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Economie politique

I. Utilité de l'enseignement de l'économie politique. — Dans la première édition de ce Dictionnaire, M. Frédéric Passy écrivait : « Lorsque nous nous faisons sur les conditions de la vie économique des idées fausses ; lorsque nous ne nous rendons compte ni de la façon dont se forme la richesse, ni de la façon dont elle se conserve ou se perd ; lorsque nous ne comprenons ni la nature ni le rôle du travail, du capital, des machines, du commerce ou de la monnaie ; lorsque nous nous figurons, comme il est trop facile de le faire sur de premières apparences, que l'on peut à volonté, par la force (ou par la loi, qui n'est qu'une des formes de la force), modifier d'un instant à l'autre la richesse d'une' société et en donner à chacun une part à sa convenance ; lorsque nous ignorons, en un mot, qu'il y a des lois naturelles de ces choses et que l'accroissement de la prospérité commune ne s'obtient que par le développement naturel des activités individuelles mieux dirigées, nous sommes à la merci de tous les mirages de l'alchimie sociale, et fatalement nous devenons les artisans de notre propre malheur ou les fauteurs du malheur d'autrui ».

Il y aura peut-être lieu de réviser certains détails de cette déclaration vieille déjà de vingt-neuf ans. Mais un point sur lequel nous serons tous d'accord avec le vénéré doyen de l'école libérale, c'est sur la nécessité de connaître les phénomènes économiques et les lois qui les régissent: «science non moins indispensable à tous que celle de l'hygiène, puisque des deux côtés les effets de l'ignorance sont les mêmes ».

Utile en tous temps, celte connaissance l'est devenue plus encore à notre époque. Les intérêts matériels prennent, dans la vie interne ou externe des sociétés, une part de plus en plus large ; la facilité croissante des communications fait non plus seulement de toute une nation, mais peu à peu du monde entier un immense marché où les prix s'équilibrent, où se déchaînent les concurrences : l'état de la récolte au Canada ou à la Plata, une guerre dans l'Afrique du Sud, un krach à New York, influent, avec la rapidité de l'éclair, sur la situation du paysan briard, de l'ouvrier diamantaire d'Amsterdam ou de Saint-Claude, du mécanicien d'Essen ou du Creusot. Le paysan qui va vendre son blé à la ville voisine, l'ouvrier qui offre ses bras à l'usine, le gros négociant qui achète une cargaison de café au Brésil ou le petit boutiquier qui s'installe dans un faubourg, l'industriel qui lance un produit nouveau, tous ont besoin de connaître les causes générales qui agissent, à chaque moment, sur le prix en tel lieu du blé, du café, des vêtements, du travail, afin qu'ils puissent porter leur effort là où il est susceptible de donner le maximum de rendement. Il ne leur est pas moins nécessaire de connaître les conditions et les règles du crédit. Ajoutez que la pratique de plus en plus étendue de l'association (syndicats, coopératives) oblige les plus humbles d'entre nous — et déjà les femmes comme les hommes — à manier des chiffres, à discuter des questions de vente, d'achat, de placement, d'emprunt, d'assurance, de salaires, de retraites, à examiner des combinaisons financières.

Enfin, tout Français est un citoyen. Directement ou par ses mandataires, il concourt à l'établissement du budget de la commune, du département, de l'Etat ; il donne son avis sur des taxes douanières dont l'application peut ruiner ou enrichir artificiellement tout un groupe de producteurs ; il approuve ou rejette des projets d'emprunt dont le service sera une charge pour ses contemporains d'abord, ensuite pour les générations futures ; il se prononce sur des concessions de mines, de chemins de fer, de territoires de colonisation, autorise des travaux dans les ports ou le creusement de canaux ; il vote des impôts nouveaux, qui peuvent modifier la répartition des richesses, mais dont l'incidence sera peut-être, en fin de compte, toute différente de celle qu'il aura voulue. Enorme puissance, que l'on frémit de voir manier par des mains aveugles. L'étude de l'économie politique est, dans une démocratie, un devoir civique.

