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Falloux

Alfred-Pierre de Falloux naquit à Angers le 7 mai 1811. Son père était un riche commerçant qui reçut en 1825, en récompense de services rendus à la cause des Bourbons, le titre de comte. Alfred de Falloux se fit d'abord connaître, à vingt-neuf ans, par la publication d'une Histoire de Louis XVI (Paris, 1840), qu'il fit suivre quatre ans après d'une Histoire de saint Pie V, pape (Paris, 1844, 2 vol.). En 1843 il s'associa à MM. de Montalembert et de Vogué pour la fondation de la revue catholique le Correspondant. Il entra en 1846 à la Chambre des députés, où ses discours en faveur de la liberté de l'enseignement lui acquirent promptement une certaine notoriété. Après la révolution de Février, il fit adhésion à la République, mais avec le ferme propos de travailler de tout son pouvoir au triomphe de l'Eglise et de la légitimité. Elu représentant du peuple par le département de Maine-et-Loire, il devint, à l'Assemblée constituante, membre de la commission du travail, et l'on n'a pas oublié que son rapport sur les ateliers nationaux provoqua l'insurrection de Juin.

Après l'élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, M. de Falloux, « à la surprise de beaucoup de gens et surtout à la sienne » (Le Parti catholique, par le comte de Falloux, 1856), reçut le portefeuille de l'instruction publique et des cultes (20 décembre 1848). Il choisit pour chef de cabinet M. Charles Jourdain, professeur de philosophie au collège Stanislas.

Le premier acte du nouveau ministre fut de retirer le projet de loi sur l'enseignement qu'avait présenté en juillet 1848 Hippolyte Carnot, et qui avait été renvoyé par l'Assemblée à l'examen d'une commission. En même temps, il instituait deux commissions chargées de préparer, l'une une loi sur l'instruction primaire, l'autre une loi sur l'instruction secondaire.

Voici comment M. de Falloux lui-même a expliqué la ligne de conduite qu'il adopta comme représentant les intérêts du parti catholique :

« Un partisan notoire de la liberté religieuse, entrant pour la première fois dans un ministère, avait à opter entre deux lignes parfaitement distinctes : laisser subsister l'enseignement de l'Etat, sans y toucher, et autoriser l'Eglise, par le petit nombre de mesures qui dépendaient uniquement de la signature ministérielle, à créer au sein du pays quelques oasis d'éducation catholique ; ou bien entreprendre d'une façon plus régulière et plus efficace la réforme de l'enseignement public, eh y comprenant l'enseignement de l'Etat. Le premier de ces deux modes était le plus simple ; il éludait les rencontres avec l'Assemblée, il échappait aux contradictions et aux contrôles ; mais, à part mille autres inconvénients, il avait surtout celui de la fragilité. Né d'une volonté ministérielle, il pouvait et devait disparaître avec elle. Le second parti était plus complexe, exposait à plus d'obstacles, mais compensait ces obstacles par l'étendue et la solidité. Faire rentrer les jésuites en France à la hâte, pêle-mêle avec les saints-simoniens et les socialistes, dans une bagarre républicaine de courte durée, pouvait causer Ta joie de quelques âmes et nourrir l'illusion de quelques jours. Cela ne pouvait se proposer aux esprits réfléchis comme une oeuvre sérieuse et durable. A quoi servirait d'ouvrir çà et là quelques mai sons exclusivement religieuses, si ces maisons, bâties pour ainsi dire à l'écart, demeuraient stigmatisées par l'antipathie opiniâtre de la société industrielle et gouvernementale?. Quels étaient le nombre et la classe des parents prêts à confier leurs fils aux écoles ostensiblement et exclusivement catholiques? C'étaient les parents déjà catholiques, amenant des enfants dont le berceau avait été béni par la religion et qui avaient aspiré pour ainsi dire la foi dans les leçons de la maison paternelle. Si le bienfait de la législation nouvelle ne s'était étendu que sur eux, ce bienfait, quelque grand qu'il eût été, n'eût produit que des effets imperceptibles par rapport à l'ensemble de la nation. L'Eglise n'est point une secte, c'est une famille et une patrie. Quand on veut la servir à son exemple et selon ses vues, c'est l'expansion qu'on ambitionne pour elle. On s'applique à lui faire prendre, dans l'éducation et le gouvernement de toutes les âmes, la part qui se concilie, dans l'intérêt même de la foi, avec le respect des consciences, le droit public et l'état général de la nation. »

