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Ferry (Jules)

 Homme d'Etat français, né à Saint-Dié le 5 avril 1832, mort à Paris le 17 mars 1893.

Résumé biographique. — Après de fortes études au collège de Strasbourg, bachelier à seize ans, Jules Ferry vient à Paris avec sa famille pour faire son droit : il commence son stage d'avocat le 20 décembre 1851, le jour du plébiscite. Son discours de rentrée à la conférence des avocats (décembre 1855), « De l'influence des idées philosophiques sur le barreau au dix-huitième siècle », le montre déjà résolument acquis aux idées qu'il devait défendre toute sa vie. Il y juge notamment la législation de l'ancien régime « du haut de ces vérités de la conscience qui sont de tous les temps et de tous les lieux ». Rédacteur d'abord à la Gazette des tribunaux, puis à la Presse d'Emile de Girardin, au Courrier de Paris, il prend part aux élections législatives de 1863, attaque vigoureusement la candidature officielle, publie la Lutte électorale en 1863, brochure qui lui vaut d'être impliqué dans le procès des Treize et condamné à 500 francs d'amende.

En 1865, il entre au Temps, où il publie pendant quatre ans une série d'articles incisifs contre l'administration de la préfecture de la Seine, plus tard réunis en volume, sous un titre qui était plus qu'un jeu de mots, les Comptes fantastiques d'Haussmann, où la satire s'appuie sur une solide argumentation et sur une critique de bon aloi.

En 1868, sa condamnation à 10000 francs d'amende pour son article Les grandes manoeuvres électorales achève de consacrer sa popularité.

En 1869, il est un des promoteurs du Congrès de Nancy, dont le programme pour la lutte contre l'absolutisme impérial se résumait dans le mot : décentralisation. C'est alors qu'il écrivait : « La France a besoin d'un gouvernement faible ».

Il est élu le 7 février 1869 député de la 6e circonscription de Paris Jusqu'à la chute de l'Empire, son rôle au Corps législatif est celui de l'opposition. Il prend part à tous les grands débats et toujours dans le sens de l'hostilité violente au régime impérial.

Après la déclaration de guerre, Jules Ferry comme Gambetta ne songe plus qu'à la patrie. Le 4 septembre il entre dans le gouvernement de la Défense nationale, qui le prit comme secrétaire, puis le nomma préfet de la Seine, Paris étant placé sous l'autorité du maire Etienne Arago. Le 31 octobre, c'est lui qui avec quelques centaines de gardes nationaux reprend l'Hôtel de ville. Chargé de l'administration de Paris après la démission d'Arago, il reconnaît l'impossibilité de soutenir le siège sans recourir au rationnement de la population. Et pour la première fois il encourt l'impopularité injustifiée. Le sobriquet de Ferry-Famine rappelle le service qu'il avait rendu à Paris en lui permettant la longue résistance qui a étonné l'Europe.

Elu, par le département des Vosges, membre de l'Assemblée nationale, Ferry conserve la mairie de Paris. Le 18 mars, il reste à l'Hôtel de Ville jusqu'à dix heures du soir, essaie de rassembler les maires de Paris et ne consent que le lendemain à rejoindre le gouvernement à Versailles.

A l'Assemblée nationale, il vote contre la pétition des évêques, se prononce pour le retour de l'Assemblée à Paris, fait devant la commission d'enquête sur le 18 mars une déposition qui lui vaut les attaques de la réaction.

Nommé par Thiers ministre de France à Athènes, il démissionne après le 24 mai 1873 et revient siéger à l'Assemblée nationale. Il est au premier rang dans la lutte contre le gouvernement de l'ordre moral (votes pour la liberté des enterrements, contre l'église du Sacré-Coeur, discours pour la levée de l'état de siège, sur la dissolution, sur les réformes universitaires, etc.). Il est élu en 1875 président du groupe de la gauche républicaine.

Elu, en février 1876, député de Saint-Dié à la Chambre, il préconise « la politique d'apaisement, de franchise et de liberté », prend une part de plus en plus active aux travaux de la Chambre, notamment par son rapport sur la loi d'organisation municipale.

En 1877, il est un des 363 qui protestent contre le 16 mai.

Réélu en octobre, il est nommé président de la commission des douanes, et fait adopter l'ordre du jour d'épuration du personnel administratif et judiciaire. Sa situation parlementaire est devenue celle d'un des chefs incontestés de la nouvelle majorité. Après la démission de Mac-Mahon, il est appelé au ministère de l'instruction publique (4 février 1879).

Le 23 septembre 1880, il devient président du Conseil jusqu'au 16 novembre 1881. Après la chute du cabinet Gambetta, il reprend le portefeuille de l'instruction publique (du 30 janvier au 27 juillet 1882).

Il est de nouveau président du Conseil comme ministre de l'instruction publique (du 21 février au 20 novembre 1883), puis comme ministre des affaires étrangères jusqu'à sa chute (30 mars 1885).

En réservant à la seconde partie de cet article l'exposé de l'oeuvre de Jules Ferry comme ministre de l'instruction publique, indiquons sommairement ce qu'on a nommé sa politique étrangère et coloniale.

A la suite du Congrès de Berlin, alors que l'Europe procédait à une sorte de répartition de territoires et de protectorats, Jules Ferry pensa que la France ne pouvait sans déchéance renoncer à ses droits de grande puissance et consentir à son propre effacement. De là, d'abord, l'expédition de Tunisie, qui, en plaçant la régence de Tunis sous notre protectorat, fortifiait la situation de la France en Afrique ; puis l'acquisition pacifique du Congo et un commencement de prise de possession de Madagascar ; enfin les opérations d'Extrême-Orient : reprise des négociations engagées depuis longtemps avec l'Annam et la Chine, puis action militaire au Tonkin, convention de Tien Tsin (11 mai 1884), puis reprise des hostilités avec la Chine et, an moment même où nous triomphions, un échec partiel (l'évacuation de Lang-Son) présenté comme un désastre par une dépêche affolée du général Brière de l'Isle. L'opposition coalisée (Clemenceau et Ribot, Laisant, de Mun et Delafosse) renverse le ministère (30 mars 1885) dans une séance d'une violence tragique. Jules Ferry avait dans sa poche une dépêche anglaise l'assurant que la paix était faite : la Chine, en dépit de cet incident sans portée, reconnaissait notre conquête. Quelques jours après, en effet, le traité était signé. Et cela même ne ramena pas l'opinion publique d'une aberration faite de toutes les haines et de toutes les calomnies.

