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Esthétique

Il y a une science philosophique du vrai qui se nomme la logique ; une science philosophique du devoir et du bien qui se nomme la morale ; il y a aussi une science philosophique du beau dans la nature et dans l'art, que Baumgarten a appelée Esthétique. Ce nom lui est resté, et il faut le conserver puisqu'il est passé dans l'usage et que l'on sait ce qu'il signifie ; mais il est mal fait. Effectivement, il veut dire que la science qu'il désigne s'occupe des choses que l'on sent, qui s'adressent à la sensibilité ; or, en premier lieu, le beau n'est nullement le seul objet qui émeuve notre sensibilité ; en second lieu, le beau est connu par l'intelligence avant d'être senti et goûté par la sensibilité, ce que le mot « esthétique » n'exprime en aucune façon. Le véritable nom de la science du beau serait Kalologie. Mais il n'est plus temps de l'adopter.

Faire la science d'un objet, c'est rechercher avec méthode et arriver à dire avec la plus grande clarté possible quelle est la nature de cet objet. Tel est le double but que l'esthétique se propose à l'égard du beau. Pour l'atteindre, tantôt elle étudie comment le beau est connu, senti et voulu par l'homme ; tantôt elle essaie de pénétrer directement, sans intermédiaire, jusqu'à la nature intime du beau ; tantôt elle réunit ces deux méthodes en employant d'abord la première, puis la seconde. L'expérience semble avoir prouvé que c'est là le meilleur chemin à suivre, car les résultats auxquels il a conduit les philosophes sont ceux qui ont le mieux résisté à l'épreuve de la critique. Or, les esthéticiens qui cherchent en premier lieu comment le beau est connu, senti et voulu en tant que réalisable par l'homme, où cherchent-ils ces trois choses? Dans l'homme intérieur qui connaît, sent, veut, qui s'aperçoit lui-même connaître, sentir, vouloir, au moyen d'un sens intime qu'on nomme aussi la conscience. En d'autres termes, les esthéticiens qui procèdent ainsi étudient, analysent d'abord les effets du beau sur l'âme humaine, travail qui est du ressort de la psychologie ou science de l'âme. Eclairés par cette opération, et après avoir recueilli dans l'âme tous les signes que le beau y met de sa propre nature, ils s'efforcent, d'après ces signes qui leur sont bien connus, d'aller jusqu'à la chose signifiée, jusqu'au beau lui-même.

Aristote a défini la beauté : Ce qui réunit la grandeur et l'ordre. Cette définition est la plus large et la plus exacte que l'on ait jamais donnée. Elle embrasse aisément toutes les autres. On répète à satiété que Platon a défini le beau : La splendeur du vrai. Cette définition n'est absolument nulle part dans les ouvrages de Platon, qui ne contiennent même aucune définition du beau. D'ailleurs cette formule serait incomplète, fût-elle dans Platon. En effet, en adoptant le mot splendeur, qui n'est pas grec, mais qui n'est pas mauvais, le beau serait non seulement la splendeur du vrai, mais la splendeur de la bonté, mais la splendeur de la vie, et ces choses rentrent dans ce qu'on peut appeler l'éclat ou le rayonnement de la puissance et de l'ordre dans chaque genre.

Sans passer en revue toutes les définitions du beau qui ne valent pas celle d'Aristote, nous devons dire un mot de celle que l'on redit encore plus souvent que la maxime faussement attribuée à Platon. « Le beau, — écrit-on sans cesse, — c'est l'unité dans la variété. » Ces mots n'apprennent rien à qui les entend, car ils ne signifieraient quelque chose que si l'on expliquait quelle est l'unité et quelle est la variété qui caractérisent le beau. Dans le vague où on les laisse, ils s'appliquent aussi bien à un objet quelconque et même à un objet laid. Une caisse d'emballage en bois de sapin n'est pas belle : et pourtant elle a l'unité, puisque c'est une seule caisse ; et elle a la variété, puisqu'elle a six parois, dont quatre sont d'une grandeur et deux d'une autre. Une personne très laide a l'unité, puisqu'elle est un individu distinct ; elle a aussi la variété, car elle a quatre membres et une tête. Une définition n'est bonne que lorsqu'elle convient au seul objet défini : or celle-ci convient non seulement à autre chose qu'à l'objet défini, qui est le beau, mais même à son contraire, qui est le laid.

