On sait quels services a rendus à la science la substitution de la méthode expérimentale à la méthode du raisonnement pur et de l'hypothèse abstraite. Les sciences de la nature n'existent véritablement que depuis le jour où la logique expérimentale de Bacon, rompant avec les vieilles traditions du syllogisme, a consacré une révolution que quelques savants du seizième siècle avaient déjà préparée, depuis que les penseurs se sont décidés à observer, à expérimenter et à induire patiemment des faits observés les lois qui les dominent.
Désormais souveraine dans le domaine des sciences concrètes et quand il s'agit de la découverte de la vérité, la méthode expérimentale ne peut-elle pas être transportée dans la pédagogie et s'appliquer à l'enseignement des vérités qu'elle a servi à découvrir? En d'autres termes, pour former et pour instruire l'intelligence de l'enfant, l'art de l'éducation doit-il employer des procédés d'observation et d'expériences analogues à ceux que la science a mis à profit pour s'organiser elle-même? Et si, comme nous le pensons, cela est possible, dans quel sens et dans quelle mesure faut-il entendre et régler cette application de la méthode expérimentale à la pédagogie?
C'est un point intéressant et trop peu remarqué de l'histoire des doctrines pédagogiques, que Coménius, l'un des initiateurs des méthodes nouvelles de l'éducation, a emprunté à Bacon le principe fondamental de son système. La pédagogie de Coménius n'est que l'application stricte aux choses de l'enseignement des principes de le logique baconienne. Ce n'est pas seulement le titre de ta Didactica magna, le principal ouvrage de Coménius, qui rappelle celui de l'lnstauratio magna, nom que Bacon a donné à l'ensemble de ses travaux : ce sont les idées mêmes, les méthodes qui se ressemblent et qui permettent de considérer comme deux traductions différentes d'un même esprit l'oeuvre du rénovateur de la logique scientifique et celle du fondateur de la pédagogie moderne. Bacon veut que le savant parte des faits avant de s'élever à la loi : Coménius demande que le pédagogue parte des exemples avant de s'élever à la règle. Pour arracher à la nature ses secrets, selon Bacon, il faut l'observer patiemment, la regarder faire, et se borner à traduire en lois générales les résultats des observations et des expériences particulières ; il faut renoncer à la méthode a priori, qui prétend deviner les lois du monde et qui déduit arbitrairement des affirmations hypothétiques dont les faits démentent la justesse. De même, selon Coménius, pour développer l'esprit d'un enfant et le meubler des connaissances nécessaires, il faut lui présenter des faits dont il dégagera lui-même la règle abstraite ; il faut s'abstenir le plus possible de la méthode didactique qui impose des vérités toutes faites à des intelligences trop souvent incapables de les comprendre et de se les assimiler. Pour le pédagogue comme pour le logicien, il importe d'obéir à la nature, de ne pas aller plus vite qu'elle, de la suivre peu à peu dans son développement continu et progressif. Conformément à ces principes, Coménius demande que l'enfant soit familiarisé de bonne heure avec les faits de la vie quotidienne qui peuvent le mettre sur la voie des connaissances générales qu'il doit acquérir : ainsi, pour la grammaire, on aura soin d'attendre qu'il ait appris la langue par l'usage avant de lui en inculquer les règles ; pour la géographie, on lui fera voir les accidents de terrain, les rivières, les montagnes de son voisinage avant de lui donner la définition rigoureuse des différentes notions géographiques. En d'autres termes, l'enfant observera et expérimentera avant toutes choses : il réfléchira, il définira, il raisonnera ensuite. C'est bien là, si nous ne nous trompons, une application rigoureuse de la méthode expérimentale, et d'après cela il est permis de dire que Coménius est le Bacon de l'éducation.
Coménius n'est pas le seul pédagogue qui ait emprunté aux sciences la méthode expérimentale pour en faire un procédé pédagogique. On peut affirmer que tous les maîtres de l'éducation moderne ont, à des degrés divers, recours à l'observation et à l'expérience. Certains, novateurs en ont même usé avec indiscrétion. L'abbé de Saint-Pierre propose pour l'éducation morale un enseignement tout à fait expérimental. Il veut qu'on exerce les enfants à accomplir des actes de vertu, de justice et de bienfaisance. Le maître, au lieu de faire une prédication ennuyeuse sur le devoir, s'efforcera de mettre l'enfant dans une situation telle qu'il ait à accomplir des actes conformes à ce devoir. Tout n'est pas mauvais dans cette méthode, qui n'a qu'un défaut, c'est d'être peu pratique dans la généralité des cas. Condillac, lui aussi, abuse de la méthode expérimentale. Son rêve est que l'enfant, pour apprendre les sciences et les arts, repasse précisément par la route que les premiers hommes ont suivie pour les créer. Les sciences ayant commencé par des observations particulières dont on a tiré peu à peu des principes généraux, il faut, selon lui, procéder de même dans l'éducation de chaque individu : commencer par les faits et conduire les jeunes intelligences d'observation en observation jusqu'aux idées les plus élevées, sans jamais omettre d'idée intermédiaire. 11 est évident que Condillac tombe dans l'exagération, et qu'il y aurait de graves inconvénients à exiger de chaque enfant qu'il refasse à nouveau pour son propre compte ce que l'humanité a déjà fait. Mais l'abus possible de la méthode expérimentale ne doit pas en discréditer l'usage modéré et prudent.
