furent faites en 1890. On laissait toujours subsister les grandes lignes du plan d'études de 1880 ; on n'en modifiait pas l'esprit, mais on s'efforçait de l'alléger plus encore qu'en 1885. Pour chacune des matières de l'enseignement, des instructions spéciales pour les professeurs furent rédigées par les maîtres les plus éminents de l'Université dans le dessein d'indiquer les voies les plus courtes, les plus aisées et les plus sûres. En outre, les questions d'enseignement n'étaient plus les seules qu'on envisageait ; une attention particulière était donnée au côté éducatif. « L'idée de l'éducation, disait le ministre (M. Léon Bourgeois), qui s'était rétrécie et abaissée dans une période où l'éducation semblait avoir moins à faire, s'est reformée et relevée dans l'esprit de tous quand l'éducation, comme il arrive toujours aux périodes décisives de la vie des peuples, a dû reprendre toutes ses charges. » De là des règlements nouveaux qui transformaient le régime intérieur des établissements d'enseignement secondaire et qui, à l'antique discipline faite surtout pour assurer l'ordre extérieur par la répression, substituaient la discipline libérale, qui « cherche à améliorer l'enfant plutôt qu'à le contenir, à le gagner plutôt qu'à le soumettre ». La tradition caporalesque, qui s'était maintenue dans les lycées depuis Napoléon Ier, reçut alors une atteinte à laquelle elle n'a pas survécu.

Peu après, la question de l'enseignement spécial, abordée sous le ministère Goblet, fut reprise de nouveau, et cette fois l'enseignement spécial disparut pour faire place à l'enseignement secondaire moderne, dont l'organisation fut réglée par le décret du 4 juin 1891.

Dès lors, les classes qui avaient été désignées sous les noms de 1re année, 2e année, etc., prirent les noms de sixième, cinquième, etc., jusqu'à la classe de première, qui fut divisée en deux sections, l'une littéraire, appelée première-lettres, l'autre scientifique, appelée première-sciences. Après la classe de seconde, les élèves purent entrer, soit dans l'une des sections de la classe de première, soit dans la classe de mathématiques élémentaires. Comme matières d'enseignement, l'enseignement secondaire moderne comprenait : la langue et la littérature française, les langues et les littératures allemande et anglaise ; dans certains établissements, au lieu de l'anglais, l'italien ou l'espagnol ; la philosophie et la morale, les principes du droit et des notions d'économie politique, l'histoire, la géographie, les mathématiques, la physique et la chimie, les sciences naturelles, le dessin et la comptabilité. En somme, l'enseignement spécial se trouvait transformé en un enseignement de culture générale classique, sans les langues anciennes. M. Léon Bourgeois définissait de la façon suivante le caractère dont on avait voulu marquer l'enseignement moderne : « Nous n'entendons nullement, disait-il, lui donner une destination professionnelle, et, s'il nous arrivait d'en marquer l'utilité, l'utilité dont il s'agirait serait la plus liante et la plus noble, l'utilité morale, civique et sociale. » Il y avait donc désormais deux enseignements secondaires, d'une durée inégale : l'un, l'enseignement classique, avec sept ans d'études ; l'autre, l'enseignement moderne, avec six, et deux baccalauréats aux sanctions inégales aussi. C'était le parallélisme ; ce n'était pas l'unité.

L'enseignement secondaire moderne n'a eu qu'une existence éphémère ; il s'en faut qu'il ait répondu aux espérances qu'il avait fait concevoir ; on ne tarda pas à le juger trop littéraire pour un enseignement réel et trop scientifique pour un enseignement classique. Son insuccès a été pour quelque chose dans la « crise » de l'enseignement secondaire qui s'ouvrit vers ce temps.

