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Famille

 Le rôle de la famille dans l'éducation serait un sujet si vaste qu'il se confondrait presque avec l'éducation elle-même. Normalement, en effet, et si l'on s'en tient aux données premières de la nature, c'est la famille qui est le milieu éducateur par excellence, l'organe de transmission des idées et des sentiments d'une génération à l'autre. Les lois de la division du travail ont obligé les parents, le père surtout, à s'en remettre à d'autres pour une partie de la tâche qui consiste à élever un enfant. De très bonne heure, la famille s'adjoignit pour l'enseignement un auxiliaire spécial, qui se chargea de remplacer, pour plusieurs enfants réunis, les leçons que les parents ne pouvaient leur donner faute de temps, de patience, parfois de savoir. Il reste à ceux-ci un domaine où nul n'ose ou ne peut les remplacer, celui de l'éducation morale.

Tel est, du moins, le départ ordinaire entre les fonctions éducatives du maître et celles des parents, entre la tâche de l'école et celle de la famille.

Mais cette solution toute schématique du problème ne saurait suffire. La complication de la vie moderne et des institutions démocratiques ne permet ni à la famille, ni à l'école de s'enfermer dans des limites si étroitement déterminées. Préciser les rapports qui doivent à la fois unir et différencier leur action, c'est un des services que la pédagogie devra rendre, soit au point de vue théorique, soit dans le détail des applications pratiques.

Recherchons donc ce que la famille peut faire pour l'école et l'école pour la famille en matière d'éducation. Evidemment la question se poserait pour tous les âges et pour tous les degrés d'enseignement. Nous n'insisterons ici que sur les points qui intéressent particulièrement l'éducation populaire. C'est là, en effet, que la brièveté de la période scolaire, le manque de ressources et de loisirs qui paralyse trop souvent l'action de la famille, l'insuffisance de culture intellectuelle, tout l'ensemble des conditions de vie économique et sociale rend plus nécessaire qu'ailleurs le recours à l'influence de l'école comme moyen d'aider ou de suppléer celle de la famille.

Cette question avait été traitée ici même dans notre première édition par un maître de la pédagogie, Félix Pécaut. Nous croyons devoir avant tout reproduire les parties essentielles de son article, qui n'ont rien perdu de leur intérêt ni de leur autorité.

Félix Pécaut commençait par combattre la fausse interprétation que l'on pouvait tirer de la suppression, alors récente, de l'instruction religieuse ; bien loin de diminuer l'office d'éducation morale confié à l'instituteur, cette mesure ne fait que lui imposer plus strictement le devoir « de n'épargner aucuns soins pour former l'enfant tout ensemble aux bonnes habitudes, aux bons sentiments et au gouvernement de soi-même ».

« La fonction éducatrice de l'instituteur reste l'une des plus hautes qui puissent tenter l'ambition d'un homme. Si en effet l'on considère qu'il a surtout affaire au peuple, aux classes rurales et ouvrières, on verra qu'il doit à la fois civiliser et moraliser. Cette rude argile qu'on lui met entre les mains pour en faire un homme, il n'a pas seulement à l'animer de l'étincelle de l'esprit ; il faut qu'avec un art patient et prolongé il s'applique à en adoucir les angles et les aspérités, et à l'approprier au commerce social. Dans cette oeuvre double de civilisation et d'art moral, c'est lui-même, si on l'ose dire, qui devrait être à la fois l'artiste inspiré, l'ouvrier habile et le modèle irréprochable.

« Mais s'il comprend sa tâche et la prend à coeur, il se convaincra bientôt que l'école ne peut rien — disons plutôt, rien d'assuré et de durable — sans le concours de la famille.

« La meilleure éducation sera toujours profondément » défectueuse par quelque endroit», a dit M. Dupanloup, « si elle se fait sans la légitime et nécessaire » influence des parents. » Cela est si vrai qu'en toute rigueur les termes de la question devraient être renversés : ce n'est pas du concours prêté par la famille à l'école qu'il faudrait parler, mais du concours prêté par l'école à la famille, tant le droit de la famille est sacré, tant son rôle est primordial, tant son action est profonde, incessante, presque souveraine.

« Seulement il faut voir les choses telles qu'elle» sont dans la réalité. La plupart des familles honnêtes exercent une influence irrégulière, intermittente, mêlée de beaucoup de négligence ; elles comptent sur l'école pour en exercer une plus suivie, méthodique, réglée par l'expérience, en un mot raisonnable ; et elles sont fondées à n'attendre pas moins. C'est qu'en effet l'éducation est, pour les parents, un soin entre bien d'autres, qui vient après celui de gagner péniblement le pain quotidien, un soin presque de luxe, bien que sacré, auquel on a peu de loisirs et peu d'attention à donner. Pour l'instituteur, au contraire, c'est l'office unique et professionnel, auquel il doit tout son temps et auquel un long noviciat a dû le préparer : quoi d'étonnant qu'on se décharge en grande partie sur lui du soin de corriger, d'amender, de perfectionner les caractères aussi bien que les intelligences?