Il est facile de montrer que la plupart des méthodes mise en honneur par les pédagogues des siècles derniers ne sont que des formes diverses de la méthode expérimentale.
Qu'est-ce, par exemple, que la méthode intuitive, sinon un appel constant à l'observation et à l'expérience? Pestalozzi en abusait quand il retenait pendant des heures ses élèves devant une vieille tapisserie dont il leur faisait observer les trous et les déchirures, pour leur apprendre à se représenter avec netteté et à dénommer avec précision les formes sensibles qui frappaient leurs yeux. Mais sans tomber dans l'excès, il est bon sans contredit de placer d'abord les choses et non les mots devant l'esprit de l'enfant. L'intuition sensible, qui présente et montre l'objet à connaître, qui laisse dans l'imagination une représentation précise et pour ainsi dire vivante, est un procédé évidemment supérieur à l'exercice tout mécanique qui consiste à apprendre par coeur les phrases d'un livre.
On attache aussi beaucoup d'importance dans l'éducation moderne à la méthode que de noms différents on appelle tour à tour méthode inventive, méthode heuristique, méthode analytique, etc., et qui revient toujours à faire découvrir par l'enfant la vérité qu'on veut lui enseigner. Eh bien, cette méthode n'est évidemment encore qu'un fragment détaché de la grande méthode expérimentale. Ici, en effet, on procède par observation et par induction : on achemine lentement l'esprit du détail à l'ensemble, du particulier au général, du fait à la loi, de l'exemple à la règle. Au lieu de charger directement la mémoire d'une formule à apprendre, on suggère à l'esprit, on lui fait trouver ce qu'elle contient. À vrai dire, il y a longtemps que la méthode expérimentale est en usage chez les pédagogues, puisque Socrate l'employait déjà, lorsque faisant, comme il disait, son métier d'accoucheur d'esprits, il amenait ses interlocuteurs, par une série de questions habilement ménagées, à reconnaître et à comprendre telle ou telle vérité.
L'introduction de la méthode expérimentale dans la pédagogie pratique est donc depuis longtemps un fait accompli. Mais il reste à savoir dans quelles conditions et jusqu'à quelles limites il convient d'en recommander l'usage et d'en accepter les services.
Dans l'éducation intellectuelle et dans l'enseignement proprement dit, il y a une large part à faire à l'expérience et à l'observation. Sans doute toutes les parties de l'instruction ne s'y prêtent pas également ; et il n'y a point à rêver, par exemple, un enseignement expérimental de l'histoire. Mais la plupart des études nécessaires à l'enfant s'accommodent au contraire de la méthode en question. Prenons d'abord l'étude de la langue maternelle. Il s'agit que l'enfant en vienne le plus tôt possible à la parler et à l'écrire correctement. Faudra-t-il pour cela charger dès le début la mémoire de l'enfant d'un tas de règles grammaticales? Evidemment non. Ce qui vaut beaucoup mieux, c'est de le familiariser par la pratique avec une langue correcte, où ces règles sont observées ; c'est, quand il a appris à écrire, de multiplier les exercices où il aura à appliquer la règle déjà connue ; c'est, quand il sera un peu plus avancé encore, de le mettre dès qu'on pourra a de petits travaux de composition et d'invention personnelle. L'enfant qui est déjà capable de trouver par lui même quelques phrases et de les rédiger par écrit, pour peu qu'on surveille son travail et qu'on corrige ses fautes, apprendra vite à surmonter les difficultés de la langue. Ces exercices seront autant de petites expérimentations qu'il fera à ses risques et ses périls, où il échouera souvent, mais d'où il retirera, si l'on a soin de l'avertir de ses erreurs, une connaissance personnelle de la langue, plus vite et plus sûrement que par la récitation mécanique des règles de la grammaire. L'avantage d'une pareille méthode, c'est d'abord que l'on sait mieux ce qu'on apprend. Ce qu'on gagne par soi-même vaut toujours mieux que ce qu'on reçoit des autres. Le produit du travail personnel est infiniment préférable aux aumônes de la charité. Ce que l'enfant aura de lui-même découvert, soit dans les phrases qu'on lui suggère, soit dans celles qu'il aura inventées, il ne l'oubliera plus. Un autre avantage, c'est que l'enfant, en même temps qu'il apprend ce qu'il doit savoir, et qu'il acquiert un certain nombre de connaissances positives, aura développé ses facultés ; son intelligence, son esprit d'observation et de recherche, ses petites ressources d'invention, tout cela aura grandi, tout se sera fortifié grâce à des procédés qui ne mettent pas en action la seule mémoire.