Une définition du beau prouve elle-même qu'elle approche assez de l'exactitude, lorsqu'elle met 1 esprit en état de comprendre ce qui est ou l'analogue ou le contraire du beau. Les analogues du beau sont le joli et le sublime ; les contraires du beau, à des degrés différents, sont le laid et le ridicule. En quoi les deux premières choses se rapprochent-elles du beau ; en quoi s'en distinguent-elles? en quoi les deux secondes sont-elles la négation plus ou moins complète du beau?

On a tort d'appeler joli ce qui est beau, et beau ce qui est joli. Jamais, dans une langue quelconque, deux termes différents n'expriment la même idée. Cependant l'habitude que l'on a de confondre ainsi deux mots semble indiquer que les choses exprimées sont sinon identiques, au moins de la même famille. Or c'est bien ici le cas. Le joli avoisine le beau: mais à quelle distance? Ils sont parents : mais à quel degré?

Voici un premier point à noter : Vous dites volontiers : un joli petit cheval, un joli petit enfant, une jolie petite maison. Diriez-vous aussi aisément et aussi justement : un joli grand cheval, un joli grand enfant, une jolie grande maison? Non : il y a dissonance entre ces termes. Le joli n'a donc pas ce caractère du beau qu'Aristote nomme la grandeur et qu'on peut nommer aussi la puissance. N'en a-t-il rien cependant? Si rien ne nous frappe dans un objet, nous ne le jugeons pas joli. En cherchant par où l'objet joli nous frappe, je crois reconnaître que c'est par un de ces traits que l'on qualifie plutôt de vivants, de piquants, de charmants, d'attrayants, et qui dénotent non certes une puissance supérieure et imposante d'être, de vivre, d'agir, mais pourtant une certaine puissance, limitée et très sensible, moyenne et très saisissable, modérée et pénétrante, d'éveiller notre esprit et de toucher notre coeur.

Si donc le joli avoisine le beau, c'est d'abord par la puissance ; et s'il est au-dessous du beau, c'est d'abord parce qu'il n'est qu'une puissance moins que grande, ou même moyenne, ou petite.

Il doit cependant y avoir entre le joli et le beau quelque autre trait de ressemblance. Supposez, en effet, que l'objet joli ne présentât que discordance, disproportion, absence d'harmonie, désordre en un mot ; la vivacité, le piquant de ses qualités disparaîtraient dans ce désordre. Ce ne serait que du désordre en mouvement. Le joli doit donc réaliser un certain ordre, et plus d'ordre que de désordre, plus de régularité que d'irrégularité. Mais il n'est pas nécessaire qu'on y trouve la régularité supérieure qui caractérise le beau.

On vient de voir que la nature du joli s'éclaire par la comparaison avec le beau. Il en est de même du sublime. Le joli est un degré inférieur du beau ; le sublime en serait-il un degré supérieur, ou le degré suprême? Comparons le sublime avec le beau.

Il y a un sublime physique ; il y a aussi un sublime moral. La mer en fureur est sublime dans le genre physique. Pourquoi la trouve-t-on sublime? D'abord, évidemment, parce qu'elle manifeste une grande puissance. Et cette puissance est plus que belle parce qu'elle est immense, et que nos regards ne peuvent l'embrasser dans son ensemble, comme ils embrassent un beau lac, un bel arbre, une belle statue. Imaginez que la mer se réduise soudain aux proportions d'un lac, elle ne sera plus sublime, ce lac fût-il en courroux. Le sublime est donc en premier lieu, au physique, une puissance immense ou qui nous semble telle. Mais, en outre, la mer en fureur nous paraît une force déchaînée, désordonnée, indéterminée. La réflexion est nécessaire pour nous avertir que ce désordre cache l'ordre réel de la nature, qui existe aussi bien dans la tempête que dans le calme. Donc, ce que l'on peut dire de plus clair sur le sublime physique, c'est qu'il est une puissance immense, du moins pour nos facultés, et qui, bien qu'ordonnée au plus haut point, cache son ordre sous une indétermination qui nous la fait, au premier aspect, juger désordonnée.

