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Fichte

Johann-Gottlieb Fichte, né à Rammenau en Lusace en 1762, est l'un des plus illustres représentants de la philosophie allemande moderne. Après avoir étudié la théologie, il devint précepteur dans plusieurs maisons particulières, et fit durant cette première période de sa vie deux séjours à Zurich, où il apprit à connaître Pestalozzi, et où il se maria avec une nièce de Klopstock. Enthousiaste de la Révolution française, il la défendit dans deux écrits intitulés Revendication de la liberté de penser à l'encontre des princes de l'Europe qui font jusqu'ici comprimée et Contribution au redressement des jugements du public sur la Révolution française. Nommé en 1794 professeur de philosophie à Iéna, il publia, dans les années qui suivirent, les ouvrages où sont exposés les principes de son système philosophique, entr'autres : la Théorie de la science (Wissenschaftslehre), la Théorie du droit (Rechtslehre), et la Théorie de la morale (Sittenlehre). Accusé d'athéisme par des contradicteurs, il donna sa démission en 1799, et se rendit à Berlin, où il fit pendant plusieurs années des conférences publiques et écrivit divers ouvrages. Après la bataille d'Iéna, il se retira à Königsberg, puis à Copenhague. Mais dès 1807 il revint à Berlin, et c'est là que, durant l'hiver de 1807 à 1808, il prononça devant un nombreux public ses fameux Discours à la nation allemande (Reden an die deutsche Nation), qui eurent un si grand retentissement dans toute l'Allemagne. Lors de la création de l'université de Berlin, il y reçut une chaire de philosophie. Il mourut le 7 janvier 1814.

Il ne saurait être question ici d'exposer le système philosophique de Fichte. Il suffira de rappeler que tout à la fois disciple de Kant et penseur original, Fichte a été dans la philosophie allemande le principal représentant de l'idéalisme. Ce qui nous intéresse en lui, c'est l'application pédagogique qu'il a tenté de faire de sa doctrine, en posant, dans sa Théorie de la morale, dans ses Aphorismes sur l'éducation, et surtout dans ses Discours à la nation allemande, les bases d'une réforme de l'éducation.

Fichte part du principe que l'homme n'est pas né mauvais et pécheur, et qu'il a une disposition naturelle à aimer et à vouloir le bien. Mais l'homme ne naît pas non plus moralement bon ; il lui faut, pour arriver à la moralité, accomplir sur lui-même un travail personnel qui est la raison d'être de son existence. L'homme est donc perfectible ; et il est possible, au moyen d'une éducation bien dirigée, d'opérer le relèvement moral, non seulement de quelques individus, mais d'une nation entière. Tel est le noble objet que Fichte propose à ses compatriotes dans ses Discours à la nation allemande.

Ces discours sont au nombre de quatorze.

Dans le premier, l'auteur analyse les causes qui ont amené l'effondrement de la monarchie prussienne et l'asservissement de l'Allemagne. Patriote enthousiaste, mais clairvoyant, Fichte déclare que la catastrophe était inévitable et méritée. Pourtant il ne faut pas désespérer de l'avenir : il existe encore un moyen, un seul, de préserver la nation d'une déchéance définitive. Un peuple qui est tombé sous une domination étrangère ne peut continuer à vivre comme nation et espérer de se relever un jour qu'à la condition de rompre résolument avec les traditions d'un passé condamné, et d'inaugurer un nouvel ordre de choses. Il faut pour cela que la génération naissante soit transformée moralement par un système national d'éducation.

Le second et le troisième discours sont consacrés à l'exposé des principes qui doivent former, selon Fichte, la base de l'éducation nouvelle. « L'ancienne éducation s'est contentée tout au plus de donner des préceptes d'ordre et de moralité ; mais ces exhortations sont restées stériles pour la vie réelle, qui s'était constituée dans des conditions d'un ordre tout différent et sur lesquelles cette éducation ne pouvait avoir aucune influence. La nouvelle éducation devra, tout au contraire, pouvoir former des élèves pour la vie réelle, d'une manière sûre et infaillible, d'après des règles précises.