II. Objet et définition de l'économie politique. — Avant de voir comment on donne et comment on peut donner cet enseignement, quelques mots sur la science même, sur son développement historique, sur les diverses écoles économiques, ne seront pas superflus.

J.-B. Say définissait l'économie politique : « exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses ». II la considérait donc comme une science, tandis qu'avant lui Adam Smith l'avait surtout regardée comme un art, comme la recherche des moyens d'enrichir une nation. Assurément l'économiste ne s'interdira pas la recherche des applications pratiques. Mais de même que l'art de l'ingénieur ou celui du médecin, à moins de se confiner dans un bas empirisme, doivent être précédés d'une élude scientifique de la physique ou de la biologie, de même il importe d'établir d'abord, en tout désintéressement, les lois qui régissent les phénomènes économiques : c'est seulement ensuite qu'il pourra être question d'en faire sortir des règles d'action.

À la définition classique, on a opposé diverses objections. M. Ch. Gide lui reproche de contenir le mot « richesse », c'est-à-dire un mot qui aurait besoin lui-même d'être défini, et qui ne saurait l'être, précisément, qu'à la lumière de l'économie politique. En outre, l'emploi de ce mot a pour inconvénient de faire croire que l'économie politique s'occupe des choses, des objets matériels (champs, machines, instruments de transport, monnaie), en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Or l'économie politique est une science morale, c'est-à-dire une science de l'homme, plus exactement encore une science sociale, une science qui étudie certains rapports qui s'établissent entre les groupes humains ou à l'intérieur de ces groupes. Les objets matériels ne l'intéressent que dans la mesure où ils peuvent être désirés par l'homme, satisfaire à un de ses besoins. Ce sont donc des faits psychologiques, le besoin ou le désir, qui sont à la base des faits économiques. Aussi M. Gide propose-t-il de dire que l'économie politique « a pour objet les rapports des hommes vivant en société, en tant que ces rapports tendent à la satisfaction de leurs besoins matériels ».

Pourquoi ce nom d'économie politique ? Etymologiquement, économie signifie « administration de la maison», ou, comme disaient nos vieux auteurs, « ménage ». L'épithète politique, accolée pour la première fois au mot d'économie par Montchrétien en 1615, indique qu'il ne s'agit plus de la science du « ménage » privé (économie domestique), mais de ce grand « ménage social », comme disait M. Frédéric Passy, qu'est la collectivité. Il est fâcheux que ce mot « politique » ait pris dans nos langues modernes un sens très précis, et induise en erreur sur le caractère et l'objet de la science économique. On a proposé de dire économie nationale (les Allemands disent Volkswirtschaft, que traduit assez exactement « ménage public »), parce que la nation est le cadre où s'élaborent les rapports économiques ; ou encore économie sociale, parce que cette science étudie la vie matérielle des sociétés. Mais l'usage a restreint le sens de ces deux expressions, qui s'appliquent à des catégories spéciales de l'économie politique. Il semble plus simple (et c'est la tendance la plus récente) de dire l'Economique, comme on dit la Physique ou la Mécanique.

Aux trois divisions classiques : production, distribution, consommation, les traités d'économique en ajoutent souvent une quatrième, la circulation, qu'ils intercalent entre la distribution et la consommation. M. Gide fait très justement remarquer que la circulation n'est autre chose qu'un moyen de faciliter la production ; ajoutons, d'assurer une meilleure répartition et une plus rapide consommation des produits.

À s'en tenir aux trois divisions fondamentales, on étudie, dans la première, les facteurs de la production (travail, nature, capital), les modes de la production (division du travail, etc.), l'échange (commerce, monnaie, crédit) ; dans la seconde, les modes de répartition (propriété individuelle ou collective, salaire, intérêt, rente du sol, profit) ; dans la troisième, la dépense (organisation rationnelle de la consommation, coopératives) et l'épargne. Enfin, comme la société est constituée en un corps politique, l'Etat, tout traité d'économique a pour annexe quelques chapitres d'économie proprement politique (impôt et revenus publics, dépenses et dettes publiques).