Cette crise, qui se traduisait par le fait que la population des lycées et collèges restait stationnaire ou diminuait, tandis qu'augmentait celle des établissements congréganistes, ne pouvait laisser les pouvoirs publics dans l'indifférence. En 1898, la Chambre nomma une commission de trente-trois membres, qui avait mission d'examiner les projets et propositions de loi touchant à l'enseignement secondaire public et de procéder à une enquête sur la situation. Dans cette enquête on recueillit tous les avis, on écouta toutes les opinions, et M. Ribot, président de la commission, a eu le droit d'écrire : « L'enquête que nous avons faite n'est pas une oeuvre de parti. Nous avons recherché avec une entière sincérité, en appelant à nous tous les hommes qui pouvaient nous aider de leur expérience, les causes du malaise de l'enseignement secondaire. » Les travaux de la commission une fois terminés, le ministre de l'instruction publique, alors M. Georges Leygues, saisit d'un projet de réforme le Conseil supérieur (15 octobre 1900), qui consacra à son examen trois de ses sessions en 1901 et 1902, et qui adopta celles des propositions du ministre qui relevaient de sa compétence ; la commission parlementaire s'y rallia à son tour, et enfin l'ensemble de la réforme fut approuvé par la Chambre le 17 février 1902. Nous reproduisons les parties essentielles de ce nouveau plan d'études :

« L'enseignement secondaire est coordonné à l'enseignement primaire de manière à faire suite à un cours d'études primaires d'une durée normale de quatre années. Il est lui-même constitué par un cours d'études d'une durée de sept ans et comprend deux cycles : l'un d une durée de quatre ans, l'autre d'une durée de trois ans. ? Dans le premier cycle, les élèves ont le choix entre deux sections. Dans l'une sont enseignés, indépendamment des matières communes aux deux sections, le latin, à titre obligatoire, dès la première année (classe de sixième) ; le grec, à titre facultatif, à partir de la troisième année (classe de quatrième). Dans l'autre, qui ne comporte pas l'enseignement du latin et du grec, plus de développement est donné à l'enseignement du français, des sciences, du dessin, etc. ? Dans les deux sections, les programmes sont organisés de telle sorte que l'élève se trouve, à l'issue du premier cycle, en possession d'un ensemble de connaissances formant un tout et pouvant se suffire à lui même. ? A l'issue du premier cycle, un certificat d'études secondaires du premier degré peut être délivré aux élèves, en raison des notes obtenues par eux durant ces quatre années d'études et après délibération des professeurs dont ils ont suivi les cours. ? Dans le second cycle, quatre groupements de cours principaux sont offerts à l'option des élèves, savoir : 1° le latin avec le grec ; 2° le latin avec une étude plus développée des langues vivantes ; 3° le latin avec une étude plus complète des sciences ; 4° l'étude des langues vivantes unie à celle des sciences, sans cours de latin. Cette dernière section, destinée normalement aux élèves qui n'ont pas fait de latin dans le premier cycle, est ouverte aussi aux élèves qui, ayant suivi les cours de latin dans le premier cycle, ne continuent pas cette étude dans le second. ? Pour les élèves qui ne se destinent pas au baccalauréat, il sera institué, dans un certain nombre d'établissements publics, à l'issue du premier cycle, un cours d'études dans lequel les sciences seront étudiées spécialement en vue des applications. Ce cours d'études aura une durée de deux ans. Il sera approprié aux besoins des diverses régions. ? A l'issue de ce cours, et à la suite d'un examen public sur le programme établi, un certificat pourra être délivré, sur lequel seront portées, avec le nom de l'académie où l'examen a été passé, les matières de cet examen et les notes obtenues. ? Il n'y a qu'un baccalauréat de l'enseignement secondaire. L'examen est divisé en deux parties séparées par un an au moins d'intervalle. La première partie comporte le choix entre quatre séries d'épreuves correspondant aux quatre groupements de matières prévues pour le cycle supérieur. Mention de ces épreuves spéciales sera faite sur les diplômes. Tous les diplômes de bachelier confèrent les mêmes droits. »

M. Rabier, qui était directeur de l'enseignement secondaire au ministère de l'instruction publique lorsque les arrêtés du 31 mai 1902 mirent en vigueur cette réforme, en a caractérisé comme il suit l'inspiration et les tendances : « L'esprit général de la réforme de 1902 a été de supprimer la dualité qui existait dans l'enseignement secondaire depuis 1865 ; de faire disparaître toute possibilité d'antagonisme entre le système gréco-latin et le système moderne, qui exclut l'étude des langues anciennes ; d'introduire plus de souplesse dans les programmes et une plus grande facilité d'adaptation aux besoins généraux ou locaux de la société française ; de faciliter le passage d'un groupe d'études à un autre groupe d'études et par là même de rendre possible une sélection plus parfaite des intelligences ; en un mot, d'affirmer à la fois l'unité de l'enseignement secondaire et la nécessité de la variété dans les formes qu'il affecte ».