« Quelqu'un dira peut-être, comme ceux qui dirigent l'éducation actuelle le disent presque sans exception : Comment pourrait-on exiger de l'éducation autre chose que d'indiquer à l'élève le bien, et de l'exhorter à le pratiquer? Se conformera-t-il oui ou non à ces exhortations? C'est son affaire ; et s'il ne s'y conforme pas, à lui la faute : il a sa liberté, que nulle éducation ne peut lui enlever. A cela je répondrai, pour bien faire comprendre le caractère de l'éducation nouvelle que je propose : C'est précisément dans cette reconnaissance de la liberté conservée par l'élève et avec laquelle on déclare qu'il faut compter, que se trouve l’erreur fondamentale de l'éducation ancienne et l'aveu de son impuissance et de son néant ; car en avouant que, malgré tous ses soins, la volonté de l'élève reste libre, c'est-à-dire indécise et vacillante entre le bien et le mal, elle avoue qu'elle ne peut, ni ne veut, ni ne désire former la volonté, et, comme celle-ci est le fond même de l'être humain, qu'elle ne peut former l'homme, et qu'elle tient une pareille entreprise pour impossible. Tout au contraire, la nouvelle éducation devra précisément se proposer pour but, et réaliser dans le domaine où s'exercera son action, l'anéantissement de cette liberté de vouloir, et produire chez l'élève une nécessité bien arrêtée des résolutions, avec l'impossibilité pour sa volonté de former des résolutions contraires : de telle façon qu'on puisse désormais sûrement compter sur cette volonté et se reposer sur elle. »

L'homme ne peut vouloir que ce qu'il aime. Il s'agit donc de substituer à l'amour de soi, qui ne peut rien produire de bon, un autre amour, celui du bien ; et cet amour désintéressé du bien, l'éducation nouvelle a pour mission de le développer dans les coeurs de tous ceux qui doivent former la nation.

Nous ne pouvons suivre dans ses détails l'analyse un peu abstraite qu'entreprend Fichte des éléments de la connaissance, ainsi que de la méthode à employer pour donner à l'élève des notions justes et pour l'intéresser à ce qu'il doit savoir. Il suffira de dire que pour lui l'activité personnelle et spontanée de l'élève est le facteur essentiel de toute éducation. Le travail que l'élève doit accomplir sur lui-même et par sa propre énergie a pour but, avant tout, de faire de lui un être moral : il faut qu'il apprenne à aimer le bien d'une inclination si irrésistible qu'il se trouve invinciblement conduit à vouloir le réaliser dans sa propre existence. Mais une condition indispensable pour la réussite de la nouvelle éducation, c'est que les élèves soient entièrement séparés de la société corrompue qu'ils sont destinés à remplacer un jour : ils devront vivre dans un milieu spécial, créé pour eux et par eux, et dont l'organisation reposera absolument sur les règles de la pure morale. Après avoir vécu ainsi, durant leur enfance et leur adolescence, comme membres d'une communauté dont la constitution répondra à l'idéal qu'a dû se former leur amour spontané du bien, de l'ordre, de la justice, ils voudront nécessairement, lorsque, leur éducation finie, ils seront livrés à eux-mêmes, réaliser dans la grande communauté nationale ce même idéal dont la poursuite sera devenue chez eux le vouloir de tous les instants et la condition même de leur existence.

De même que la nouvelle éducation doit les initier à l'intelligence de l'ordre moral du monde, elle les initiera à la vraie religion, à la connaissance de cet ordre suprasensible, qui est éternellement : ils comprendront que la seule chose qui ait une existence réelle, c'est la vie spirituelle de la pensée, et que tout le reste n'est qu'une apparence sans réalité positive ; et ainsi la vie éternelle et bienheureuse commencera pour eux, non de l'autre côté du tombeau, mais au sein même de l'existence présente.

Dans les cinq discours suivants (du 4e au 8e), Fichte descend des hauteurs de son idéalisme pour traiter une question qui, au moment où il parlait, était pour ses auditeurs le point capital de sa thèse : il se demande ce qui constitue le caractère propre de la nation allemande, quels sont les traits qui la distinguent des nations voisines, et quelle est sa mission historique. Sa conclusion, c'est que, seul de tous les peuples, le peuple allemand peut réaliser le plan nouveau d'éducation, et qu'en le réalisant et en assurant par là sa régénération et sa future indépendance, il se préparera les destinées les plus glorieuses.