« On attend donc beaucoup de lui ; et il doit répondre à cette attente. Mais, encore une fois, il ne peut rien faire, rien achever, rien consolider si la famille ne lui vient pas en aide ou contrarie son action. Quel que soient son zèle et son talent, il pourra éveiller chez l'enfant les meilleurs sentiments et provoquer de sa part les meilleures résolutions, mais, tout seul, il ne saurait pénétrer à cette profondeur où se fondent les habitudes définitives. Outre l'exemple continuel du jour et de la nuit, des jours de fête et des jours d'oeuvre, que les parents offrent à leurs enfants, il y a entre eux ce que la langue populaire appelle si énergiquement les liens du sang, c'est-à-dire une relation dont rien ne peut égaler l'intimité, la puissance, la continuité, et qui tire une égale force et du caractère propre à la mère et du caractère paternel. C'est la famille enfin, avec sa physionomie aux mille aspects, avec son histoire aux mille alternatives, mais toujours pleine de leçons et de force éducatrice, à la fois dans ses douceurs et ses rudesses, dans ses joies et dans ses longues épreuves partagées en commun, surtout dans sa lutte incessante et âpre pour conquérir le pain du jour ou l'aisance du lendemain.

« Quelle école prétendrait suppléer à celle-là ou la reléguer dans l'ombre? Toutes nos institutions pédagogiques perfectionnées, quand on y regarde de près, apparaissent comme artificielles auprès de cette institution naturelle et digne de s'appeler vraiment divine, s'il en est une au monde. Nous osons cependant entreprendre oeuvre d'éducation, et c'est notre devoir : mais ne perdons jamais de vue que nos livres et nos préceptes n'égaleront jamais la famille populaire pour imprimer aux enfants les qualités et les vertus cardinales, sur lesquelles se fondent toutes les autres : le sens pratique d'abord, c'est-à-dire le sens des réalités et des nécessités de la vie, avec la simplicité des habitudes ; ensuite, la patience à souffrir, le travail obscur poursuivi à outrance, l'économie infatigable. Que l'école primaire prenne donc garde, avec ses perfectionnements parfois raffinés d'installation matérielle et même d'enseignement, de n'aliéner en aucune façon l'enfant de Ta maison paternelle ; qu'elle craigne, par-dessus tout, de porter atteinte à ces deux qualités que la famille excelle à communiquer : le goût des moeurs simples, et le sens de la vie réelle. Méritons que l'enfant se plaise à l'école et y profite ; mais prenons un égal soin que l'école ne le rende -jamais étranger à la famille.

« Telle est sans doute la théorie vraie des rapports entre la vie scolaire et la vie domestique : malheureusement il faut convenir que dans la pratique l'école est souvent obligée par la force des choses à se charger presque seule d'une tâche qu'elle devrait naturellement partager avec la famille. Qu'il s'agisse de l'office de civilisation et de savoir-vivre ou de l'office d'éducation morale proprement dite, les parents, surtout dans les grandes villes industrielles, où père et mère travaillent hors du logis, où ce logis même se réduit à une ou deux chambres, n'ont pas toujours le temps, ni le goût, ni les moyens de s'appliquer à élever leurs enfants : ils se reposent en très grande partie de ce soin sur l'instituteur et l'institutrice.