M. de Falloux avait opté résolument « en faveur du parti le plus laborieux, mais le plus efficace ». Il voulait amener les représentants de la société civile à s'allier à l'Eglise, et à concéder à celle-ci, de plein gré, la part qu'elle réclamait dans la direction de l'éducation publique.

La commission de l'instruction primaire était ainsi composée : MM. le ministre de l'instruction publique et des cultes, président ; Poulain de Bossay, conseiller ordinaire de l'Université ; Cuvier, pasteur ; Michel, collaborateur du P. Girard ; Armand de Melun, président de la Société d'économie charitable ; Henri de Riancey, membre de la Société d'économie charitable ; Cochin, membre de la Société des amis de l'enfance ; Buchez, représentant du peuple (Buchez refusa sa nomination) ; l'abbé Sibour, représentant ; Roux-Lavergne, id. ; de Montreuil, id. ; Peupin, id. ; Alexis Chevalier, secrétaire.

La commission de l'instruction secondaire comprenait les membres suivants : MM. le ministre, président ; Cousin, conseiller titulaire de l'Université ; Saint-Marc Girardin, id. ; Dubois, id. ; Dupanloup, vicaire général du diocèse de Paris ; Janvier, conseiller d'Etat ; Laurentie, ancien inspecteur général de l'Université ; Bellaguet, président de l'Association des chefs d'institution du département de la Seine ; Thiers, représentant du peuple ; Freslon, id. ; de Montalembert, id. ; Corne, id. ; de Corcelles, id. ; Fresneau, id. ; François Housset, secrétaire.

« Dès la première séance, écrit M. de Falloux, à qui nous continuons d'emprunter l'intéressant commentaire de ses actes, les deux commissions décidèrent de se réunir en une seule pour préparer une loi commune aux deux enseignements. D'ailleurs, l'intention première du ministre avait été de n'instituer qu'une commission ; mais une circonstance particulière l'avait détourné de cette pensée. M. de Falloux se proposait de retirer des bureaux de l'Assemblée le projet de loi sur l'enseignement primaire présenté par M. Carnot, certain d'avance que la gauche s'emparerait de cette mesure pour lui reprocher de sacrifier les intérêts de l'instruction populaire, il avait voulu ôter tout prétexte à ce reproche, si peu fondé qu'il fût, en confiant à une commission spéciale l'étude de la loi sur l'enseignement primaire. »

Ce fut le 4 janvier 1849, c'est-à-dire le jour même Où il avait institué la double commission ministérielle, que M. de Falloux annonça le retrait du projet Carnot. Comme il l'avait prévu, la majorité de l'Assemblée témoigna un vif mécontentement de cette mesure. Elle se plaignit que le ministre empiétât sur ses prérogatives ; en effet, la loi sur l'enseignement, classée par le décret du 11 décembre 1848 parmi les lois organiques, devait, à ce titre, être réservée à l'initiative de l'Assemblée constituante. Le rapporteur de la commission parlementaire nommée plusieurs mois auparavant pour examiner le projet Carnot, Jules Barthélémy Saint-Hilaire, annonça que cette commission avait tenu de nombreuses séances et était en mesure de présenter à l'Assemblée le résultat de son travail. Pour affirmer son droit, l'Assemblée décida, sur la proposition de Pascal Duprat, de nommer le lendemain une nouvelle commission qui serait chargée, concurremment avec la commission ministérielle, de préparer un projet de loi sur l'instruction primaire. Cette seconde commission parlementaire, nommée le 5 janvier, fut composée de MM. Payer, Germain Sarrut, Camot, les Simon, Bourbeau, Barthélémy Saint-Hilaire, Salmon, Th. Dufour, Guichard, de Vaulabelle, Lagarde, Edgar Quinet, Liouville, Jules de Lasteyrie, et le général Poncelet ; de Vaulabelle en fut le président, et Jules Simon le secrétaire.

