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Emulation

 L'émulation en général est un sentiment qui nous porte à vouloir faire aussi bien ou mieux que nos semblables. Inné à l'homme, puissant à tout âge et à tous les degrés de culture, toujours utile aux individus et aux sociétés, ce ressort naturel de l'activité physique, intellectuelle et morale a son rôle principal dans l'enfance, et par conséquent dans l'éducation. Nous ne parlerons ici que de l'émulation chez l'enfant.

Pour l'apprécier au point de vue pédagogique, il faut commencer par en faire l'exacte analyse. Dans ce sentiment si spontané, si simple en apparence et presque instinctif, on peut démêler non seulement des degrés, mais des mobiles divers.

Au premier abord, il semble que ce soient trois phases qui se succèdent dans le temps comme dans l'ordre logique : désir d'imiter, désir d'égaler, désir de surpasser autrui. En y regardant de plus près, on trouve, chez l'enfant du moins, autre chose que le développement graduel d'un même principe. L'émulation enfantine résulte de la mise en action, dans des conditions déterminées, de deux forces différentes, qu'on peut appeler l'instinct d'imitation et le besoin d'approbation.

D'abord l'enfant imite, par nature, sans réflexion ni préméditation ; il imite tout ; il reproduit presque sans le savoir et sans le vouloir, non seulement les actes qu'il voit faire et les mots qu'il entend, mais les associations d'idées, les formes de discours, de jugement, de raisonnement, auxquelles l'habitue l'exemple de ceux avec qui il vit. Il se produit sur lui, par le fait de tout ce qui l'entoure, une suite d'impressions plus ou moins vives et profondes, dont ses facultés naissantes ne peuvent se défendre. Cette imitation, d'abord passive et presque machinale dans le tout jeune âge, prend un caractère plus animé, plus personnel, plus volontaire, à mesure que grandit l'enfant. Si de plus il se trouve sans cesse en contact avec d'autres enfants, l'imitation se précise en se limitant, l'intérêt s'accroît parce qu'il ne se disperse plus sur tout et sur tous, mais s'attache à un certain nombre de personnes et de choses prises dans la sphère la plus voisine de l'enfant. De là vient l'habileté que les enfants même médiocrement doués acquièrent si vite dans les jeux qui les amusent. C'est là que commence l'émulation : elle n'est autre chose en son germe que l'imitation se renfermant dans un cercle plus étroit et s'appliquant avec plus de vivacité à des objets d'un intérêt plus immédiat. Il y a émulation chez l'enfant dès lois qu'il se plaît à imiter, qu'il imite avec une certaine ardeur, qu'il fait effort pour imiter le mieux possible. L'émulation c'est encore l'imitation, mais stimulée par la volonté, éclairée par le jugement, soutenue par l'attention, calculant ses efforts et trouvant sa récompense dans son succès même. « L'émulation, a très bien dit le Dr Alibert, c'est la loi imitatrice mise en action. »

C'est à ces éléments que pourrait se réduire l'émulation, si elle était abandonnée à elle-même et ne s'exerçait qu'entre enfants. Mais c'est un stimulant trop puissant, et l'on doit tirer de trop précieux résultats de cette force excitatrice de l'intelligence et de la volonté enfantines, pour que l'homme n'ait pas songé à s'en emparer comme d'un instrument merveilleux dans l'oeuvre de l'éducation. De l'émulation libre, spontanée et irréfléchie, nous passons à l'émulation réglée et disciplinée, celle de l'école ou du collège.

Dans celle-ci va entrer pour une large part le second élément que nous indiquions plus haut, élément qui vient compléter et, à certains égards, corriger l'instinct d'imitation, d'abord seul en jeu. Dans la vie scolaire, l'enfant n'est plus seul avec des enfants : le maître intervient, et avec le maître l'idée du devoir, l'idée d'un but à atteindre, d'une tâche à remplir, d'une difficulté à vaincre, d'un effort à faire. L'émulation ne vise plus seulement à imiter ce qui plaît, elle se complique d'un autre instinct : le besoin d'approbation, le sentiment et la notion du mérite. L'émulation dans le travail exige quelque chose de plus que l'émulation dans le jeu ; elle ne se soutiendrait pas par le seul plaisir d'imiter: beaucoup d'enfants, qui tiendraient bon au jeu parce que c'est le jeu, lâcheraient prise au travail, s'il ne s'attachait au succès dans le travail une autre idée qu'au succès dans le jeu. L'émulation scolaire suppose ce sous-entendu : il est beau de travailler et il est bon d'apprendre ; celui qui travaille bien est digne d'éloge, l'autre digne de blâme.

