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Erasme

Didier (Desiderius) Erasme, fils naturel de Gérard, surnommé Praët. citoyen de Gouda, et de Marguerite, fille d'un médecin de Zevenbergen en Brabant, naquit à Rotterdam en Î465 ou en 1467. Il avait un frère aîné, du nom d'Antoine, qui fut chanoine au monastère de Sion, près de Delft.

Dès l'âge de cinq ans, Erasme fut envoyé à la petite école de Gouda. A neuf ans, nous le retrouvons enfant de choeur à la cathédrale d'Utrecht. Il avait douze ans à peine, quand on le conduisit au collège de Deventer, qui avait à ce moment pour directeur un élève de Rodolphe Agricola, Alexandre de Westphalie, surnommé Hégius. Ce collège, fondé au quatorzième siècle par Geert Grote, plus connu sous le nom de Gérard le Grand, avait été dirigé par lui dans une voie purement religieuse, et soumis à une discipline ascétique ; il s'était transformé au quinzième siècle sous la puissante influence de Jean Wessel. La Bible restait la base de l'enseignement ; mais à l'étude des lettres sacrées on associait celle des écrivains profanes ; à côté de saint Augustin et de saint Jérôme, le programme faisait une place à Cicéron et à Salluste ; on étudiait Hugo de Saint-Victor, mais on prenait quelque teinture d'Aristote et de Platon. Lorsque Hégius prit la direction de l'école, il sollicita et reçut les conseils de son maître Agricola. La naïveté des questions philologiques qu'il lui pose semble prouver qu'il avait plus de zèle que d'érudition. Toutefois, quelles que pussent être les lacunes d'un enseignement à demi barbare, Erasme a pu se féliciter d'être tombé en de bonnes mains, et il a rendu à ses premiers professeurs un témoignage mérité. C'est à Deventer qu'il apprit par coeur Horace et Térence, et qu'il se prit pour eux d'une passion qui dura toute sa vie.

Un an après son entrée au collège, il perdit sa mère ; son père ne larda pas à la suivre, et Erasme, âgé de moins de quatorze ans, fut abandonné aux mains de tuteurs avides et sans conscience. Il fut envoyé avec son frère à Bois-le-Duc, dans une communauté de moines qui ne songeaient pas à former des élèves, mais à recruter leur couvent. Erasme en sortit au bout de trois ans, sans que de continuelles obsessions eussent développé en lui la vocation religieuse. A ce moment, fatigué d'une lutte irritante, il se laissa persuader par un ancien camarade de Deventer, Cornelius Werden, qu'au monastère de Stein il trouverait le repos et le loisir, les avantages et non les inconvénients de la vie monastique. Ses illusions durèrent moins longtemps que son séjour.

D'abord dispense des observances les plus pénibles, dont s'accommodait mal sa santé délicate, il fut soumis, dès qu'on fut sûr de le garder, à toutes les servitudes d'une règle dont on suivait la lettre plus que l'esprit. La grossièreté de ses compagnons contribuait encore à lui rendre cette vie insupportable. Sa consolation la plus réelle était l'étude, l'étude faite sans guide et sans autre soutien que son courage. Il préludait par quelques déclamations d'écolier aux ouvrages qui devaient le rendre illustre.

La petite réputation qu'il s'était déjà faite décida Henri de Bergen, évêque de Cambrai, à le prendre comme secrétaire. Erasme était à ce moment engagé dans les ordres, sans avoir encore été ordonné prêtre. Il le fut (1492) chez l'évêque de Cambrai, auprès duquel il demeura cinq ans, sans voir s'accomplir un projet de voyage en Italie que son protecteur avait fait briller à ses yeux.

Il obtint en 1496 d'être envoyé à Paris comme boursier au collège de Montaigu, dirigé alors par Jean Standonc, qui y faisait régner une discipline et une sévérité plus que monastiques. Erasme se trouva fort mal des oeufs pourris et du vin gâté qui faisaient le fond de la nourriture. De plus, la modeste pension que lui avait promise l'évêque de Cambrai n'était pas payée, et il dut, pour vivre, faire l'éducation de quelques jeunes gens.

Il eut la bonne fortune de rencontrer parmi ceux-ci un Anglais riche et généreux, dont il fut alors l'hôte et le précepteur, et dont il resta l'ami. A la pension de cent écus que lui fit Lord Mountjoy s'en joignit bientôt une autre de cent florins, que son ami Jacques Battus lui obtint de la marquise de Weere, grand'-mère du jeune Henri de Bourgogne, pour lequel il écrivit son manuel de civilité (De civilitate morum puerilium).

Après de courts voyages qu'il fit dans les Pays-Bas et en Angleterre, nous retrouvons Erasme à Paris en 1497. Il avait entrepris l'éducation d'un jeune homme de Lübeck, nommé Christiern, dont le père lui avait promis trente-deux écus et un habit. Forcé par la peste d'émigrer à Orléans, où il loge chez Jacques Tutor, professeur de droit canon, il revient à Paris en 1498, et il y travaille à ses Adages. Tombé malade, il guérit, nous apprend-il, par l'intercession de sainte Geneviève, qu'il célébra dans un petit poème ; il avait reçu les soins de Guillaume Cop, qui fut depuis le médecin de François Ier.

Dans les années suivantes, il change fréquemment de résidence. Tantôt à Paris ou à Orléans, tantôt à Oxford, parfois en Hollande, il trouve le moyen d'utiliser pour l'étude cette vie de voyages : il apprend sérieusement le grec, qu'il considérait comme indispensable à un humaniste ; il se lie avec des hommes instruits, dont les conseils lui profitent. Sur les questions philologiques, il consulte le général des Trinitaires, Robert Gaguin, un des premiers qui eussent rompu avec la routine scolastique ; il entretient des rapports d'amitié avec le poète lauréat Fauste Andrelin, professeur à l'université de Paris. En Flandre, chez l'abbé de Saint-Berlin, il fait la connaissance d'un homme qui avait enseveli son mérite dans un couvent de Cordeliers, Jacques Vitriarius, dont il parle toujours avec une estime sincère et une véritable émotion.

Un voyage en Italie était regardé alors, surtout en Allemagne, comme le complément naturel d'une éducation littéraire. Erasme, qui avait rêvé ce voyage quand il n'était encore qu'un écolier, trouva l'occasion de le faire au moment où on commençait à le considérer comme un maître. Il partit en 1506 avec les fils du Génois Boerio, médecin du roi d'Angleterre. De Turin, où il prit le bonnet de docteur en théologie, il alla à Bologne, où il passa fort tristement l'année 1507. Il y arriva lorsque Jules II, vainqueur des Bentivogli, y faisait une entrée triomphale. L'impression de tristesse dédaigneuse que lui inspira un spectacle si peu chrétien se traduisit dans ses écrits en fréquentes épigrammes. Il faillit, dans cette même ville de Bologne, être victime de l'ignorance et de la brutalité des habitants, qui prirent son rabat blanc pour la pièce d'étoffe à laquelle on reconnaissait les pestiférés. Erasme se consolait de ces misères dans l'intimité de l'helléniste Paul Bombasius. Il travaillait activement à une refonte de ses Adages ; il alla les faire imprimer à Venise, chez le fameux Alde Manuce, dont le beau-père, André Asulanus, lui offrit l'hospitalité dans sa propre maison. Pendant les huit mois qu'il y passa, Erasme fit la connaissance d'hommes distingués qui lui laissèrent un souvenir ineffaçable : le patricien Paul Canale, le médecin Ambroise Léon, l'ambassadeur Jean Lascaris, Jérôme Aléandre, qui fut depuis nonce du pape et cardinal. Quoique malade de la gravelle, dont il ressentit alors les premières atteintes, il donna une édition nouvelle de sa traduction latine d'Hécube et d'Iphigénie à Aulis, et revit le texte de Térence et de Plaute.