« Ceux-ci, répétons-le, ne doivent pas se dérober à la responsabilité aggravée qui résulte pour eux d'un tel excès de confiance. Mais ils n'auront garde d'oublier que leur action éducatrice est impossible, qu'elle est vaine et précaire, s'ils ne réussissent à y associer la famille. Quels effets peuvent-ils attendre de leurs leçons d'ordre, de propreté, de savoir-vivre, de retenue dans les propos, comme aussi de justice et de bienveillance mutuelle, si, loin d'être confirmées par les exemples de la maison paternelle, elle9 sont chaque jour effacées par des habitudes contraires? Jamais un instituteur digne de ce nom ne prendra son parti de n'être point soutenu par les parents ; il n'épargnera rien pour les pénétrer de son esprit, les associer à ses vues, les mettre enfin de son côté dans l'oeuvre commune. « L'entreprise est difficile partout, et particulièrement dans certaines villes ; elle l'est nu point de paraître chimérique. Mais comment se résigner à ne point l'aborder, comment se consoler de n'y point réussir à quelque degré, si l'on considère qu'il y a là une condition vitale de l'éducation, et que s'en passer c'est risquer de bâtir dans le vide? Disons-nous bien d'ailleurs que le cas est rarement aussi désespéré qu'il le paraît à première vue : il porte en lui, si l'on peut ainsi dire, des remèdes propres et comme des grâces d'état. Outre que l'instituteur dévoué à ses élèves finit toujours par prendre de l'ascendant sur la famille, parce qu'il aime gratuitement et de sa libre volonté les enfants que la famille aime par instinct naturel et par une sorte de nécessité, il y a encore un autre sentiment, et des plus énergiques, sur lequel il peut faire fond en toute confiance. Tous les parents, excepté ceux à qui de trop ingrates conditions d'existence ou une longue démoralisation enlèvent jusqu'au plus vulgaire souci de leurs devoirs, s'efforcent, soit par mobile d'affection, soit par mobile de vanité, ou par l'un et l'autre tout ensemble, de monter à mesure que leur enfant monte en savoir-vivre et en honnêteté ; ils travaillent à se hausser à son niveau, ils se sentent obligés envers lui ; ils auraient honte qu'en arrivant de l'école il se sentît étranger, déclassé au milieu d'eux ; ils modèrent leur violence, ils mettent de la réserve dans leurs propos, ils disposent mieux leur intérieur, enfin ils tâchent à se civiliser pour que l'enfant n'ait pas à rougir de sa famille.

« L'instituteur sera rarement déçu, croyons-nous, en comptant sur cette disposition naturelle. Il en profitera d'abord pour entrer en communication directe avec les parents. Il les appellera auprès de lui à l'école pour leur parler des enfants, de leurs études, de leurs qualités, de leurs défauts, des habitudes qu'ils n'ont pas et qu'ils doivent prendre ; ils viendront au premier signe, si le maître a su conquérir l'autorité morale sur ses élèves, s'il est l'objet de leur confiance et de leur respect ; s'il a d'ailleurs du tact et de la modestie. Quelques-uns, toutefois, plus négligents ou quelque peu sceptiques, tarderont peut-être à se présenter : qu'il aille les trouver chez eux. Il n'aura pas de peine à leur montrer que l'éducation de leurs enfants demande un concert de vues et de moyens pratiques entre l'école et la maison paternelle, que les mêmes conseils, les mêmes exemples, la même manière de juger de la valeur morale des actions, doivent être adoptés de part et d'autre : qu'il y a aussi des conditions extérieures à observer, sans lesquelles un homme ne mérite pas de s'appeler bien élevé, relatives à la propreté corporelle, au bon état des vêtements, à la bonne tenue, etc.

« A ces communications individuelles, où le maître déploiera tout ce qu'il a d'honnête diplomatie, viendront s'ajouter des réunions générales de parents, à l'occasion des notes mensuelles ou trimestrielles, des examens, de la visite des magistrats scolaires, ou de telle autre circonstance. C'est là que peut se fonder le véritable esprit de l'école et de la famille ; là que s'établit de la manière la plus solide la communauté de vues et de sentiments ; là que naît ou se développe chez les parents une sorte particulière d'honneur, et non la moins noble, ni la moins efficace, l'honneur d'être de ceux qui comprennent l'importance de l'éducation, et qui s'y appliquent de propos délibéré. On s'applaudira, on se félicitera pour ses enfants et pour soi-même d'appartenir à l'école, à telle école, et de collaborer avec de bons instituteurs.

« Est-il nécessaire d'ajouter que de telles réunions ne valent que ce que les maîtres les font valoir? Aucun détail n'est indifférent pour en assurer le succès ; rien ne doit être abandonné au hasard ; tout doit être prémédité, préparé avec soin : aussi bien le choix du jour et de l’heure que celui des chants, des lectures, des récitations, des questions adressées aux élèves, des éloges et des blâmes distribués ; mais par-dessus tout l'allocution du maître. Qu'elle ne sorte pas du ton simple, familier, cordial ; mais en même temps qu'elle soit grave et destinée à produire une impression sérieuse. Quant au fond, c'est, exposée discrètement, l'histoire intime de l'école durant la période écoulée qui fera le thème principal ; pourquoi n'y ajouterait-on pas une biographie, un récit d'histoire ou de géographie, une nouvelle intéressante? Un maître intelligent ne sera pas embarrassé de recueillir, au cours de ses lectures privées, plus de notes qu'il ne lui en faut pour défrayer sa séance scolaire. »

Et Félix Pécaut indiquait quelques-uns des procédés de correspondance et de collaboration des parents et des maîtres : notes de correspondance de semaine ou de quinzaine, prêt de livres de la bibliothèque scolaire, conseils donnés dans les cours d'adultes, les patronages, les réunions d'anciens élèves.