III. Histoire de l'économie politique. Ecoles économiques. — Comme toutes tes sciences morales, l'économique est en perpétuelle évolution. A tout moment et en tout pays, la théorie économique est un reflet de l'état social. Dans la société grecque, société économiquement avancée où florissaient le gros commerce, le crédit, l'industrie capitaliste, et dont le développement était seulement retardé par l'institution de l'esclavage, d'illustres penseurs — Platon, Xénophon, surtout Aristote — soumirent les questions de production, de répartition, d'échange aux analyses les plus subtiles. Au moyen âge, l'horizon économique se rétrécit. A une économie fermée, urbaine, où l'argent monnayé joue un faible rôle et le crédit un rôle encore moindre, correspondent des théories économiques rudimentaires, d'inspiration religieuse : doctrine du juste prix et du juste salaire, précautions prises contre la concurrence, méfiance à l'égard du commerce, spécialement du commerce de l'argent, condamnation du prêt à intérêt. Les croisades, le développement des foires, l'essor du commerce méditerranéen, brisent le cadre où s'enfermaient les vieilles conceptions. Tandis que Philippe le Bel croyait encore que la monnaie est une création arbitraire du souverain, un conseiller de Charles V, Nicole Oresme, retrouve la théorie de la monnaie, oubliée depuis Aristote.

Avec la révolution géographique et commerciale, industrielle, intellectuelle et politique que nous appelons la Renaissance, l'horizon s'élargit davantage encore. Les nations européennes, constituées par la centralisation monarchique, enrichies par une production chaque jour plus active et par la découverte des terres neuves, apparaissent comme des groupements économiques fortement liés, capables d'expansion, en concurrence avec d'autres groupements analogues : à l'économie fermée succède l'économie nationale. Jean Bodin, dans son Discours sur le rehaussement et la diminution des monnaies (1568), pose quelques-uns des principes de la science à laquelle Antoine de Montchrétien donnera un nom dans son Traité de l'économie politique de 1615. La forme pratique de l'économie nationale, c'est le mercantilisme, dont Colbert va faire l'application en grand (colbertisme), mais qui est alors professé en Hollande, en Angleterre, comme en France. Les premiers économistes anglais sont Josiah Child et William Petty, lequel, par une innovation féconde, applique aux phénomènes économiques la méthode statistique.

Emus par les souffrances populaires, les écrivains de la fin du règne de Louis XIV réagissent contre le colbertisme, posent l'idée de lois naturelles, que l'on ne transgresse pas impunément. Le développement du crédit, du commerce d'outremer, de l'agronomie, des manufactures, va ouvrir la période de l'économie mondiale. Un groupe de penseurs, une école, — leurs ennemis disent une « secte », — se voue à l'étude de ces problèmes ; ils se donnent, par excellence, le nom d'économistes. Leur chef. Quesnay, fait sortir toute richesse exclusivement de la terre, voit dans les cultivateurs la seule classe productrice, veut faire payer par le produit net de la culture toutes les dépenses de la société, d'où le nom de physiocratie (régime naturel) donné à sa théorie. Chez Gournay, qui, moins absolu, fait une place à l'industrie et au commerce, l'idée que les phénomènes économiques obéissent à des lois indépendantes de la volonté des gouvernements aboutit à la célèbre formule : Laissez faire, laissez passer. Le colbertisme ne laissait ni « faire », puisqu'il règlementait la production, ni « passer », puisqu'il règlementait l'échange. Turgot constitue véritablement la doctrine dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses de 1766, et essaie de l'appliquer pendant son passage au pouvoir.

Postérieures de dix ans au livre trop peu connu de Turgot, les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, d'Adam Smith, présentent un tout remarquablement cohérent, où l'on trouve les analyses, devenues célèbres, de la division du travail, du prix, de la valeur. On peut dire que les économistes qui ont suivi n'ont guère fait que reprendre, développer, commenter les lois posées par Smith.