Il alla passer l'hiver de 1508 à Padoue, comme précepteur d'Alexandre, fils naturel de Jacques IV d'Ecosse, et archevêque de Saint-André. Là il se lia d'amitié avec Scipion Cartéromaque et le célèbre helléniste Marcus Musurus. Puis, passant par Sienne, où il laissa son élève pour quelque temps, il se rendit à Rome, où sa réputation l'avait précède. Il y fut très bien accueilli par le cardinal Jean de Médicis, qui fut depuis Léon X, par Gille de Viterbe, général des Augustins, et surtout par le cardinal Grimani, qui lui offrait de partager avec lui sa maison et sa fortune. Il se lia d'amitié avec Thomas Phoedre, gardien de la bibliothèque du Vatican et professeur d'éloquence, Jules Camille, François Sphaerula, Philippe Béroalde le jeune. On lui proposait, pour le retenir à Rome, la place de pénitencier, dont les revenus étaient considérables ; il refusa. Il avait peu de sympathie pour la nature belliqueuse de Jules IL qu'il vit rentrer triomphant de Bologne, et qui le chargea d'écrire un discours en faveur de la guerre qu'il méditait contre les Vénitiens. On prétend qu'Erasme en écrivit deux, l'un pour, l'autre contre ; il ne nous est rien resté ni de l'un ni de l'autre. II quitta Rome pour aller retrouver à Sienne l'archevêque de Saint-André, auquel il fit visiter une partie de cette Italie méridionale, si pleine de poétiques souvenirs. Son élève ne tarda pas à se séparer de lui pour retourner en Ecosse. Il devait trouver la mort sur le champ de bataille de Flodden (1513).

Cependant un grand événement s'était passé en Angleterre : Henri VIII était monté sur le trône le 21 avril 1509, et son avènement avait été salué avec joie par tout ce qu'il y avait d'érudits et de lettrés. Les amis d'Erasme, Lord Mountjoy au premier rang, se hâtèrent de l'appeler en le flattant des plus brillantes espérances. Il répondit à cet appel, et, malgré une attaque de gravelle dont il souffrit en route, il était chez Thomas Morus (Sir Thomas More, le futur chancelier) au commencement de 1510. Chemin faisant, il avait écrit, pour se distraire, l'Eloge de la folie.

Il ne trouva pas en Angleterre tout ce qu'il s'était promis: on l'accueillit avec la plus grande distinction : mais, s il faut en juger par ses plaintes fréquentes, la guerre que l'Angleterre soutenait avec l'Ecosse diminuait, sans la tarir, la générosité de ses bienfaiteurs. A faire un cours de grec à Cambridge, il ne recueillait que de la gloire ; et parfois il put regretter de n'avoir pas accepté la situation brillante, les riches et libres loisirs que Rome lui offrait naguère. Peut-être son imagination assombrissait-elle le tableau. Il eut des protecteurs dont il n'épuisa pas la libéralité, et parmi eux Guillaume Warham, archevêque de Canterbury, un des plus grands seigneurs de l'Angleterre. Erasme, à qui il offrit la cure d'Aldington dans son diocèse, ou ne voulut pas aliéner son indépendance, ou éprouva quelque scrupule à toucher les revenus d'un bénéfice sans en remplir les fonctions ; à la place des avantages qu'on lui proposait, il se contenta d'une pension de cent écus.

D'autres amitiés l'aidaient encore à supporter les petites misères dont il croyait avoir à se plaindre. Jean Fisher, Cuthbert Tunstall, Richard Pace l'entouraient d'égards et de sympathies ; André Ammonio, né à Lucques et établi en Angleterre, secrétaire du roi Henri VIII et nonce du pape, vivait avec lui sur un pied d'intimité. Mais le plus riche et le plus distingué de tous était Jean Colet, doyen de Saint-Paul, qui consacrait son immense fortune à fonder et à faire vivre au centre de Londres le collège de l'Enfant-Jésus. C'est à lui qu'Erasme dédia son ouvrage De duplici rerum ac verborum copia. Malgré les consolations et les ressources que lui offrait ce cercle d'hommes distingués à différents titres, les difficultés de la vie matérielle, la rudesse parfois choquante des moeurs nationales, peut-être aussi « le désir de voir et l'humeur inquiète », poussèrent Erasme à quitter définitivement 1 Angleterre en 1515.

Depuis ce moment jusqu'à la fin de 1521, sa vie ne fut qu'une suite de courses à peine interrompues. Tantôt il est à Bruxelles ou à Anderlach, tantôt à Louvain chez le professeur Jean Paludanus, ou à Anvers chez son ami Pierre Gille, dont le peintre Quintin Mätsys fit le portrait dans le même cadre que celui d'Erasme.

Cette période de sa vie est celle où sa gloire semble être le mieux affermie : il y est à la fois très admiré et très attaqué. Son Eloge de la folie avait soulevé dans le camp des théologiens quelques réclamations sans gravité. Martinus Dorpius, docteur de Louvain, qui fut en cette circonstance le porte-parole de ses collègues, se contenta aisément des explications fournies par Erasme, avec lequel il ne tarda pas à se réconcilier. Ces escarmouches, et même le combat acharné entre Reuchlin et les dominicains de Cologne, d'où sortirent les Epistolae obscurorum virorum de Hutten, ne faisaient pas prévoir les terribles batailles qui allaient se livrer le lendemain. On se plut à dire plus tard qu'Erasme avait pondu l'oeuf, et que Luther l'avait fait éclore ; mais, quoi qu'il faille penser de ce rapprochement, on peut affirmer que personne, à la veille de la Réforme, n'était disposé à voir dans Erasme un révolutionnaire dangereux. L'ouvrage même qui lui attira les attaques Tes plus sérieuses, son édition gréco-latine du Nouveau Testament, parut en 1516 avec une dédicace à Léon X. Malgré les audaces d'une exégèse qui n'est réservée que dans la forme, les approbations les plus flatteuses accoururent vers l'auteur de toutes parts : la seconde édition, qui parut en 1518, et qui est plus hardie que la première, fut recommandée par un bref du pape comme utile aux études sacrées. On ne se doutait guère alors que quarante ans après elle serait mise à l'index par le Saint-Siège. D'ailleurs, en couvrant l'ouvrage de sa haute protection, Léon X ne faisait que sanctionner le jugement de tout ce qu'il y avait d'illustre dans la chrétienté. Le cardinal Laurent Campège écrivait à Erasme qu'il avait dévoré son livre ; et Louis Vivès, qui passa à Paris peu de temps après que la seconde édition fut publiée, dit qu'il n'était bruit que de cet ouvrage dans toutes les conversations. En Allemagne, Wilibald Pirkheimer promettait l'immortalité a Erasme. En Angleterre ce fut un concert d'éloges : l'archevêque de Canterbury, les évêques de Rochester et de Winchester, furent au premier rang des admirateurs. Ajoutons que la version érasmienne du Nouveau Testament eut quatre éditions du vivant de l'auteur, et une cinquième l'année qui suivit sa mort.

Tant de gloire et de louanges ne vont pas sans beaucoup de critiques. Sans parler de querelles insignifiantes avec quelques moines, Erasme eut à combattre deux adversaires plus dignes de lui. Il eut une controverse des plus aigres avec le respectable et savant Le Fèvre d'Etaples ; et, tout en conservant une modération relative dans la forme, il se laissa souvent aller à une vivacité qui fut blâmée par ses amis de France, en particulier par Guillaume Budé. Son autre adversaire fut l'Ecossais Edouard Lee, maître ès arts à l'université de Louvain, qui fut depuis ministre d'Angleterre en Espagne et archevêque d'York. Il se déchaîna avec une extrême violence contre Erasme, qui essaya, mais vainement, en invoquant leur ancienne amitié, de lui faire suspendre le cours de ses attaques.

Il avait, pour s'en consoler, l'amitié d'Adrien d'Utrecht, qui fut pape sous le nom d'Adrien VI, celle de Canossa, légat du Saint-Siège en Angleterre, puis évêque d'Evreux, qui voulait se l'attacher à des conditions magnifiques, enfin les témoignages d'estime et d'admiration qu'il recevait de tous Tes pays, en particulier de la France, où François Ier, sous l'inspiration de Budé et de Guillaume Petit, lui proposait un canonicat avec une pension de mille écus. Il ne voulut ni renoncer à son indépendance, ni se compromettre au yeux de Charles-Quint en acceptant l'hospitalité de son rival. Lassé de ses voyages incessants, il cherchait une résidence qui pût lui assurer une tranquillité relative : c'est alors qu'il se souvint de Bâle, où dés l'année 1517 l'imprimeur Froben l'avait invité à venir en lui offrant la table et cent écus d'or par an. A la fin de l'année 1521 il se résolut à accepter ces propositions, tout en ayant soin de conserver un pied-à-terre a Louvain, où Conrad Goclenius fut chargé de lui louer une maison.