Depuis l'époque où Pécaut écrivait, ces moyens se sont généralisés et perfectionnés dans un grand nombre d'écoles. Citons, comme spécimen des réunions faites à la rentrée des classes, l'exemple donné par M. Maclier, directeur d'école a Paris (Manuel général, 30 novembre 1907).

Citons encore les résultats obtenus grâce à une méthode minutieusement tracée et suivie par M. Boitel, directeur de l'école Turgot.

Tous les ans, l'après-midi du premier dimanche après la rentrée d'octobre, M. Boitel convoque tous les parents de ses trois cents nouveaux élèves. Dans un langage des plus simples et des plus familiers, il expose aux familles le but de la réunion : assurer le mieux possible la collaboration ou coopération de l'école et de la famille en vue de donner aux enfants une bonne éducation morale.

James Mill définit ainsi le but de l'éducation : « L'éducation a pour but de faire autant que possible de l'individu un instrument de bonheur pour lui-même et pour ses semblables ». Faisant sienne cette définition, M. Boitel part de ce principe, et expose à son auditoire ses idées personnelles sur les exigences de notre démocratie actuelle au triple point de vue de l'éducation physique, intellectuelle et morale.

Il remet entre les mains des parents le livret scolaire de leur fils, le commente avec eux, page par page ; il montre les nécessités d'un règlement intérieur qui, de prime abord, paraît quelque peu draconien ; il développe les raisons qui lui ont fait adopter tel système disciplinaire plutôt que tel autre en vue d'appliquer dès l'école l'admirable loi de bienveillance ou de sursis.

M. Boitel insiste surtout auprès des familles sur l'action quotidienne qu'elles doivent exercer pour faire acquérir aux enfants de bonnes habitudes d'ordre, de propreté, d'exactitude, de politesse, etc. ; il les adjure d'abandonner certains préjugés nuisibles à l'éducation du coeur et de l'esprit des enfants. Par exemple, il traite de la question des classements des élèves : pour assurer une saine émulation générale dans toute l'école, il est bon et il est juste qu'il y ait des premiers et des derniers, mais cela ne veut pas dire qu'on ne doit pas savoir gré aux enfants, classés parmi les moyens ou même les derniers, des efforts sérieux qu'ils ont faits pour s'améliorer, pour s'élever au-dessus d'eux-mêmes, sans entrer en comparaison avec des élèves mieux doués. Pour rendre ces efforts plus tangibles aux yeux de tous, des élèves, des maîtres et des familles, M. Boitel a imaginé un système de graphiques qui permet aux parents les moins instruits de constater d'un coup d'oeil le progrès ou la déchéance de leur enfant.

C est encore un préjugé de croire que la meilleure école est celle qui astreint des élèves à faire chez eux, fort avant dans la nuit, de longs et fastidieux devoirs qu'on n'aura même pas le temps de corriger en classe. Avec des preuves à l'appui, on doit combattre ce préjugé, comme on doit inviter les parents à ne pas tolérer que leurs enfants, soit en geste, soit en paroles, se moquent des manies ou des défauts de leurs professeurs. L'incitation à la « blague » est des plus funeste à l'éducation morale.

M. Boitel explique ensuite comment il constitue, pour chacun de ses élèves, un dossier à l'aide duquel il pourra renseigner très exactement les pères et les mères lorsqu'ils viendront lui rendre visite durant le séjour de l'enfant à l'école. Ce dossier comprend les interrogations écrites, les compositions mensuelles ou trimestrielles, les groupes de photographies renouvelés chaque année, etc.

Enfin il est offert aux familles un questionnaire sur la santé, le caractère, l'intelligence, la volonté, les aptitudes marquées de l'enfant, sur sa destination probable dans la vie, etc. Répond qui veut à ce questionnaire.

Dans le courant de Tannée scolaire, d'autres réunions se font à l'école, mais elles ont un caractère de fête familiale et récréative ; ce sont de petites représentations dont les acteurs sont les élèves de l'école : pièces de théâtre, chansonnettes, choeurs, exercices de gymnastique, etc. Ces fêtes ont pour but de montrer, à côté de l'école laborieuse et forcément un peu maussade parfois, l'école agréable et gaie ; elles disent à l'enfant que la vie n'est pas faite que de peines et de tristesses, mais qu'elle comporte aussi des joies réconfortantes.