Ils ont semblé admettre que ces lois étaient aussi universelles, aussi intangibles, aussi immuables que celles de la mécanique, ou même que les axiomes de la géométrie. Allant plus loin, ils ont posé en principe que ces lois ne pourraient s'appliquer autrement qu'elles ne s'appliquent dans le monde actuel, et ont refusé à l'homme le pouvoir de faire varier les conditions des phénomènes. Ou plutôt ils admettent a priori que l'intervention humaine, et particulièrement celle de l'Etat, impuissante à réaliser, le mieux, n'est puissante que pour le mal. Ils ont fait de l'économique une science figée, un dogmatisme impatient des contradictions : d'où le nom d'école orthodoxe que leur ont donné leurs adversaires. Ils s'appellent eux-mêmes école libérale, parce qu'ils proclament la liberté de la production et des échanges. Admirablement servis par l'extraordinaire développement de la production au début du dix-neuvième siècle, leurs plus beaux triomphes ont été remportés en 1845 (école de Manchester), lorsqu'ils amenèrent l'Angleterre au régime du libre-échange presque absolu, et en 1860, lors de la conclusion des traités de commerce.

Mais déjà la théorie « libérale » était battue en brèche de plusieurs côtés à la fois. L'Allemagne, morcelée politiquement, cherchait encore son unité économique : elle en était encore à une période que la France et l'Angleterre avaient dépassée. Thünen et List, contre Smith, ressuscitèrent l'économie nationale, forme théorique de la politique économique du Zollverein ; depuis, dans presque tous les Etats, on a vu le vieux mercantilisme renaître sous la forme du protectionnisme. Les excès de la concurrence internationale ont amené les nations à se replier sur elles-mêmes, à redevenir des systèmes économiques complets et clos. — En Allemagne aussi, on reprocha à l'école libérale (surtout à Ricardo) d'avoir abusé des idées abstraites, d'avoir substitué aux hommes réels et divers un concept vide, « l'homme économique » ; la méthode historique fut opposée à la méthode logique, traitée de robinsonade. Avec Comte, en France, la théorie de l'évolution établissait la relativité des doctrines économiques, qui s'appliquent à un état social donné, mais qui sont essentiellement transitoires, celle de Smith comme les autres.

La théorie libérale était une théorie optimiste : fondées sur la lutte, sur la concurrence illimitée, les lois naturelles, pourvu que l'action n'en soit pas contrariée par l'intervention arbitraire et maladroite de l'Etat, aboutissent nécessairement, selon elle, à l'harmonieux équilibre des intérêts antagonistes. Nulle part, cet optimisme superficiel et naïf ne s'étale plus complaisamment que chez Bastiat, prestigieux vulgarisateur. Or, au moment où l'école proclamait que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes économiques possibles, les misères de la classe ouvrière apparaissaient comme une conséquence directe et fatale de la libre concurrence, de l'individualisme exalté, bref du « laissez faire, laissez passer ». Sismondi dénonçait cette conséquence dès 1819 ; l'école saint-simonienne reprit sa démonstration, et, après elle, toutes les écoles socialistes. L'orthodoxie se donnait le rôle de défenseur satisfait de l'ordre social établi ; elle eut contre elle tous les novateurs, désireux de réintégrer le facteur humain dans cette science humaine, dont on avait fait une science abstraite, une logique sans âme. Elle eut donc à se défendre contre une triple attaque : celle de la raison, celle de l'histoire, celle du sentiment. C'est peut-être à cette dernière qu'elle est en train de succomber. Comme le dit spirituellement M. Gide, il s'est produit « un grand dégel dans la science économique ». Il ne se trouvera probablement plus personne pour soutenir, d'une façon absolue, irréductible, que l'Etat doit assister en spectateur indifférent et volontairement inactif au libre jeu des lois économiques. Les plus orthodoxes ont admis l'ntervention de la puissance publique en faveur des enfants, puis des femmes.