Il n'y avait pas longtemps qu'Erasme était établi à Bâle, lorsque Léon X mourut. Son successeur fut Adrien VI, l'ancien précepteur de Charles-Quint. Erasme, qui l'avait connu comme doyen de Saint-Pierre de Louvain, lui écrivit pour le féliciter et pour lui dédier une édition du commentaire d'Arnobe sur les Psaumes. Dans une autre lettre il lui proposait de lui indiquer un moyen de rétablir la paix de l'Eglise. Adrien lui répondit par deux brefs remplis de bienveillance, où il lui rappelait le temps qu'ils avaient passé ensemble à étudier la théologie, et où il l'exhortait à consacrer ses rares talents à la défense de la bonne cause. Malheureusement ce pape mourut dès 1523, sans avoir recueilli de ses vertus et de ses bonnes intentions d'autres fruits que l'ingratitude. Clément VII, qui lui succéda sans le remplacer, essaya sans grand succès d'appliquer aux maux de l'Eglise les remèdes d'une politique timide et cauteleuse. Erasme dut renoncer à son rôle de médiateur et de conseiller.

Son activité infatigable trouvait du reste un vaste champ pour se déployer. Editions nouvelles à préparer ou à surveiller, paraphrases, ouvrages originaux, lui apprêtaient une besogne qui se renouvelait sans cesse. C'est vers ce moment (1524) qu'il porta à sa perfection le livre qui a peut-être le plus contribué à rendre son nom populaire. Ce sont les Colloques, qu'il avait commence à composer depuis plusieurs années, et dont un certain nombre étaient déjà dans la circulation. Froben en avait publié une édition médiocre et incomplète, d'après un manuscrit communiqué par Holonius. La nouvelle édition fut revue et augmentée par l'auteur, qui la dédia à son jeune filleul Jean-Erasmius Froben, second fils de l'imprimeur.

Le succès fut considérable. Il s'explique par le charme d'un style toujours latin et toujours original, et par le don de traiter avec une vivacité gracieuse et parfois indiscrète la plupart des questions qui passionnaient les contemporains. A Paris, le libraire Collinet tira l'ouvrage à 24 000 exemplaires, qui furent enlevés. La destinée des Colloques fut curieuse. Tour à tour introduits, puis défendus dans les écoles, traduits dans plusieurs langues et mis à l'index, ils ont été dernièrement encore édités avec luxe. Ils seront toujours lus avec plaisir par ceux qui aiment à voir se jouer dans un latin élégant un esprit à demi attique, à demi gaulois. Ils devaient susciter à leur auteur des difficultés nombreuses et des ennemis acharnés. Parmi eux se signala au premier rang le syndic de la Faculté de théologie de Paris, le fameux Noël Béda. Ce fut entre Erasme et lui une longue guerre de plume, chacun épluchant les écrits de son adversaire, et y relevant, avec une précision qui nous fait sourire, un nombre monstrueux de mensonges et de blasphèmes. Malgré l'opposition de François Ier, qui, sous l'influence de sa soeur, « la Marguerite des Marguerites », favorisait alors toutes les libertés de la parole et de la pensée, Béda finit par obtenir de la Faculté de théologie, en 1526, une censure solennelle qui fut confirmée l'année suivante par les autres facultés. La comédie eut malheureusement un épilogue tragique. Louis de Berquin, grand admirateur d'Erasme, avait été poursuivi pour avoir traduit en français quelques-uns de ses opuscules, et n'avait dû la liberté qu'à l'intervention du roi. Malgré les avertissements réitérés d'Erasme, il eut l'audace de rendre aux théologiens attaque pour attaque, et il ne craignit pas de se porter accusateur contre Béda lui-même. Il fut jugé en 1529, et condamné à avoir d'abord la langue coupée, puis à être brûlé en Grève. Il subit son supplice avec courage. Erasme nous a transmis de cette scène un récit dont le ton grave et ému nous frappe au milieu des petites querelles littéraires ou théologiques qui forment la trame ordinaire de sa correspondance.

Ainsi il perdait en France son partisan le plus sincère. Déjà un parallèle qu'il avait établi entre Budé et le libraire Josse Badius dans la première édition du Ciceronianus (1528) l'avait brouillé avec une grande partie de ses amis de Paris. L'Allemagne ne lui donnait pas moins de sujets d'inquiétude et de tristesse.

Depuis longtemps il était en rapports avec Luther. En 1519 ils avaient échangé des lettres où les formules polies d'une part, respectueuses de l'autre, dissimulaient mal un certain embarras et des germes de défiance réciproque.

Il n'est pas difficile d'entrevoir la différence fondamentale de leurs points de vue. Erasme voudrait que la querelle se vidât en champ clos, entre théologiens et lettrés, avec les princes et le pape comme juges du camp. Luther, d'un jugement plus ferme et d'un plus sûr instinct, sent que tous les hommes ont le droit d'intervenir dans un débat qui intéresse le sort de tous ; si les doctes et les puissants de la terre ne veulent pas concourir à la Réforme, elle se fera malgré eux, peut-être contre eux. Partis à peu près du même point, Erasme et Luther devaient s'éloigner de plus en plus l'un de l'autre : presque alliés au début, ils finirent par être ennemis. Mais la situation beaucoup plus nette de Luther et ses idées plus arrêtées lui donnaient de grands avantages ; il marchait droit devant lui à travers les obstacles, tandis qu'Erasme, voyant les difficultés et non les solutions, les écueils et non le port, était condamné à louvoyer sans espoir et sans but. Dans les deux camps on l'accusa de trahison avec d'égales apparences de vérité ; il dut s'épuiser sans cesse en de stériles apologies, en efforts impuissants pour réconcilier des ennemis irréconciliables. Tantôt il écrit à Léon X pour s'excuser d'avoir parlé de Luther avec bienveillance ; tantôt (1520) il blâme la bulle du pape comme trop sévère, et regrette qu'on n'ait pas eu recours à la douceur plutôt qu'aux moyens violents.

Il critiquait, non sans raison, la maladresse de certains apologistes du Saint-Siège, Sylvestre Prieras et le cardinal Cajetan, qui, pour traiter une question brûlante, allaient emprunter des armes à la scolastique, ou, pour défendre le pape, s'appuyaient sur son infaillibilité. Mais qui pouvait plus éloquemment que lui-même plaider cette grande cause? Quel autre qu'Erasme tiendrait dignement tête à Luther? C'est ce que lui écrivirent tour a tour Léon X et Adrien VI ; c'est ce que lui répétaient à l'envi le roi d'Angleterre et le cardinal Wolsey. Luther de son côté n'était pas sans appréhension. Quelque confiance qu'il pût avoir dans son oeuvre, à ce moment décisif le talent et le nom même d'Erasme pouvaient être d'un grand poids dans la balance : quel encouragement à la défection qu'un exemple si illustre ! Il essayait donc, tantôt par des représentations polies, tantôt par de sourdes menaces, d'obtenir qu'il continuât à garder le silence. Erasme hésita longtemps. Plus d'une fois sans doute il prit la plume, et plus d'une fois il sentit « les mains paternelles tomber ». Mais il fallait prendre un parti : se taire davantage, c'était se faire le complice de Luther. Il se mit donc à l'oeuvre, et au mois de septembre 1524 le traité De libero arbitrio fut publié. Après l'avoir écrit, il hésitait encore à le faire imprimer.

Il ne s'était pas trompé sur l'explosion de fureur qui l'attendait. Sans tenir compte de sa modération et de sa courtoisie, Luther éclata en invectives à la fois irritées et dédaigneuses contre un ennemi dont les railleries le piquaient au vif, et qu'il affectait en vain de mépriser. Le traité De servo arbitrio, par lequel il lui répondit l'année suivante, inaugura entre eux la polémique personnelle, amère, injurieuse, qu'Erasme ne sut pas éviter dans l'Hyperaspistes, diatribe adversus Servum Arbitrium Lutheri. Dès lors ils ne gardèrent plus de mesure. On peut voir dans les Propos de table de Luther de quelle colère il a poursuivi Erasme jusqu'après sa mort ; celui-ci ne recouvra que par intervalles ce calme et cette dignité qui avaient été l'honneur de sa première attaque, et que son adversaire lui avait trop tôt fait perdre.