La commission de l'Assemblée se mit aussitôt à l'oeuvre, et le 5 février Jules Simon put présenter en son nom un projet en vingt-trois articles, précédé d'un rapport. Mais dans l'intervalle, l'Assemblée constituante, pressée par le gouvernement qui soutenait que son mandat était expiré et qu'elle devait céder la place à une assemblée nouvelle, s'était déterminée à fixer un terme à sa propre existence, et à ne conserver à son ordre du jour qu'un petit nombre d'objets sur lesquels elle entendait voter avant sa dissolution ; le représentant Boubée proposa que la loi sur l'enseignement fût comprise au nombre de ces objets, et Jules Simon appuya cette demande ; mais par 458 voix contre 307 l'Assemblée rejeta la motion Boubée. La discussion de la loi d'enseignement fut donc réservée à la future Assemblée législative, qui devait se réunir en mai, et dont M. de Falloux fut élu membre.

De son côté, l'ancienne commission chargée d'examiner le projet Carnot, quoique n'ayant plus d'existence officielle depuis le retrait de ce projet, n'avait pas voulu que son travail fût perdu. Son président, Barthélémy Saint-Hilaire, réélu à la Législative, déposa le 10 avril sur le bureau de cette assemblée le projet élaboré par lui et ses collègues, avec un rapport à l'appui. Ce projet, qui n'était communiqué à l'Assemblée qu'à titre de simple renseignement, ne fut naturellement pas mis en discussion.

La commission ministérielle, cependant, dont nous avons indiqué la composition, s'occupait à élaborer le projet qui devait devenir la loi du 15 mars 1850. M. de Falloux nous renseigne en ces termes sur le rôle que jouèrent dans les débats de la commission les personnages qui en furent les membres les plus marquants.

« La commission nomma M. Thiers vice-président (la présidence était réservée au ministre). C'était lui en effet qui devait exercer et qui exerça réellement l'action la plus directe sur l'oeuvre commune. Assidu à toutes les séances, ardent à toutes les enquêtes, M. Thiers déploya durant trois mois un infatigable dévouement, et la douleur patriotique qui jaillit du fond de son âme révélait un intime sentiment de l'état moral du pays.

« Assailli en sens contraire, par les lumières de son grand esprit et par de chères et paternelles illusions, M. Cousin combattit souvent M. Thiers corps à corps. Néanmoins, quand il s'agissait de sonder les plaies de la société moderne, nul ne le surpassa en fécondité d'aperçus et d'éloquence. Il repoussait le mode, non le but ; en dehors de la commission, il s'unissait à M. Thiers pour la défense du christianisme et pour la restauration du Saint-Siège.

«M. Saint-Marc Girardin n'avait à vaincre ni ses antécédents ni lui-même ; c'était le trait d'union de toutes les nuances difficiles à, rapprocher, et, quand l'esprit de conciliation eut besoin de l'esprit pratique, la délicatesse de ses conseils ne fit jamais défaut.

« M. de Montalembert, pour la première fois, goûtait la jouissance de se sentir appuyé sur un large terrain par toutes les forces vives de la grande croisade du bien, et M. Dupanloup, dont la place avait été marquée d'avance par le noble pressentiment qui, en pleine ardeur de nos luttes, lui faisait intituler un livre : De la pacification religieuse, put laisser parler à son aise son coeur de prêtre et son zèle d'apôtre. »