Le sublime moral a-t-il d'autres caractères? D'Assas sait qu'il mourra s'il crie pour signaler l'ennemi. Il n'hésite pas, il crie : A moi, Auvergne! et il tombe percé de coups. Action sublime s'il en fut jamais. Que remarquons-nous dans cette action? La puissance d'aimer son devoir et de sacrifier sa vie à son pays. Et encore? Il y a en tout homme un penchant qui s'appelle l'instinct de la conservation personnelle, et ce penchant n'est nullement illégitime : il est conforme à l'ordre naturel. Sacrifier ce penchant, le vaincre sans hésitation, c'est dépasser l'ordre naturel, monter plus haut que cet ordre, déployer une énergie extraordinaire, vraiment surhumaine. Celte énergie a un nom particulier ; elle s'appelle l'héroïsme. On sent que cette puissance sort de l'ordre habituel, mais pour entrer dans la sphère de l'ordre supérieur ; on sent qu'elle est au delà des mesures et des déterminations simplement grandes. C'est, en son genre, une immensité. Le sublime moral a donc le caractère double d'une puissance plus grande encore que la puissance, et qui, bien qu'ordonnée, semble dépasser l'ordre plus aisément saisissable que fait paraître la beauté.

Les idées que l'on vient d'analyser ne sont pas les seules qu'étudie l'esthétique. La science du beau cherche aussi ce que c'est que le laid, si le laid a des analogues et en quoi ceux-ci se rapprochent plus ou moins du beau et du laid. C'est encore ce qu'on a trouvé et établi à l'égard du beau qui éclaire le mieux la nature du laid et des idées qui s'y rattachent.

Assurément le laid s'oppose au beau. Cependant, on n'a pas défini le laid quand on dit qu'il est le contraire du beau. Ce contraire serait la négation complète de la puissance et de l'ordre qui constituent l'essence du beau ; mais la négation, l'absence de toute puissance d'être, de tout ordre dans l'être, c'est le néant, le rien, et le laid n'est pas le rien ; il est quelque chose de très réel. Par conséquent, il a une certaine puissance d'exister. Cette puissance peut être grande, moyenne, petite, car il y a des êtres grands, moyens, petits dans leur genre qui sont en même temps laids. D'où il résulte que la laideur ne consiste pas essentiellement dans la puissance ou dans l'impuissance. H reste alors qu'elle dépende de la violation de l'ordre propre à. un genre donné. Les exemples prouvent que telle est bien la vérité. Le laid, au physique et au moral, se manifeste surtout par une prédominance du désordre et de toutes ses formes sur l'ordre et sur toutes ses formes. L'image la plus laide que l'on conçoive est celle d'un squelette en mouvement, représentant la mort qui marche et qui fauche les existences. Ce personnage hideux, on lui prête une puissance d'être, d'agir, de détruire. Ainsi, il n'est pas laid par privation de la puissance. Vous répondrez peut-être que son corps n'est pas absolument en désordre, puisque tous les os qui le forment occupent leur place naturelle. Vous aurez raison ; j'ai dit, en effet, que le laid n'est pas sans quelque ordre, mais qu'en lui le désordre prédomine. Gela est évident dans ce squelette, auquel on laisse la puissance de la vie d'une part, en lui ôtant d'autre part presque tous les organes de la vie, le coeur, le cerveau, les poumons, les yeux, tout excepté les os. Or, n'est-ce pas y mettre un désordre le plus grand possible, sans cependant qu'il soit complet?

La laideur morale réside non plus dans les formes visibles, mais dans les actions. Elle a beaucoup de degrés qui s'échelonnent depuis les défauts du caractère jusqu'au vice et jusqu'au crime. Mentir, tromper, calomnier, voler, tuer sont des degrés de la laideur morale. Dans tous, il y a une puissance d'agir, grande, moyenne ou petite ; mais dans tous il y a un désordre grave, c'est à savoir une grave atteinte portée à l'ordre de la moralité.

Il importe de remarquer qu'il existe entre la laideur physique et la laideur morale une intime harmonie. De même qu'une belle figure est plus apte qu'une autre à exprimer la vertu, de même un visage laid exprime mieux qu'un autre le vice et le crime. Les grands artistes le savent : c'est au bagne que Léonard de Vinci alla chercher un visage pour Judas, ce type des traîtres.

La laideur a pour caractère essentiel une prédominance du désordre sur l'ordre. Lorsque le désordre dans un être est, au contraire, beaucoup moindre que l'ordre, quoique cependant marqué et vivement sensible, il se présente un objet qui n'est plus la laideur, mais seulement le risible, et, à un degré de désordre un peu supérieur, le ridicule.

Je distingue le risible du ridicule parce que le langage met entre ces deux choses une différence. Laquelle? Un simple défaut de régularité physique, un nez trop long, un menton proéminent est risible ; de même une voix très nasillarde. Polichinelle fait rire par son nez crochu, son menton relevé, sa voix bizarre, ses bosses exagérées. Ces difformités le rendent risible : on ne peut dire qu'il soit ridicule. Les animaux, comme cette marionnette, peuvent exciter le rire : ils ne sont pas ridicules. Ce n'est pas la faute de Polichinelle, ni d'un animal, ni d'un homme né ainsi, quand ils font rire par une irrégularité, une bizarrerie, un défaut de proportion ou d'ordre dans la voix et dans les traits. Mais c'est bien par là qu'ils sont risibles. Ramenez-les à la régularité, à la proportion, personne ne rira plus en les voyant.