L'effort qu'on obtient d'enfants réunis pour travailler est déterminé tour à tour par ces deux moteurs : l'instinct qui pousse l'enfant à imiter, à obéir, à répéter, à reproduire, c'est-à-dire à faire ce que font les autres ; et 1 instinct plus élevé qui le porte, dès qu'il y a été exercé, à rechercher un nouveau genre de plaisir qui résulte du sentiment de la difficulté vaincue, de l'approbation d'autrui qui constate cette victoire, de l'estime et de l'honneur qui s'y attache, enfin de la joie qu'elle cause à lui-même et à tous ceux qui s'intéressent à lui. Des enfants qui n'auraient jamais goûté ou deviné la douceur de la louange n'auraient pas envie de s'imposer un effort pour la mériter : il n'y aurait pas entre eux d'émulation, du moins dans le travail. Elle ne naît si aisément dans le jeu, que parce qu'elle y trouve un plaisir immédiat ; il faut que le travail présente, lui aussi, l'appât d'un plaisir pour que l'émulation s'y produise. Mais ce plaisir du travail ne peut se confondre avec celui du jeu, et c'est le contresens de tous les procédés qui prétendent assimiler et réduire l'instruction à une manière d'amusement.

L'important, pour qu'il y ait émulation, ce n'est pas que le jeu et le travail causent un plaisir identique, c'est que l'un comme l'autre soit suivi d'un plaisir, et de celui-là même qui lui est propre. C'est, dans les deux cas, la poursuite de ce plaisir qui soutiendra l'animation dans le jeu ou l'animation dans le travail.

L'émulation sera en classe ce qu'elle est en récréation, si là comme ici elle a son aliment naturel : et cet aliment, c'est, en dernière analyse, la satisfaction qu'éprouve toujours l'être humain à exercer ses forces, à déployer un de ses modes d'activité, à se sentir vivre et agir. Qu'il s'agisse de jouer à cache-cache ou bien de déchiffrer les premières pages du syllabaire, il y a, il peut y avoir émulation entre les enfants, parce qu'ils se proposent tous un même but et se soutiennent mutuellement par l'exemple, parce que chacun d'eux, en contact avec les voisins qu'il imite, tire de lui-même un peu plus qu'il ne ferait s'il était seul, et parce qu'ils ont en perspective une récompense dont ils ne cherchent pas à expliquer l'attrait. Cette récompense — bien qu'elle soit la même en réalité et qu'elle consiste tout simplement dans la satisfaction de développer leur activité — apparaît à leur jeune imagination sous deux formes différentes : dans le jeu le plaisir de jouer, et dans le travail l'honneur d'être loué.

L'analyse que nous venons d'esquisser omet, on le voit, le fait qui passe vulgairement pour le fait caractéristique de l'émulation, savoir la rivalité proprement dite. Nous avons cherché les origines et le principe même de l'émulation ailleurs que dans la concurrence, dans l'antagonisme des compétitions et dans l'amour de la primauté. Et si nous nous arrêtons à cette explication du phénomène, ce n'est point' pour faire de l'émulation une vertu pure, pour l'idéaliser et la moraliser. C'est qu'il nous semble résulter de l'observation des faits, et principalement de l'observation des actes de l'enfant, qu'à son début et dans son premier élan naturel, l'émulation est autre chose que la rivalité, qu'elle consiste en un sentiment plus généreux, inspiré et entretenu beaucoup plus par la vue du but à atteindre que par celle des concurrents qui le poursuivent à nos côtés.

Est-ce à dire qu'il y aurait émulation s'il n'y avait pas concurrence, si des enfants ne se trouvaient pas réunis en vue de la poursuite commune d'un même but et s'il ne s'établissait pas entre eux une sorte de lutte pour l'atteindre? Evidemment non.

