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Emulation dans l’enseignement primaire (Moyen d’)

Cherchant à appliquer à la pédagogie pratique les principes posés dans l'article qui précède, nous allons nous attacher à étudier l'émulation là où elle apparaît avec le plus d'ingénuité, dans le coeur de l'enfant, là où elle agit avec le plus d'intensité, sur les bancs de l'école ; et nous essaierons d'indiquer les principales formes qu'elle peut revêtir, de montrer comment un maître habile pourra la stimuler en la dirigeant, de dire enfin dans quelle mesure et avec quelles précautions il peut la faire servir à son oeuvre d'instruction et d'éducation.

L'émulation est née chez l'enfant, longtemps avant l'âge de l'école, sous les encouragements du regard maternel qui a applaudi aux premiers bégaiements, aux premiers pas et aux premiers jeux. C'est l'origine de l'émulation, c'en est la forme la plus naïve, et, à l'école même, elle continue quelque temps à s'épanouir avec celte délicieuse candeur.

Qui ne sait, parmi ceux qui ont vécu avec les enfants, et pour en avoir été mille fois touché, que leurs premiers essais, leur premiers efforts ont pour principal mobile le désir de contenter leur père, d'obtenir un sourire de leur mère, de recevoir une caresse de leur maître? Qui n'a vu ces enfants rougir de plaisir quand l'instituteur leur adressait une parole plus affectueuse que d'ordinaire, ou sortir radieux de la classe, quand ils avaient le bonheur de rapporter à la maison paternelle un témoignage de satisfaction? Sans doute il y avait bien un peu d'orgueil dans leur joie, peut-être aussi l'espoir de quelque récompense d'un ordre moins élevé ; mais il y avait surtout cette pensée que leur père et leur mère allaient être bien contents. C'est ce qu'on pourrait appeler l'émulation pour l'affection. Et bien malheureux ou bien coupable serait le maître qui ne mettrait pas tous ses soins à entretenir ce sentiment si délicat et si pur et à prendre pour premier auxiliaire dans sa tâche ces bons mouvements de la tendresse filiale.

Bientôt après, l'école fera naître une autre sorte d'émulation qui, tout aussi naturelle au coeur de l'enfant, ne l'abandonnera plus tant qu'il restera écolier, et l'accompagnera pendant toute sa vie : c'est l'émulation pour l'honneur. Moins désintéressé et moins touchant que le premier, ce sentiment sera plus persistant, plus énergique, et lui aussi d'une noble essence. C'est à lui que s'adressera le plus volontiers l'instituteur, car il en attend principalement les progrès et les succès de ses élèves. Aussi, avec quel souci ne se préoccupe-t-il pas d'établir dans sa classe un bon système, nous ne disons plus aujourd'hui de punitions, mais de récompenses, et comme il s'ingénie à inventer, à multiplier, à graduer ces récompenses ! Bons points, témoignages de satisfaction, tableau d'honneur, banc d'hon neur, compositions hebdomadaires, distribution solennelle des prix ; que dirons-nous encore? médailles et rubans pour les filles, croix d'honneur pour les garçons, livrets de caisse d'épargne, etc. Tout cela peut être utile assurément, mais tout cela ne l'est pas au même degré, et, pour dire toute notre pensée, nous trouvons que même les meilleurs parmi ces moyens d'émulation peuvent devenir dangereux, et qu'il n'en est aucun qu'il ne faille employer avec une extrême prudence. Les bons points et le tableau d'honneur nous plaisent parce qu'ils ne font pas appel à l'esprit de rivalité proprement dit, mais à un ensemble d'efforts intellectuels et moraux qui constituent le mérite de l'écolier. Les compositions hebdomadaires et les distributions de prix, malgré leurs inconvénients divers, servent à établir un classement qui, sans être aussi rigoureux que dans l'enseignement secondaire peut donner d'utiles indications aux élèves, aux maîtres, aux familles. Le banc d'honneur nous plaît moins, parce qu'il matérialise en quelque sorte clans l'école même la récompense décernée, et que, par des divisions un peu blessantes, il peut faire naître la jalousie, là où se forment d'habitude les plus solides liens d'amitié. Les distinctions sous forme de croix et médailles portées hors de l'école risquent d'éveiller une ridicule vanité : qu'y a-t-il de plus sot qu'un bambin de dix ans se promenant gravement dans les rues avec une croix d'honneur ou un ruban sur la poitrine? Il se contemple et se croit un personnage : les passants le regardent, et ses parents ne se sentent pas d'aise. Ne voit-on pas le danger qu'il y a à accorder une telle importance à un enfant, à donner à sa famille des espérances qui ne se réaliseront pas, à attirer l'attention du public sur ce mérite destiné vraisemblablement à s'éclipser si vite? A ces diverses considérations nous ajouterons encore celle-ci : Qu'il s'agisse de places, de prix ou de distinctions quelconques, les rangs ainsi distribués ne devraient jamais être assignés dans l'enseignement primaire par les seules places obtenues dans les compositions, mais en raison de l'ensemble des notes méritées chaque semaine, sinon chaque jour.