Un des plus fidèles amis de Jules Ferry, Waldeck-Rousseau, devenu président du Conseil, retraçait plusieurs années après cette page d'histoire. Il disait, en inaugurant le monument de Francis Carnier à Saint-Etienne (12 janvier 1902) : « Un peuple qui avait eu Colbert et Richelieu, une nation qui s'était établie au Canada et aux Indes en était venue à se demander si elle pouvait donner à une telle politique l'expansion nécessaire. Ce préjugé était encore vivace lorsque Jules Ferry entreprit d'établir en 1881 notre protectorat sur la Tunisie, et en 1883 notre domination en Indochine, au Tonkin et en Annam. Je crois que rien ne peut paraître plus surprenant que les discours prononcés alors par des hommes politiques éminents ; et le sentiment qu'on éprouve à cette lecture n'a d'analogue que la surprise ressentie lorsqu'on se reporte à ces débats mémorables où l'on faisait d'avance le procès des chemins de fer. Pour avoir vu trop loin, trop haut ou trop vite, Jules Ferry eut beaucoup à souffrir, et on crut le flétrir en l'appelant le Tonkinois. Le devait être plus tard un de ses titres les plus glorieux. »

C'est pendant que Jules Ferry fut pour la dernière fois président du Conseil qu'avaient été votées quelques-unes des lois les plus importantes pour la politique intérieure : notamment la fameuse loi de 1884 sur les syndicats professionnels, la loi municipale, la loi sur la relégation des récidivistes, la loi tendant à la révision partielle de la constitution (suppression des sénateurs inamovibles, modification du régime électoral du Sénat). De la même époque datent les mesures mettant en non-activité par retrait d emploi les princes de la famille d'Orléans.

A ce moment commence la longue période pendant laquelle Jules Ferry fut, comme on l'a dit, une sorte de proscrit à l'intérieur. Jamais homme ne fut en butte à une impopularité plus implacable en même temps que faite d'éléments plus contradictoires. Jamais homme peut-être ne la supporta avec plus de dignité.

Loin de le pousser à outrer sa propre pensée en manière de protestation contre tant d'injustice et d'ingratitude, le malheur sembla lui inspirer un nouveau désir d'élever sa politique a la hauteur des besoins de la nation et de la République, au-dessus des partis. Sans rien retrancher de sa netteté, il voulait la faire moins âpre. Quoiqu'il persistât à se soucier moins de se plier aux goûts des hommes qu'aux exigences des principes, il s'efforçait de mieux comprendre les autres et de s'en faire mieux comprendre. Avec autant de courage que de franchise, il s'expliquait sur le revirement qui s'était fait dans sa pensée politique depuis le temps de l'Empire. « La guerre de 1870, disait-il, a changé du tout au tout les conditions du gouvernement intérieur de la France. Autant sous l'Empire nous pouvions et devions nous préoccuper avant tout de briser le faisceau qui étreignait notre vie nationale et qui livrait au pouvoir sans contrepoids et sans contrôle une force incalculable pour troubler la paix du monde, autant, après le traité de Francfort, qui nous livrait sans défense à un ennemi toujours menaçant, après la Commune, qui nous avait révélé des germes de désagrégation intestine, nous pouvions et nous devions nous assigner comme tâche principale de donner à notre patrie le maximum de cohésion avec les libertés nécessaires pour la garantir contre les excès éventuels de l'autorité. De ces programmes de 1865 et de 1869 nous avons conservé la partie conciliable avec les services nouveaux de la défense nationale. Ayant à fonder une République démocratique et libérale, mais aussi militaire, il nous a été loisible d'accroître les libertés locales, de doter les électeurs des moyens efficaces de faire prévaloir leur volonté, droit de réunion, liberté de la presse et des élections, mais il ne nous a pas été possible d'aller jusqu'au terme des revendications que nous avions faites en d'autres temps et pour d'autres circonstances. Le programme de 1869 était une arme contre l'Empire : rédigé dans la servitude, il comportait un grain d'utopie, la seule consolation qui nous lut permise. Aujourd'hui, la République existe. Nous qui avons charge de ses destinées, nous devons nous préoccuper avant tout d'éviter au pays les troubles et les heurts, de ne jamais mettre dans la loi que ce qui a été longuement mûri par l'opinion. » D'autre part, corrigeant la rigueur première de ses attaques contre les radicaux, il disait, à la veille des élections de 1885 : « Nommez des radicaux, mais ne nommez pas des intransigeants ».

Réélu député des Vosges le 4 octobre, il ne rompit le silence à la Chambre que pour défendre son programme scolaire. Mais, dès que l'aventure boulangiste mit la République en péril, il se jeta dans la bataille. Son mot sur Boulanger, « un Saint-Arnaud de café-concert », fit fortune.

Le 3 décembre 1887, Jules Ferry fut candidat à la succession de Grévy comme président de la République. Il avait été désigné en première ligne par la réunion plénière des gauches. La menace d'une violente opposition et peut-être de désordres graves s'il était élu décida une partie du Congrès à mettre en avant la candidature de Sadi Carnot, en faveur de qui Ferry se désista aussitôt.