Dans le temps où la commission présidée par M. Ribot poursuivait son enquête, beaucoup d'hommes politiques furent frappés des facilités singulières que la loi Falloux (loi du 15 mars 1850) donnait aux religieux pour faire concurrence à l'enseignement public ; et, d'autre part, comme les congrégations se mêlaient sans aucune réserve aux luttes des partis, certains pensèrent que l'influence de leurs leçons sur une partie de la jeunesse française pouvait compromettre la sécurité de l'institution républicaine. Il y en eut dès ce moment qui n'hésitèrent pas à proposer des remèdes héroïques. Le 28 novembre 1898, M. Levraud déposa, à la Chambre des députés, une proposition de loi ayant pour objet d'interdire au clergé régulier « le droit de tenir ou diriger un établissement d'education et d'enseignement, soit primaire, soit secondaire classique ou secondaire moderne». Une autre proposition de loi tendant au rétablissement du monopole universitaire fut déposée le même jour par un autre député, M. Rabier. Vint ensuite (14 nov. 1899) le projet de M. Georges Leygues, alors ministre de l'instruction publique, sur le stage scolaire, c'est-à-dire sur l'obligation pour les aspirants fonctionnaires de faire dans un établissement de l'Etat leurs trois dernières années d'études. Ces divers projets n'ayant pas abouti, M. Béraud apporta bientôt au Sénat une proposition aux termes de laquelle nul établissement d'enseignement privé ne pouvait être ouvert qu'en vertu d'une loi. Le 10 décembre 1901, le Sénat prit en considération la proposition Béraud, et nomma une commission qui devait étudier la réorganisation de l'enseignement secondaire privé, et dont le premier acte fut de déclarer qu'elle ne prendrait pas la loi Falloux pour base de ses travaux. Ce fut le signal d'un mouvement d'opinion très nettement hostile à la loi de 1850 ; si bien que, le 6 novembre 1902, M. Chaumié, ministre de l'instruction publique, déposait au Sénat un projet de loi abrogeant la loi Falloux et portant réorganisation de l'enseignement secondaire libre. Ce projet vint en discussion le 5 novembre 1903.

Deux systèmes étaient en présence, celui du gouvernement et celui de la commission. Voici, en résumé, en quoi consistait le projet gouvernemental : Tout citoyen français, à l'exception des membres des congrégations non autorisées, pourra ouvrir sans autorisation et sur simple déclaration, avec certaines garanties déterminées (en particulier la production de diplômes que ne demandait pas la loi Falloux), des établissements d'enseignement privé, en se conformant à la loi. ? La commission, en exigeant, elle aussi, des garanties déterminées, proposait que nul établissement privé ne pût être ouvert que par un décret rendu après avis du Conseil supérieur de l'instruction publique. Ce n'était pas le monopole absolu de 1808 ; c'était le monopole indirect et relatif.

Le gouvernement eut gain de cause : le monopole fut rejeté, et, en même temps, la loi Falloux fut abrogée. Mais un amendement fut proposé à un paragraphe de l'article 1er du projet gouvernemental, paragraphe qui portait que quiconque voudrait ouvrir un établissement privé d'enseignement secondaire devrait déclarer qu'il n'appartenait pas à une congrégation non autorisée : l'amendement consistait à supprimer les mots non autorisée. Il fut volé : c'était la sécularisation de l'enseignement privé ; la liberté lui était maintenue, mais « la liberté dans la laïcité ». En conséquence, six mois plus tard était promulguée la loi du 7 juillet 1904, dont l'article 1er dispose : « L'enseignement de tout ordre et de toute nature est interdit en France aux congrégations. ? Les congrégations autorisées à titre de congrégations exclusivement enseignantes seront supprimées dans le délai maximum de dix ans. ? Il en sera de même des congrégations et des établissements qui, bien qu'autorisés en vue de plusieurs objets, étaient, en fait, exclusivement voués à l'enseignement à la date du 1er janvier 1903. ? Les congrégations qui ont été autorisées et celles qui demandent à l'être, à la fois pour l'enseignement et pour d'autres objets, ne conserveront le bénéfice de cette autorisation ou de cette instance d'autorisation que pour les services étrangers à l'enseignement prévus par les statuts. »

Il y a donc cinq ans tantôt que l'enseignement congréganiste a vécu ? en principe, car ce sera seulement à l'expiration du délai de dix années accordé par la loi que les établissements de toutes les congrégations enseignantes se trouveront entièrement supprimés.