Mais on ne fait pas à l'interventionnisme sa port. Si les lois naturelles sont toujours conçues comme invariables (le grand honneur de l'école classique est de les avoir dégagées), les institutions économiques nous apparaissent comme transformables, pourvu que, en essayant de les transformer, l'homme se plie aux lois naturelles et sache les utiliser. Ce n'est pas nier les lois de la pesanteur que de construire des ballons et des aéroplanes, ni celles de l'électricité que d'élever des paratonnerres. Et notre respect de la loi de l'offre et de la demande ne nous contraint nullement d'assister les bras croisés au duel souvent tragique de l'employeur et de l'ouvrier. Nous n'avons plus les mêmes bateaux qu'en 1820 ; les institutions économiques de 1820 ne sont pas non plus éternelles.

Cette possibilité, reconnue aux hommes, — collectivités autonomes ou Etat, — d'agir sur l'évolution économique, a donné naissance à une série de théories nouvelles (interventionnisme simple, socialisme d'Etat, socialisme chrétien, collectivisme, coopératisme, solidarisme, etc.), dans le détail desquelles nous ne pouvons entrer. Nous voulions seulement montrer que la question de l'enseignement économique ne se pose plus d'une façon aussi simple qu'il y a vingt-neuf ans : moins de certitudes et plus de problèmes, moins de vérités universellement acceptées et plus de sujets de controverses, moins d'absolu et plus de relatif.

IV. L'enseignement économique. Ce qui est fait et ce qui est à faire. — En 1880, M. Frédéric Passy signalait, comme une heureuse nouveauté, la création récente, dans toutes les facultés de droit, de chaires d'économie politique (1878). Depuis, les enseignements économiques s'y sont si bien développés, les examens d'ordre économique s'y sont tellement multipliés (licence et doctorat, 1876-1895), que ces facultés, sans perdre leur nom ancien, sont devenues, en réalité, des Facultés de droit et sciences économiques. On se rapproche ainsi du type des facultés allemandes, où ces enseignements coexistent depuis longtemps. En dehors des facultés de droit, les facultés des lettres ont vu naître chez elles des enseignements similaires : le comte de Chambrun a fondé à Paris une chaire d'histoire de l'économie sociale, et partout sont professés des cours d'histoire ou de géographie économiques. (Voir H. Hauser, L'enseignement des sciences sociales, Chevalier-Marescq, 1903.)

En dehors des universités, d'autres établissements d'enseignement supérieur public sont à mentionner. Le Collège de France possède : 1° une chaire d'économie politique, créée en 1830 pour J.-B. Say, successivement occupée par Rossi, Michel Chevallier, Baudrillart, M. Paul Leroy-Beaulieu, c'est-à-dire par les plus illustres tenants de l'école libérale ; 2° une chaire de géographie, histoire et statistique économiques, occupée depuis sa création (1868) par M. Levasseur ; plus les chaires de statistique et d'histoire du travail. Au Conservatoire des arts et métiers appartient la plus ancienne chaire d'économie politique de France, créée en 1819 pour J.-B. Say, et, depuis 1834, doublée par une chaire d'économie industrielle ; plus récemment s'y ajoutèrent les chaires d'économie sociale, d'assurance et prévoyance sociales et d'histoire des associations ouvrières. A l'Ecole des ponts et chaussées, où se préparent des ingénieurs qui auront à mener des milliers d'ouvriers, à discuter avec eux des questions de main-d'oeuvre, de salaire, etc., la chaire d'économie politique a été complétée par une chaire d'économie sociale, qui étudie spécialement, comme celle du Conservatoire, les institutions ouvrières. Les Ecoles des mines, des postes, l'Institut agronomique, n'ont que des chaires d'économie politique (leurs élèves n'auront-ils pas d'ouvriers à diriger?) ; l'Ecole centrale a simplement une chaire de législation industrielle. Des conférences d'économie sociale sont faites, depuis quelques années, aux élèves de l'Ecole polytechnique. Ajoutons qu'à l'Ecole des Hautes études, si l'on n'a pas encore réalisé le plan de Duruy, qui comportait une section des sciences économiques, on a créé une conférence d'économie politique.