C'est ainsi que, par une collaboration constante, effective, loyale et cordiale de part et d'autre, se dissipent ou sont évités grand nombre de malentendus si préjudiciables à l'éducation morale des enfants. On nous permettra d'insister sur une face du problème qui apparaissait à peine il y a un quart de siècle et qui aujourd'hui s'impose à l'attention par des manifestations multiples. Il s'agit des exigences que les familles peuvent témoigner quant au contrôle de l'éducation donnée à leurs enfants.

Ces exigences peuvent être inspirées de préoccupations diverses et presque opposées : les unes sont d'ordre social, les autres d'ordre religieux.

Toujours à titre d'exemple, nous choisirons les deux extrêmes.

Dans son 16e congrès national corporatif à Marseille, en octobre 1908, la Confédération générale du Travail avait mis à l'ordre du jour cette question : « Les écoles syndicales, adaptation de l'enseignement aux besoins de la classe ouvrière ». On a publié dans le Compte-rendu du congrès plusieurs rapports à ce sujet, dont le premier a été fait par M. Georges Yvetot, et le résumé d'une discussion assez étendue. Les représentants de la classe ouvrière organisée dans l'esprit du syndicalisme révolutionnaire insistent sur leur droit de fonder une éducation, disent les uns, une contre-éducation, disent les autres, qui corrige le caractère d' « éducation de classe » inhérent, prétendent-ils, à l'enseignement des écoles publiques. Par « éducation de classe », ils entendent que la classe dirigeante, la bourgeoisie, a dressé un plan d'études scolaires en harmonie avec ses idées et, pour tout dire, avec ses intérêts. Elle cherche à inculquer aux enfants de l'ouvrier et du paysan le respect du régime dont elle bénéficie, des institutions qui font sa puissance, des lois faites par elle et pour elle.

La Confédération générale du Travail réclame pour la classe ouvrière le droit et le moyen d'instruire ses enfants dans un autre esprit, esprit de revendication et d'association active pour la « lutte de classe ». Soit que les familles groupées dans le syndicat apportent elles-mêmes par de libres entretiens, aux enseignements de l'école publique, le contrepoids et le correctif des leçons du syndicalisme, soit qu'elles puissent créer des écoles syndicales distinctes dont elles arrêteraient les programmes, soit encore qu'après l'école élémentaire maintenue à peu près telle qu'elle est on institue, dans les cours d adolescents et d'apprentis, sous la direction des syndicats, cet enseignement destiné à développer la « conscience de classe », le but est toujours le même : créer pour le prolétaire un ensemble de moyens d'éducation et d'instruction propres à combattre « l'injuste servage d'un enseignement dirigé contre lui vers des fins capitalistes ». Plusieurs bourses du travail avaient étudié, au moins dans ses grandes lignes, ce projet à l'appui duquel elles ont même ébauché de nouveaux programmes scolaires comprenant : l'éducation physique (grande place donnée aux exercices libres de gymnastique et aux jeux athlétiques) ; l'éducation intellectuelle (développement des sciences physiques et naturelles avec « enseignement concret et adaptation aux milieux » ; réforme totale de l'enseignement de l'histoire qui, en imposant à l'enfant des idées toutes faites, tue chez lui d'avance l'indépendance d'esprit et l'impartialité) ; l'éducation morale (leçons surtout pratiques, suppression du chapitre des « devoirs envers Dieu »), enfin l'enseignement civique (simple « tableau de l’organisation de la société actuelle sans commentaires politiques »). Tous les délégués se déclarèrent partisans de la coéducation des sexes. Finalement l'ordre du jour suivant fut adopté : « La Conférence des Bourses et Unions, considérant l'utilité de lutter contre l'enseignement officiel de plus en plus adapté aux nécessités de la conservation capitaliste, encourage les groupements locaux ou régionaux à exercer leur initiative par le théâtre, les promenades, les achats d'ouvrages, les cours du soir, afin de réagir contre les méthodes de classe de l'enseignement bourgeois ; elle les invite à fournir annuellement un rapport sur les méthodes employées et les résultats obtenus ».

C'est en harmonie avec ce mouvement de la part des syndicats ouvriers que le syndicat des instituteurs avait tenté d'organiser diverses formes de rapprochement entre le personnel enseignant et le prolétariat organisé, soit sous forme d'inscriptions aux bourses du travail et d'affiliation à la C. G. T., soit sous forme de congrès mixte entre délégués des ouvriers et des instituteurs, soit par la fondation d'écoles syndicales. Ces divers projets, les uns par suite de l'interdiction gouvernementale, les autres faute de ressources et d'organisation, n'ont pas été jusqu'ici 6uivis d'exécution. Mais la question est posée.