Des extraits des procès-verbaux officiels de la commission ont été publiés en 1879 : M. Dupanloup avait conservé ces documents entre ses mains, et il chargea en mourant l'un de ses amis, M. H. de Lacombe, d'en extraire les parties qu'il lui semblerait opportun de livrer à la publicité ; celui-ci en a fait un volume intitulé : Les débats de la Commission de 1849, discussion parlementaire et loi de 1850 (Paris, bureaux du Correspondant, 1879). En parcourant l'instructif compte-rendu de ces débats restés si longtemps secrets, on voit que ce fut Thiers qui poussa, plus que tout autre, aux mesures extrêmes. Voici le langage que tenait l'auteur de l'Histoire du Consulat et de l'Empire : « Je suis prêt à donner au clergé tout l'enseignement primaire. Je demande formellement autre chose que ces instituteurs laïques, dont un trop grand nombre sont détestables ; je veux des Frères, bien qu'autrefois j'aie pu être en défiance contre eux ; je veux rendre toute-puissante l'influence du clergé ; je demande que l'action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu'elle ne l'est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici pour souffrir. Je dis et je soutiens que l'enseignement primaire ne doit pas être forcément et nécessairement à la portée de tous ; j'irai même jusqu'à dire que l'instruction est, suivant moi, un commencement d'aisance, et que l'aisance n'est pas réservée à tous. » Il disait nettement : « J'ai une aversion passionnée contre les instituteurs primaires ». Il caressait l'idée de charger les curés eux-mêmes du soin de tenir l'école ; et ce n'est que lorsque l'impossibilité de réaliser ce projet lui fut démontrée qu'il y renonça. Il réclama la complète destruction des écoles normales : « La suppression des écoles normales primaires, disait-il, c'est le seul remède efficace ; il faut résolument la prononcer. C'est hardi, j'en conviens, bien hardi, en présence de l'opinion généralement accréditée dans la masse des esprits ; c'est une mesure d'une audace inouïe. Cependant je ne reculerai pas ; je ne suis pas de ces honnêtes gens qui laissent se développer le mal en le voyant ; et je m'engage à me faire casser, s'il le faut, bras et jambes à la tribune de l'Assemblée. » Ce furent les membres les plus catholiques de la commission, l'abbé Dupanloup, le comte de Melun, M. Roux-La-vergne, M. de Riancey, qui calmèrent l'ardeur excessive de Thiers et lui firent sentir les périls auxquels on s'exposerait en voulant aller trop loin.

Nous ne présenterons pas ici l'analyse du projet élaboré par la commission. L'esprit en est apprécié ailleurs (Voir les articles France et Liberté de l'enseignement), et nous donnons le texte même de la loi du 15 mars 1850 à l'article Lois scolaires.

Ce fut le 18 juin 1849 que M. de Falloux déposa sur le bureau de l'Assemblée législative le projet de loi sorti des délibérations de la commission ministérielle. Cinq jours auparavant, les membres les plus énergiques de l'Assemblée avaient été frappés à la suite de la manifestation du Conservatoire des arts et métiers ; la coalition des partis monarchiques dominait désormais, sans plus trouver devant elle de résistance sérieuse.

Nous extrayons de l'exposé des motifs lu à la tribune par M. de Falloux les deux passages les plus saillants. Le premier est relatif aux écoles normales :

« Quel est, disait le ministre, la valeur morale des écoles normales primaires? Les instituteurs ne sont pas tous élevés dans les écoles normales. Toutefois, sur dix-sept cents places environ vacantes chaque année, ces écoles ne fournissent pas moins de sept cent cinquante à huit cents sujets, et ces sujets, qui devraient servir de modèle, servent en ce moment de point de mire aux critiques les plus sévères. Des voix sérieuses, impartiales, politiques, se sont élevées pour demander la suppression absolue des écoles normales primaires. On n'a pas refusé de sincères hommages à un grand nombre de directeurs de ces établissements, fonctionnaires éminents et dévoués ; on a rendu justice à beaucoup d'instituteurs sortis de leurs mains ; mais l'institution a été attaquée en elle-même comme essentiellement vicieuse. On a dit que des jeunes gens au-dessous de vingt ans ne devaient point passer dans une fermentation commune leurs plus difficiles années ; qu'ils ne pouvaient voir de près les villes que la plupart n'habiteront pas, toucher à toutes les connaissances et n'en approfondir aucune sans prendre un sentiment exagéré de leur situation, une trompeuse idée de leurs devoirs ; qu'ils ne se voyaient pas décorés de titres superficiellement acquis sans en garder une ambition inquiète, et qu'il était d'une souveraine imprudence de ramener à la vie des champs des esprits qu'on avait préparés d'avance à la prendre en dégoût ou en haine. Ces objections sont graves. Cependant nous avon9 cru que l'épreuve pouvait être continuée moyennant le contre-poids du stage fortement organisé ; qu'en tout cas, ce stage devait avoir produit ses recrues avant qu'on se privât des ressources de l'école normale. Surtout nous avons voulu laisser les Conseils généraux juges des besoins et des périls de chaque département ; nous avons éveillé leur vigilance et armé leur sévérité. »