Le rapprochement et le travail en commun créent le milieu nécessaire pour que cette sorte de chaleur et de fièvre qu'on nomme l'émulation se produise. Jamais enfant n'a longtemps et vivement joué seul à un jeu qui demande deux ou plusieurs joueurs ; de même jamais enfant ne travaillera seul, dans sa chambre d'études, avec la vivacité, le courage, l'entrain et la facilité qu'il mettrait au même travail dans un collège. Il lui faut des objets de comparaison, il lui faut des exemples qui le stimulent, des points de repère qui lui marquent où il en est dans sa route : et c'est là le rôle des camarades qui l'entourent et sur lesquels il règlera sa marche, se proposant tour à tour de les atteindre, puis de les dépasser, puis, s'il a perdu son avance, de les rejoindre. Quiconque a bien observé des enfants d'un caractère droit et d'un naturel non vicieux, reconnaîtra que le premier mobile d'émulation chez l'enfant, — le seul même, tant que l'école ou le collège le laisse à ses propres impulsions et ne surexcite pas certaines ambitions factices, — ce n'est pas le plaisir d'humilier un concurrent, de passer au-dessus des autres, de briller à leurs dépens, de jouir de leur défaite et de son propre triomphe, c'est le bonheur d'avoir bien fait, d'avoir réussi, d'avoir mérité, d'être louable et d'être loué, d'être aimable et d'être aimé. Madame Guizot a très finement et très fermement noté ce caractère de la saine émulation, de celle qui s'établit par exemple dans une maison d'éducation publique bien organisée : « Le but qu'on propose à l'ambition des élèves, dit-elle, n'est point de vaincre tel ou tel camarade en luttant avec lui corps à corps, mais d'atteindre à des récompenses, à des honneurs offerts également à tous, vers lesquels ils tendent tous par une même route et qui excitent assez vivement leurs désirs pour absorber leur attention et l'empêcher de se fixer sur les obstacles que la supériorité des plus forts oppose au succès des moins avancés ». Voilà la vérité. La lutte contre les camarades c'est le moyen, ce n'est pas le but, ni dans la pensée ni dans le coeur de l'enfant. La rivalité, soit vis-à-vis de tel concurrent en particulier, soit à l'égard de tous indistinctement, se réduit à un sentiment passager et nullement haineux qu'on n'éprouve que pendant le feu de la lutte, ou plutôt dont on n'a même pas conscience alors, ne songeant aux concurrents par qui l'on se sent pressé que pour s'encourager secrètement soi-même à faire plus, plus vite et mieux. Si, à ce moment même, l'enfant pouvait s'analyser les sentiments qu'il ressent, bien loin d'y trouver un principe de jalousie et de malveillance envers ses camarades, il se sentirait bien aise de l'effort qu'ils l'obligent à faire ; et, comme il se sait gré à lui-même de cette tension d'esprit et de volonté, il leur en aurait presque de la reconnaissance. Mais, grâce à Dieu, l'enfant ne se scrute pas ainsi lui-même. Bien dirigé, il travaille comme il joue, naturellement, volontairement, gaîment, parce que le travail et le jeu ne sont que deux modes également naturels d'une activité également normale. Seulement l'un est plus pénible que l'autre, amène plus vite la fatigue : aussi, pour se soutenir, exige-t-il plus d'effort que l'autre et plus de secours du dehors. C'est un de ces appuis externes que fournit l'émulation, engendrée par le milieu même où l'on a placé les enfants pour faciliter le développement de leur intelligence et de leur caractère. Ce qu'on demande à l'émulation, c'est tout simplement une incitation, un surcroît d'énergie qui résulte pour chacun de l'exemple de tous : elle échauffe les esprits sans les irriter, elle aiguise les volontés sans les tourner à la haine, elle maintient à hauteur convenable le niveau de la classe entière sans déprimer personne.

Mais le danger est proche. Rien n'est plus facile que de dénaturer ce noble sentiment en voulant l'exagérer. Si l'homme fait traite l'enfant comme un homme, s'il veut transporter au collège, au lieu de cette lutte généreuse et désintéressée, nécessairement un peu vague et intermittente, l'âpre lutte de la vie telle qu'elle est en réalité, si le professeur dirige l'attention de chaque élève, non plus sur le témoignage de satisfaction à obtenir, mais sur le rival qu'if faut battre, si tout dans la vie scolaire devient concours et classement impitoyable, alors arrive ce double résultat : chez quelques-uns, les « premiers » de la classe, l'émulation se surexcite, s'exalte et devient une rivalité acharnée, une soif insatiable de prééminence, un diminutif puéril, mais non innocent, de l'ambition et de l'envie ; chez tous les autres, au contraire, elle tombe, s'évanouit et fait place à une torpeur que rien ne pourra secouer.