Huit jours après, le 10, un exalté tirait sur Jules Ferry deux coups de revolver dans la salle des Pas Perdus. Cet attentat, que tous les partis réprouvèrent, était un indice de l'étrange égarement où l'opinion publique s'obstinait à l'égard de cet homme d'Etat. On en vit une dernière preuve aux élections de 1889 : Jules Ferry ne fut pas réélu, Saint-Dié lui préférait un boulangiste, le commandant Picot. Jules Ferry était devenu « impossible » : ainsi en avait décidé le verdict de la foule aveugle. Et lui ne protestait pas. « Je sais bien, disait-il, que ce régime d'attaques incessantes, de batailles quotidiennes use les hommes. Mais à quoi sont bons les hommes, si ce n'est à s'user pour le bien, pour le beau, pour la liberté républicaine, pour la patrie ? »

Deux ans après, aux élections sénatoriales de 1891, le département des Vosges lui rouvrit le Parlement. Sénateur, président de la commission des douanes et de celle de l'Algérie, il alla l'aire sur place une enquête qui fut suivie d'un important rapport, point de départ de la réorganisation administrative de l'Algérie. Enfin, le 24 février 1893, il était nommé président du Sénat. « La haute Assemblée, disait-il dans son allocution inaugurale, a mis un terme à une longue épreuve : elle a décidé que l'ostracisme, cet enfant irrité de la cité antique, n'aurait pas de place dans notre démocratie libérale et tolérante. » Et il ajoutait, après l'éloge de son prédécesseur M. Le Royer : « Celui qui recueille aujourd'hui ce noble et lourd héritage a pris aussi sa large part des mêlées brûlantes de la politique. Sa vie publique n'a été qu'un long combat. Vous ne l'avez cependant pas jugé incapable de ce rôle élevé d'arbitre qui semblait peu fait pour lui: Vous avez pensé que l'adversité ne porte pas les mêmes fruits dans toutes les âmes ; que, si les unes en sortent aigries et révoltées, d'autres s'y retrempent et s'y instruisent à la clarté des jours d'épreuve. L'expérience des hommes et des choses est une grande école d'équité. » Et il concluait un rapide exposé de la situation politique par ces paroles sur le rôle de la haute assemblée : « Il ne suffit pas au Sénat d'être le gardien armé et vigilant de la constitution. Le meilleur moyen de défendre une constitution attaquée, c'est encore de la pratiquer. La véritable forme du gouvernement parlementaire n'est ni le conflit des pouvoirs, ni leur équilibre, qui ressemble trop à l'impuissance. C'est l'harmonie, l'harmonie qui laisse à chacun son rôle, mais tout son rôle. L'harmonie cesse où l'effacement commence. Le jour où l'un des trois pouvoirs absorberait les deux autres, c'en serait fait du régime parlementaire. Le Sénat ne saurait être un instrument de discorde ni un organe rétrograde. Il n'est point l'ennemi des nouveautés généreuses ni des hardies initiatives. Il demande seulement qu'on les étudie. Dans l'ordre politique comme dans l'ordre économique, il faut savoir envisager les transformations nécessaires. Notre République est ouverte à tous. Elle n'est la propriété d'aucune secte, d'aucun groupe, ce groupe fût-il celui des hommes qui l'ont fondée. Elle accueille tous les hommes de bonne foi et de bonne volonté. Mais, pour leur faire une place, les républicains n'ont pas besoin, j'imagine, de se déclarer la guerre les uns aux autres. »

De ces paroles la mort allait faire un testament politique. « Le 17 mars, en pleine possession de ses facultés intellectuelles, Jules Ferry était terrasse, en quelques heures par le mal dont la science suivait le lent progrès depuis l'attentat du 10 décembre 1887. »

Paris lui fit des funérailles grandioses, dans lesquelles se trahissait comme un remords confus de la conscience publique. Le corps fut porté au cimetière de Saint-Dié, en exécution de ces lignes du testament de Jules Ferry : « Je désire reposer dans la même tombe que mon père et ma soeur, eu face de cette ligne bleue des Vosges d'où monte jusqu'à mon coeur fidèle la plainte touchante des vaincus ».

L'oeuvre scolaire de Jules Ferry. — On trouvera au mot France l'énumération et l'analyse des lois et des mesures administratives qui ont marqué le passage de Jules Ferry au ministère de l'instruction publique. Ici, nous voudrions dégager de la multiplicité des textes législatifs et administratifs ce qu'il est permis d'appeler l'idée inspiratrice ou la philosophie de ce vaste ensemble de réformes scolaires. Ce travail est d'autant plus légitime, appliqué à une oeuvre comme celle de Jules Ferry, qu'elle est visiblement le fruit d'une pensée réfléchie, continue et méthodique.

Au mois d'avril 1870, dans une conférence à la salle Molière, Jules Ferry, depuis un an député de Paris, déclarait avec une gravité émue qu'au jour même de son élection, il avait pris une résolution : « Je me suis fait un serment, dit-il ; entre tous les problèmes du temps présent j'en choisirai un, auquel je consacrerai tout ce que j'ai d'intelligence, tout ce que j'ai d'âme et de coeur, de puissance physique et de puissance morale : c'est le problème de l'éducation du peuple. »

Comment il se tint parole lui-même, l'histoire de son ministère suffit à le dire.

Mais, pour le bien comprendre, il faut d'abord se rendre compte de l'idée qu'il s'était faite de la tâche. En quels termes posait-il ce qu'il appelle « le problème » ? Qu'entendait-il par ce mot : « l'éducation du peuple »? Et comment en définissait-il l'objet, les conditions, la portée?

Il l'a dit lui-même dès le début de sa vie publique. Ce n'est pas en vain qu'il avait lu — avec la fièvre qu'on mettait à de telles lectures sous le second Empire — ce rapport de Condorcet à la Législative dont il a tant de fois parlé comme de la charte du nouveau monde scolaire. Il en avait adopté, à bon escient, la méthode, l'inspiration et les idées directrices. « J'avoue, dit-il, que je suis resté confondu quand j'ai rencontré dans Condorcet ce plan magnifique d'éducation républicaine. »

A la base de toute l'éducation, la science, c'est-à-dire le seul instrument dont l'humanité dispose pour la découverte de la vérité dans le seul ordre où elle puisse affirmer avec certitude : l'ordre du relatif, la connaissance des faits. Ensuite, comme application, l'idée d'une éducation nationale conçue comme un tout organique dont les parties, pour être diverses, n'en sont pas moins liées et solidaires : d'où l'unité de l'éducation nationale dans la riche variété de ses degrés et de ses modes, coordonnés comme autant d'organes d'une même fonction sociale.

La création de ce vaste réseau d'écoles appropriées à tous les besoins avait été la grande pensée de Condorcet : « L'instruction nationale, disait-il, est pour la puissance publique un devoir de justice ». Et encore : « Il faut donner à tous également l'instruction qu'il est possible d'étendre sur tous, mais ne refuser à aucune portion des citoyens l'instruction plus élevée qu'il est impossible de faire partager à la masse entière des individus. Une constitution libre qui ne correspondrait pas à l'instruction universelle des citoyens se détruirait d'elle-même après quelques orages. »

C’est cette idée si large, si hardie, si originale et si humaine, que la Révolution avait affirmée sans avoir le temps de la réaliser, que la réaction impériale et monarchique avait répudiée comme une utopie dangereuse, que Jules Ferry reprenait intégralement, renouant la chaîne de la tradition républicaine, brisée depuis près d'un siècle.