Voici maintenant comment M. de Falloux définissait le caractère général du projet de loi :

« Après avoir analysé les mesures principales du nouveau projet de loi, nous pouvons maintenant les résumer en un seul point de vue général. L'instruction est demeurée trop isolée de l'éducation ; l'éducation est demeurée trop isolée de la religion. Le temps n'est plus, grâce à Dieu, où l'on faisait à la religion l'insulte de croire que, complice de l'ignorance, elle servait d'instrument docile à tous les gouvernements. Nous voulons que la religion ne soit imposée à personne, mais enseignée à tous. Les amis de l'ordre et les amis de la liberté l'invoquent également. Assignons-lui donc franchement sa place ; sachons dire qu'en elle aussi nous cherchons le secret de la liberté, de l'égalité et de la fraternité véritablement pratiques. Mais pour que la religion communique à l'éducation sa puissance, il faut que tout y concoure à la fois, et l'enseignement, et le maître. C'est le but que nous avons tâché d'atteindre autant qu'on peut le faire par des mesures législatives, en confiant au curé ou au pasteur la surveillance morale de l'école primaire. »

L'Assemblée législative renvoya le projet à l'examen d'une commission. « La composition de cette commission, dit M. de Falloux (Le Parti catholique), fut une sanction éclatante du projet de loi. Les principaux membres de la commission ministérielle furent élus et fortifiés par l'adjonction précieuse de défenseurs anciens et éprouvés des mêmes principes. » La commission parlementaire allait, en effet, trouver le moyen d'aggraver encore les dispositions du projet ministériel. Voici comment elle était composée : MM. Salomon (de la Meuse), Coquerel, Baze, de Melun, de l'Espinay, Sauvaire-Barthélemy, Dufougeray, Barthélémy Saint-Hilaire, de Montalembert, Rouher, Thiers, Beugnot, Fresneau, Janvier, Parisis (évêque de Langres) ; elle choisit Thiers pour président, et Beugnot pour rapporteur.

Aux termes de la constitution, le projet, avant d'être présenté à l'Assemblée, aurait dû être envoyé par le ministre au Conseil d'Etat ; mais M. de Falloux avait trouvé à propos de se dispenser de cette formalité, parce que, dit-il lui-même, « ce Conseil était composé alors des débris de l'Assemblée constituante », c'est-à-dire, pour une partie, de républicains ; mais « ce qui le portait à craindre l'intervention de ce corps la rendait désirable aux adversaires de la liberté religieuse ». Le 3 juillet, un membre de la gauche, Lherbette, fit observer que le ministre avait viole la constitution ; il ajouta que le président du Conseil d'Etat avait cru devoir adresser à ce sujet une réclamation au président de l'Assemblée. M. de Falloux essaya de se justifier par une distinction subtile : la loi sur l'instruction publique ayant été placée au nombre des lois organiques, l'Assemblée devait en être directement saisie ; en outre, l'urgence de la loi ne pouvait être douteuse. Sur la proposition du président de l'Assemblée, Dupin, il fut résolu que la question soulevée par Lherbette serait renvoyée à la commission nommée pour examiner le projet de loi.

