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Fourier (Charles)

Charles Fourier, né à Besançon, le 7 avril 1772, mort le 8 octobre, 1837, est l'inventeur d'une doctrine socialiste qu'on désigne sous le nom de doctrine phalanstérienne, parce que le phalanstère était la résidence où les phalanges, c'est-à-dire des groupements de près de dix-huit cents personnes, devaient vivre en pleine harmonie (de là le nom d'harmoniens), conformément à la loi sériaire et à l'attraction passionnelle. Les disciples de Fourier se sont donné à eux-mêmes le nom d'école sociétaire. Les moralistes, selon Fourier, au raient eu tort de nous prêcher pendant des siècles que les passions devaient être étouffées par la raison. Au contraire, elles doivent être regardées comme des forces que Dieu nous aurait données pour nous pousser vers notre véritable destinée, qui est le bonheur intégral ; et l'association intégrale est le milieu idéal qui nous permettra de donner satisfaction à nos attractions pour le plus grand bien de l'humanité. Les principaux ouvrages de Fourier sont, par ordre de date : la Théorie des quatre mouvements, publiée en 1808 ; le Traité de l'association domestique et agricole (1822), son livre le plus important, réimprimé en 1841 sous le titre de Théorie de l'unité universelle ; le Nouveau Monde industriel et sociétaire (1829 et 1845) ; la Fausse industrie morcelée (1835-1836).

Fourier donne dans son système une large place à l'éducation, et ce sont uniquement ses idées pédagogiques que nous avons à exposer dans cet article. Partant de cette idée à priori que Dieu nous a donné l'attraction comme une boussole de direction, il a d'abord recherché quels étaient les goûts des enfants, afin d'en tirer, en leur donnant satisfaction, le plus grand nombre de bons effets possibles. C'est ce que, dans le style de la philosophie expérimentale du jour, on explique en disant qu'une force, laissée à elle-même, suivra nécessairement la ligne de la moindre résistance. Il est curieux de constater en passant que Herbert Spencer s'est rencontré avec Fourier sur une foule de points, entre autres sur les questions d'éducation, quoiqu'il se soit appuyé sur des principes tout à fait différents.

Donc, puisque les petits outils, les « gimblettes » (chariots, poupées, etc.), les petits ateliers, plaisent aux enfants, ce seront là, selon Fourier, des amorces industrielles tout indiquées pour leur faire prendre goût au travail et provoquer l'éclosion des vocations. Les panaches, les ornements gradués sont un appât pour eux. Ils ont la manie imitative, le penchant au furetage, l'orgueil de croire avoir créé quelque chose d'important, quand ils ont fait quelque rien. Ils ont de l'émulation, de l'esprit de corps. Tant mieux, cela servira à les faire persévérer et progresser. Ils ont de la déférence pour les enfants d'un degré supérieur. Eh bien, la crainte de leurs railleries, l'espoir de leurs éloges seront un stimulant précieux qui rendra inutiles les gronderies du père et de la mère, lesquels seront rendus à leur rôle naturel : celui de gâter les enfants. Ceux-ci ont une préférence pour les travaux manuels : c'est que cette préférence est de provenance divine. C'est signe qu'il faut développer les organes physiques avant l'intelligence, et d'ailleurs les travaux de culture végétale ou animale sont un entraînement à l'élude par la curiosité qu'ils excitent. Ces enfants ont l'espoir de monter en grade. Cela les poussera à bien préparer leurs examens en matériel d'abord, en spirituel ensuite. Ils sont gourmands ; ils raffolent des tripotages de la cuisine. Tant mieux encore. Voilà un complément tout indiqué de leurs travaux en agriculture : c'est au goût et à l'odorat bien aiguisés qu'ils jugeront de la qualité de leurs produits agricoles, lorsqu'ils les auront apprêtés. Quoi de plus Favorable que la gastrosophie pour se former à l'art de distinguer les nuances, pour apprendre à bien sérier en classant les odeurs et les saveurs, enfin pour se faire avec les petits camarades au mécanisme des passions exaltées, rivalisées, engrenées, autrement dit au jeu de la cabaliste, de la papillonne et de la composite?

