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Fable

On connaît les pages de l'Emile où l'auteur prend à partie si vivement les fables de La Fontaine : en les écrivant, Rousseau était conséquent avec lui-même, il suivait sa pensée, il plaidait sa thèse. Il avait posé en principe que son élève devait rester un long temps sans rien apprendre ; or, il savait que ce qu'on fait apprendre d'abord aux enfants, ce sont des fables, et il attaquait les fables ; il savait que les fables qu'on fait apprendre d'ordinaire sont celles de La Fontaine, et il attaquait La Fontaine. Nous qui sommes libres de tout système, voyons simplement les choses et laissons-nous instruire par elles.

Un enfant a commis une faute ; il a menti. Vous lui dites : « Il ne faut pas mentir ». Vous ajoutez d'un ton grave, peiné : « Cela est vilain, cela est laid ». Et après? chercherez-vous à lui démontrer que le mensonge est contraire aux principes de la morale? Il ne vous comprendrait pas ; il ne vous écouterait pas ; vous l'ennuieriez. Pour peu que vous connaissiez l'enfant, vous vous en apercevrez bien vite à cette petite mine plissée, à cette immobilité songeuse ou encore à ce besoin de vous échapper par le mouvement et le jeu. Et cependant vous voudriez insister, lui faire comprendre qu'il ne vaut rien de mentir, lui mettre sous les yeux les fâcheuses conséquences du mensonge. Dites-lui : « Je vais te raconter une histoire », et déjà son regard se tournera vers vous ; ses traits se détendront ; il sera prêt à écouter. Si vous savez vous y prendre, vous le tenez, il est à vous. Vous lui racontez qu'un enfant, un jour, par esprit de malice, pour déranger toute la maison, se mit à crier Au feu ; toute la maison, en effet, accourut. Le lendemain, cet enfant, resté seul dans la chambre, s'approche de la cheminée ; ses vêtements s'enflamment ; il crie Au feu! Nul ne s'émeut ; on croit encore qu'il ment ; il meurt brûlé dans d'atroces souffrances. Or, cela est une fable, à prendre dans son sens étymologique, c'est-à-dire un récit ; j'ajoute un récit inventé, comme nous entendons la fable, dans le dessein d'en faire sortir une leçon.

Il arrive qu'à la longue ces histoires où l'on met toujours en scène des enfants ont quelque chose de forcé, qu'on y sent l'artifice. Eh bien, élargissez le cercle ; montrez à l'enfant les hommes en action ; l'enfant est destiné à devenir un homme : alors ce ne sera plus un enfant criant Au feu! mais un berger criant : Au loup! Vous connaissez la fable.

Ici vous m'arrêtez. Ce qui me répugne, m'objectez-vous, c'est la fable telle qu'on la comprend d'ordinaire, qui, pour instruire l'enfant, commence par l'égarer, mêle le vrai et le faux, montre contrairement au bon sens les animaux, les plantes mêmes parlant. — Mais n'avez-vous pas observé que cette facilité à mêler ce qui est réel et ce qui ne l'est pas, à passer de l'un à l'autre, est un des caractères propres de l'enfant? Observez-le dans toute sa conduite, dans ses jeux surtout, où il est le plus lui-même ; ses jeux reposent presque toujours sur des fictions ; il chevauche sur un bâton ; avec ce même bâton il fera gravement l'exercice ; ce sera son fusil, à moins que ce ne soit son sabre. Il est professeur ; il a une classe, des élèves dont chacun a son nom, son caractère ; il y en a de bons, il y en a de mauvais ; il les récompense, il les punit ; il vit dans ce monde imaginaire. Voyez cette petite fille : elle serre contre sa poitrine non pas une de ces poupées, sorte d'objet d art qui déjà peut faire illusion, mais je ne sais quel morceau de carton à peine dégrossi recouvert de je ne sais quel chiffon ; cette chose, elle l'habille, la déshabille, la couche, la lève, la dorlotte, lui parle, lui sourit ; elle s'y attache, elle l'aime. Que des frères turbulents la lui ravissent, s'en jouent, la torturent : elle s'afflige, elle souffre. Lisez à ce propos des pages charmantes et touchantes dans les récits d'enfance de Mme Michelet. Austère philosophe, logicien à outrance, allez-vous, par horreur des fictions, au nom de la vérité, enlever à ma fille sa poupée? Eh bien, laissez-lui ses fables, autres fictions.

