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Encyclopédie, encyclopédistes

La grande Encyclopédie française, dont l'idée avait été empruntée au Dictionnaire des arts et des sciences publié à Londres en 1728 par l'Anglais Chambers, parut à Paris de 1751 à 1771. Le titre exact de cet immense répertoire de la science du dix-huitième siècle était : Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et métiers, par une société de gens de lettres, mis en ordre par DIDEROT, et, quant à la partie mathématique, par D'ALEMBERT. Le Prospectus que Diderot publia en 1750, et le Discours préliminaire que d'Alembert plaça en tête de l'ouvrage, marquent nettement l'esprit des « Encyclopédistes ». Diderot est surtout préoccupé de la nécessité de joindre aux connaissances littéraires et scientifiques les études pratiques et les connaissances usuelles. Son but est de glorifier les arts mécaniques, de vulgariser les inventions de l'industrie, de préparer les progrès matériels de l'humanité. « Nous nous sommes convaincus ? disait-il ? de l'ignorance dans laquelle on est sur la plupart des objets de la vie, et de la nécessité de sortir de cette ignorance. » Diderot voulait apprendre aux hommes des classes supérieures le respect du travail manuel, et pour cela leur raconter l'histoire de l'origine et des progrès des métiers. D'Alembert prend les choses de plus haut, et son Discours est un essai de philosophie générale.

Les encyclopédistes eurent à lutter contre des résistances tenaces qui génèrent la liberté de leur travail. L'oeuvre fut plusieurs fois interrompue. En 1759, le Conseil du roi, le Parlement, l'archevêque de Paris frappèrent à la fois sur l'Encyclopédie. C'est alors que d'Alembert, découragé, se retira de l'entreprise. Diderot, plus persévérant, s'obstina, et il poursuivit l'impression de l'ouvrage. Il réussit enfin à le mener à bonne fin après vingt ans d'efforts, à travers les menaces et les persécutions, malgré les condamnations du clergé et les hésitations d'un gouvernement tantôt complaisant, tantôt hostile.

Exposés à tant de haines, les Encyclopédistes ne sont pas toujours allés jusqu'au bout de leur pensée. Ils durent consentir à bien des concessions, et user ; de ménagements. Diderot fut celui qui garda le plus son franc-parler ; mais il ne put éviter les mutilations et les coupures que l'imprimeur Lebreton, en homme prudent, faisait subir à ses épreuves, même après le bon à tirer. Quand Diderot s'aperçut de la fraude commise, il était trop tard pour la réparer, et il fallut bien qu'il se résignât, non sans colère. Il écrivait au général Betsky, ministre de Catherine II : « L'Encyclopédie restera telle que mes compatriotes l'ont voulue ; elle n'est encore que trop bonne pour celte canaille-là! »

Malgré ses imperfections, l'Encyclopédie reste un monument remarquable. Sous les ordres des deux généraux en chef, on vit s'organiser toute une armée de travailleurs, animée d'un même esprit. Au premier rang des collaborateurs de Diderot et de d'Alembert, il faut citer, pour la philosophie, Voltaire, Helvétius, Condillac, d'Holbach, Jaucourt, l'un des ouvriers les plus laborieux et les plus persévérants de l'Encyclopédie ; pour la littérature, Marmontel, Duclos, de Brosses, Saint-Lambert, Montesquieu qui donna l'article sur le Goût ; pour la grammaire, Dumarsais ; pour la médecine, Barthez: pour le droit, Boucher d'Argis ; pour la théologie, 1 abbé Morellet et le calviniste Polier ; pour l'histoire, Raynal, Mably ; pour l'économie politique, Turgot, Necker, Quesnay, Condorcet ; pour la musique, Jean-Jacques Rousseau, qui écrivit aussi l'article Economie politique ; pour l'histoire naturelle, Buffon, Daubenton ; pour les arts et métiers, un ingénieur des colonies, Le Romain, un fabricant lyonnais, Buisson, et Diderot lui-même qui, se faisant pour la circonstance, grâce à la souplesse de son génie, industriel et mécanicien, étudia avec passion et décrivit avec minutie les instruments et les machines.

A parties infidélités inévitables d'une exécution confiée à un si grand nombre d'hommes, parmi lesquels, à côté d'excellents ouvriers, se trouvaient quelques manoeuvres médiocres, on peut dire que l'Encyclopédie a tenu les promesses de ses fondateurs. Elle est l'image exacte et l'expression la plus complète du dix-huitième siècle ; elle en prépare les réformes les plus importantes ; elle en accepte les hardiesses et les erreurs ; elle s'empare de son esprit critique, négatif et novateur ; elle est enfin comme la préface théorique de la Révolution française.

Il reste à indiquer ici en quoi ce grand répertoire de la science du dix-huitième siècle intéresse 1 histoire de l'éducation.

Les articles pédagogiques de l'Encyclopédie sont plus rares et moins remarquables qu'on ne serait porté à l'attendre d'un recueil qui avait Diderot pour directeur et qui comptait Rousseau parmi ses collaborateurs. Mais, on ne sait pourquoi, les encyclopédistes ont négligé d'employer pour cette partie de leur tâche les hommes qui à cette époque apportaient dans la pédagogie des idées originales et des vues de génie : ils se sont adressés de préférence à des hommes de second ordre, à des hommes du métier d'ailleurs, tels que Dumarsais ou encore Faiguet, maître de pension à Paris.