Le premier effet de cette conception d'ensemble, c'est qu'il faut, pour juger l'oeuvre scolaire de Ferry, la prendre dans son unité. Il est impossible, par exemple, d'envisager à part l'enseignement primaire : ce serait oublier qu'il a sa place dans l'oeuvre commune, ce serait faire tort à la fois à cet enseignement et aux autres.

C'est pourquoi l'on a pu dire avec raison que l'enseignement supérieur fut la préoccupation dominante de Jules Ferry. Il y voyait en effet la source vive de la science, le réservoir où sans cesse se renouvellent et d'où sans cesse se répandent, dans la société tout entière, les connaissances et les lumières, le plus précieux trésor de l'humanité. S'il s'opposait de toutes ses forces à l'antique conception qui considérait les hautes études et l'enseignement supérieur comme le privilège de quelques esprits d'élite ou le noble passe-temps d'une aristocratie, c'est précisément qu'il savait que la science pure est à sa manière aussi indispensable à la démocratie que l'instruction populaire. « C'est, disait-il, par la grande culture intellectuelle que les démocraties puissantes, celles qui visent à un long avenir, s'affirment, s'élèvent et acquièrent leur place au soleil. Quiconque augmente le champ de nos découvertes, quiconque réalise un progrès artistique ou littéraire, quiconque groupe dans une direction scientifique les esprits et les volontés, celui-là, qu'il le veuille ou non, qu'il le sache ou ne le sache pas, travaille à l'éducation de la démocratie : il nous appartient, il est à nous. »

On ne peut donc s'étonner que, dès les premiers jours de son ministère, Jules Ferry ait déposé les deux projets qui devinrent, l'un, la loi du 27 février 1880 sur le Conseil supérieur et les Conseils académiques, l'autre la loi du 18 mars 1880 sur la liberté de l'enseignement supérieur.

Par ces deux lois il s'agissait d'enlever à l'Eglise la suprématie qu'elle avait conquise sur l'Etat dans les établissements même de l'Etat. On supprimait le banc des évêques au Conseil supérieur, et on supprimait la collation des grades par des jurys mixtes.

C'était la défense des prérogatives indispensables de l'Etat, en d'autres termes, de la souveraineté nationale.

Jules Ferry voulait aller plus loin, et il en avait démontré la nécessité. Aussi longtemps que l'Etat laisserait inappliquées les lois déjà si anciennes relatives aux congrégations non autorisées, aussi longtemps qu'il laisserait les jésuites, au mépris de ces lois, diriger de grands établissements d'enseignement, la souveraineté nationale ne serait qu'un mot et l'autorité de l'Etat qu'une apparence dérisoire. De là le fameux article 7 qui devait interdire l'enseignement à ces congrégations non autorisées. On sait comment il échoua devant le Sénat à quelques voix, et comment le gouvernement, invité à faire appliquer les lois existantes, reprit une fois de plus contre les jésuites la lutte qui ne devait se terminer qu'avec Waldeck-Rousseau et Combes.

Mais cette législation innovait sur d'autres points.

Elle introduisait pour la première fois dans la composition des conseils universitaires deux principes réputés hardis : celui de la compétence et celui de l'élection.

Encore qu'ils ne soient jusqu'ici que partiellement appliqués, ces deux principes entamaient décidément et entraînaient la transformation non seulement du régime universitaire, mais du régime administratif. C'était la première fois que l'on voyait l'autorité du ministre, non pas sans doute diminuée, mais d'une part assujettie à la consultation obligatoire d'un corps élu, et d'autre part soumise à un appel devant un tribunal qui peut casser la décision ministérielle.

Parallèlement à l'oeuvre législative, s'exerçait l'action administrative. D'abord, de larges crédits permettaient de tirer plusieurs de nos grands établissements d'enseignement supérieur de la situation misérable où ils végétaient. Et puis, par des mesures nombreuses, le ministre suscitait les initiatives, encourageait les efforts individuels et collectifs, préparait enfin le groupement des facultés qui devait aboutir, mais longtemps après lui, à la constitution définitive des universités. Dès 1883, il fixait ainsi le but qu'il ne désespérait pas d'atteindre : « Nous aurions obtenu un grand résultat s'il nous était possible de constituer un jour des universités rapprochant les enseignements les plus variés pour qu'ils se prêtent un mutuel concours, gérant elles-mêmes leurs affaires, s'inspirant des idées propres à chaque partie de la France dans la variété que comporte l'unité du pays, rivales des universités voisines, associant dans ces rivalités l'intérêt de leur prospérité au désir qu'ont les grandes villes de faire mieux que les autres, de s'acquérir des mérites particuliers et des titres d'honneur. »

Dans l'enseignement secondaire, la réforme fut surtout pédagogique pour les lycées de garçons. Sans rien sacrifier des études classiques, il fallait les orienter et les aménager de telle sorte que le jeune Français de nos jours ne fût pas étranger aux notions infiniment plus complexes que réclament son temps et son pays. De là le nouveau plan d'études de 1880, qui devait être suivi de tant d'autres.

Mais, dans ce domaine, la création capitale à faire était celle de l'enseignement secondaire des filles. Le ministre amenda la proposition de loi Camille Sée en faisant inscrire dans la loi du 21 décembre 1880 le principe de l'externat. En quelques années le développement des lycées et des collèges de filles prouva combien étaient justes les prévisions du ministre, qui comptait sur le bon sens de la petite et de la moyenne bourgeoisie pour préférer vite cette éducation à celle des couvents. La fondation de l'école normale de Sèvres, chargée spécialement de fournir des professeurs femmes à ces lycées, rendit possible la formation d'un personnel d'élite et hâta le succès du nouvel enseignement.

Autant que ces deux degrés supérieurs de l'éducation nationale, l'enseignement primaire devait attirer l'ardente sollicitude du ministre. Là s'annonçaient d'autres difficultés matérielles et morales, inhérentes à l'énormité même des masses à remuer.