La haine et les injures de Luther ne réconcilièrent pas Erasme avec les théologiens catholiques. Un carme, prêchant à la cour du roi de France, signalait dans Erasme un précurseur de l'Antéchrist. Le dominicain Pierre le Cornu, commentant ces paroles : « Vous écraserez le Lion et le Dragon », expliquait le Lion par Luther et le Dragon par Erasme. A Louvain, le carme Nicolas d'Egmond, en Savoie le cordelier Jean Gache, en Italie Albert Pio, prince de Carpi, en Espagne Caranza, Pierre Victoria, et le plus fougueux de tous, Jacques Lopez de Stunica, faisaient retentir contre lui un concert d'imprécations, sans que les papes mêmes parvinssent à leur imposer silence. Un ancien ami, Jérôme Aléandre, lui faisait une guerre qui, pour être plus sourde, n'en était pas moins dangereuse. D'autres dégoûts venaient encore assaillir Erasme. Il avait recommandé au duc Georges de Saxe un gentilhomme allemand, nommé Henri d'Eppendorf. Récompensé de sa bienveillance par de mauvais procédés, peut-être par une perfidie, il se laissa engager dans une interminable guerre de plume avec un adversaire indigne de lui. Cependant celui qui l'avait attiré à Bâle, celui dont la sympathie le soutenait dans ses épreuves, l'imprimeur Jean Froben, était mort à la fin de 1527. La révolution religieuse qui avait éclaté à Bâle, chassé les moines, aboli la messe, et amené au pouvoir Oecolampade et ses partisans, rendait la situation d'Erasme presque intolérable. En butte aux attaques, aux calomnies, aux menaces, il résolut de quitter la ville. Il obtint, non sans peine, l'autorisation des nouveaux magistrats, et, au mois d'avril 1529, s'étant fait précéder de ses effets et de ses livres, il se rendit, on pourrait presque dire qu'il s'enfuit, à Fribourg en Brisgau.

Il reçut d'abord l'hospitalité dans un hôtel qui avait été commencé pour l'empereur Maximilien, mais qui était resté inachevé. Sa demeure était contiguë à un couvent de franciscains avec lesquels il vécut en bonne intelligence. Il acheta plus tard une maison qui lui coûta, dit-on, plus de mille ducats. On voit que sa pauvreté, dont il se plaint souvent, n'était que relative.

En quittant Bâle, il n'avait pas dit adieu à tous ses ennuis. Dans sa nouvelle résidence, il regretta souvent l'ancienne. Il n'avait pas à Fribourg d'amis toujours prêts à lui venir en aide ; ses pensions étaient mal payées, et les difficultés pécuniaires venaient s'ajouter à ses autres embarras. Il était en butte aux attaques de Gérard Geldenhauer, plus connu sous le nom de Gérard de Nimègue. Erasme l'avait connu à Louvain. Ce Vulturius Neocomus, comme il l'appelle, avait été autrefois attaché à Philippe de Bourgogne, évêque d'Utrecht. Ayant embrassé le luthéranisme, il imagina d'envoyer à la diète de Spire de prétendus extraits des lettres d'Erasme, composés de façon à le représenter comme inféodé à la cause des hérétiques. Erasme se plaignit de ce procédé dans deux lettres qui n'aboutirent qu'à provoquer de nouvelles calomnies. Malgré ces tristesses, malgré le poids de la vieillesse qu'il sentait s'aggraver sur sa tête, il avait conservé toute son activité : c'est par un travail obstiné qu'il se reposait de ses luttes et de ses chagrins. Il publia en 1531 les six premiers livres de ses Apophthegmes, paraphrasés plutôt que traduits de Plutarque, et dédiés au jeune duc de Clèves. La première édition ayant été rapidement enlevée, il en fit paraître une seconde, augmentée de deux livres nouveaux.

Cependant les tracas qui l'assaillirent à Fribourg, les tristes nouvelles qu'il recevait d'Angleterre, où Thomas Morus et Jean Fisher allaient mourir sur l'échafaud, les critiques puériles et les taquineries incessantes que lui attirait en Italie sa franchise à l'égard des cicéroniens, tout contribuait à le fatiguer, à l'assombrir, et, dans une âme vivante, à faire naître le désir de la mort. II était rentré à Bâle au mois d'août 1535, et il travaillait activement à l'impression du Prédicateur évangéligue, son dernier ouvrage, plein de détails précieux pour l'histoire de la chaire chrétienne au seizième siècle. C'est à ce moment, à la veille de sa mort, qu'on vint lui offrir de tardifs honneurs et la récompense de services longtemps méconnus. Paul III, récemment monté sur le trône pontifical, le nomma, le 1er août 1535, à la prévôté de Deventer. il ne voulait pas s'en tenir là : son intention était de le faire cardinal, après lui avoir donné des bénéfices jusqu'à concurrence de 5000 ducats de revenu. Erasme, malade et épuisé, dut se dérober aux dignités qui venaient le chercher. Il ne fit même pas usage auprès de la gouvernante des Pays-Bas du bref papal qui lui avait été expédié. Il sentait la mort approcher. Au commencement de 1536, il prédit qu'il ne verrait pas la fin de l'année. Il prit avec calme ses dernières dispositions. Il désignait pour son légataire universel Boniface Amerbach, et pour ses exécuteurs testamentaires Jérôme Froben et Nicolas Episcopius. Il vendit sa bibliothèque au Polonais Jean de Lasco.

Il mourut avec une dignité tranquille et résignée, dans la nuit du 11 au 12 juillet 1536, et fut enterré dans la cathédrale de Bâle. Les magistrats de la ville chargèrent Guillaume de Lisle, prévôt de l'église d'Aix-la-Chapelle, de prononcer son oraison funèbre. Deux autres panégyriques furent prononcés, l'un par Oswald Myconius, de Lucerne, ministre de l'église de Bâle, et l'autre par Jean Hérold, au nom de l'université.

La ville de Rotterdam, patrie d'Erasme, lui éleva, en 1545, une statue de bois, qui, jetée à bas par les Espagnols en 1572, fut remplacée par une statue de bronze. En 1672, la population la renversa, et voulait la fondre. La ville de Bâle ayant proposé de l'acheter à quelque prix que ce fût, les habitants de Rotterdam se ravisèrent, et replacèrent la statue sur son piédestal, où l'on peut encore la voir aujourd'hui.

Bien que nous ne voulions étudier qu'une partie de l'oeuvre d'Erasme, il nous a semblé nécessaire de présenter en raccourci un tableau complet de sa vie. Le temps où il est né, son éducation, les luttes qu'il a eu à soutenir, les difficultés au milieu desquelles il s'est débattu, aident à comprendre son caractère et ses idées.

Si l'on cherche à classer les questions dont il s'est préoccupé, on peut les ramener à trois groupes : questions théologiques, littéraires, et pédagogiques. Ce sont ses travaux pédagogiques que nous nous proposons d'analyser.