Cette commission aurait dû présenter sur-le-champ un rapport sur la question préjudicielle qui venait de lui être soumise ; mais elle préféra, pour des motifs faciles à deviner, traîner les choses en longueur, et pendant quatre mois entiers elle se renferma dans un obstiné silence.

Il faut noter ici un incident bien significatif. M. de Falloux avait travaillé à donner à l'Eglise catholique une part aussi large que possible dans la direction de l'enseignement. Certains intransigeants d'extrême droite trouvèrent qu'il n'en avait pas fait assez : le projet laissait subsister quelques débris de l'ancienne organisation universitaire, que cette fraction du parti catholique avait espéré voir entièrement détruite. Des journaux comme l'Univers accusèrent M. de Falloux de faiblesse et de trahison ; ils dénoncèrent le projet comme un abandon des droits sacrés de l'Eglise, qui devait régner sur tout l'enseignement en maîtresse unique et souveraine. Il fallut répondre à ces exagérés, qui voulaient tout ou rien ; un mémoire, « qui n'était en aucune façon destiné à la publicité », mais qui fut répandu dans le clergé, fut rédigé par un ami de M. de Falloux pour montrer quels avantages immenses la loi assurait en réalité à l'Eglise. On trouvera à l'article France et à l'article Liberté de renseignement un certain nombre de passages textuellement empruntés à ce document, qui devait rester secret, mais qui a été retrouvé et publié en 1880. Les arguments des catholiques politiques ne réussirent pas néanmoins à convaincre les « intempérants » du parti, et ceux-ci persistèrent jusqu'au bout dans leur opposition.

En septembre 1849, une grave maladie obligea M. de Falloux à abandonner son portefeuille. Cette retraite, dans sa pensée, ne devait être que momentanée ; aussi le ministre ne fut-il pas d'abord remplacé : l'intérim fut simplement confié à M. de Languinais, ministre de l'agriculture et du commerce (15 septembre). Mais le 31 octobre suivant, le président de la République changea son ministère, et M. de Parieu fut appelé à l'instruction publique. Et non seulement M. de Falloux vit ainsi le pouvoir passer en d'autres mains, mais l'état de sa santé l'empêcha, au commencement de l'année suivante, de prendre part à la discussion de la loi qu'il avait préparée.

On trouvera, à l'article Parieu, la fin de l'historique des délibérations qui aboutirent au vote de la loi du 15 mars 1850.

Nous devons mentionner ici quelques actes de l'administration de M. de Falloux que nous n'avons pas signalés à leur date afin de ne pas interrompre notre exposé.

Le 9 avril 1849, l'Assemblée constituante discutait le budget de l'instruction publique. En juillet 1848, l'Assemblée avait voté, afin de permettre que le traitement des instituteurs fût élevé à 600 francs, un crédit extraordinaire d'un million pour les six mois qui restaient à courir de l'année 1848. Le ministre porta ce crédit à deux millions pour l'année entière dans son projet de budget pour 1849. Pascal Duprat montra que ce chiffre serait insuffisant, et proposa de l'élever à 3 millions 600000 francs. La commission du budget s'arrêta au chiffre de 3 millions, qui devait permettre de porter le traitement à 550 francs ; la différence de 50 francs devait être fournie aux instituteurs par les revenus accessoires qu'ils se feraient « soit comme secrétaires de mairie, soit comme agents de l'église paroissiale ». La proposition de la commission fut votée. M. de Falloux remercia l'Assemblée de sa libéralité, en déclarant qu'elle n'avait fait que le devancer dans une voie où il s'était proposé d'entrer lui-même.

Quelques jours plus tard, par une circulaire aux recteurs datée du 16 avril, le ministre annonçait l'intention de sévir contre les instituteurs qui se montreraient attachés aux principes républicains : « Veuillez, disait-il, en les avertissant, épuiser d'abord tous les moyens de la persuasion, mais, lorsque vous rencontrerez l'insubordination, usez avec énergie de l'autorité qui vous appartient. » Cette circulaire comminatoire contenait déjà en germe l'odieuse loi d'épuration qui devait porter la date du 11 janvier 1850 (Voir Parieu).