Est-il possible d'éviter que l'émulation saine ne dégénère ainsi pour les uns en émulation malsaine, pour les autres en paresse d'esprit irrémédiable? Cette question en suppose une autre : l'éducation peut-elle développer chez l'enfant un amour-propre légitime, honnête, assez vif pour être un instrument de progrès, assez modéré pour ne pas s'emporter jusqu'à la jalousie, assez sensé pour ne pas se rétrécir en une aveugle vanité? Si l'on ne croit pas impossible d'y parvenir, il n'y a pas de raison pour qu'on désespère d'employer l'émulation comme moyen d'éducation, sauf à en surveiller les écarts et à en prévenir l'abus.

Mais c'est précisément ce que conteste toute une école de pédagogues et de philosophes. L'émulation en particulier, disent-ils, n'est pas un moyen d'éducation, parce que l'amour-propre en général n'est pas un mobile de détermination morale. Homme ou enfant, il faut s'exercer à faire le devoir par devoir, à aimer le bien pour le bien, à faire abstraction de soi-même dans l'accomplissement des obligations morales. L'application de ce principe au sujet particulier qui nous occupe est celle-ci : l'enfant doit se proposer, non pas de l'emporter sur ses camarades, non pas même de mériter une approbation flatteuse, des encouragements ou des récompenses quelconques, mais essentiellement, exclusivement de bien faire, de se bien conduire, de bien travailler, de remplir enfin sa tâche d'écolier aussi consciencieusement que possible.

Qu'on doive se rapprocher de cet idéal en ce qui concerne la conduite de l'homme, que ce soit l'oeuvre de la vie entière de nous élever graduellement à cette austère conception du devoir et à cette pratique de la vertu désintéressée, nous ne le contestons pas. Mais si l'homme n'est pas un pur esprit, l'enfant n'est pas un homme, et moins que l'homme encore il peut se passer de tous les appuis et de tous les encouragements étrangers qui doivent précisément suppléer à la faiblesse ou aux défaillances de la raison. L'éducation ne se fait pas non plus toute par l'intelligence : il y faut le concours de toutes les facultés, de la sensibilité comme de l'entendement, des instincts personnels comme des notions morales ; c'est par voie de lente accumulation et d'assimilation plus lente encore que les impressions se gravent, que les sentiments et les idées se fixent, que les habitudes se contractent et finissent par faire l'homme. Comment soutenir que dans un travail psychologique si long, si complexe et si délicat, et qui embrasse l'être humain tout entier, il n'y aura de place ni pour ce besoin d'activité qui se manifeste dans l'ardeur de la lutte, ni pour la fièvre généreuse du travail, ni pour la joie du succès, ni pour l'envie de se surpasser et de surpasser les autres, ni pour le plaisir si pur qu'éveillent chez l'enfant les sympathies, les éloges et les encouragements légitimement conquis? C'est vouloir refaire la nature humaine et la pétrir d'une matière par trop éthérée, que de prétendre exclure de l'éducation tout ce qu'elle puise dans le fond même de notre coeur, tout ce qui la peut rendre facile, aimable et joyeuse.

Diderot le disait avec sa netteté et sa vigueur ordinaires :

« L'émulation n'est pas, précisément, l'envie de faire le mieux qu'il est possible ; ce serait une vertu pure : mais c'est l'envie de faire mieux que les autres ; ce qui tient de la vanité. Malgré ce côté défectueux, elle n'en est pas moins la source des plus belles choses dans la société. La supériorité est un goût général. Le plaisir le plus actif est celui de la gloire. L'affaire est de lui présenter des objets estimables, et l'amour-propre sera toujours la plus grande ressource dans un Etat policé. »

Dès qu'on veut bien examiner de plus près tous les reproches faits à l'émulation, on s'aperçoit que les seuls qui subsistent s'appliquent non pas à l'émulation normale telle que nous l'avons définie, mais aux divers systèmes qui la dénaturent en la réduisant à un grossier sentiment de rivalité, lequel à son tour ne se distingue guère de la jalousie. Or, La Bruyère a parfaitement répondu à cette prétention de confondre deux choses profondément différentes : « Quelque rapport qu'il paraisse de la jalousie à l'émulation, il y a entre elles le même éloignement qu'entre le vice et la vertu ».

On reproche à l'émulation : 1° De détourner l'attention des enfants de la pensée du devoir pour la porter sur la récompense.