Les destinées de l'enseignement secondaire des filles eurent, dans cette même période, un cours assez tranquille. Nul changement ne fut apporté à la loi qui l'avait organisé. En 1897, remaniement du plan d'études : on fit alors effort « pour simplifier, conformément au désir souvent exprimé par ses fondateurs mêmes et par ses défenseurs les plus autorisés, l'enseignement organisé par la loi de décembre 1880, pour Te différencier, dans la mesure convenable, de l'enseignement des garçons, et augmenter, tout en l'allégeant, sa valeur éducative ». En réalité, point de changements considérables : une demi-heure ajoutée ici, retranchée là ; des enseignements reculés ou avancés d'une année a une autre ; des études facultatives devenant obligatoires ou inversement. Des modifications plais intéressantes à signaler sont celles qui ont été introduites dans l'horaire. L'arrêté du 14 janvier 1882 disait, art. 2 ; « Il y aura deux classes le matin et deux classes le soir ». En 1897, on a accepté l'idée de grouper les classes de façon que les familles pussent dans l'après-midi garder les enfants à la maison. On ne s'en est pas tenu là. La circulaire du 16 décembre 1901, « afin de donner aux cours d'études plus de souplesse et de les plier autant que possible aux besoins et aux tendances des familles », a décidé que les élèves, notamment celles de quatrième et de cinquième année, pourraient être dispensées, sur la demande des parents, de quelques-unes des matières que comporte le programme, étant d'ailleurs entendu que ces élèves intermittentes ne sauraient prétendre au certificat et au diplôme d'études secondaires.

Il nous reste enfin à rapporter comment, dans l'ordre supérieur, s'acheva la constitution des universités, qui, nous l'avons vu, commença à se dessiner, sous le ministère de Goblet, par le double décret du 25 juillet 1885 et le décret du 28 décembre de la même année.

Dès lors les facultés avaient une vie commune, vie civile par leur conseil d'une part, vie scientifique par leur assemblée d'autre part ; de plus, chacune d'elles ne demeurait pas à l'état isolé ; les facultés d'un même ressort académique étaient reliées entre elles par un organe central, le conseil général des facultés. Il leur fallait pourtant quelque chose de plus, pour qu'elles eussent la plénitude de l'existence : à savoir un budget propre dont la gestion leur fût confiée. C'est l'avantage que leur assura l'article 51 de la loi de finances du 17 juillet 1889 : il était décidé que les crédits ouverts au ministère de l'instruction publique pour le matériel des facultés leur seraient versés sous forme de subventions, et un règlement d'administration publique du 22 février 1890 organisa leur budget et leur comptabilité. L'instruction qui accompagnait ce règlement expliquait très bien la portée qu'on entendait lui donner : « En transformant en subventions les crédits mis à la disposition des facultés par l'Etat, les pouvoirs publics ont eu la confiance qu'elles en feraient usage comme d'un patrimoine qu'il est de leur devoir d'augmenter. Jusqu'ici, avec le mode de comptabilité qui était le leur, elles avaient parfois l'occasion et la tentation de faire, avant la clôture de l'exercice, et pour éviter l'annulation d'une partie des crédits, un emploi hâtif ou mauvais des fonds qui leur étaient alloués. Désormais elles n'auraient plus cette excuse. ? Désormais, en effet, sauf pour les dépenses du personnel, qui continueront d'être payées directement par le Trésor, elles feront masse de toutes leurs ressources pour subvenir à leurs besoins, et toutes les sommes qui, par une bonne gestion de leurs deniers, auront été économisées par elles, deviendront leur bien. ? Leur responsabilité en même temps que leur liberté s'en trouve augmentée. Elles auront donc l'esprit d'ordre et l'esprit d'épargne. Elles auront le sentiment qu'elles sont des êtres permanents et non des êtres viagers, et qu'elles ont charge de leur avenir autant que du présent. »