Fourier voyait à ce mode d'éducation un autre avantage : celui d augmenter les bénéfices de la phalange par ce que rapporterait toute cette petite main-d'oeuvre. Il va jusqu'à vouloir justifier et utiliser certains défauts, comme le penchant à la saleté, sous le prétexte qu'il faut favoriser l'essor de la nature et que le code de l'attraction l'emporte sur le code de la raison. Certainement, il est bon de rendre le travail attrayant, de donner une libre expansion aux facultés de l'enfant. La difficulté est de ne pas se tromper dans la délimitation de ces goûts que Fourier déclare essentiels, d'origine divine, indicateurs de la destinée future ; et s'il s'agit de ces instincts ataviques que la raison réprouve, quelque productivité qu'on puisse en tirer, on doit pour les combattre réserver ces efforts pénibles que certains pédagogues voudraient maintenir dans toutes les branches de l'éducation, se figurant à tort que l'effort qui est agréable cesse d'être utile. Il n'y a malheureusement que trop d'occasions, même pour le jeune âge, de faire l'apprentissage des tâches ingrates et répulsives. A l'inverse du fameux Garo de la fable, à force de trouver partout à louer des intentions divines, Fourier s'applaudit de ce que les petits garçons soient turbulents, mutins, hargneux, orduriers, enclins à tout fracasser, etc. ; car cela lui forme un personnel pour les petites hordes, et il trouve ainsi un moyen de pourvoir à certains travaux répugnants : curage des égouts, service des triperies, etc. Que les petites hordes soient animées par une sorte de dévouement chevaleresque à affronter des fonctions immondes, qu'elles soient fières de constituer la milice de Dieu, qu'elles soient actives, courageuses, rien de plus méritoire ; mais pour « mener au beau par la route du bon », il n'était pas nécessaire d'introduire comme mobile l'amour du pataugeage. Un autre groupement, composé des enfants dont les goûts ne sont pas ceux du personnel des » petites hordes », — les petites bandes, « qui sont destinées à mener au bon par la route du beau », — ne prête pas à la même critique ; car il n'est jamais mauvais de développer le goût des belles manières et des choses délicates. Là s'enrôleraient les jeunes filles, ainsi que les jeunes garçons au caractère tranquille. ;

Vu l'importance qu'il lui accorde, nous revenons sur ce que Fourier appelle l'entraînement ascendant. C'est le penchant qu'a tout enfant à imiter ceux qui lui sont très peu supérieurs en âge, à déférer à toutes leurs impulsions, à s'incorporer avec eux dans quelque petite branche de leurs amusements. « On a prétendu, dit Fourier, que l'instituteur naturel est le père ou un instituteur endoctriné par le père ; la nature opère en sens contraire, elle veut exclure le père de l'éducation du fils par un triple motif :

« 1e Le père cherche à communiquer ses goûts à l'enfant, à étouffer l'essor des vocations naturelles presque toujours différentes du père à l'enfant. Or tout le mécanisme des séries passionnelles serait détruit, si le fils héritait des goûts du père ;

« 2° Le père incline à flatter et à louer à l'excès le peu de bien que fera l'enfant ; celui-ci au contraire a besoin d'être critiqué très sévèrement par des groupes de collaborateurs fort exigeants ;

« 3° Le père excuse toutes les maladresses, il les prend au besoin pour des perfections : le père entrave donc tous les progrès que doit opérer une critique soutenue, si elle est goûtée de l'enfant. »

La nature, pour parer à tous ces vices de l'éducation paternelle, donne à l'enfant une répugnance pour les leçons du père et du précepteur ; aussi l'enfant veut-il commander et non pas obéir au père. Les chefs que l'enfant se choisit sont toujours les enfants dont l'âge est d'un tiers ou d'un quart supérieur au sien.

« L'enfant, dit encore Fourier, sera suffisamment réprimandé et raillé par ses pairs. Les enfants ne se font ni compliments, ni quartier. Le marmot un peu exercé est inexorable pour les maladroits. D'autre part le poupon raillé n'osera ni crier ni se fâcher avec des enfants plus âgés que lui, qui riraient de sa colère et le renverraient des salles. »

Fourier, en tant qu'apôtre de l'analogie universelle, croyait qu'il y a un lien entre toutes les harmonies, et avait pris la gamme musicale comme le type de toutes les séries ; on ne sera donc pas étonné qu'il ait eu une prédilection pour l'opéra comme principal ressort d'éducation. L'opéra est pour lui l'assemblage de tous les accords matériels mesurés, devant élever les enfants à « l'unité des manières » et les former indirectement au sentiment des accords moraux et spirtuels. S'accoutumer à avoir l'oreille juste est s'accoutumer à avoir l'esprit juste ; et ce n'est pas Fourier qui aurait raillé le maître de musique et le maître de danse de M, Jourdain. « Il est aisé, dit-il, de compter dans l'opéra une gamme complète :

« 1° Chant ou voix humaine mesurée ;

« 2° Instruments ou son artificiel mes ré ;

« 3e Poésie ou parole mesurée ;

« 4° Geste ou expression mesurée ; « 5° Danse ou marche mesurée ;

« 6° Gymnastique ou mouvements mesurés ;

« 7° Peinture ou ornements mesurés.