Que l'enfant se trompe lui-même, soit, me direz-vous. Mais, étant son maître, je ne veux pas être son complice ; je ne veux pas le tromper. Et croyez-vous d'abord que vous le trompiez? Croyez-vous qu'il soit absolument dupe de ses propres inventions? Au moment où vous vous y attendez le moins, une échappée soudaine, une réflexion, un mot vous prouvera qu'il n'en est rien. A côté de cette merveilleuse puissance d'une imagination toute neuve qui l'emporte hors du réel, il y a un bon sens très net qui l'y ramène. La nature de l'enfant a de ces contradictions ; n'y en a-t-il plus dans celle de l'homme? Du reste, l'expérience est là, mon cher interlocuteur, pour vous rassurer ; comme beaucoup d'autres, sans doute, à sept ans vous avez appris des fables, vous vous y êtes plu, et vous n'en avez pas moins la prétention d'être aujourd'hui un esprit très dégagé de toute croyance au merveilleux.

Il semble que l'enfant ait la devise du sage : Ne s'étonner de rien. Depuis qu'il a ouvert les yeux à la lumière, il a vu tant de choses merveilleuses qu'il ne sait plus au juste ce que c'est que le merveilleux. Vous lui montrez des animaux parlants ; il vous laissera dire, il se laissera faire, si cela l'amuse, — et en effet cela l'amuse. Ces animaux, il les connaît ; il a vécu près d'eux, avec eux. Ce chat a été son voisin pendant de longues heures au coin du foyer ; il sait que c'est un malin : immobile dans sa bonne fourrure, les yeux demi-clos, il a l'air de ne songer à rien ; mais non, il médite de bons tours ; il en pense plus qu'il n'en dit. Ce chien a été le compagnon des longues courses en plein air, au bon soleil ; l'enfant a sauté, a joué avec lui ; il a partagé avec lui son pain ; avec lui il a causé : qui ne cause avec son chien? et le chien répond de sa vive physionomie, de tout son corps : il a ses beaux yeux expressifs, parlants, qui disent sa tristesse ou sa joie, qui demandent, qui supplient ou qui remercient, qui rient enfin et nous aiment, où nous lisons une réponse, une pensée, une âme. Comment voulez-vous que l'enfant s'étonne beaucoup que ces animaux s'entretiennent entre eux, parlent? Et ces plantes mêmes ne lui disent-elles pas quelque chose? A coup sûr elles sentent, elles souffrent ; elles ont leurs jours de joie et leurs jours de tristesse, ceux où elles penchent languissamment la tête, ceux où elles la relèvent allègrement. Elles ont d ailleurs leur caractère différent: il y a l'humble violette qui se cache et embaume ; il y a le fastueux dahlia qui nous attire par ses éclatantes couleurs, et dont nous nous écartons déçus. Il y a le chêne puissant qui croit résister à tous les orages ; il y a le roseau qui plie et ne rompt pas. Laissez l'enfant s'ébattre, tant qu'il lui plaira, dans ce grand jardin enchanté qui pourtant, lui aussi, a ses misères et ses méchants ; laissez-le s'y préparer à la vie ; la vie le prendra bientôt.

Rousseau a écrit : Il faut dire la vérité nue aux enfants. A ce compte on exigerait plus des enfants que des hommes. La vérité nue, combien d'hommes sont en état de l'entendre? A coup sûr ce ne sont pas les puissants. On prétend que la fable a été inventée pour la leur glisser. Mais hélas! en ceci nous sommes tous peu différents des puissants. Essayez de dire à vos amis la vérité nue, sans préparation ni atténuation ; essayez même de la dire à vos subordonnés à qui pourtant vous la devez : vous verrez comment elle sera reçue. La vérité qui nous touche, qui vise nos défauts, qui est une leçon à notre adresse, est difficile à entendre : il faut l'envelopper pour la faire passer. Voyez l'enfant (car c'est de lui avant tout que nous nous occupons ici) à qui nous parlons de ses travers : comme il est toujours prêt à rompre l'entretien!