Dans l'enseignement supérieur libre, les facultés catholiques font place, comme les universités de l'Etat, aux enseignements économiques ; elles s'inspirent généralement des idées de Le Play et du socialisme chrétien. Mais il faut également citer ici des institutions, qui, pour ne pas rentrer dans des cadres proprement universitaires, n'en ont pas moins agi très utilement sur le développement des idées économiques. Non seulement elles ont intéressé à ces idées le grand public, mais elles ont contribué, indirectement, au mouvement qui s'est produit dans les établissements de l'Etat : ce sont le Collège libre des sciences sociales, l'Ecole des Hautes études sociales. Le Musée social n'est pas à proprement parler une institution d'enseignement, mais un office d'informations et d'enquêtes, où l'on donne des conférences ou séries de conférences. Les questions économiques, surtout les questions ouvrières, tiennent une large place dans les cours des Universités populaires et des Bourses du travail.

C'est à Duruy qu'il faut faire remonter la première tentative pour introduire quelques notions d'économie politique dans les lycées ; cette tentative eut peu de succès. Il en fut de même de celle de 1880, où l'on vit le cours de philosophie comprendre huit leçons économiques. Ce chapitre spécial fut supprimé en 1884, et remplacé en 1890 par la rubrique suivante : « Les rapports de la morale et de l'économie politique. Le travail. Le capital. La propriété. » Même cette rubrique a disparu des programmes de 1902, où l'on ne trouve plus que des indications très générales dans le cours de morale. Il est vrai que si l'on a renoncé — peut-être, comme nous le verrons plus loin, pour des raisons de méthode — à l'enseignement dogmatique de l'économie politique, on a fortement développé, dans les programmes d'histoire et de géographie, l'étude des réalités économiques (notamment dans les classes de philosophie et de mathématiques). Le bénéfice de cette réforme, du moins en ce qui touche la géographie, a été étendu d'hier aux lycées de jeunes filles.

« Il était naturel, écrivait en 1880 M. Frédéric Passy, de songer à faire dans les programmes des écoles normales, ainsi que cela' est, depuis 1868, règlementaire en Belgique, une petite place au moins à l'économie politique. » La place fut si petite qu'en réalité elle se réduisit presque à rien. Les quelques conférences d'économie politique qui sont faites aux normaliens en 3e année se perdent dans le cours de morale, d'instruction civique et de législation scolaire. Il y a là une insuffisance assez grave, car ce sont surtout les instituteurs qui, soit par l'école élémentaire, soit par les cours d'adultes, peuvent répandre dans la masse de la nation des idées exactes. Dans les écoles normales d'institutrices, on n'a même pas songé à faire figurer nommément au programme l'économie politique. A-t-on estimé que les fillettes de nos écoles n'auraient jamais besoin, dans la vie, de savoir ce qu'était une coopérative ou une grève, qu'elles ne paieraient pas d'impôts ou de droits de douanes? C est pourtant Félix Pécaut qui avait été l'un des premiers apôtres de l'introduction de l'économie politique à l'école normale. On est devenu bien infidèle à sa pensée. De même cet enseignement aurait besoin d'être fortifié, ou du moins rendu plus efficace, dans les écoles primaires supérieures et dans les écoles pratiques, dont la clientèle formera les cadres de la démocratie de demain. A l'école primaire, d'après la loi de 1882, le programme comporte des « notions usuelles de droit et d'économie politique » dans le cours supérieur.