Le morceau capital en apparence de la pédagogie de l'Encyclopédie, c'est, comme on sait, l'article Education, écrit par Dumarsais. Mais ce travail est peu digne de son auteur, peu digne surtout de l'Encyclopédie. Il ne contient guère que des généralités vagues et banales ; et rentre dans la catégorie de ces articles de remplissage qui faisaient dire à Voltaire : « Vous recevez des articles dignes du Journal de Trévoux ». Nous y noterons cependant l'importance accordée à l'étude de la physique, à la pratique des arts, même des arts les plus communs, la préoccupation marquée de « subordonner » les connaissances et les études, de les distribuer dans un ordre logique ou plutôt psychologique, par exemple de faire toujours passer le concret avant l'abstrait. Mais après s'être perdu dans des considérations peu intéressantes sur le développement des idées et des sentiments dans l'âme humaine, l'auteur, qui décidément reste bien au-dessous de sa tâche, conclut en recommandant aux jeunes gens « la lecture des gazettes ».

L'article Etudes, écrit par Faiguet, est de beaucoup supérieur à l'article Education. C'est une 'série de réflexions, pour la plupart judicieuses, quelques-unes neuves et hardies, sur le choix et la méthode des études. Sans doute il y est beaucoup plus question des études latines et de l'enseignement secondaire, que des études en général et de l'instruction du peuple. L'Encyclopédie ne semble pas avoir eu une idée nette de l'enseignement populaire et de sa nécessité. La diffusion des lumières, telle qu'elle l'entend, ne doit pas dépasser certaines classes de la société. Mais sur le terrain un peu étroit où s'est placé l'auteur de l'article Etudes, il a du moins le mérite de signaler avec précision les défauts des méthodes existantes et d'indiquer quelques-unes des réformes nécessaires.

Il n'est pas sans intérêt de constater combien les réformes appliquées de nos jours dans le système des études classiques étaient déjà prévues et réclamées par le collaborateur de l'Encyclopédie. « Est-il juste, dit-il, de sacrifier la meilleure partie des étudiants et de leur faire perdre le temps et les frais de leur éducation, pour procurer à quelques sujets la perfection d'un talent de latiniste qui est le plus souvent inutile et qui n'est presque jamais nécessaire? » Les explications de textes, aujourd'hui en honneur, sont nettement préférées aux exercices de composition. Les langues modernes, les langues vivantes, sont résolument placées à côté des langues mortes. « Travail pour travail, il vaudrait mieux étudier l'italien, l'espagnol, ou l'anglais. » L'allemand est signalé comme une étude utile, dans un autre article, écrit dans le même esprit, l'article Collèges.

Les tendances pratiques et positives de l'Encyclopédie se marquent avec force dans ces divers articles, qui, pour émaner d'écrivains obscurs, n'en ont pas moins d'autorité et n'en sont peut-être que plus caractéristiques. L'éducation est définie comme « l'apprentissage de ce qu'il faut savoir et pratiquer dans le commerce de la vie ». De là une certaine vivacité dans le jugement porté sur les exercices ordinaires des collèges. « Peut-on remplir le grand objet de l'éducation, en bornant l'instruction de la jeunesse au travail des thèmes et des versions? » La langue française, trop négligée encore en plein dix-huitième siècle, est remise à sa place, c'est-à-dire au premier rang. Les encyclopédistes demandent que l'on fasse « composer plus souvent dans la langue maternelle ». Ils se plaignent qu'on exerce les jeunes rhétoriciens « sur des sujets vagues, inconnus ou indifférents », ils se moquent des « discours bouffis» qu'on leur fait imaginer à propos d'Hector et d'Andromaque, d'Alexandre et de Porus. Ils désirent avec raison qu'on leur propose des sujets de composition connus et proportionnés à leurs forces.

L'Encyclopédie, grâce à l'esprit critique qui règne dans ses articles pédagogiques comme dans les autres parties de l'oeuvre, nous fournit des renseignements précieux sur l'état de l'instruction à cette époque. La philosophie n'était encore que « le rendez-vous d'une infinité de questions inutiles ». La logique qu'on enseignait dans les collèges était à peu près « celle que le maître de philosophie propose au Bourgeois Gentilhomme ». Les méthodes des Jésuites étaient toujours en crédit. Le goût des représentations théâtrales ne s'était point perdu, et l'on jouait dans les établissements d'instruction des pièces comme celle-ci : La défaite du Solécisme par Despautères, avec le chevalier Prétérit, le chevalier Supin, et le marquis des Conjugaisons, comme principaux personnages.

Mais, il faut l'avouer, les articles que nous venons d'analyser sommairement valent plus par la critique que par la théorie. Les encyclopédistes n'ont touché qu'en passant aux questions d'éducation. Il n'y a pas à proprement parler une pédagogie de l'Encyclopédie. Si la grande oeuvre de d'Alembert et de Diderot a été pour quelque chose dans les progrès de l'éducation, c'est moins par les efforts insuffisants qu'elle a directement tentés dans ce sens, que par l'influence générale qu'elle a exercée sur l'esprit français, en préconisant les sciences, dans leur étude théorique comme dans leurs applications pratiques, en vulgarisant les connaissances techniques, en glorifiant les arts industriels, et en préparant par là l'avènement d'une éducation scientifique et positive à la place d'une éducation exclusivement littéraire et de pure forme,

Gabriel Compayré