comme il est habile à en trouver l'occasion! Non seulement la vérité est difficile à entendre ; j'ajoute qu'elle est difficile à reconnaître quand nos intérêts, nos passions sont en jeu. Un enfant a eu une querelle avec des camarades : il ne voit pas ses torts ; en vain vous vous efforcez de les lui faire comprendre, de les lui mettre sous les yeux ; il ne voit que ceux des autres, et il est de bonne toi ; car il les a sentis vivement ; il en a été blessé. Laissez là cette affaire ; transportez-le loin d'elle, dans un monde tout autre, dans ce monde des bêtes où se plaît la fable ; rendu à lui-même, il jugera juste ; bientôt la morale le ramènera brusquement en face de cette vérité qui tout à l'heure lui était cachée, voilée ; il sera bien obligé de reconnaître que cette vérité est vraie ; car vraie pour d'autres, fût-ce des bêtes, elle doit l'être pour lui.

Usons donc de la fable pour l'éducation de nos enfants ; elle fait sortir la vérité morale de l'abstraction, du vague, du général, elle l'enferme dans un fait particulier, et ainsi la traduit et la précise, l'approche des plus jeunes esprits ; bien plus, elle l'orne de la grâce des détails du récit ; elle nous la rend aimable, attrayante.

Faisons apprendre des fables à nos enfants, même des fables de La Fontaine. Avec celui-ci toutefois il faut se mettre en garde ; ce prétendu naïf est un raffiné ; il y a de lui telles fables qui risqueraient fort, nous en convenons, de n'être pas comprises ; il y en a d'autres d'une expérience désenchantée dont nous ne voudrions pas assombrir la jeunesse ; choisissons, expliquons, commentons, dégageons bien le vrai sens, ne laissons pas l'élève conclure qu'il devra être dur comme la fourmi. En un mot, prenons bien toutes nos précautions, c'est noire affaire à nous autres maîtres, ce doit être notre souci, mais, de grâce, ne proscrivons pas La Fontaine. Il y a d'ailleurs, pour cela, une très sérieuse raison d'enseignement. Vous voulez de bonne heure habituer vos élèves à exprimer leurs idées, à composer ; or, où trouverez-vous un maître qui en cet art soit supérieur à La Fontaine, des modèles plus achevés et en même temps plus à leur portée que ces récits d'une étendue restreinte qui peuvent être si facilement embrassés dans leur ensemble? La Fontaine, c'est le pur esprit français, non pas seulement l'esprit classique du dix-septième siècle, mais le libre esprit du seizième ; il remonte même jusqu'au plus haut de nos traditions nationales, jusqu'au moyen âge ; c'est l'esprit français, juste et équilibré, avec sa claire vue des hommes et des choses et aussi sa gaieté, sa bonne humeur, sa malice railleuse sans avoir l'air d'y toucher. La Fontaine, c'est la pure langue française avec ce je ne sais quoi de vif, de court, de pressé que nous sommes menacés de perdre à force de savoir, de lire, d'apprendre, de nous charger et de nous surcharger. Aujourd'hui La Fontaine est encore dans toutes les mémoires cultivées ; à chaque instant il nous revient quelque chose de lui, une pensée, un tour, une ex pression. Entendons-nous un ambitieux médire de ce qu'il a convoité et n'a pas obtenu, et sommes-nous eux dans le secret? nous nous disons l'un à l'autre : Ils étaient trop verts ; et si nous ne le disons, nous le pensons et nos regards en se rencontrant s'avertissent ; nous nous comprenons en La Fontaine. Et que d'autres exemples en ce genre on pourrait citer ! Or., pour qu'il en soit ainsi d'un auteur, il faut l'avoir pratiqué beaucoup et de bonne heure, à cette heure où toutes les impressions se gravent et restent à jamais. Mais si, par des scrupules exagérés ou pour toute autre cause, nous rompions ce premier commerce de l'enfant avec La Fontaine, soyons assurés que nous laisserions tomber et se perdre une part importante de notre patrimoine, quelque chose de ce qui nous fait le plus français.

Émile Anthoine