Le ridicule contient un élément qui, quoique constituant aussi un certain désordre, n'est pas dans le risible. Voici un homme excessivement petit, tellement petit qu'il faut se baisser pour le voir. Cette petite taille est risible et n'est que cela. Elle n'est qu'extraordinaire, extra ordinem, en dehors de l'ordre de grandeur du type humain. Et comme rien d'affligeant ne s'y mêle", cette singularité, au moins à la première fois, nous égaie jusqu'au sourire, peut-être jusqu'au rire. Mais que ce nain se comporte avec fatuité à la façon d'un homme de grande stature, qu'il prétende conduire la danse, jouer le rôle d'important ; que, dans sa vanité, il choisisse les danseuses les plus grandes, le voilà ridicule. Il est aisé d'en saisir la raison : c'est qu'au simple désordre physique de sa taille minime, qui n'était pas de sa faute, il joint cette disconvenance toute morale qui consiste à mettre sa conduite en désaccord avec sa stature, disconvenance qui est son ouvrage à lui, et dont nous le punissons par le ridicule. Le risible est involontaire ; le ridicule est l'oeuvre de la volonté libre. Le premier est imposé par la nature ; le second peut être évité par nous et nous en sommes responsables.

Toutefois l'un et l'autre contiennent essentiellement une ou plusieurs de ces nuances du désordre qui s'expriment dans notre langue par des mots commençant en dis : disproportion, disconvenance, discordance, dissonance, disparate. Le risible et le ridicule sont donc surtout caractérisés par leur rapport avec l'ordre qu'ils violent en partie, et conséquemment par leur relation avec le beau, dont ils sont à un certain degré la négation.

Pourtant un désordre léger quoique sensible, une contradiction partielle avec le beau, ne provoque pas toujours le rire. Il y faut quelque chose de vif, de piquant, qui aiguillonne et éveille l'esprit. Cette vivacité, ce piquant, résident dans un contraste, et j'ajoute, dans un contraste inattendu qui éclate subitement. Annoncés, prévus, le risible et le ridicule chatouillent moins l'intelligence ; déjà vus, déjà éprouvés, ils reviennent émoussés, affadis. Le langage vulgaire dit en ce cas : « C'est du réchauffé ». Et alors, indifférents à l'intelligence, ils n'ont plus aucun retentissement ni dans la sensibilité morale, ni dans la sensibilité nerveuse.

Quand ils intéressent l'intelligence, comment et par quoi la stimulent-ils?

Qu'il en ait conscience ou non, l'esprit humain reste habituellement dans les voies de l'ordre : c'est son allure naturelle, et il la garde presque toujours machinalement. On lui présente, ou bien il rencontre, un objet qui, par une poussée subite, mais nullement pénible, le jette hors de cette route. H éprouve alors un léger sursaut qui l'éveille, l'égaie, l'amuse. Pendant un moment, il a un mouvement de va-et-vient qui le fait osciller entre la raison et la déraison, entre la convenance et la disconvenance, et ce mouvement lui plaît parce qu'il le fait vivre rapidement et vivement. Pareil est le plaisir que se donnent les enfants en se balançant sur un petit bateau ou en se poussant l'un l'autre avec des éclats de rire. Le ridicule intéresse donc l'esprit d'abord comme un excitant qui augmente le sentiment de la vie intellectuelle.

Mais cette excitation de l'esprit retentit dans le corps, sur le visage, et nous procure par contre-coup un surcroît de vie physique qui accélère la circulation du sang et est favorable à la santé, principalement à la santé de l'enfance et de la jeunesse. D'après de grands philosophes, le rire est hygiénique ; au contraire, la tristesse éteint les jeunes âmes et flétrit les fraîches organisations. Une des règles de la pédagogie doit être de laisser, dans les récréations, les élèves rire tout à leur aise, et même de leur fournir de temps en temps d'honnêtes occasions de s'égayer.