« Pivot : Mécanisme mesuré, exécution géométrique. »

Fourier veut que les enfants « harmoniens » figurent dès l'âge le plus tendre dans la s Ile de l'opéra, qui « sera aussi nécessaire à une phalange que ses charrues et ses troupeaux ». « L'enfant au-dessous de l'âge pubère, dit-il encore, n'est fortement enclin qu'aux jouissances des quatre sens : goût et odorat qu'il doit exercer par la cuisine, vue et ouïe par l'opéra. »

Fourier divise les enfants en plusieurs classes et tribus d'après leur âge. Il y a d'abord les nourrissons, qui prennent le nom de poupons dès qu'ils sont sevrés. Quand ils peuvent marcher et agir, ils passent dans la classe des lutins, à vingt et un mois à peu près. Ils sont alors conduits aux ateliers en miniature. A quatre ans les lutins deviennent bambins, et c'est à cet âge qu'on commence à différencier les sexes. De neuf à quinze ans les chérubins, les séraphins, les lycéens et les gymnasiens feront partie des petites hordes et des petites bandes dont nous avons parlé.

Fourier ne dit pas grand'chose des études supérieures. Il ne conduit guère l'enfant que jusqu'au moment où par l'exercice d'une foule de métiers on a éveillé en lui le besoin d'étayer la pratique par la théorie et de s'adonner aux sciences. Il veut naturellement qu'on cherche à rendre celles-ci d'une étude aisée, attrayante. Pour faciliter l'enseignement, il propose sept méthodes à choisir, parmi lesquelles figure, en première ligne, la méthode inverse en histoire. C'est en effet celle qui a le plus de chance d'amorcer l'enfant. Tel qui n'aurait pas pris d'abord intérêt aux faits et gestes de Mérovée, sera curieux de connaître la biographie de Napoléen et de remonter ainsi d'anneau en anneau jusqu'au commencement de la chaîne.

C'est l'éducation de la basse enfance qui a le plus attiré l'attention de Fourier. Au bout de peu de jours, dit-il, l'humeur et le caractère se dessinent assez chez des nouveau-nés pour qu'on puisse en faire trois groupes qu'il divise en tranquilles, mutins et braillards ; il les loge dans trois salles séparées et assez distantes pour que les cris des uns ne troublent pas les autres. À l'occasion on rapproche ces enfants de caractères opposés, car quelquefois il suffit de mettre un poupon de nonne humeur en présence de celui qui pleure pour calmer ce dernier. Lorsque l'indiscipliné s'adoucit, il passe de la salle des braillards dans celle des mutins, puis de celle-ci dans celle des tranquilles. On a fait une objection à ces groupements de petits enfants. On a dit qu'ils seraient plus exposés aux maladies contagieuses. De plus, les petits braillards ne s'exciteraient-ils pas les uns les autres à criailler? Fourier répond à cela que les plus tapageurs cesseront de crier quand ils seront réunis à une douzaine de petits démons aussi méchants qu'eux.

On ne se doute pas du grand nombre de talents spéciaux que Fourier exige des bonnes du phalanstère. Elles devront savoir classer les enfants par catégories de tempéraments et de caractères. Elles sauront prévenir leurs cris, prendre de nombreuses précautions pour raffiner leurs sens, les façonner à la dextérité, prévenir l'emploi exclusif d'une main et d'un bras ; elles devront même faire prendre l'habitude de manier les doigts du pied comme ceux de la main, etc., etc. C'est pourquoi Fourier a imaginé pour elles aussi une foule d'amorces. Il faudra d'ailleurs moins de bonnes qu'aujourd'hui, parce que l'économie des ressorts résultera du régime de l'association. Par exemple, pour balancer une vingtaine de berceaux mus à la mécanique, un seul enfant pourra faire le service, quand chez nous il faudrait occuper vingt femmes. Les bonnes se relaieront et se reposeront souvent. Elles se porteront vers les groupes auxquels les assortissent leurs caractères, et elles y seront stimulées à expérimenter ou inventer en rivalité divers systèmes de perfectionnement. Enfin elles seront encouragées par de forts dividendes, de grands honneurs, les compliments des mères, etc.

Quelques essais pratiques dans le sens phalanstérien ont «Hé tentés en France.

A Ry (Seine-Inférieure), le docteur Jouanne a fondé une maison rurale sous le patronage d'une association qui s'intitulait « la Solidarité universelle, oeuvre de colonies sociétaires, agricoles et industrielles ». Cette société voulait assurer aux enfants une instruction professionnelle en rapport avec les progrès des sciences et de l'industrie. Une colonie avec écoles, ateliers, cultures et jardins d'apprentissage recevait, moyennant une modique pension, les enfants de cinq à douze ans. Un orphelinat était adjoint à cette institution.

Le familistère de Guise (Aisne), créé par Godin-Lemaire, donne à tous les enfants élevés dans l'enceinte de cette intéressante institution philanthropique et industrielle une éducation dans laquelle sont appliqués en partie les principes de Fourier.

Jules Giraud