Le neuvième discours est consacré à l'examen de la méthode de Pestalozzi, que Fichte considère comme la pierre angulaire sur laquelle devra être fondé l'édifice de l'éducation nationale allemande. L'idée mère de cette méthode est qu'il existe, en dehors des systèmes empiriques employés jusque-là, un art certain de l'éducation ; et que la découverte de cet art doit permettre (suivant un mot de Glayre qui fut pour Pestalozzi un trait de lumière) de mécaniser l'éducation, c'est-à-dire d'en faire une méthode sûre et fixe donnant infailliblement des résultats déterminés d'avance. Cet art a pour moyen d'action l'intuition (Anschauung), une vue directe des choses permettant à l'élève d'exercer librement son activité et de développer progressivement et dans un ordre régulier ses facultés morales et intellectuelles. Fichte, tout en déclarant que ses vues sont identiques, quant au principe fondamental, à celles de Pestalozzi, adresse à ce dernier certaines critiques : il lui reproche d'avoir attribué une importance exagérée à la prompte possession de la lecture et de l'écriture, comme si la parole écrite était l'indispensable instrument de l'acquisition des connaissances ; Fichte pense que les exercices de lecture et d'écriture ne conviennent pas au premier âge, parce que l'étude directe des choses se trouve ainsi remplacée par l'étude des signes ; il n'attribue pas non plus à la langue l'importance que lui assigne Pestalozzi comme moyen de donner aux notions acquises la précision et la clarté nécessaires. Il fait aussi des observations très justes sur les procédés peu judicieux recommandés dans le Livre des mères, de Krüsi.

Dans le dixième discours, Fichte revient sur l'éducation morale, qu'il fonde sur la tendance naturelle de l'homme au bien. « La croyance ordinaire que l'homme est de sa nature égoïste, que l'enfant naît avec cet égoïsme, et que l'éducation seule peut implanter en lui un mobile moral, se fonde sur une observation très superficielle et est complètement fausse. Comme il est impossible que quelque chose soit produit de rien, et que le développement, si prolongé qu'on le suppose, d'une disposition innée ne peut pas aboutir à transformer cette disposition en son contraire, comment l'éducation pourrait-elle jamais apporter à l'enfant la morale, si celle-ci n'existait pas en lui dès l'origine et antérieurement à toute éducation ?» Il entre ensuite dans quelques détails sur l'organisation de son plan d'éducation. Comme il a déjà été dit, la jeunesse, complètement isolée de la société adulte, serait réunie dans des instituts sous la direction de maîtres soigneusement choisis. Les deux sexes seraient élevés en commun. « Une séparation des sexes, au moyen d'instituts spéciaux aux garçons ou aux filles, irait contre le but qu'on se propose, et empêcherait la réalisation de plusieurs des résultats essentiels que doit obtenir la nouvelle éducation. Les objets d'enseignement sont les mêmes pour les deux sexes: et la différence qui existe dans les travaux auxquels ils doivent être occupés peut être facilement maintenue lors même que l'éducation serait commune pour les autres objets. La petite société dans laquelle les enfants se préparent à devenir des hommes doit, comme la grande société des adultes où ils entreront plus tard, être composée de la réunion des deux sexes : tous deux doivent d'abord avoir appris à reconnaître et à aimer dans l'autre sexe la commune humanité ; il faut que les élèves aient d'abord été les uns pour les autres des amis et des amies, avant que leur attention soit dirigée sur la différence des sexes et qu'ils deviennent des époux et des épouses.

« Un point capital dans la nouvelle éducation nationale, c'est que l'instruction proprement dite et le travail manuel y soient réunis, que chaque institut se suffise à lui-même, ou du moins qu'il en soit ainsi aux yeux des élèves, et que chacun de ceux-ci ait conscience de travailler de toutes ses forces à procurer ce résultat. » Fichte va même jusqu'à exiger que si l'institut se voit obligé de tirer du dehors une partie de ce dont il aura besoin, les élèves l'ignorent, ou que ce secours ne leur soit accordé qu'à titre de prêt. En dehors de l'instruction proprement dite, l'occupation principale des élèves consistera dans les travaux agricoles et l'exercice des principaux métiers nécessaires à leur petite communauté. Chacun travaillera de toutes ses forces pour la communauté, sans jamais compter avec elle ni revendiquer pour lui-même aucun droit particulier de propriété. « Que chacun sache qu'il se doit tout entier à la collectivité, et qu'il doit partager avec elle, selon les cas, la misère ou l'abondance. » C'est ainsi que Fichte espère développer l'esprit d'abnégation et de patriotisme qui doit animer les citoyens du futur Etat allemand. « Le savant, lui aussi, devra passer comme les autres par l'éducation nationale commune. A celui-là seul qui montrera des aptitudes spéciales et bien caractérisées, la nouvelle éducation nationale pourra permettre de suivre la carrière des hautes études : mais aussi cette carrière sera ouverte, sans exception, à tous ceux qui posséderont ces aptitudes, sans aucune distinction de naissance ; car le savant ne deviendra point savant pour son propre avantage, et tout talent est une propriété précieuse de la nation, dont elle ne doit pas être frustrée. »