S'il en est ainsi, c'est la faute du maître, qui a faussé le ressort en voulant le tendre outre mesure, et qui a en quelque sorte matérialisé l'émulation en la confondant avec la préoccupation étroite de la récompense qui ne devait être que le signe extérieur de l'approbation ;

2° De faire honorer par les enfants non pas le mérite, mais le succès, non pas l'élève qui a fait le plus d'efforts, mais celui qui a eu le plus de chances favorables.

Si cet inconvénient se produit, c'est que le système d'émulation est organisé d'une façon encore barbare et enregistre machinalement les résultats bruts du travail des élèves, au lieu de les apprécier pour chacun par rapport à ses moyens, à ses facultés, à son degré de culture, à ses efforts ;

3° De surexciter la vanité chez les uns, d'humilier et de décourager à tout jamais les autres.

Même réponse. La classe où de pareils résultats se produiraient serait conduite par un manoeuvre et non par un éducateur ; l'émulation n'y serait entretenue que sous la forme de places hebdomadaires ou mensuelles données aux élèves d'après des compositions, et ne tiendrait aucun compte des mille autres moyens qu'a sous la main un bon maître pour stimuler les bonnes volontés, réprimer la sotte vanité, relever les courages abattus, rendre justice au dernier ou au premier selon ses efforts, et les maintenir tous en haleine en prenant chacun au point où il en est ;

4° De provoquer la haine et la jalousie entre camarades. L'expérience a répondu : rien n'est plus rare que ce phénomène dans nos écoles publiques de tout ordre, et rien n'est plus facile que d'entretenir la plus vive émulation sans y mêler ni aigreur, ni amertume, ni rien qui altère les bonnes relations des enfants entre eux ;

5° De faire prendre pour toute la vie la détestable habitude de rechercher les distinctions, de briguer le premier rang, de poursuivre les honneurs et de ne se point contenter d'une position moyenne et d'une obscure tranquillité.

Ici encore, ici surtout, il faut distinguer. Nous ne nierons pas que l'émulation, telle qu'elle a été organisée en particulier dans l'enseignement secondaire, ait pu contribuer au développement exagéré de la vanité et à ce goût trop français, dit-on, des distinctions honorifiques. C'est plutôt là un travers qu'un vice, et l'éducation publique aura fait ce qui dépend d'elle pour le corriger, quand elle aura introduit partout et mis en pratique cette idée si simple qu'il y a au collège pour les mérites de l'enfant, comme il y aura pour ceux de l'homme dans la vie, bien d'autres échelles et d'autres mesures d'appréciation que le rang occupé dans une composition ou dans un concours.

Mais, l'excès réprimé, il restera encore un problème aussi intéressant que malaisé à résoudre : Convient-il, en vertu de l'adage Vitae, non scholoe discitur, que l'émulation à l'école et au collège, sans calquer absolument les lois de la vie et de la société, y prépare en quelque mesure les enfants et, prévenant les révélations de l'expérience, leur apprenne de bonne heure que dans nos sociétés modernes tout succès est au prix d'une lutte, tout avantage doit s'acheter par une supériorité, et toute supériorité se conquérir, en quelque sorte, à la pointe de l'épée?

Pour répondre à cette question, il nous semble indispensable de la diviser. Il faut considérer à part l'éducation des lycées et collèges et celle de l'école primaire.

L'enseignement secondaire — c'est un fait que nous constatons sans l'apprécier — tient la clef de toutes les carrières dites libérales, et ces carrières, sous le régime démocratique, s'ouvrent non plus à la faveur et au caprice, mais à des mérites déterminés dans la plupart des cas par le concours. Est-il bon que les enfants qui s'y destinent ou qu'on y destine sachent que, pour y entrer d'abord, pour s'y maintenir ensuite, pour y avancer, il faut toujours lutter, toujours battre des concurrents, toujours être dans les premiers? Convient-il d'initier les petits collégiens à cette préoccupation, qui sera celle de leur vie entière ? Car il est évident qu'ils devront plus tard se créer par un travail exceptionnel non pas seulement des moyens d'existence, mais ce qu'on nomme un rang dans la société, c'est-à-dire une de ces positions enviées que se disputent de nombreux compétiteurs : on ne les obtient et on ne les garde qu'au prix d'une supériorité en quelque sorte officiellement constatée.