L'existence légale ayant été ainsi conférée aux facultés, on avait fait un grand pas en avant. Comme, d'autre part, certaines manifestations ? telle la célébration du centenaire de l'université de Montpellier ? avaient montré que l'idée de la constitution universitaire gagnait du terrain, il parut qu'il était possible de donner aux choses un train plus rapide. En 1890, M. Léon Bourgeois, ministre de l'instruction publique, déposa au Sénat un projet de loi qui était comme la charte des universités définitivement constituées. Il déterminait leur état légal, leurs attributions scientifiques, leur situation civile, leur composition, leur organisation générale, enfin leur organisation financière. Mais le but, auquel on croyait toucher, se déroba. Les résistances de l'esprit local firent échouer le projet du ministre. Il y avait dans le projet de loi une disposition d'après laquelle il ne pouvait être fondé d'université là où n'existaient pas les quatre facultés classiques : droit, médecine, lettres, et sciences. Il avait semblé que le nom d'université ne saurait être accordé à des groupements de deux ou trois facultés que par un étrange abus de mots. Les facultés qui ne devaient pas, dans ces conditions, être érigées en universités, se crurent condamnées à disparaître : elles trouvèrent des avocats habiles dans la haute assemblée, et le projet de M. Léon Bourgeois, discuté en 1892, ne put pas aboutir.

On recommença donc à cheminer prudemment. On obtint d'abord que les groupes de facultés devinssent des corps, que ces corps eussent les attributions des personnes civiles, et que les conseils généraux des facultés fussent reconnus et consacrés par la loi. Un article, inséré dans la loi de finances du 28 avril 1893, disposa : « Le corps formé par la réunion de plusieurs facultés de l'Etat dans un même ressort académique est investi de la personnalité civile. Il est représenté par le conseil général des facultés. Il sera soumis, en ce qui concerne ses recettes, ses dépenses et sa comptabilité, aux prescriptions qui seront déterminées par un règlement d'administration publique. » C'était en vérité une transformation décisive pour la constitution des universités ; on avait enfin la chose ; on ne devait plus attendre longtemps pour avoir le mot.

Cependant, avant d'en arriver là, il fallut renoncer au plan que l'on s'était tracé naguère pour fonder les universités : on les voulait peu nombreuses pour qu'elles eussent plus de prestige, plus de ressources, plus de force d'expansion. Mais après la discussion qui avait eu lieu au Sénat en 1892, en présence de l'opiniâtreté des intérêts particularités qui s'y était manifestée, il était clair qu'il faudrait ou ne pas avoir d'universités, ou se résigner à en créer dans tous les centres académiques. C'est à ce dernier parti que l'on se rangea, non sans regret. Voici comment s'exprime l'exposé des motifs du projet de loi déposé à la Chambre, le 18 juin 1895, par M. Raymond Poincaré, ministre de l'instruction publique : « Un précédent cabinet avait pensé, avec d'anciennes et hautes autorités, que, pour répondre à leur véritable destination, les universités devaient être d'abord peu nombreuses. Vous savez quels obstacles cette conception a rencontrés devant elle. Nous ne la reprenons pas. D'ailleurs, depuis cinq ans, les faits se sont modifiés. En particulier est intervenue la loi du 28 avril 1893. Nous estimons qu'après avoir constitué dans chaque ressort académique un corps de facultés, après avoir donné à ces corps mêmes organes et mêmes attributions, il convient de les transformer tous en universités. »

Toutefois, obligé de renoncer à son idéal, le gouvernement, qui, d'ailleurs, était résolu à traiter ces universités, en fait fort inégales, sur le pied d'égalité, à leur distribuer à toutes, comme par le passé et suivant les mêmes mesures, les crédits mis à sa disposition par le Parlement, chercha un moyen de susciter entre elles l'émulation et la concurrence. A ce dessein, il fut décidé que, tandis que les droits d'examens continueraient à être versés à l'Etat comme une recette régalienne, les droits d'études seraient perçus par les universités elles-mêmes, et qu'elles pourraient en appliquer le produit au progrès des études, au perfectionnement des instruments du travail scientifique. « Ce surcroît de ressources leur étant assuré, la libre disposition leur en étant donnée, on pouvait espérer qu'elles rivaliseraient entre elles pour attirer et retenir les étudiants, et que cette émulation tournerait au bien des études, de la science et du pays. »