Dans son onzième discours, Fichte se demande « à qui incombe l'exécution de ce plan d'éducation », et il répond nettement : A l'Etat. Que celui ci ne redoute pas les dépenses que cette entreprise lui imposerait : les avances qu'il fera seront bientôt récupérées au centuple par l'accroissement de la richesse nationale, et par la suppression de dépenses devenues inutiles, comme celles qu'impose l'entretien d'une armée permanente. Qu'il ne se laisse pas effrayer par les résistances des familles : tout comme l’Etat a le droit incontesté de prendre aux parents leurs enfants pour en faire des soldats, il a le droit de les leur prendre pour en faire des citoyens par l'éducation nationale. Du reste, la contrainte ne sera nécessaire que pour la première génération ; au besoin même, comme il y a des dispenses pour le service militaire, on accorderait à certaines classes privilégiées des dispenses pour l'éducation : le nombre insignifiant des enfants qui resteraient ainsi en dehors de la réforme nationale ne pourrait pas en compromettre le succès.

En attendant que cette éducation ait porté ses fruits et produit une Allemagne régénérée, il s'agit, ajoute Fichte, d'aviser aux moyens de conserver provisoirement l'existence de la nationalité allemande. Tel est le sujet des douzième et treizième discours, que nous nous abstiendrons d'analyser, le contenu en étant essentiellement politique.

Enfin, dans le quatorzième et dernier discours, Fichte, résumant les idées qu'il a développées, adresse à ses auditeurs et au peuple allemand tout entier une adjuration passionnée : « Prenez enfin une résolution, prenez-la tout de suite. Ne dites pas : laissez-nous nous reposer encore un peu, et dormir et rêver, en attendant que les choses s'améliorent. Les choses ne s'amélioreront pas toutes seules. Celui qui, n'ayant rien fait hier, lorsque le moment eût été plus opportun, veut encore ne rien faire aujourd'hui, saura encore moins agir demain. Tout retard ne fait qu'augmenter notre inertie. Les motifs d'agir ne seront jamais plus sérieux et plus pressants. Celui que notre situation actuelle n'émeut pas a déjà perdu tout sentiment. »

Il est intéressant de voir l'ardent champion de l'in dépendance allemande se rencontrer, à son insu peut-être, avec les hommes de la Révolution française, idéalistes comme lui, et formuler un plan d'éducation qui coïncide dans ses traits fondamentaux avec ceux qu'élaborèrent les montagnards de 1793. Qu'est-ce au fond que le système éducatif de Fichte, sinon celui que proposèrent à la Convention les Lepeletier, les Robespierre, les Romme? Les mêmes idées sur la toute-puissance de l'éducation, sur le droit de l'Etat à s'emparer de la jeune génération pour la jeter dans un moule d'où elle devait sortir transformée, se retrouvent chez ceux-ci et chez celui-là. Ajoutons que les uns et les autres, quoique n'ayant formulé qu'une utopie, n'en ont pas moins donné une énergique impulsion à l'éducation populaire : leurs plans, oeuvres d'esprits absolus, étaient Inexécutables ; leurs doc trines philosophiques ont été rectifiées par la science expérimentale ; mais leurs aspirations vers l'égalité sont restées celles des sociétés modernes, et les Dis cours de Fichte, en particulier, sont encore aujourd'hui, pour bon nombre de ses compatriotes, comme un levain qui fait germer dans les coeurs, avec l'amour désintéressé du bien, la généreuse passion du pro grès et de l'humanité.

On peut consulter, sur Fichte, le livre de M. Xavier Léon : La philosophie de Fichte et ses rapports avec la conscience contemporaine (Paris, Alcan, 1902).

James Guillaume