Au lendemain de nos malheurs, le premier cri de la France avait été : Des écoles ! Des écoles ! Et c'est à l'unanimité dans les deux Chambres que furent votés, avant l'élection de Grévy, les premiers fonds constituant une caisse pour la construction des écoles.

Jules Ferry considéra cette caisse comme le trésor de guerre où devait s'alimenter cette autre forme, et non la moins efficace, de la défense nationale. Il obtint du Parlement de si larges libéralités et un si violent effort de réparation que plus d'un demi-milliard fut consacré à doter ce pays, en une seule génération, de vingt-cinq mille écoles dont les générations antérieures auraient dû s'être partagé la charge. C'est à l'étendue de ces sacrifices matériels que se mesurait la vitalité de notre démocratie. Le premier moment d'enthousiasme passé, il se trouva bien des gens et des journaux pour se plaindre de ces dépenses. On lança la légende des « palais scolaires », qui eut son heure de vogue. Il y a longtemps que l'on n'en parle plus.

Il ne suffisait pas d'avoir des maisons d'école. Il y fallait des maîtres et des élèves.

Toute une législation était à faire pour substituer à l'antique conception du «bienfait de l'instruction», dû à la générosité des classes dirigeantes, la notion de cette « instruction universelle » que déjà Royer-Collard jugeait inséparable du suffrage universel.

Depuis de longues années ces idées flottaient devant nous comme une sorte de vague idéal, perdu dans le passé avec les souvenirs de la Convention ou perdu dans l'avenir avec les rêves de quelques utopistes. Jules Ferry en fit un programme précis, serré, s'imposant comme une mise en demeure immédiate à la conscience de la nation. La nation était-elle prête à entreprendre la tâche, à assumer la responsabilité de se charger elle-même de l'éducation de ses enfants, de tous ses enfants? Telle était la question.

Le devoir pour la nation se présentait sous un triple aspect :

L'obligation, c'est-à-dire le devoir d'ouvrir une école partout où il se trouverait un groupe d'enfants à instruire, et le devoir pour les familles d'y envoyer leurs enfants ;

La gratuité, c'est-à-dire le devoir de garantir à tous le libre accès de l'école sans l'exigence d'une rétribution pour les uns, sans l'humiliation d'une aumône pour les autres, première leçon d'inégalité sociale qui devait disparaître de la maison commune de l'enfance ;

La laïcité enfin, c'est-à-dire le devoir de séparer l'école de l'Eglise, de lui assurer l'autonomie par la neutralité, d'en confier la direction exclusive à des pères et mères de famille choisis par la nation et ne relevant que d'elle.

Ces trois principes, grâce à l'indomptable énergie du ministre, secondé par Paul Bert — Voir Bert (Paul) — et soutenu par une majorité consciente de la gravité de l'heure, ont pris corps dans la loi. Ils sont devenus partie intégrante et caractéristique de la mentalité française. Ils sont, dès à présent, trop entrés dans la tradition pour que personne songe, quoi qu'il arrive, à les remettre en discussion. Ni l'on n'abolira l'obligation de savoir lire et écrire, ni l'on ne fermera les écoles publiques, ni l'on n'y rappellera les congréganistes ou le curé, ni l'on ne rétablira la rétribution scolaire avec dispense pour les enfants indigents.

Quand le rôle de Jules Ferry dans l'ordre primaire se bornerait à cette création, il serait impossible d'exagérer la reconnaissance qui lui est due. Si humble que soit le programme de l'école élémentaire, si réduite que soit cette science qui ne dépasse pas les rudiments et qui ne donne à chaque homme, comme le disaient nos pères de 89, que « les connaissances indispensables à tout homme », c'est faire une chose grande entre toutes que d'assurer à tout un peuple ce minimum de culture commune : c'est commencer son émancipation, c'est l'armer pour la vie, c'est le rendre apte à la liberté et lui en ouvrir les infinies perspectives.

Ainsi l'ont bien compris amis et ennemis des institutions républicaines. C'est un jugement définitif qu'a porté, vaincu par l'expérience, un des grands adversaires politiques de Jules Ferry, M. Ribot, parlant de ces lois scolaires, « qui ont, dit-il, à leur apparition, soulevé des débats si passionnés, mais qui, dans leurs lignes essentielles, font maintenant partie du patrimoine inaliénable de la France républicaine ».

Aussi le grand ministre pouvait-il, dès le soir de la bataille, prédire avec assurance le sort réservé aux trois grands principes du nouveau régime scolaire : « Quand toute la jeunesse française aura grandi sous cette triple étoile, la République n'aura plus rien à redouter ». Prophétie que, depuis lors, les élections ont justifiée avec éclat.

Mais il est permis d'aller plus loin dans l'analyse des idées pédagogiques de Jules Ferry. On peut rechercher l'inspiration politique, civique et sociale qui en fit l'unité et qui, après une expérience de vingt-cinq ans, leur donne un singulier relief. A y regarder de près, à relire par exemple ses discours soit au Parlement, soit à la Sorbonne, soit dans les grandes réunions d'instituteurs où il semblait un autre homme, on est surpris de découvrir combien, loin de retarder en matière d'éducation, il était parfois en avance sur son temps : il le serait encore sur le nôtre.

D'abord, sa conception même de l'enseignement primaire dépassait singulièrement les limites où d'ordinaire on l'enferme. Elle se rattachait à un haut idéal de la démocratie. Voici comment il en expliquait le rôle dans le discours de 1870 déjà cité :

« Il faut faire disparaître la dernière et la plus redoutable des inégalités qui viennent, de la naissance, l'inégalité d'éducation. Les sociétés anciennes admettaient que l'humanité fût divisée en deux classes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Dans une société démocratique comme la nôtre, il n'y a plus ni inférieur ni supérieur : il y a deux hommes égaux qui contractent ensemble, ayant chacun leurs droits précis, chacun leurs devoirs et, par conséquent, chacun leur dignité. Mais, ajoutait-il, comment réaliser ce nouveau régime social tant qu'il subsistera parmi nous en fait une distinction des classes? Or, il y en a une, qui est fondamentale, c'est la distinction entre ceux qui ont reçu l'éducation et ceux qui ne la reçoivent pas. Et, messieurs, je vous défie de faire jamais de ces deux classes une nation égalitaire, une nation animée de la confraternité d'idées qui fait la force des vraies démocraties, si entre ces deux classes il n'y a pas eu le premier rapprochement, la première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur les bancs de quelque école. »