Dans ces conditions, le projet de loi présenté par M. Raymond Poincaré put passer sans peine. Il est devenu la loi du 10 juillet 1896, qui ne comprend que quatre articles : en vertu de l'article 1er, «les corps de facultés institués par la loi du 28 avril 1893 prennent le nom d'universités ».Par l'article 2, le conseil général des facultés est légalement reconnu et reçoit le nom de conseil de l'université. L'article 3 transfère aux conseils des universités la connaissance des affaires contentieuses et disciplinaires relatives à l'enseignement supérieur public, qui avait été jusqu'alors dévolue aux Conseils académiques. Enfin l'article 4, après avoir réglé, comme il a été déjà dit, la question des droits d'examens et des droits d'études, spécifie que les droits perçus par les universités ne pourraient être affectés qu'aux objets suivants : « dépenses des laboratoires, bibliothèques et collections, construction et entretien de nouveaux bâtiments, création de nouveaux enseignements, oeuvres dans l'intérêt des étudiants ».

Quant aux détails de l'organisation administrative et financière des universités, il avait paru inutile de les prévoir dans la loi ; réservés au pouvoir réglementaire du ministre, ils furent déterminés par les décrets des 21, 22 et 31 juillet 1897. Le cadre de cet article ne nous permet pas d'en donner l'analyse ; mais un passage de l'exposé des motifs qui fut présenté au Conseil supérieur de l'instruction publique quand ces décrets lui furent soumis suffira pour en faire connaître l'esprit et les données générales :

« La fonction des universités est une fonction scientifique. Du premier au dernier échelon des études, la science à propager, la science à accroître, est la fin pour laquelle tout l'organisme enseignant doit être coordonné. Or, par essence, la recherche scientifique est libre ; elle ne peut être féconde que par la liberté. Elle ne reconnaît d'autres lois que les règles des méthodes, et ces règles, la puissance publique est inhabile à les tracer. D'autre part, en France, l'enseignement supérieur, comme l'enseignement secondaire, comme l?enseignement primaire, s'il n'est plus un monopole, est une fonction de l'Etat. Les maîtres qui le donnent sont agents de l'Etat. Dès lors ils forment un service public, différent sans doute d'autres services publics par ce qu'il a d'intellectuel et de moral, mais soumis cependant, comme tout service public, à des règles édictées par la puissance publique. ? Par suite, le problème à résoudre, dans la constitution des universités, était de concilier cette indépendance et cette sujétion. Pour cela, on a affranchi les universités de toute entrave dans leur vie scientifique ; elles sont maîtresses de leurs programmes, de leur organisation scientifique, sans autre obligation que de pourvoir aux enseignements nécessaires à la collation des grades conférés par l'Etat. Sous leur vie scientifique et pour l'accroître, on a placé la vie civile la plus large, la mieux assurée, sans autres restrictions, sans autre tutelle que celles qu'imposaient les lois générales du pays et le principe constitutionnel de la responsabilité ministérielle. Telles que la loi les a constituées, les universités françaises ne sont pas des établissements d'utilité publique, indépendants de l'Etat et subventionnés par lui ; elles sont des organes de l'Etat, mais des organes plus souples qu'autrefois, animés d'une vie propre et trouvant dans leur vie civile des moyens de mieux réaliser leur fonction scientifique. »

Ainsi, après quinze ans de patients efforts, on avait obtenu, sans trop de déchet, le résultat visé dès les premières heures de l'entreprise : « constituer un jour des universités rapprochant les enseignements les plus variés, pour qu'ils se prêtent un mutuel concours, gérant elles-mêmes leurs affaires, pénétrées de leurs devoirs et de leur valeur, s'inspirant des idées propres à chaque partie de la France dans la variété que comporte l'unité du pays, rivales des universités voisines, associant dans ces rivalités l'intérêt de leur prospérité au désir qu'ont les grandes villes de faire mieux que les autres, de s'acquérir des mérites particuliers et des litres d'honneur». (Circulaire du 17 novembre 1883.)