Erasme n'est pas, à proprement parler, un homme d'école. Il n'a pas, comme un Rollin ou un Jean Sturm, consacré sa vie à l'éducation de la jeunesse, et consigné dans ses écrits les résultats d'une longue expérience. C'est un esprit vif et libre qui s'intéresse à toutes les controverses contemporaines, et un publiciste qui, en combattant la routine scolastique, ou en essayant de mettre en lumière les méthodes de l'antiquité, trouve l'occasion d'exposer des vues personnelles. Il avait enseigné lui-même. Pendant son séjour en Angleterre (1509-1515), il fît à Cambridge un cours public et gratuit de langue grecque. Il avait auparavant donne ses soins à l'éducation de Lord Mountjoy, de Christiern de Lübeck, et surtout d'Alexandre d'Ecosse, archevêque de Saint-André. Il nous a conservé un plan d'études qu'il fit suivre à celui-ci pendant le temps qu'ils passèrent ensemble à Sienne. Erasme a compose d'ailleurs des traités élémentaires, à l'usage des écoliers plus encore que des maîtres. Sa traduction de la grammaire grecque de Théodore Gaza, son abrégé des Elegantioe de Laurent Valla, sont ce qu'on appelle aujourd'hui, en style de librairie, des ouvrages classiques. Son De civilitate morum puerilium est une Civilité puérile et honnête. Les deux traités De conscribendis epistolis et De duplici rerum ac verborum copia peuvent, malgré l'étendue de certains développements, être considérés comme des manuels de rhétorique. Les Adages et les Colloques sont moins faciles à ranger dans une catégorie distincte. Les Adages sont un répertoire inépuisable pour l'étude du grec et du latin, de la littérature et de la mythologie anciennes. Mais cette richesse est un peu confuse : le plan paraît vague ou superficiel ; dans le détail, l'auteur se laisse entraîner par sa facilité, et court d'un objet à un autre, sans qu'on puisse souvent bien comprendre où il va. L'esprit et l'agrément qui brillent dans tout le livre ne sauraient suppléer absolument aux qualités d'ordre et de méthode qu'on recherche dans un ouvrage scolaire. Quant aux Colloques, bien qu'Erasme, dans sa dédicace à son filleul Jean-Erasmius Froben, et dans une apologie écrite plus tard, les présente comme un livre inoffensif, destiné à former le style latin des enfants, il est difficile de n'y pas reconnaître une satire plus qu'un livre de classe. Il y est question de bien des choses dont un écolier ne doit pas entendre parler, surtout par son professeur. Le succès éclatant qui accueillit les Colloques, et les censures répétées dont ils furent l'objet, prouvent que les deux partis y virent, non sans raison, une arme de guerre plutôt qu'un instrument de travail.

Dans le spirituel dialogue qui a pour litre : De recta pronuntiatione graeci et latini sermonis, Erasme, à propos de la manière de prononcer et d'accentuer le latin et le grec, fait de nombreuses digressions de côté et d'autre. Tantôt il disserte sur les qualités essentielles d'un grammairien ; tantôt il se demande si l'éducation publique doit être préférée à l'éducation particulière ; ici il expose un programme d'études, là il indique les conditions nécessaires pour un bon recrutement des professeurs. C'est un livre de polémique, plein de vues ingénieuses que l'auteur d'un traité dogmatique pourrait mettre à profit : il suffirait de trouver un lien qui réunît toutes ces idées diverses, dont l'unité est difficile à saisir.

Il y a plus de méthode dans les deux ouvrages intitulés : De ratione studii et De pueris statim ac liberaliter instituendis. Dans le premier, l'auteur trace les principales règles à suivre pour donner à un enfant une solide instruction littéraire. Comment convient-il d'apprendre la grammaire? Par quels procédés doit-on cultiver la mémoire? Comment faut-il expliquer les textes latins et grecs? Telles sont les questions qu'il examine. Le second ouvrage a un cadre plus large. Il traite de l'éducation dans son ensemble, des éléments essentiels qui y concourent, la nature, la méthode et l'exercice, de la manière de les mettre en oeuvre, de l'âge où il vaut le mieux faire commencer les études, du choix d'un maître, de l'art d'instruire les enfants en les amusant, et sans les soumettre à la discipline barbare qui régnait dans les écoles du moyen âge. Ce traité de pédagogie, resserré en un assez petit nombre de pages, est l'oeuvre la plus méthodique, sinon la plus brillante, qu'Erasme ait composée sur cette matière.

On peut se figurer, par ce qui précède, quelle place Erasme doit occuper dans une histoire de l'éducation.

Ce n'est pas, comme Montaigne ou J.-J. Rousseau, un philosophe qui, dans une étude profonde de l'esprit humain ou dans une critique attentive des méthodes antérieures, trouve les éléments d'une méthode nouvelle. L'esprit d'Erasme n'est ni assez hardi ni assez rigoureux pour construire de toutes pièces un système dans lequel viennent s'ordonner harmonieusement les idées de détail fournies soit par l'histoire, soit par l'observation personnelle. D'autre part, il a l'intelligence trop vive et trop primesautière pour se contenter d'amasser, avec une longue patience, des matériaux qui puissent servir soit à éclairer le passé, soit à préparer l'avenir. Son rôle est intermédiaire. Aux idées générales, aux intuitions personnelles qui éclatent parfois dans ses écrits et illuminent tout ce qui les environne, se joignent une foule de remarques utiles et fines, que lui suggèrent son esprit alerte et son érudition toujours en éveil. Ce n'est ni un inventeur, ni un compilateur, quoiqu'il tienne de l'un et de l'autre. II ne s'aventure guère que sur les traces des anciens ; mais il sait s'approprier ce qu'il emprunte, et rester original en imitant.

Ce double caractère ne s'explique pas seulement par la nature même d'Erasme, mais par les circonstances au milieu desquelles il s'est développé.

II naquit au moment où le moyen âge faisait place aux temps modernes. En Italie, depuis une cinquantaine d'années, les études littéraires et philologiques étaient entrées dans la voie de la Renaissance, où les arts les avaient précédées. Emmanuel Chrysoloras, Guarino, François Philelphe, Laurent Valla, soit par leur enseignement, soit par leurs écrits, avaient popularisé les chefs-d'oeuvre antiques, et commencé à dissiper les ténèbres accumulées depuis plusieurs siècles. Mais quelques rayons seulement de cette lumière nouvelle avaient pénétré au delà des monts. La scolastique régnait encore à l'université de Paris. En Allemagne, Rodolphe Agricola avait donné un brillant exemple, plutôt que fondé une tradition. Les professeurs du collège de Deventer, où Erasme s'initia aux lettres anciennes, étaient moins remarquables par leur savoir que par leur zèle et leur piété. Erasme à ses débuts se trouva donc sans guide et sans appui. La mauvaise volonté de ses tuteurs l'empêcha d'étudier dans une université. Il fut, pour employer une expression qui lui est familière, son propre maître (autodidaktos). On peut attribuer à cette situation toute particulière deux des traits qui le caractérisent : une complète indépendance à l'égard de ses contemporains, et une admiration profonde et fidèle pour les anciens, ses véritables maîtres, les seuls auxquels il se fit gloire de se rattacher directement.

C'est à eux qu'il va demander les principes de sa pédagogie. Ils lui offraient un système complet et harmonieux, dont toutes les parties sont concertées pour atteindre un but parfaitement défini. C'est l'éducation politique et oratoire, nécessaire à des peuples qui, ne mettant rien au-dessus de la cité, devaient se préoccuper avant tout de former des citoyens et des hommes d'Etat. Aristote. dans sa Politique, avait donné la théorie de cette éducation ; le dialogue De l'Orateur, de Cicéron, nous la montre, dans sa prospérité et dans sa décadence, étroitement liée aux destinées de la chose publique. Le christianisme, qui changea la face de l'univers, établit l'éducation sur des bases nouvelles. La patrie d'un chrétien n'est pas de ce monde : il doit sans cesse lever les yeux vers le ciel, et la vie présente ne doit être pour lui qu'une méditation de la vie future. Le corps n'est rien qu'un obstacle : plus il s'affaiblira, plus l'âme deviendra pure et forte. Ainsi, plus d'éducation physique : l'ascétisme détrônera la gymnastique. Il faut faire son salut ; tout ce qui ne tend pas directement à ce but devra être retranché, et saint Grégoire le Grand reprochera à l'évêque de Vienne, Didier, qui s'occupait de l'enseignement des belles-lettres, de joindre les louanges de Vénus à celles du Christ.

Pendant qu'à l'ombre des cloîtres grandissait la scolastique, cette fille de l'Eglise souvent reniée par sa mère, la société laïque et la société religieuse vivaient côte à côte, sans pouvoir ni assurer leur indépendance mutuelle, ni arriver à l'unité. De là deux races d'hommes, nécessaires et odieuses l'une à l'autre : les soldats et les clercs. Elles se rapprochaient par leurs vices, car le développement exclusif d'une partie de la nature humaine avait produit son effet ordinaire : le moine voué à la vie contemplative, et l'homme d'armes qui ne savait pas signer son nom, étaient semblables par leurs débauches et leur bestialité.

Erasme avait assisté à ce triste spectacle. Dans tous ses écrits, mais plus particulièrement dans ses Colloques, il a poursuivi de ses traits satiriques le franciscain qui monte en chaire ou dit la messe, encore chancelant de l'ivresse de la nuit, et le soudard à la voix enrouée qui mêle les blasphèmes aux prières, et se recommande à saint Georges ou à sainte Barbe avant d'aller détrousser les passants sur la route. Il est aisé de comprendre qu'à la vue de ces désordres, il se soit réfugié par la pensée au sein de ces sociétés antiques, si belles même dans leurs mauvais jours, et qui lui apparaissaient plus majestueuses et plus sereines encore dans les oeuvres des grands écrivains où il les étudiait.