Elle l'est d'autant plus sérieusement que, parallèlement aux représentants des familles ouvrières, ceux des familles rurales, qui sont la majorité de la population, font entendre à leur tour des revendications analogues. Eux aussi insistent pour l'adaptation de l'école aux besoins de l'agriculture. Le groupe parlementaire et la commission extraparlementaire, dont M. Méline est l'inspirateur, insistent pour une réforme profonde en ce sens. M. Méline, faisant au nom des population rurales « la vive critique de nos programmes abstraits et généraux, livresques et encyclopédiques», ne voit « qu'un moyen de changer cette déplorable mentalité : c'est de donner à l'enseignement primaire dans nos villages un caractère agricole très prononcé et de ramener à l'agriculture toutes les, parties de l'enseignement qui en sont susceptibles » (voir l'article de M. Méline et la controverse qu'il a provoquée dans le Manuel général, novembre-décembre 1908).

C'est d'un point de vue très différent, sinon opposé, que sont présentées des revendications analogues par les « Associations de pères de famille ». Sous ce nom se sont constitués, depuis 1905, des groupements dont le premier à notre connaissance fut celui de Saint-Rambert-en-Bugey (Ain) dont M. Louis Bois est le président. Cette première « Association des familles » déclarait dans ses statuts (octobre 1905) que son but exclusif était « de maintenir dans l'école le culte du patriotisme et des traditions nationales et le respect de la neutralité religieuse inscrit dans la loi » ; le président fondateur prenait soin de dire « qu'il était et, qu'il est resté membre du Sou des écoles de sa commune ». Et dans le premier article-manifeste du journal de ces associations, Parents et maîtres (1er septembre 1908), il publiait les explications suivantes :

« Nous avons poussé très loin nos scrupules. Nous avons voulu être une Association composée exclusivement de pères de famille, d' « ayants droit », et c'était, en effet, une condition de succès tout à fait élémentaire.

« Nous avons exclu toute politique de notre sein, et nous-mêmes nous n'étions, à aucun titre, des hommes politiques. Sans doute la question qui nous préoccupait était à la fois d'ordre politique et moral, mais nous l'envisagions comme pères de famille, uniquement, et c'est bien ainsi qu'il faut continuer à l'envisager.

« Dans cette oeuvre, nous ne sommes d'aucun parti et nous n'en servons aucun, et tout parti qui prétendrait nous servir nous desservirait. Laïcité, autonomie, tel doit être le double caractère d'associations telles que la nôtre, l'expérience est là qui le démontre, et d'ailleurs cette formule exprime très exactement notre pensée première, la pensée des promoteurs du mouvement actuel «Maintenues sur ce terrain, dirigées dans cette voie pacifique, les Associations de pères de famille peuvent être utilement constituées partout. Elles ne se poseront pas en adversaires des instituteurs, mais, au contraire, elles leur offriront loyalement leur collaboration. Et ceci atténuera ce que l'exercice du droit de contrôle pourrait avoir de vexatoire, en apparence.

« Nous surveillons, c'est entendu, mais amicalement, en honnêtes gens, en pères de famille uniquement soucieux de l'intérêt des enfants. Si des instituteurs nous suspectent et nous combattent, c'est tant pis pour eux, ils ne nous feront pas départir de notre attitude conciliante, à moins d'un manquement formel de leur part aux principes qui sont notre raison d'être essentielle ; et, par contre, nous savons beaucoup d'excellents instituteurs heureux de notre initiative et tout prêts à profiter du concours que nous leur offrons. »

L'exemple parti de Saint-Rambert trouva assez vite de nombreux imitateurs. Le mouvement fut dirigé par M. Gurnaud, avocat à la Cour d'appel de Paris, qui en qualité de « promoteur des Associations de pères de famille», fonda un secrétariat chargé de centraliser les renseignements et la propagande. Ce secrétariat (Paris, 51, rue de Lévis) a publié un modèle de statuts dont voici les principaux articles :

« ARTICLE PREMIER. — Il est formé entre les personnes des deux sexes qui adhéreront aux présents statuts et seront admises par le Conseil d'administration une Association déclarée, conforme à la loi du 1er juillet 1901.

« Cette Association prend le nom d'Association des familles du canton d.

« ART. 2. — Elle a pour but de veiller aux intérêts moraux, se rattachant à la vie scolaire, des enfants qui fréquentent les écoles publiques du canton, et d'organiser la collaboration des parents et des maîtres, en vue de l'oeuvre d'éducation qu'ils doivent poursuivre de concert. « Elle se propose, notamment, de maintenir dans l'école la neutralité religieuse, le culte du patriotisme, le respect des institutions et des traditions nationales.

« ART. 3. — La durée de l'Association est illimitée.