Il n'est pas douteux que c'est là le fait le plus considérable de l'histoire de l'instruction publique en France durant les vingt dernières années. Sans se placer à d'autres points de vue, si l'on songe que, depuis le décret du 11 novembre 1903 qui a incorporé l'Ecole normale supérieure à l'université de Paris, la préparation professionnelle des maîtres de l'enseignement secondaire se fait uniquement par les universités, si l'on remarque que les aspirantes aux grades exigés pour donner l'enseignement secondaire des jeunes filles, que les candidats aux examens supérieurs de l'enseignement primaire, viennent spontanément, en nombre toujours croissant, se grouper dans les amphithéâtres universitaires, on pourra voir à plein que des universités dépend désormais tout l'avenir de l'éducation nationale. Il semble heureusement, par l'activité qu'elles ont déployée, par les services qu'elles ont déjà rendus, qu'elles ne seront pas inférieures au rôle dont elles se trouvent ainsi chargées.

Bibliographie. ? Outre les collections du Bulletin administratif du ministère de l'instruction publique, des Circulaires et instructions officielles, des Publications du Musée pédagogique (1?, 2* et 3* séries), les Statistiques de l'enseignement supérieur, celles de l'enseignement secondaire et de renseignement primaire, on pourra consulter avec profit quelques périodiques importants, tels que la Correspondance générale de l'instruction primaire, Paris, 1892-1896 ; l'Enseignement secondaire, organe de la Société pour l'étude des questions d'enseignement secondaire, Paris, 1890 et suiv. ; la Revue de l'enseignement secondaire et de l'enseignement supérieur, Paris, 1884-1894 ; l'Enseignement secondaire des jeunes filles, Paris, 1882 et suiv. ; la Revue internationale de l'enseignement, publiée par la Société de l'enseignement supérieur, Paris, 1881 et suiv. ; la Revue pédagogique, Paris, 1878 et suiv. ; la Revue universitaire, Paris, 1892 et suiv. ; ? et de plus les ouvrages ci-après :