Enfin, sans condamner absolument les récompenses qui ont un caractère pécuniaire, nous estimons qu'on ne saurait en user avec trop de prudence. Est-il sage d'éveiller de trop bonne heure chez les enfants cet, amour de l'argent que l'on reproche à notre siècle? Est-il prudent de lui proposer comme but suprême de ses efforts une récompense d'un ordre purement matériel, et, si jeune, faut-il déjà lui apprendre à gagner? Certes, on a raison de lui enseigner l'économie, et nous sommes partisan des caisses d'épargne scolaires, parce que le petit pécule qui s'y amasse est économisé sou à sou et prélevé sur des dépenses futiles ; mais, nous l'avouons, nous redoutons l'effet des récompenses purement pécuniaires, si recherchées aujourd'hui, et nous pensons qu'un instituteur fera bien de n'y recourir qu'avec la plus grande réserve, car cela, c'est l'émulation pour l'argent, qui, nous ne craignons pas de le dire, devient très vite et très souvent une émulation malsaine.

Proscrire de l'école les moyens d'émulation dangereux, et n'user qu'avec réserve de ceux qui sont d'un ordre peu élevé, telle est la première règle que l'instituteur doit s'imposer. Il en est d'autres que nous n'entreprendrons pas d'énumérer. Nous ne lui recommanderons pas d'être juste dans la distribution de ses récompenses et de ses encouragements : cette obligation est trop élémentaire pour qu'il soit nécessaire d'insister. Mais nous lui conseillerons, d'une part, d'être sobre de ces récompenses, afin de leur conserver tout leur prix, et, d'autre part, de ne pas paraître y attacher une importance trop grande, de peur d'exciter outre mesure et hors de propos l'amour-propre de ses élèves. Nous lui conseillerons surtout de bien veiller à ce que les récompenses qu'il distribue n'aillent pas toujours au même succès, mais qu'elles aillent aussi consoler l'effort malheureux, soutenir l'application infructueuse, encourager l'assiduité et la bonne conduite, honorer les qualités du coeur, au moins autant que les qualités de l'esprit. Enfin nous lui dirons : éveiller, entretenir l'émulation par l'espoir d'une distinction honorifique, c'est bien, puisque les hommes, et à plus forte raison les enfants, sont ainsi faits que la pure idée du devoir ne suffit pas pour les déterminer. Mais ce n'est pas assez pour un éducateur de la jeunesse : aux plus âgés de vos élèves, à ceux qui sont en état de comprendre, il faut, de temps en temps, avec discrétion, sans emphase, expliquer que, s'il est légitime, quand on a fait son devoir, de prétendre à une récompense, il arrive souvent que cette récompense nous échappe, parce que la justice humaine, même sur les bancs de l'école, n'est pas infaillible. Il faut par conséquent s'habituer de bonne heure à chercher la récompense en soi-même, dans la satisfaction intime que donne le sentiment du devoir accompli.

Il faut surtout faire sentir que le bien et le devoir sont aimables par eux-mêmes, et que nous sommes obligés de faire le bien, parce que c'est le bien, sans qu'il soit besoin de l'appât d'une récompense pour nous y déterminer. Ainsi se trouvera corrigé ce qu'il y a de trop intéressé dans les moyens d'émulation employés d'ordinaire à l'école ; ainsi se trouveront en quelque sorte purifiés, par l'apprentissage austère de l'émulation pour le bien, les différents systêmes de l'émulation pour l'honneur.

Nous aurions négligé un des côtés de cette importante question, si, après avoir étudié les divers moyens d'exciter parmi les enfants une louable rivalité, nous n'appelions l'attention vigilante des maîtres sur une autre sorte d'émulation, détestable celle-là, qui naît trop souvent pendant l'âge scolaire, se développe pendant l'adolescence, et peut produire plus tard, si l'on n'y prend garde, les plus funestes effets. L'enfant, imitateur par nature, ne se contente pas d'imiter le bien, il imite aussi le mal, et, de même qu'il peut mettre de l'émulation à dépasser ses rivaux dans les bonnes choses, il en met aussi à les devancer dans les mauvaises. Son âme est comme un miroir grossissant qui agrandit, laides ou belles, les images qu'il reflète. L'enfant est encore tout petit, et il veut faire ce que font les grands, et, comme le mal est plus facile à imiter que le bien, si les grands ont de mauvaises habitudes, il les prend bien vite, et s'applique à les outrer ; si les grands font une sottise, il met son amour-propre à en faire une semblable, et, s'il se peut, une plus lourde encore ; si on prononce devant lui des paroles grossières, il prend plaisir à les redire, en les accentuant ; pensant se faire honneur auprès de ses camarades, il affecte, en cachette de son maître et de ses parents bien entendu, les airs d'un mauvais sujet, qu'il n'est pas ; son bonheur est complet, s'il parvient à faire croire à une précocité même de mauvais aloi, si on le prend pour un homme, même mal élevé. Tout cela n'est rien au fond, car ce n'est que fanfaronnade ; mais ces fâcheuses tendances peuvent dégénérer, et, en tout cas, elles gâtent les belles qualités de l'enfant, et le rendent pour le moins ridicule ; aussi un maître prévoyant doit-il surveiller attentivement ces premiers symptômes de l'émulation pour le mal, et, par de sages conseils placés à propos, par une douce raillerie venue à son heure, s'efforcer d'en faire sentir la sottise et le danger.

Édouard Jacoulet