On peut soutenir que, si ce souci constant de la prééminence est un mal, c'est un mal nécessaire pour la classe d'enfants dont nous parlons. Ni le père de famille ni le chef d'institution ne peut se permettre, pour leur faire couler des jours plus heureux au collège, de les nourrir dans cette illusion qu'un peu de travail, un peu de volonté, un peu de talent, un peu d'énergie leur suffira au cours de leur existence. D'étranges désenchantements les attendraient à la sortie du collège : habitués à se juger avec trop de bénignité, à ne s'imposer que des efforts modérés et une application moyenne, ils ne seraient nullement armés pour le genre de vie qui les attend. Nous ne saurions donc blâmer absolument, quelque critique qu'on en puisse faire au nom de la théorie pure, l'introduction dans l'enseignement secondaire de ces procédés de comparaison, de ces classements, de ces examens et de ces concours qui, périodiquement, donnent à l'élève un avertissement précieux et en quelque sorte le bilan de sa situation à ce point de vue tout spécial de son avenir personnel. Ce n'est pas là, sans doute, un moyen d'éducation proprement dit, mais un exercice de préparation à la vie réelle ; ce n'est pas pour l'enfant un examen de conscience, c'est un examen des chances ou des présomptions de succès ultérieur qu'il peut porter à son avoir.

C'est dans ces limites et sous ces réserves que l'émulation par la rivalité proprement dite paraît pouvoir s'imposer non pas à toute éducation, mais à l'éducation de toute une classe d'enfants de la bourgeoisie. Et même pour ceux-là, nous ne saurions trop le répéter, il est d'absolue nécessité qu'on restreigne le plus possible et qu'on corrige assidûment par d'autres influences cet appel inévitable à l'ambition, cette sollicitation incessante de l'amour-propre.

Mais, dès que nous revenons à l'enseignement populaire, dès qu'il» s'agit des millions d'enfants de nos écoles primaires qui ne visent à être ni avocats, ni médecins, ni professeurs, nous nous retrouvons d'accord avec les pédagogues qui réduisent l'émulation au rôle dont nous avons essayé de donner une idée au début de cet article. Là nous ne voyons plus l'utilité de cet acharnement passionné à la poursuite des premières places, nous trouvons l'émulation suffisamment vive et efficace quand elle porte l'enfant à faire effort pour obtenir l'approbation du maître sans se préoccuper de l'obtenir à l'exclusion des autres ou à un plus haut degré qu'aucun d'eux.

Ainsi, des deux formes de la concurrence, — l'une qui vise à faire le mieux possible, l'autre à faire mieux que les autres, — la première, insuffisante peut-être pour l'enseignement secondaire, nous paraît convenir seule à l'éducation nationale et populaire.

C'est celte vue nouvelle que l'Institut national approuvait en couronnant, à la suite du concours de l'an IX, le mémoire de Feuillet sur cette question : « L'émulation est-elle un bon moyen d'éducation? » L'auteur concluait ce travail, en général assez peu original, par cette comparaison fort juste entre ce qu'avait été l'émulation sous l'ancien régime et ce qu'elle allait être sous le nouveau :

« L'émulation n'était jadis que la pire espèce des ambitions » ; il s'agissait d'arriver aux premières places, où pouvaient seuls avoir accès un petit nombre de sujets. « Ainsi on concentrait l'émulation, au lieu de l'etendre. Il doit en arriver autrement dans une république. On sent que le but principal de l'éducation ne peut plus être d'obtenir un petit nombre d'hommes rares, mais supérieurs ; mais qu'elle se propose essentiellement de former cette immense majorité de bons, sages et utiles citoyens qui, de toutes les places où les circonstances les ont portés, se réunissent pour former ce qu'on nomme l'Etat. Les moyens de l'éducation changent alors nécessairement avec son but. L'émulation s'étend, en quelque sorte, pour embrasser tous les rangs, pour y atteindre tous les individus. »

Et Feuillet se résumait ainsi, après avoir montré tout le parti qu'on peut tirer de l'ambition et de l'amour de la gloire, en les dirigeant bien :

« Egalité, et, par suite nécessaire, dépendance réciproque, émulation générale, voilà les conditions auxquelles le bonheur des hommes est invariablement attaché dans toutes les circonstances dont se compose l'état de société ; et, par conséquent, voilà les conditions que doit admettre la seule bonne, la seule véritable éducation, celle qui forme des citoyens. »

Il nous reste à expliquer par quels moyens pratiques pourra s'exercer dans l'enseignement primaire l'émulation ainsi entendue, ainsi limitée. Ce sera l'objet de l'article suivant.