Il vit au milieu d'eux ; c'est avec eux qu'il travaille et qu'il se repose ; ils le suivent dans ses voyages ; à force de les lire et de les relire, il s'est si bien nourri de leur substance que leur pensée ne fait plus qu'une avec la sienne, et que l'écrivain du seizième siècle est devenu le contemporain de Quintilien ou de Cicéron. Il oublie que bien des siècles se sont écoulés depuis que ces grands hommes parlaient et écrivaient ; et en répétant tel ou tel de leurs préceptes, excellent en lui-même, il ne voit pas ou ne veut pas voir que le changement des temps et des moeurs lui a fait perdre son application. C'est ainsi qu'en ce qui touche la rhétorique, il reproduit la plupart des prescriptions minutieuses par lesquelles les anciens formaient lentement le futur orateur. Au temps d'Erasme, on ne pouvait guère être éloquent que la plume à la main ou en chaire ; et pourtant il y a dans Erasme bien des règles qui ne conviennent qu'à lu tribune. Il semble attribuer trop d'importance à la rhétorique., et l'usage qu'il en fait lui-même nous paraît souvent fastidieux. C'est la conséquence inévitable de tout système qui essaie d'enfermer des idées dans des moules pour lesquels elles ne sont point faites. Erasme, adversaire des cicéroniens, tombait dans la même erreur qu'eux, lorsqu'il cherchait en arrière, et non en avant, la voie de la pensée humaine.

Il voyait plus juste en morale. Admirateur sincère de la sagesse païenne, de cette philosophie sereine et tempérée qui éclaire comme une douce lumière les écrits d'un Cicéron ou d'un Plutarque, il reconnaissait bien toute la profondeur de la religion chrétienne, la supériorité de son principe, le don merveilleux qu'elle a de relever les humbles et de consoler des douleurs qui semblent désespérées. Erasme rêvait de concilier la modération parfaite de l'antique sagesse avec la sublimité pénétrante du mysticisme chrétien ; il adorait Jésus, mais il aurait volontiers canonisé Socrate. On lui a reproché comme une hérésie ce qu'on aurait pu pardonner comme l'illusion généreuse d'un grand esprit. Ses idées à ce sujet étaient peut-être d'ailleurs moins chimériques que ne l'ont dit ses détracteurs. Le mot de philosophie chrétienne existe, et, comme l'a fait remarquer M. Nisard, c'est à Erasme que nous le devons.

Sur d'autres points, ses tentatives pour renouer la tradition antique ont donné prise à de moins vives attaques. 11 n'avait pas de peine à montrer, après la plupart des humanistes italiens, que dans l'enseignement de la grammaire il fallait rompre ouvertement avec la routine du moyen âge, avec les successeurs attardés d'Alexandre de Villedieu ou d'Evrard de Béthune, et se ranger du côté de ceux qui, comme Laurent Valla, allaient puiser le latin aux vraies sources, c'est-à-dire dans les auteurs de l'antiquité classique, dans Cicéron et dons Quintilien.

Cette réaction, comme toutes les autres, eut ses excès. On se persuada trop facilement que l'esprit humain était demeuré stationnaire pendant plusieurs siècles ; on ne vit pas quelles raisons historiques expliquaient et jusqu'à un certain point justifiaient le latin du moyen âge ; on oublia surtout les services réels que la dialectique avait alors rendus à la science grammaticale. On continua d'employer le mot de substantif, sans se rappeler que c'était un legs de ce temps si décrié ; on se moqua beaucoup des modi significandi, mais on ne songea pas à se demander si cette expression soi-disant obscure ne couvrait pas une théorie juste et utile. Nous ne devons pas nous montrer sévères pour les hommes du quinzième et du seizième siècle qui renversèrent 1'oeuvre de leurs devanciers sans trop penser à en utiliser les matériaux. Dans leur hâte d'échapper à la routine, ils renoncèrent aux avantages que donne la tradition, et ils remontèrent à douze siècles en arrière pour chercher le chemin du progrès. Ces réformateurs impatients eurent une ambition modeste ; ils se bornèrent à constater l'usage des meilleurs auteurs sans prétendre à découvrir les lois des langues anciennes : leur idéal fut un dictionnaire complet du latin classique.

Erasme n'eut pas de visées plus hautes ; mais son bon sens l'empêche d'admettre les conséquences dernières de ce système, et de tomber dans les exagérations absurdes des littérateurs ultramontains. Dans la théorie et dans la pratique, il sut garder un juste milieu, et, tout en faisant la guerre à la barbarie du moyen âge, il ne se crut pas obligé d'être plus cicéronien que Cicéron.

Il comprit qu'on pouvait dérober aux anciens autre chose que leur style : il aperçut tout ce que leurs écrits renferment de principes éternellement vrais, de préceptes toujours utiles, trésors de bon sens oubliés depuis si longtemps qu'ils paraissaient avoir le mérite de la nouveauté. En ce qui concerne la première éducation, Erasme a reproduit, avec un accent personnel et une véritable émotion, les conseils si éloquents et si sages que Plutarque et Aulu-Gelle adressaient aux mères de famille sur la nécessité de nourrir elles-mêmes leurs enfants, et de leur donner, avec leur lait, la semence des vertus qui seront le meilleur de leur héritage. Avec Quintilien, Erasme ne dédaigne pas d'entrer à l'école primaire ; il assiste aux humbles exercices de ces écoliers nouveau-nés : rien ne lui est indifférent, ni les alphabets enluminés à leur usage, ni les tablettes enduites de cire sur lesquelles ils apprennent à tracer leurs lettres, ni même les gâteaux et les bonbons qui servent à récompenser leur bonne volonté. Il les suit dans leurs jeux ; car les enfants doivent beaucoup jouer, et le travail même ne doit être pour eux qu'un amusement Mais il se fâche tout rouge, si le maître fait mine de montrer sa férule. Comme Horace, qui gardait rancune à Orbilius, le grammairien « ami des coups », comme Montaigne, qui s'emporte contre les écoles de son temps, « vraies geôles de jeunesse captive », Erasme, qui se souvenait de son enfance, a fait une guerre acharnée à ces croquemitaines qui dégoûteraient de l'étude l'élève le plus laborieux. Il voudrait, lui aussi, que les classes fussent « jonchées de fleurs et de feuillées », et non « de tronçons d'osier sanglants ». Un peu plus tard, lorsque l'enfant devenu presque un jeune homme fera connaissance avec les grands écrivains de l'antiquité grecque et latine, il faudra que son professeur s'inspire des mêmes principes. Il devra inculquer à ses élèves non seulement l'admiration, mais l'amour des belles choses et des grands hommes. Pourra-t-il y réussir, s'il ne sait pas lui-même être aimable, proportionner ses explications, soit au texte qu'il commente, soit à l'âge de ceux qui l'écoutent, leur distribuer l'instruction peu à peu, et pour ainsi dire par petites bouchées, enfin éviter de plus en plus le pédantisme, à mesure qu'il sera plus près d'être un savant? Ces conseils-là sont bien vieux, mais ils seront éternellement jeunes. Erasme les retrouvait dans Quintilien, à qui son expérience et son amour pour ses élèves les avaient dictés.

Il ne faudrait pas croire cependant que toute l'originalité d'Erasme consiste à rajeunir la sagesse antique. Il était trop de son temps pour ne pas sentir qu'une éducation purement littéraire et oratoire était insuffisante, et que l'étude des mots doit être surtout une préparation à celle des choses. Ce littérateur, qui passait sa vie dans son cabinet ou dans une imprimerie, ce voyageur qui, en traversant les Alpes, s'amusait à composer des vers latins, et, après avoir visité la Rome de Jules II, ne retenait pas le nom de Michel-Ange, a pourtant insisté avec beaucoup de force sur la nécessité d'étudier la nature et de s'intéresser à toutes les manifestations de l'activité humaine. Avant Rabelais et Louis Vivès, avant Luther et Mélanchthon, il nous a recommandé d'observer les plantes et les animaux, de retrouver par nous-mêmes et de vérifier par nos propres yeux ce que nous en ont dit les auteurs anciens, enfin de compléter et de vivifier la « science purement livresque » par la connaissance et le sentiment de la réalité. Déjà Rodolphe Agricola, dans une sorte de programme composé sous forme de lettre, avait prêché l'étude des sciences naturelles avec cette ardeur et cette soif d'apprendre qui furent peut-être cause de sa mort prématurée. Mais ce n'était là qu'une rencontre heureuse et un accident de génie. Erasme a la gloire d'être revenu à plusieurs reprises sur cette idée, d'avoir compris lui-même la valeur d'une science que personne ne lui avait apprise, enfin de l'avoir expressément inscrite dans le plan d'études qui se trouve dans son traité De recta pronuntiatione.