« ART. 7. — L'Association est administrée par un Conseil d'administration de douze à vingt personnes ; les femmes peuvent faire partie du Conseil.

« ART. 8. — Les membres du Conseil d'administration sont nommés par l'assemblée générale des associés, à la majorité absolue des membres présents, au premier tour de scrutin, et à la majorité relative au second.

« Les administrateurs sont nommés pour quatre ans et rééligibles.

« Le Conseil nomme son bureau, composé d'un président, d'un vice-président, d'un secrétaire, d'un trésorier, ou de partie seulement de ces dignitaires, plusieurs fonctions pouvant être confiées à une même personne.

« ART.9. — Le Conseil est convoqué par le président toutes les fois que les besoins de l'Association l'exigent, et notamment lorsqu'une infraction à l'objet de l'Association (art. 2) aura été commise dans une école du canton.

« Les décisions du Conseil sont prises à la majorité des membres présents, la voix du président étant prépondérante.

« Le trésorier, au moins une fois par mois, rend compte au Conseil de sa gestion et lui demande décharge.

« ART. 10. — Le Conseil a tous pouvoirs :

« 1° Pour représenter l'Association en justice, devant toutes autorités et dans tous les actes de la vie sociale, et ce, soit par l'organe de son président, qui est accrédité de droit à cet effet, soit par l'organe de tous autres membres spécialement délégués ;

« 2° Pour faire, au nom de l'Association et par les mêmes organes, toutes démarches, représentations, plaintes à des fonctionnaires, publications, communications aux journaux, conférences et tous actes correspondant à l'objet de l'Association ;

« 3° Pour représenter les parents dans l'oeuvre d'éducation qu'ils entendent poursuivre de concert avec les maîtres, instituteurs ou professeurs ;

« 4° Pour recueillir, placer, employer les fonds de l'Association ;

« 5° Pour décider toutes modifications aux statuts, qui ne changeraient ni l'objet ni la durée de l'Association.

« ART. 11. — L'assemblée générale de l'Association se réunit au moins une fois par an ».

En soi, cette préoccupation des pères de famille de surveiller l'éducation morale et civique donnée à leurs enfants est si naturelle, si légitime, si désirable, qu'elle n'aurait rencontré aucune opposition, si le clergé catholique n'avait affecté de lui donner une approbation bruyante, soulignée par les commentaires les plus désobligeants pour l'école publique. L'affaire Morizot mit en pleine lumière le parti que l'on pourrait tirer de cette organisation de la surveillance. La poursuite entamée par un père de famille contre un instituteur coupable, paraît-il, de propos inconvenants, fut le signal de l'entrée en campagne des évêques et de leurs comités diocésains. De nombreux mandements recommandèrent l'institution de ces Associations de pères de famille catholiques. M. Delamaire, coadjuteur de Cambrai, demandait aux fidèles riches et indépendants « d'organiser les protestations, de provoquer les répressions, de faire les frais des poursuites ». M. Turinaz, évêque de Nancy, lança un appel véhément qui concluait, sans ambage, à « la création, sous l'autorité des évêques, de comités diocésains, cantonaux et paroissiaux réunissant les pères de famille pour exiger de l'instituteur le respect de la religion, de l'armée et de la patrie ». Le rapprochement de ces trois mots donnait le sens de l'institution projetée et n'en dissimulait plus les arrière-pensées politiques. La prétention, affichée bientôt parle clergé, de rester juge, et seul juge, du choix et de l'emploi des livres scolaires dans les écoles, acheva d'émouvoir l'opinion républicaine. Deux projets de loi déposés par M. Doumergue portèrent la question devant le Parlement. Les Associations de pères de famille risquaient de devenir pour le public une machine de guerre contre les instituteurs, imaginée et dirigée par l'Eglise. M. Gurnaud fit d'expresses réserves ; il affirma et maintint le caractère qu'il avait entendu donner aux associations. Elles ne veulent point, répétait-il, déclarer la guerre aux instituteurs ; elles ne veulent être ni « un organisme de combat contre l'école laïque », ni « une organisation catholique ». Et comme preuve, il ajouta : « Il nous serait très agréable de voir les socialistes se joindre aux pères de famille catholiques ou bien constituer des associations analogues ». Il s'agit, expliqua-t-il, d'un groupement laïque, autonome, familial, qui n'a en vue que le bien de l'école et la sauvegarde de l'éducation morale des enfants.

On le voit, des deux parts, le mouvement ne reste pas ou reste difficilement limité aux familles. Celles-ci n'en ont pas la direction, qui tend à passer par la force des choses aux ; mains de chefs très avisés capables de s'en servir pour des fins d'ordre politique, religieux et social. Si sincères que puissent être ces offres de collaborer avec l'école, on y sent trop percer d'autres et ardentes préoccupations pour ne pas redouter une mainmise.