Ainsi parlait le député de l'opposition. Comment parla, dix ans après, le ministre de l'instruction publique? Non seulement, fidèle au plan des hommes de la Révolution, il prononçait ces paroles qui marquent un idéal non encore atteint : « Désormais, entre l'enseignement secondaire et l'enseignement primaire, plus d'abîme infranchissable, ni quant au personnel, ni quant aux méthodes », — mais il allait plus loin, il livrait le fond de sa pensée, et l'on peut voir jusqu'où elle s'étend :

« Constituer un enseignement vraiment éducateur, une école qui ne soit plus seulement un instrument de discipline en quelque sorte mécanique, mais une véritable maison d'éducation : c'est cette préoccupation dominante qui explique, relie, harmonise un très grand nombre de mesures, qui, considérées du dehors, un peu légèrement, et quand on n'en a pas la clef, pourraient donner prétexte à des reproches d'excès dans les nouveaux programmes, d'accessoires exagérés, d'études trop variées et qui ne paraissent pas au premier abord suffisamment convergentes. Nous groupons, autour de l'enseignement fondamental et traditionnel du « lire, écrire et compter », les leçons de choses, l'enseignement du dessin, les notions d'histoire naturelle, les musées scolaires, les promenades scolaires, la gymnastique, le travail manuel de l'atelier placé à côté de l'école, le chant, la musique chorale qui y pénétreront à leur tour. Pourquoi tous ces accessoires? Parce qu'ils sont à nos yeux la chose principale, parce qu'en eux réside la vertu éducative de l'école primaire, parce qu'ils feront de l'école primaire, de l'école du moindre hameau, du plus humble village, une école d'éducation libérale. »

Oui, répétait-il encore, en définissant par là le sens général de la réforme, oui, « l'on peut dire que, dès le premier et le plus humble échelon, c'est une éducation libérale qui commence pour la nation tout entière » (Congrès pédagogique du 18 avril 1881).

Il est difficile de nier que c'était placer le but très haut et qu'aujourd'hui même nous en sommes encore loin. On a donc pu dire avec raison que ce modéré en politique était de la gauche, parfois de l'extrême gauche en éducation.

Il le fut notamment dans l'énergie qu'il mit à défendre la laïcité intégrale de l'école primaire. Beaucoup, et de ses meilleurs amis politiques et personnels, insistaient auprès de lui pour que, tout en rendant l'école laïque, tout en supprimant du programme scolaire l'enseignement confessionnel, on fit de justes concessions à l'idée religieuse. Mais Jules Ferry tenait ferme : il se rattachait en philosophie, comme beaucoup de républicains de sa génération, aux idées qui, sous le nom un peu vague de « positivisme », avaient été vulgarisées par la propagande de Littré.

L'amendement Jules Simon proposait de maintenir, dans l'énumération des matières de l'enseignement primaire, les « devoirs envers Dieu et la patrie ».

D'autres demandaient que le ministre du culte, qui cessait d'avoir autorité à l'école, fût néanmoins autorisé à faire usage des locaux scolaires pour y venir donner, à titre privé, l'enseignement du catéchisme, simple question de facilité et de commodité pour les familles. Et cette proposition semblait si anodine que le gouvernement se l'était d'abord appropriée. Sur les observations de Paul Bert, Jules Ferry reconnut qu'il valait mieux y renoncer.

Sur un point plus grave, M. Barbey avait failli apporter à la loi une atteinte décisive en faisant voter que les communes seraient consultées sur la substitution du personnel laïque au personnel congréganiste.

A toutes ces compromissions d'autant plus dangereuses qu'elles semblaient répondre à un certain esprit de libéralisme et de tolérance, Jules Ferry opposa, au nom de la logique, une invincible résistance. El c'est à sa ténacité que l'école française doit d'avoir été nettement et catégoriquement laïque jusqu'au bout. Il avait compris qu'en ce pays et ayant affaire à l'Eglise, il était nécessaire, avant tout, d'établir des positions nettes, des frontières précises, des textes législatifs rebelles à toute élasticité d'interprétation administrative. Il voulait que le dernier des paysans de France eût sous les yeux, comme une leçon de choses claire et permanente, le spectacle de cette séparation bien établie : le maire à la mairie, l'instituteur à l'école, le prêtre à l'église.

Même précision et même souci de la logique dans la définition de la neutralité scolaire, telle que Jules Ferry l'a maintes fois donnée, notamment au Sénat (Voir l'article Neutralité). Un de ses successeurs au ministère de l'instruction publique, qui ne partageait pas toutes ses vues politiques, en a très exactement marqué le caractère en présentant Jules Ferry comme le penseur qui a le plus constamment cherché « dans l'unité de la science et dans l'universalité de la morale le lien objectif des consciences, l'accord réel et durable des citoyens » (Charles Dupuy).

A un autre point de vue, en ce qui concerne l'administration universitaire, l'esprit novateur de Jules Ferry s'est attesté par des mesures dont on peut mieux, à distance, apprécier la portée.

Tout l'ancien régime administratif se caractérisait par la notion de l'autorité telle que la comprenait Napoléon dans tous les domaines, telle qu'il voulut la réaliser dans celui de l'Université impériale. Tout vient d'en haut, lumières, direction, instructions, ordres, jugements, sanctions. Le ministre est le grand-maître de l'Université. Son autorité est celle d'un pouvoir souverain. Et comme, dans la pratique, le ministre ne peut tout voir et tout faire par lui même, les bureaux, sous son autorité, préparent et soumettent à sa signature les décisions de toute sorte, depuis les programmes jusqu'aux nominations, depuis les questions de discipline jusqu'aux comptes budgétaires. Le ministre examine et signe. Sans rien enlever aux bureaux de leur travail utile et indispensable, Jules Ferry chercha à faire intervenir plus directement les principaux intéressés, et avant tout le corps enseignant. Voici en quels termes il exposait à la réunion annuelle des sociétés savantes (Pâques, 1880) la théorie et la pratique du nouveau système qu'il inaugurait :