Les autres mesures intéressant l'enseignement primaire, prises sous le ministère Falloux, sont un règlement pour les examens des aspirantes aux diplômes de maîtresse d'étude, de maîtresse de pension et de maîtresse d'institution du département de la Seine (13 avril 1849) ; un règlement pour l'école normale des directrices de salles d'asile établie à Paris (13 avril 1849): et un arrêté instituant une commission pour rétablissement d'une caisse de retraite et de secours en faveur des instituteurs publics (29 juin 1849).

Nous tenons à reproduire, comme conclusion, le passage suivant d'un discours prononcé en 1867 au congrès de Matines par M. de Falloux ; l'orateur s'y défend avec modestie de mériter l'honneur d'être appelé « l'auteur de la loi de 1850 » :

« Non, dit-il, ce n'est pas moi qui ai fait la loi de 1850. Je vais vous dire qui l'a faite. Ce sont trois hommes : M. de Montalembert d'abord et avant tout autre. J'ai souvent à cet égard usurpé des hommages qui ne m'appartiennent pas, et je suis heureux d'en soulager ma conscience. En 1850, la loi de l'enseignement eût été impossible sans les quinze années de travaux, et je dirai d'apostolat de M. de Montalembert.

« Il y a un second homme qui a fait la loi de 1850. Celui-là ne s'appelait pas encore l'évêque d'Orléans, mais il s'appelait déjà l'abbé Dupanloup. Celui-là avait pris la plus vive part dans tous les actes de l'enseignement, et par la parole, et par la plume, et par l'enseignement lui-même. Dans la Commission préparatoire, son habile, vigilante, affectueuse intervention a été incessante.

« Enfin un troisième homme a jeté un regard courageux et profond sur toutes les plaies de la société, et il a fait le succès de la loi. Ce troisième homme, c'est M. Thiers. Voilà les trois auteurs de la loi de l'enseignement. »

Mais si M. de Falloux n'est pas l'auteur unique, ni même l'auteur principal de la loi de 1850, il n'en fut pas moins l'homme nécessaire à son éclosion, l'habile et souple politique qui pouvait seul réussir à faire collaborer à l'oeuvre commune des adversaires qui [semblaient irréconciliables, mais dont sa sagacité sut découvrir les affinités secrètes.

Il nous reste peu de chose à dire pour terminer cette notice. Rentré à l'Assemblée législative lorsque sa santé fut rétablie, M. de Falloux y fit campagne à côté de M. de Montalembert en faveur du parti clérical, et se sépara complètement du président, dont il avait été le ministre, quand il le vit se poser en prétendant. Après le coup d'Etat du 2 décembre, il se retira dans ses propriétés et s'y occupa d'agriculture. En 1856, il devint membre de l'Académie française. Quand l'empire fut tombé, il ne chercha pas, en 1871, à se faire élire à l'Assemblée nationale, à cause du mauvais état de sa santé ; mais il prit néanmoins une part active aux négociations qui amenèrent la fusion des partis légitimiste et orléaniste. Ses idées sur les concessions qu'il convenait de faire en vue du rétablissement de la monarchie amenèrent une rupture entre lui et beaucoup de ses anciens amis ; il fut même excommunié en 1876 par l'évêque d'Angers, à la suite d'un débat relatif à une aliénation de terrain ; mais le nonce du pape annula l'excommunication, M. de Falloux est mort dans ses terres, en 1886, à l'âge de soixante-quinze ans.

Outre les ouvrages déjà cités, M. de Falloux a publié un certain nombre de brochures politico-religieuses, entre autres Le Parti catholique (1856) ; il a aussi fait imprimer des Lettres inédites de Mme Swetchine (1866). En 1882, il a réuni en deux volumes un certain nombre d'opuscules et de discours, sous le titre de Discours et mélanges politiques (Paris, E. Plon).

James Guillaume