II en est de même pour beaucoup d'autres parties du programme des études. Presque partout la méthode expérimentale peut être mise à profit, et y introduire, sinon des procédés à proprement parler, du moins un esprit général et des tendances salutaires. Dans l'enseignement du calcul, n'est-il pas manifeste qu'on a recours à l'expérience et à l'observation, lorsqu'on se sert dans les écoles maternelles du boulier-compteur ou des moyens analogues? La méthode ancienne passait de l'abstrait au concret : la méthode expérimentale, plus appropriée aux besoins de l'enfant, suit le mouvement inverse. Rousseau prônait la méthode expérimentale à outrance, quand il demandait qu'Emile n'apprît la géographie qu'en voyageant. Il n'est pas question de suivre Rousseau dans ses chimères :
mais l'observation des accidents naturels, l'étude de la sphère, enfin la confection des cartes, sont autant de procédés qui appartiennent à l'expérience. Dans l'enseignement des sciences physiques et naturelles, on obtiendra les meilleurs résultats si on oblige l'enfant à prendre pour point de départ de sa réflexion les faits familiers et ordinaires qu'il observe chaque jour autour de lui. Son intelligence, en quelque sorte amorcée par les exemples que ta vie réelle lui met sous les yeux, aura moins de peine à s'engager ensuite dans la démonstration savante des lois et des formules. Les leçons de choses, qui ont surtout pour domaine la physique et les sciences naturelles, ne sont, avec leur présentation d'objets sensibles, avec leurs interrogations qui provoquent le jugement, qu'une forme pédagogique de la méthode expérimentale.
Mais ce n'est pas seulement dans l'éducation intellectuelle, c'est aussi dans l'éducation morale que la méthode expérimentale peut être efficacement employée. Ici, il s'agit surtout des sentiments et des dispositions. Il n'est pas question de mettre de grands mots sur les lèvres de l'enfant et dans sa mémoire de belles maximes. Il importe de faire naître et de faire grandir dans son âme une morale vivante qui se manifestera par des désirs purs, par des volontés énergiques, par des actes conformes à la loi. Pour en arriver là, ce serait un bien mauvais moyen que de procéder par leçons didactiques sur le devoir et les différentes espèces de vertus. Les leçons de morale ne sont guère plus efficaces que les sermons. La vraie méthode consiste à présenter à l'enfant des faits ou des récits, récits historiques ou fictifs, en lui laissant le soin d'en dégager une idée morale. Il ne faut proposer à l'enfant la leçon abstraite et générale qu'après lui en avoir fait découvrir les éléments dans les faits concrets d'une fable ou d'une histoire. La vraie méthode consistera encore à exercer le plus possible la volonté de l'enfant, à mettre à l'épreuve ses forces morales naissantes, à exercer, non seulement sa conscience dans l'appréciation des actes d'autrui, mais son énergie personnelle dans l'accomplissement de quelques actes dont on lui laissera 1 initiative et la responsabilité. Que dans certains cas même où sa moralité n'est pas en jeu et où il n'y a pas d'accidents graves à redouter, on lui permette de s'exposer à des dangers et de courir le risque de quelques mésaventures ; il n'y a pas de mal à cela, et l'enfant sortira plus fort, plus énergique, de ces épreuves et de ces expériences où il aura appris à ses dépens à se conduire et à se gouverner.
Il n'est donc pas contestable que la méthode expérimentale a sa place dans l'enseignement et dans l'éducation comme dans la recherche scientifique. Le mal serait seulement de lui accorder une importance exclusive, et d'oublier le rôle qui appartient aussi à la méthode opposée, à celle qui donne des leçons directes et des enseignements didactiques.
Ajoutons que la méthode expérimentale, si elle intervient pratiquement dans l'enseignement, a contribué aussi à modifier les idées de la pédagogie théorique. Si l'on connaît mieux aujourd'hui qu'autrefois les lois et les principes de l'éducation, c'est qu'on s'est préoccupé d'observer les enfants, c'est qu'on a expérimenté sur les différents caractères, c'est qu'on a tenu compte de la diversité des natures, c'est enfin qu'on a induit des faits de la psychologie les règles de la pédagogie, au lieu de les déduire d'idées préconçues et de principes arbitraires.