« La bureaucratie peut beaucoup en ce pays de France, mais elle ne peut pas faire la réforme de l'esprit. Le véritable organe de cette réforme, celui qui peut seul la seconder et la faire vivre, c'est le maître même, et c'est à lui qu'il faut faire appel, parce que c'est lui seul qui donnera le concours efficace : la force morale et le bon vouloir. De même que la pédagogie nouvelle est fondée sur cette pensée qu'il importe bien plus de faire trouver à l'enfant le principe ou la règle que de les lui donner tout faits, de même, messieurs, l'administration de l'instruction publique, telle que je la comprends, doit s'occuper essentiellement de susciter l'énergie des maîtres et mettre partout en jeu leur initiative et leur responsabilité. Voilà pourquoi nous faisons appel aux maîtres et nous voulons les consulter. C'est une espèce de self-government de l'enseignement public. »

Ce dernier mot rappelle Condorcet, et l'on comprend que l'homme qui avait tant médité le rapport de 1792 ait gardé, peut-être à son insu, quelque faveur pour le rêve d un corps enseignant « aussi indépendant que possible de toute autorité politique ». On sait avec quelle complaisance Condorcet esquisse ce plan d'une éducation nationale relevant d'une sorte de Conseil suprême de l'instruction publique, librement formé, se recrutant par cooptation et agissant « dans une indépendance absolue du pouvoir exécutif ». Si de cette vue théorique et schématique il n'y avait rien à faire passer dans la loi, Jules Ferry s'en rapprochait cependant d'une manière très significative dans la pratique administrative.

A une époque où n'existait encore à aucun degré le droit d'association, — ni pour l'association professionnelle, qui ne fut instituée que par la loi sur les syndicats de 1884, ni pour l'association ordinaire qui devait attendre jusqu'à 1901 la seconde loi Waldeck-Rousseau, — Jules Ferry donnait le branle au mouvement qui devait aboutir à grouper et à organiser très fortement les membres du personnel.

Malgré les appréhensions qu'il rencontra au Sénat et ailleurs, il introduisit dans les lois sur les conseils universitaires le principe de la représentation, par conséquent de l'élection, par conséquent de la vie et de la conscience corporatives. Il s'efforçait de vivifier le conseil des professeurs dans l'enseignement secondaire, les conférences pédagogiques d'instituteurs. Il provoquait d'ailleurs sous des formes ingénieusement variées l'initiative individuelle et collective des intéressés pour les réformes de diverse nature, auxquelles il voulait les associer activement. Il faisait publier, ce qui ne s'était pas fait encore, les rapports d'inspection générale, dont plusieurs émurent ou réveillèrent l'opinion publique. Il montrait enfin au pays, dans l'organisation des deux écoles normales supérieures de Fontenay et de Saint-Cloud, ces deux maisons mères de l'éducation laïque, le type même de cette unité de l'enseignement national, de cette généreuse solidarité qui devait faire participer et contribuer à l'effort commun tous les universitaires : c'était aux ; libres inspirations des maîtres les plus illustres de l'enseignement supérieur qu'il s'en remettait pour former les maîtres et les maîtresses de l'enseignement populaire.

En même temps il encourageait par tous les moyens les réunions professionnelles de membres de l'enseignement, sociétés de secours mutuels, conférences locales, cercles pédagogiques, congrès d'éducation. Lui-même convoqua et présida plusieurs de ces congrès, où il ne dédaigna pas de prendre pour confidents de ses projets et pour juges de son administration les inspecteurs, les directeurs d'école normale, les instituteurs.

Une autre de ses hardiesses fut de rompre avec la tradition et avec la fiction qui voulait que le choix des livres scolaires à tout degré fût fait par le ministre, c'est-à-dire par une commission centrale siégeant au ministère. Il en chargea les instituteurs, eux-mêmes, non pas agissant isolément au hasard des circonstances et à la merci des tentations, mais librement réunis pour en délibérer tous les ans et par conséquent pour varier, corriger, améliorer sans cesse leurs choix, comme seuls peuvent le faire ceux qui ont la compétence et la responsabilité. C'est cette organisation qui, depuis vingt-cinq ans, a permis par sa souplesse d'enrichir notre littérature pédagogique, de l'adapter à des besoins divers et de la forcer, sans contrainte extérieure, à se perfectionner elle-même sans cesse.

Citons encore, comme indice de la même tendance, le fait, qui fut si remarqué en son temps, d'une lettre écrite directement par le ministre à tous les instituteurs de France, un an après le vote de la loi de 1882, pour leur expliquer l'esprit et la méthode de cet enseignement laïque de la morale dont ils étaient pour la première fois chargés. C'était le pendant — avec la différence des temps et de l'esprit — de la lettre écrite par Guizot en 1833.

Sans épuiser la matière, n'omettons pas un côté de l'oeuvre de Jules Ferry qui n'a pas toujours été assez mis en lumière. Si préoccupé qu'il lût d'organiser l'enseignement primaire proprement dit, de le développer jusqu'à en faire une « éducation libérale », il songeait à d'autres besoins, à ceux de l'apprentissage et de l'éducation professionnelle.

Non seulement il faisait inscrire le travail manuel au nombre des matières obligatoires de l'école primaire, mais il faisait voter la loi du 11 décembre 1880 sur les écoles manuelles d'apprentissage, préparée par un ancien ouvrier, le sénateur Tolain. Il obtenait que ces écoles, destinées à faire acquérir aux futurs ouvriers la dextérité manuelle et les connaissances techniques préliminaires, jouissent des mêmes libéralités budgétaires que les écoles primaires proprement dites. Enfin, il fondait à grands frais les premières écoles nationales d'apprentissage. Il disait à la pose de la première pierre de celle de Vierzon (3 mai 1883) :

« L'école nationale, dans une démocratie de travailleurs comme la nôtre, doit être essentiellement l'école du travail. L'école primaire d'aujourd'hui, celle que nous avons organisée d'après l'idéal entrevu par la Révolution française, cette petite école est, dès a première heure, professionnelle, c'est-à-dire qu'elle a pour but de préparer l'enfant à devenir, comme l'immense majorité des citoyens français, un travailleur. Tous les nouveaux programmes reposent sur cette double idée : l'enseignement primaire, dans une démocratie, doit consister d'abord dans une éducation générale ; sans laquelle il n'y a pas de spécialité durable, pas d'enseignement professionnel solide et sérieux ; et, en second lieu, dans une série d'exercices tendant à mettre l'enfant, par des initiations progressives et ménagées, en contact avec les réalités de la vie. Former dès l'enfance l'homme et le citoyen, préparer des ouvriers pour l'atelier, c'est notre tache.