Il a donné une autre preuve, non moins frappante, de cette admirable ouverture d'esprit qui l'a fait comparer à Voltaire. Seul peut-être au seizième siècle, avec Vives, il s'est posé le problème de l'éducation des femmes, qui est si loin encore d'être résolu aujourd'hui. En pareille matière, il ne pouvait s'inspirer des anciens, bien que Plutarque et Xénophon aient laissé sur cette question quelques lignes gracieuses et fines. C'est bien en lui qu'il dut chercher ses ressources. Ce fils naturel, orphelin de père et de mère à treize ans, élevé par des moines, devenu moine lui-même, osa aborder ce sujet, délicat entre tous, et qui ne devait que bien plus tard tenter d'autres grands esprits.

Faut-il instruire les femmes? Il y avait quelque hardiesse à poser cette question. L'Eglise qui, à certains égards, avait tant fait pour la femme, s'était bien gardée de l'égaler à l'homme. Au quinzième siècle, François Philelphe, parlant de l'éducation à donner aux jeunes filles, n'entend par là que l'éducation morale, destinée à les préserver des fâcheux désordres où, à l'en croire, elles se laissaient trop souvent entraîner. Les conserver chastes jusqu'au mariage, c'était, de l'avis de bien des gens, le seul but que l'on pût raisonnablement se proposer. Erasme ne partage point cette opinion ; il veut que nous concevions pour nos soeurs et pour nos femmes une ambition plus haute. La mère doit être le premier maître d'école ; mais que pourra-t-elle apprendre à ses enfants, si on ne lui a rien appris à elle-même? La femme ne doit pas seulement être fidèle à son mari, mais le retenir à son foyer par le charme de son commerce et l'attrait de sa conversation. Quelle femme saura le mieux remplir ce devoir? Celle qui, sotte et ignorante, n'est bonne tout au plus qu'à filer sa quenouille, ou celle qui. aimable et instruite, sans négliger ni le métier ni l'aiguille, aura meublé son esprit non de romans ineptes, mais de lectures sérieuses et variées? Les exemples fameux ne manquaient pas à l'appui de ce raisonnement. En Allemagne, les soeurs de Wilibald Pirkheimer et la fille de Conrad Peutinger, Isabelle la Catholique en Espagne, en Angleterre les filles de Thomas Morus, prouvaient par d'illustres témoignages que l'intelligence féminine, soigneusement cultivée, peut produire sinon les mêmes fruits que celle de l'homme, du moins des fruits aussi riches et aussi beaux. Bien loin de corrompre les moeurs, le travail est la meilleure sauvegarde de la chasteté. Quand une femme partage son temps entre les soins du ménage et les études littéraires, il ne lui reste pas de loisir pour s'abandonner à des rêveries énervantes ou pour écouter des conversations dangereuses. S'il est du devoir d'un père de veiller à 1 éducation de sa fille, un mari devrait faire instruire sa femme, ne fût-ce que par calcul. On reconnaît dans ces conclusions les idées sensées et viriles que Molière développera plus tard dans l'Ecole des Femmes. Il y a quelque plaisir à constater l'accord de deux grands esprits sur une question si débattue.

Nous avons essayé de faire connaître le programme d'Erasme dans ses points principaux : retour aux anciens ; langues classiques étudiées dans les sources ; et non plus dans des manuels démodés et barbares ; exercices de rhétorique substitués à une dialectique inutile et obscure ; philosophie païenne corrigée et épurée sous l'influence du christianisme ; étude de la nature venant animer et faire vivre les études littéraires ; diffusion la plus large possible des connaissances humaines mises à la portée de tous, sans distinction d'âge ni de sexe. C'est beaucoup sans doute, mais ce n'est pas assez.

Un philosophe comme Rabelais ou Montaigne n'est pas tenu de nous indiquer les moyens nécessaires pour appliquer les idées qu'il préconise : c'est à nous de marcher dans la voie qu'il nous trace, et de mettre en pratique les règles et les principes qu'il nous a légués. Mais à un homme comme Erasme, qui, non content d'arrêter les grandes lignes d'un système, entre souvent dans les détails les plus minutieux, nous avons le droit de demander sur tous les points difficiles une solution précise. Dans la route où il s'est engagé, il doit aller jusqu'au bout. Erasme reste souvent à mi-chemin. Il laisse sans réponse les questions qu'il a formulées, ou, ce qui revient à peu près au même, il nous donne plusieurs réponses différentes, nous laissant le soin de choisir celle qui nous agréera le plus. Faut-il proférer l'éducation particulière ou l'éducation publique? Quelle améliorations convient-il d'introduire dans l'organisation matérielle de l'enseignement secondaire? D'après quels principes doit s'opérer le recrutement des professeurs? Sur ces divers points, l'opinion d'Erasme demeure indécise. Tantôt il se prononce nettement pour le système des écoles publiques ; tantôt, frappé des excès qui le déshonorent, il conseille aux pères de famille de confier leurs enfants à un maître qui ne se chargera que de cinq ou six élèves à la fois. Il déplore très vivement que les écoles soient tenues aussi salement que des « étables de porcs ». Il se plaint que les administrateurs des collèges songent à s'enrichir plutôt qu'à favoriser les progrès des éludes. Mais à ce mal il n'indique point de remède, et ses critiques, si fondées qu'elles puissent être, manquent d'autorité.

Il est plus explicite en ce qui regarde le choix des professeurs. Il ne se contente pas de regretter que l'emploi de maître d'école, « le plus beau après celui de roi », soit jeté à la tête du premier venu qui se sera fait nommer maître ès arts il y a trois jours, et qu'on donne comme une aumône ce qui devrait être réservé comme un titre d'honneur. Il cherche sérieusement ce qu'il conviendrait de faire. L'argent ne suffit pas : à Paris on a fondé des bourses nombreuses pour les étudiants pauvres ; en Angleterre les collèges ressemblent à des palais ; et cependant les études continuent de languir, la barbarie de prospérer. Deux choses sont essentielles, dit Erasme : choisir les maîtres avec soin, et proportionner leurs appointements à leur mérite. Il faut renoncer à la fâcheuse habitude qui s'est établie de confondre le maître et l'étudiant, celui qui enseigne et celui qui apprend. Le professeur doit avoir un certain âge, et, quelle que soit la spécialité à laquelle il veut se consacrer, il faut qu'il ait parcouru le cercle entier des études : il n'enseignera pas bien, s'il ne sait pas beaucoup plus que ce qu'il enseigne. L'important n'est pas de le rétribuer magnifiquement, mais de mesurer les honoraires aux progrès du zèle et du talent. On tâchera de lui susciter des rivaux, pour empêcher son ardeur de se refroidir. Autant que possible, on le choisira parmi les gens bien élevés ; et, par l'accueil qu'on lui fera dans la bonne société, on l'accoutumera à s'y plaire et à y demeurer.