Au contraire, c'était bien l'intervention purement éducative des familles, au sens propre du mot, que s'était proposée et que poursuivit activement, dans la mesure de ses très modestes moyens, une oeuvre plus ancienne dont l'initiative est due à M. Bidart, professeur à l'école normale de Dax. L'Union des parents et des éducateurs, fondée en avril 1899, est une sorte de Société d'éducation mutuelle qui se propose notamment, disent les statuts, « de faire de la famille une meilleure éducatrice, en apprenant aux mères et aux pères l'art de bien élever leurs enfants, petits et grands, de manière que des millions de parents deviennent de vrais éducateurs, préparant, renforçant et continuant l'oeuvre moralisatrice de l'école».

La Société fit voter au Congrès de la Ligue de l'Enseignement, à Toulouse, en novembre 1899, puis dans ix Congrès de Paris en 1900, la motion ci-après :

« Le Congrès, ... considérant que la pédagogie familiale est la science à la fois la plus universellement utile et la plus noble, .

« Emet le voeu que les éducateurs et les amis de l'école fassent dans chaque localité des conférences sur l'éducation morale et physique des enfants par les parents ;

« Qu'ils créent partout des Cercles de parents éducateurs et amis de L'école. »

De nombreuses conférences aux parents faites par M. Bidart, résumées en deux brochures : le Petit Livre des parents éducateurs et le Manuel du conférencier des parents éducateurs, des communications reproduites par la presse pédagogique, un appel au ministre de l'instruction publique demandant deux modifications aux programmes (dans le cours d'hygiène, notions physiologiques sur l'éducation physique des enfants ; dans le cours de morale, notions sur les devoirs des parents quant à l'éducation morale des enfants), ont attiré l'attention sur cet ensemble de questions relatives à la collaboration nécessaire de l'école avec la famille et de la famille avec l'école.

Le concours ouvert en 1902 par le Manuel général et dont le rapporteur fut M. l'inspecteur Lacabe (voir les nos de juin et juillet 1902) mit en lumière un grand nombre d'efforts partiels et de tentatives originales, dont quelques-unes mériteraient d'être largement imitées. Enfin, les tenaces organisateurs de l'Union des parents et des éducateurs ont publié sous le litre de Déclaration de droits de l'enfant et adressé à toutes les Amicales d'instituteurs le voeu ci-après, qu'ils avaient fait triompher au Congrès de la Ligue de l'enseignement à Biarritz, en l'opposant à la neutralité scolaire absolue, qui serait la négation même de l'enseignement :

« I. L'enfant a droit à la vérité.

« II. Dans l'ordre des vérités acquises, la neutralité scolaire ne saurait être l'abdication de la raison et de la conscience devant le dogme, ni de la tolérance devant le fanatisme, ni de la science devant les superstitions, ni de l'histoire devant les légendes, ni de la république devant la monarchie, ni de l'esprit de justice devant les iniquités sociales et internationales, en un mot de la vérité devant l'erreur.

« III. Dans l'ordre des doctrines controversées qu'un esprit éclairé ne saurait ignorer (philosophiques, politiques, sociales), l'impartialité scolaire commandé d'exposer les conceptions opposées sans les dénaturer et sans prendre parti. »

En terminant cet exposé, plus que sommaire, de tant d'idées nouvelles qui se pressent devant l'esprit public, non sans désordre et sans bouillonnement, nous ne pouvons nous empêcher de conclure dans cette seconde édition par les paroles mêmes de Félix Pécaut dans la première : « Nous avons osé, au commencement de cet article, proposer au maître une haute ambition, celle d'être un instituteur, au sens plein de cette noble expression. Nous lui dirions volontiers en finissant : Soyons modestes ; contentons-nous de peu en cette grande et difficile entreprise ; ne nous exagérons pas notre pouvoir. Nous ne sommes, pour parler la langue du jour, qu'un facteur dans l'éducation nationale ; l'un des plus puissants, il est vrai, ou appelé à le devenir ; ne nous flattons pas de suppléer à nous seuls les autres agents de l'éducation nationale, s'ils viennent à faiblir : la famille, les religions constituées, la presse, la tribune politique, les moeurs générales. Dans notre propre domaine, ainsi restreint mais encore immense, et en particulier dans l'établissement d'un concert actif et régulier entre l'école et la famille, sachons compter avec la force des traditions et des habitudes ; comptons surtout avec le temps. A chaque jour sa peine. Rien ne dure que ce qui est fondé à loisir. »