« Ainsi se passent les années de l'école primaire ; mais, quand l'enseignement primaire a parcouru ce premier cercle, un vide singulier et inquiétant s'ouvre sous les pas de l'adolescent : plus d'école, plus rien entre la douzième ou la treizième année et le commencement de l'apprentissage. C'est ce vide que nous voulons combler par l'école professionnelle, et c'est un type d'école professionnelle de cet ordre que nous voulons instituer ici. Nous ne voulons pas créer à Vierzon une école professionnelle qui double ou qui copie les écoles d'arts et métiers. Non ; ces écoles ont un but déterminé : elles ?e proposent de former des contremaîtres, des sous-officiers pour l'armée du travail ; ici, nous voulons préparer des soldats pour cette armée. C'est de la grande masse ouvrière elle-même que nous nous préoccupons ici ; c'est le travailleur que nous voulons élever ; c'est à lui que nous voulons donner une éducation pratique et intellectuelle qui le rendra supérieur à sa tâche journalière, et qui, loin de l'en dégoûter et de l'en distraire, le rattachera à elle par un lien plus intime et plus profond.

« Ah! je connais la doctrine ancienne, la doctrine aristocratique qui disait : Il est imprudent de donner de l'éducation au peuple ; il est imprudent d'apprendre à l'ouvrier quelque chose de plus que ce qu'il faut à sa tâche journalière ; il prendra son métier en dégoût s'il en dépasse les humbles horizons. Messieurs, c'est là une conception aristocratique et une conception fausse. La conception démocratique qui est la nôtre est placée juste à l'antipode. Nous estimons, en effet, que plus l'ouvrier sera familiarisé avec les lois naturelles dont il est trop souvent l'auxiliaire inconscient, mieux il connaîtra son travail quotidien, plus il honorera et aimera son métier. Il y a là-dessus un très beau mot de Channing, un des hommes qui ont le mieux aimé le peuple et le mieux connu la démocratie moderne : « Il n'est pas, disait-il, de plus sûr moyen d'ennoblir une profession manuelle que de montrer le rapport intime qui la relie avec les lois naturelles du monde. »

Enfin, en publiant le décret qui réglementait les écoles primaires supérieures, il expliquait en quel sens il fallait, selon lui, les incliner sous peine de faire une oeuvre vaine :

« L'enseignement primaire supérieur, disait-il, au lieu de se conformer à un type uniforme et préconçu, s'est prêté à la diversité des situations qui l'avaient fait éclore. » 'Et après avoir énuméré les formes très nombreuses et les aspects très divers qu'il a pu revêtir, le ministre concluait :

« Il faut qu'il soit primaire, il faut qu'il soit professionnel.

« Primaire, c'est-à-dire qu'il s'appuie toujours sur l'école populaire, qu'il ne devienne pas une contrefaçon malheureuse de l'enseignement secondaire. Mais en même temps qu'il soit professionnel : les diverses écoles primaires supérieures doivent répartir leur temps, ce temps pris sur la durée ordinaire de l'apprentissage, de telle sorte que l'enfant, bien loin d'être retardé ou désorienté au sortir de l'école, se trouve en état d'entrer de plain-pied dans la carrière du travail avec des ressources et des facilités nouvelles. La loi n'a pas hésité à inscrire cotte instruction complémentaire, au même rang et au même titre que l'enseignement primaire proprement dit, parmi les dépenses obligatoires dont l'Etat, après la commune, consent à se porter garant.

« Naguère sans préparation dans la première enfance, sans caractère obligatoire dans la période scolaire, sans suite et sans consécration au lendemain de la sortie de l'école, l'enseignement primaire ne menait à rien. Il mène à tout aujourd'hui, car il a deux larges issues : d'une part, le nouvel enseignement primaire supérieur, qui offre à tous un précieux complément d'études théoriques et pratiques ; d'autre part, renseignement secondaire lui-même, qui s'ouvre à l'élite de nos écoles primaires par la nouvelle ordonnance de ses programmes et le bienfait incessamment accru des bourses-d'Etat. »

Mais de tous les traits caractéristiques de la pensée inspiratrice de Jules Ferry, aucun ne l'est plus que son langage au sujet des rapports de l'instituteur avec la politique et avec les hommes politiques.

Sa doctrine à cet égard est comme résumée dans son discours au Congrès pédagogique d'avril 1881 :

« Il est un terrain sur lequel je vous autorise, messieurs, que dis-je, je vous recommande de vous tenir fermes dans votre droit, de vous barricader dans votre indépendance. C'est le terrain de la politique militante et quotidienne, Ne souffrez pas qu'on fasse de vous des agents politiques. » Et tout le reste de cette généreuse envolée, jusqu'à ce mot de la fin : « Messieurs, s'il se rencontrait des administrateurs indiscrets, s'il se trouvait, ce qui est plus vraisemblable, des candidats trop pressants, vous leur répondriez : Notre ministre ne le veut pas! » Jules Ferry concluait : « Les instituteurs ne doivent être ni les serviteurs, ni les chefs d'un parti. Pourquoi? parce qu'ils doivent être des éducateurs. Parce que, pour nous, — et, si Dieu nous prête vie, la parole que je dis sera réalisée, — pour nous, République libérale et démocratique de 1880, l'éducateur sera désormais chose sacrée. »

On voudrait pouvoir dire que ces paroles ont vieilli, que ces vérités alors neuves sont passées à l'état de lieu commun. Qui oserait l'affirmer?

Quoi qu'il en soit, il ressort de cette rapide revue que l'histoire ne se trompe pas lorsque, envisageant les mesures décisives qui ont déterminé dans ses traits essentiels l'oeuvre scolaire de la troisième République, elle les désigne sommairement en les appelant dans leur ensemble du nom qui leur convient : « les lois Ferry ».