Rien ne manquerait à tant de conseils excellents, si Erasme n'avait négligé de nous indiquer les voies et moyens propres à recruter ce corps d'élite. Il ne veut pas entendre parler des moines, et on comprend de reste qu'il ne fut pas disposé à trop d'indulgence pour eux. Il n'aime pas davantage ces Fratres collationarii, demi-religieux, demi-laïques, qui « font leur nid » partout où il y a de l'argent à gagner, mais qui, sous le nom d'hiéronymites, ne valent pas mieux que les dominicains ou les franciscains. Que faire alors? Erasme rappelle l'heureuse tentative de Jean Colet, qui avait mis à la tête de son école de l'Enfant-Jésus un homme marié, un père de famille. Faudra-t-il donc demander à la société laïque ce que nous ne pouvons trouver chez les religieux? Erasme n'ose pas le dire nettement. Personne, au lendemain du moyen âge, ne pouvait songer à séculariser l'enseignement : les esprit étaient habitués de trop longue main à considérer l'école comme une annexe de l'église. Lorsque Luther et Mélanchthon organiseront en Saxe l'enseignement protestant, ils suivront les errements catholiques : ils verront dans les fonctions de régent une préparation à celles de pasteur, et l'école sera considérée comme une pépinière de ministres évangéliques. Quand même Erasme, devançant ses contemporains, eût rêvé une éducation purement laïque, qui sait même? une éducation distribuée par la commune ou par l'Etat, il ne dépendait pas de lui de changer si vite le courant de l'opinion, et de déposséder l'Eglise d'un privilège qui lui était acquis depuis si longtemps. On ne peut du reste que conjecturer ce qu'il pensait à ce sujet : nulle part il n'a dit une parole décisive, ni donné de gages sérieux à l'un ou à l'autre parti.

L'opinion d'Erasme est souvent incertaine, alors même qu'il semble vouloir l'exprimer. Sur certains points il est plus réservé encore ; il évite ou il oublie de toucher à des questions que nous aurions aimé à voir traiter par lui. Ainsi la plupart de ses observations s'appliquent à l'éducation d'un élève unique. Comment devrait-on s'y prendre, s'il s'agissait non plus d'un individu, mais d'un groupe? La méthode ne peut rester absolument la même. Quelles modifications faudrait-il introduire, soit dans la manière d'enseigner, soit dans les récompenses et les punitions? La discipline ne devrait-elle pas être plus sévère? et dans quelle mesure? Le silence d'Erasme est d'autant plus regrettable que ces problèmes scolaires sont plus que jamais à l'ordre du jour, et que nous serions heureux d'avoir sur ces matières l'opinion d'un maître tel que lui.

Il n'a parlé de l'enseignement supérieur que pour le critiquer en quelques mots brefs et dédaigneux. Il s'est moqué de ces « recteurs », de ces « doyens », de ces « chanceliers », de ces « bedeaux », de cette hiérarchie pompeuse et de ce cérémonial imposant qui faisaient ressembler les universités à de véritables « royaumes littéraires ». Pouvons-nous nous contenter de cette exécution sommaire, et n'avons-nous pas le droit de demander à l'auteur les considérants qui motivent son arrêt? On devine sans peine que ce grand ennemi de la scolastique devait juger sévèrement ces universités encore imbues de l'esprit du moyen âge, aveugles autant qu'ardentes ennemies de toutes lumières et de tout progrès. D'autre part, il est permis de croire que la décadence présente de ces grands corps ne lui faisait pas oublier leur gloire passée, et que, même en voyant devant lui Noël Béda, if se souvenait de Gerson. Il pouvait hésiter d'ailleurs à porter la main sur un édifice consacré par les siècles, et penser, comme il l'écrivait à Mélanchthon, qu'avant de renverser la vieille maison il faut être prêt à en reconstruire une nouvelle. Quoi qu'il en soit, si, comme cela est vraisemblable, il estimait que des réformes fussent nécessaires dans le haut enseignement, il ne s'est nulle part expliqué à ce sujet. Cette lacune s'explique d'ailleurs, comme plusieurs autres, par l'extrême mobilité d'un esprit qui vole d'objet en objet sans s'arrêter sur aucun, qui s'élance souvent sans savoir où il va, qui, en revenant vingt fois sur la même question, néglige vingt fois la question voisine, enfin qui parcourt en tous sens un champ immense sans avoir jamais un but fixe ni un plan arrêté.

Les idées qu'Erasme a cherché à faire prévaloir en fait d'enseignement secondaire ont été en partie adoptées par les éducateurs du seizième siècle. Jean Sturm chez les protestants, chez les catholiques les jésuites, se sont approprié ce qui dans sa pédagogie est relatif aux exercices écrits, à l'explication des auteurs, à l'art d'instruire en amusant et d'ordonner une classe comme un petit drame bien fait. Cette tradition s'est perpétuée jusqu'à nos jours ; nos professeurs suivent encore, sans le savoir, les conseils donnés par Erasme, et les amplifications auxquelles on exerce les élèves de rhétorique ne diffèrent pas essentiellement de celles que recommandait l'auteur du traité De duplici copia.

Et cependant peut-on croire qu'il serait satisfait de notre système d'éducation? Ne se plaindrait-il pas que sur bien des points on n'a guère profité de ses conseils? qu'on donne aux enfants une instruction trop « livresque » ? qu'on ne leur apprend ni à regarder la nature, ni à la comprendre? Il ajouterait que, pas plus aujourd'hui que de son temps, on n'accorde à l'éducation du corps le rang qui lui appartient, que le mot de gymnastique est fort à la mode, mais que la chose est fort peu pratiquée. Peut-être regretterait-il qu'en supprimant la férule, on n'ait pas su y substituer des punitions plus intelligentes et plus efficaces. Il dirait que la race des Jean Standonc n'est pas éteinte, et qu'il y a des maîtres qui abusent de la retenue et des pensums, comme jadis on abusait du fouet. Se retournant d'un autre côté, il trouverait sans doute que, si on n'a pas écouté quelques-uns de ses avis, les autres ont été suivis trop à la lettre. Il voulait qu'on élargît le programme des études, mais non pas qu'on en fit une encyclopédie. Il savait qu'il ne faut pas bourrer la tête des enfants, mais la remplir ; il n'ignorait pas que les forces humaines ont des bornes, et qu'on risque de ne rien obtenir en voulant trop exiger. Il souhaitait qu'au lieu de dicter à des étudiants âgés de douze ans des cahiers de logique auxquels ils ne pouvaient rien comprendre, on les habituât à penser et à écrire par des exercices de rhétorique habilement gradués. Mais il ne pensait pas que cette rhétorique deviendrait envahissante ; que les devoirs écrits seraient considérés comme un but quand ils ne devaient être qu'un moyen ; qu'au lieu d'étudier les auteurs classiques pour y chercher, avec la perfection de la forme, l'esprit même de l'antiquité, on essaierait de copier servilement des modèles inimitables, et de faire entrer par force des idées modernes dans des formes qui ne leur conviennent pas. Il aurait voulu qu'en lisant le De duplici copia, on n'oubliât pas les restrictions si sages du Ciceronianus. Il se plaignait aussi que de son temps on fît parler les écoliers de trop bonne heure, qu'on desséchât leur intelligence en de vains exercices de dialectique, où les plus habiles n'apprenaient souvent qu'à déguiser brillamment le vide de leur pensée. Etait-ce une raison pour tomber dans l'excès contraire, et pour réduire les élèves à un silence perpétuel qui engourdit les esprits actifs, qui autorise ou dissimule la paresse des autres? L'ancienne méthode n'était pas plus stérile que la nouvelle,, et elle avait au moins l'avantage d'accoutumer les jeunes gens à la discussion, de leur donner de l'aplomb et de la présence d'esprit. Ne pourrait-on pas combiner les deux systèmes, et apprendre aux élèves à écrire, sans les déshabituer de parler et de penser? L'un n'est pas moins nécessaire que l'autre pour que l'enseignement conserve ses qualités essentielles, le mouvement et la vie.

On peut supposer sans trop de hardiesse que telle serait aujourd'hui l'opinion d'Erasme, profond admirateur des anciens, mais entièrement dévoué aux idées modernes, aussi ardent partisan du progrès que défenseur convaincu de la tradition. C'est là le double caractère de sa pédagogie, et c'est ce qui, malgré des lacunes regrettables et des erreurs de détail, lui assure une place importante dans l'histoire des méthodes d'éducation.

Pour la biographie d'Erasme, on consultera avec fruit l'ouvrage de Lévesque de Busigny, intitulé Histoire de la vie et des ouvrages d'Erasme, Paris, 1757, 2 vol. in-12. M. Gaston Feugère a soutenu en 1874, devant la Faculté des lettres de Paris, une thèse intéressante sous ce titre : Erasme, étude sur sa vie et ses ouvrages ; on trouvera, en tête de ce livre, des indications bibliographiques très complètes, relatives soit aux diverses éditions des oeuvres d'Erasme, soit aux nombreux travaux dont il a été l'objet en France et à l'étranger.

Antoine Benoist