BERSOT, Questions d'enseignement, Paris, Hachette, 1880 ; BERTHELOT, La crise de l'enseignement secondaire, Revue des Deux-Mondes, 15 mars 1891 ; BEQUET, Répertoire de Droit administratif (t. XIX, art. Instruction publique), Paris, Paul Dupont, 1902 ; A. BERTRAND, Les Etudes dans la démocratie, Paris, Alcan, 1900 ; BIGOT (Charles), Questions d'enseignement secondaire, Paris, Hachette, 1886 ; BOURGEOIS (Em.), L'Enseignement classique et le recrutement de l'enseignement supérieur, Paris, Chamerot, 1883 ; L'Enseignement secondaire selon le voeu de la France, Paris, Marescq, 1900 ; BREAL (Michel), Quelques mots sur l'instruction publique, Paris, Hachette, 1873 ; Excursions pédagogiques, Paris, Hachette, 1882 ; BROUARD, Essai d'histoire critique de l'instruction primaire en France de 1789 à nos jours, Paris, Hachette, 1901 ; BOISSON (F.), Conférences et causeries pédagogiques, Paris, Hachette, 1888 ; COMBES (Em.), Une campagne laïque (1902-1903), Paris, Simonis, 1904 ; CROISET (Alfred), L'Enseignement classique et l'Enseignement moderne, Paris, Belin, 1898 ; DEMOLINS, A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, Paris, Didot, 1897 ; L'Education nouvelle, Paris, Didot, 1898 ; DUGARD (Mlle), De l'éducation moderne des jeunes filles, Paris, Colin, 1900 ; DUPUY (Adrien), L'Etat et l'Université, ou la vraie réforme de l'enseignement secondaire, Paris, Cerf, 1890 ; DUMONT (Albert), Notes et Discours (1873-1884), Paris, Colin, 1885 ; FERRY (Jules), Discours et opinions, publiés par P. Robiquet (tomes III et IV), Paris, Colin, 1895-1896 ; FOUILLEE, Les Etudes classiques et la Démocratie, Paris, Colin, 1898 ; FRARY, La Question du latin, Paris, Cerf, 1885 ; GEBHART, Le Baccalauréat et les Etudes classiques, Paris, Hachette, 1899 ; GIRARD (de), Questions d'enseignement secondaire, Paris, Colin, 1905 ; GOBRON, Législation et jurisprudence de l'enseignement public et de l'enseignement privé en France et en Algérie, Paris, Larose, 1900 ; GOYAU, L'Ecole d'aujourd'hui, Paris, Perrin, 1re série 1904, 2e série 1906 ; GREARD, La législation de l'enseignement primaire en France depuis 1789 jusqu'à nos jours, Paris, Delalain, 1890-1901 ; L'Education des femmes par les femmes, Paris, Hachette, 1882 ; Education et Instruction, 4 vol., Paris, Hachette, 1887 ; GRIMAUD, Histoire de la liberté d'enseignement en France, Paris, Rousseau, 1898 ; HERZEN, L'Enseignement public primaire et secondaire, Paris, Colin, 1889 ; JACOULET et PIERRE, Rapport sur l'organisation et la situation de l'enseignement primaire public en France, Paris, Imprimerie nationale, 1900 ; JOURDAIN, Examen du nouveau projet de. loi sur l'instruction secondaire, Paris, Levé, 1881 ; LACOMBE (P.), Esquisse d'un enseignement basé sur la psychologie de l'enfant, Paris, Colin, 1899 ; LANGLOIS (Ch.-V.), La Question de l'enseignement secondaire en France et à l'étranger, Paris, Bellais, 1900 ; La Préparation professionnelle à l'enseignement secondaire, Paris, Imprimerie nationale, 1902: LANSON, L'université et la société moderne, Paris, Colin, 1902 ; LAVISSE, Questions d'enseignement national, Paris, Colin, 1885 ; LEBLANC (René], Rapport sur l'enseignement primaire à l'Exposition universelle de 1900, Paris, Imprimerie nationale, 1901 ; LEVASSEUR, L'Enseignement primaire dans les pays civilisés, Paris, Berger-Levrault, 1897 ; LEYGUES (Georges), L'Ecole et la Vie, Paris, C. Lévy s. d. ; LIARD, L'Enseignement supérieur en France (1789-1893), 2 vol., Paris, Colin, 1894 ; Universités et Facultés, Paris, Colin, 1890 ; LOT, Les Facultés universitaires et la classification des sciences, Paris, 1904 ; MANEUVRIER, L'Education de la bourgeoisie sous la République, Paris, Cerf., 1888 ; MARAIS DE BEAUCHAMP, Recueil des lois et règlements relatifs à l'enseignement supérieur, Paris, Delalain, 1880 ; MARION (H.), L'Education dans l'Université, Paris, Colin, 1895 ; L'Education des jeunes filles, Paris, Colin, 1902 ; MICHEL (H), Notes sur l'enseignement secondaire, Paris, Hachette, 1902 ; PECAUT (Félix), Etudes au jour le jour sur l'éducation nationale (1871-1879), Paris, Hachette, 1881 ; L'Education publique et la vie nationale, Paris, Hachette, 1897 ; Quinze ans d'éducation, Paris, Delagrave, 1903 ; PELLISSON (M.), Les OEuvres auxiliaires et complémentaires de l'école en France, Paris, Imprimerie nationale, 1903 ; PETIT (Edouard), De l'Ecole au Régiment, Paris, Dentu, 1894 ; Autour de l'éducation populaire, Paris, Charavay, 1896 ; Chez les Etudiants populaires, Paris, Cornely, 1898 ; RAMBAUD (Alfred), Histoire de Jules Ferry, Paris, Plon, 1904 ; BIBOT, La Réforme de l'Enseignement secondaire, Paris, Colin, 1900 ; SEIGNOBOS, Le Régime de l'enseignement supérieur des lettres, Paris ; Imprimerie nationale, 1904 ; SPULLER, Au ministère de l'instruction publique, Paris, Hachette, 1888 ; VESSIOT, L'Education à l'école, Paris, Lecène et Oudin, 1885, L'Enseignement à l'école, Paris, Lecène et Oudin, 1886 ; VIAL, L'Enseignement secondaire et la Démocratie, Paris, Colin, 1901.

Maurice Pellisson