Mais le rire a d'autres effets. Le ridicule, qui provoque le rire, est un moyen de rappeler énergiquement à l'esprit le beau, le bien, le vrai par des paroles, des écrits, des images ou des actes qui sont une négation partielle de ces trois aspects de l'ordre. Quand je tire à moi une corde élastique et que je la lâche, elle revient vivement à sa position première ; de même le ridicule éloigne un instant l'esprit du beau et de l'ordre ; mais tout aussitôt l'esprit se reporte avec force vers l'ordre et la beauté et s'y attache plus étroitement. A ce point de vue, l'emploi modéré du ridicule tourne au profit de l'intelligence et est une partie de son éducation.

L'excès, toutefois, est très dangereux en ce genre d'enseignement. En réalité, répétons-le, le ridicule et le risible sont des formes, quoique légères, du désordre. Malgré tout, ils troublent l'esprit et l'âme, au moins un instant. Passager, ce trouble est sans péril ; habituel, continuel, il rend l'esprit et l'âme incapables de tenue, de discipline, de raison ; il fait des bouffons, de mauvais plaisants, insupportables à leurs amis, et dont l'existence stérile se gaspille dans un ricanement imbécile et lamentable. Cette leçon de l'esthétique du rire mérite d'être recueillie avec soin par les instituteurs de l'enfance et de la jeunesse.

Nous avons passé en revue l'idée du beau et les idées que l'esprit humain groupe autour de celle-là. Or, c'est un l'ait constant que, en même temps que l'esprit humain rattache ces idées entre elles et à l'idée du beau, il considère l'idée du beau comme le fondement même de l'Art) et c'est un fait non moins constant qu'il associe à l'art les autres idées dont on vient de parler, mais seulement dans la mesure où ces autres idées se rapprochent du beau lui-même. Le langage atteste la relation intime qui existe entre l'art et le beau : effectivement, tantôt le mot art est employé tout seul, sans épithète, et dans ce cas chacun entend par là une puissance de faire paraître le beau ; ou bien le mot art est accompagné d'un adjectif, et dans ce cas on dit les beaux-arts.

Cette persistance du langage à marier l'art avec la beauté mérite la plus grande attention. Faute d'en avoir tenu compte, on a proposé des définitions de l'art qui n'ont pu se maintenir. Il y en a une qui a été cent fois réfutée et qui néanmoins reparaît assez souvent, parce qu'elle satisfait par une apparence de vérité les esprits superficiels. Elle consiste à dire que le but de l'art est l'imitation de la nature. Les vrais artistes imitent certainement quelque chose de la nature ; mais ils en reproduisent seulement les traits qui sont expressifs. Et expressifs de quoi ? de ce qu'il y a de beau dans le développement de la force naturelle et dans l'action de la vie.

On a prétendu aussi que si l'art représente le beau, ce doit être en vue d'une fin morale. Mais faire de l'art l'instrument du seul enseignement moral, c'est trop diminuer son domaine, car c'est en retrancher tout ce qui est muet sur le devoir et sur la vertu ; c'est en éliminer la beauté intellectuelle, la beauté purement physique, le paysage, les marines, la musique symphonique, et bien d'autres objets encore. Le seul moyen pour l'art de servir la morale sans cesser d'être l'art consiste à ne chercher que le beau. Le beau est puissance, ordre, mesure, harmonie : l'âme qui contemple le beau lui devient semblable par la puissance active ordonnée, mesurée, harmonieuse. L'âme devient par là morale au sens le plus large et le plus élevé du mot ; et l'art, qui aspire a lui faire ce bien par la seule représentation de la beauté, ne se fausse ni ne se mutile lui-même.

Disons-le donc : l'objet de l'art est le beau. La fin de l'art, c'est de nous donner par le beau les nobles et pures jouissances de l'admiration. Et le résultat certain, pratique, pédagogique, de ces jouissances exquises, c'est de rendre les âmes plus pures, plus nobles, plus hautes, plus capables de discerner l'éclat du bien et du vrai, l'éclat de la nature et de la vie, et d'être attirées vers le bien et le vrai par cet éclat même, par ce pur rayonnement des choses et de l'âme qui n'est autre que le beau.

Jusqu'à quel point chaque art particulier est-il capable de créer des images sensibles de la beauté? En d'autres termes, quelles sont les puissances expressives que possède chacun des beaux-arts ? Traiter cette question aussi intéressante que délicate, ce serait écrire l'esthétique spéciale de l'architecture et de l'art des jardins, celle de la sculpture, celle de la peinture, celle de la musique, celle de la poésie, celle de l'éloquence. Il y faudrait un livre ; un article n'y saurait suffire. Nous n'aborderons pas ici ces problèmes ; nous avons dû nous borner à définir l'esthétique en général.

Charles Lévêque