V. De la méthode 'de cet enseignement. — Supposons un instituteur qui, en dehors des quelques leçons de l'école normale, aura suivi les cours d'une faculté de droit ou des lettres. Comment s'y prendra-t-il pour faire pénétrer, dans les cerveaux des enfants de l'école primaire, les notions économiques indispensables? Cette question de méthode a été agitée, en 1900, au Congrès international de l'enseignement des sciences sociales. Convient-il d'étudier d'abord des faits économiques actuels, d'apporter en classe, par exemple, un billet de banque, et, à propos de ce petit morceau de papier bleu, d'expliquer aux élèves le mécanisme de l'échange, quitte à leur faire voir ensuite par quelle lente évolution les hommes sont arrivés à imaginer cet instrument ? Convient-il au contraire de rattacher étroitement l'économique à l'histoire? Si l'on a eu soin de parler aux enfants du temps où des boeufs s'échangeaient contre des esclaves et contre du blé ; de leur montrer comment on a ensuite échangé blé, boeufs et esclaves contre une certaine masse de bronze, d'argent ou d'or, et comment cette masse, estampillée au nom d'une autorité qui en garantissait le poids et l'aloi, est devenue la monnaie ; si on leur a expliqué les folies monétaires de Philippe le Bel, le système de Law, les assignats, si, en un mot, on les a fait passer peu à peu des formes élémentaires de l'échange à des formes de plus en plus compliquées, ne les aura-t-on pas préparés à saisir le lien qui existe entre une forme perfectionnée de l'échange et une forme perfectionnée de la civilisation ; à comprendre ce que c'est que le billet de banque, le chèque, la compensation? Il semble conforme aux règles générales de la pédagogie de choisir la seconde méthode, qui part des réalités simples pour s'élever aux idées complexes. Même pour parler aux enfants des phénomènes actuels, il sera bon de recourir aux exemples concrets : « Un récit, disait excellemment M. Passy, une histoire, pris dé préférence parmi les faits de la vie courante, ou empruntés à l'industrie qui leur est familière, frapperont leur attention et graveront dans leur mémoire la leçon qu'il s'agira d'en tirer ». La géographie, en faisant connaître aux enfants des pays économiquement différents du leur, peut être aussi d'un très grand secours. La vie pastorale à la Plata, les mines d'or du Transvaal, une usine américaine, le développement du Japon, le commerce du sel au Soudan, voilà des leçons d'économie politique.

On est, naturellement, plus libre à l'école primaire supérieure, dont le programme comporte des notions sur la production, le commerce, l'économie sociale, la législation industrielle. Cependant, avec des élèves de treize à seize ou dix-sept ans, il importe encore d'éviter autant que possible de recourir aux abstractions. Ainsi l'ont pensé, du moins, les rédacteurs des derniers programmes des lycées, puisqu'ils ont confiné l'économique sur le terrain concret de la géographie et de l'histoire. On pourrait cependant admettre qu'à la fin des études (primaires supérieures ou secondaires) un maître vint résumer et coordonner, en quelques leçons, les enseignements économiques épars, reçus à l'école à travers l'histoire, la géographie, l'enseignement moral et civique.

« Dans les écoles normales, — disait M. Passy, — où l'on est en face de jeunes gens déjà plus ou moins rompus à l'étude, cet art d'envelopper la science est moins indispensable : il ne faudrait même pas en abuser. Il importe, puisque ce sont de futurs professeurs que l'on prépare, de leur fournir dès points de repère. » Il s'agit en somme d'appliquer ici la méthode de l'enseignement supérieur, en la rendant plus simple, plus nette, plus rigide. Pour corriger ce que l'exposition même des doctrines pourrait avoir de trop dogmatique, on consacrerait quelques conférences à la discussion de certaines questions controversées et controversables. Ici comme ailleurs, il est essentiel de développer chez les maîtres primaires l'esprit critique, de leur donner ce sentiment que la vérité n'est pas simple. Il va de soi que par « jeunes gens », nous entendons, comme nous l'avons dit au paragraphe IV, les normaliens des deux sexes. VI. Ce qu'il faut lire. — Nous n'avons pas l'ambition d'esquisser ici une bibliographie économique, mais seulement de donner quelques indications essentielles. La Collection des principaux économistes de Daire fournira la plupart des textes du dix-huitième et du début du dix-neuvième siècle, malheureusement classés dans un ordre plutôt dogmatique que chronologique. On s'orientera au milieu de ces textes à l'aide d'Espinas, Histoire des doctrines économiques. Le Dictionnaire d'économie politique de Coquelin et Guillaumin donne l'interprétation orthodoxe de la plupart des termes usités en économique. Les idées de cette même école orthodoxe sont magistralement exposées, avec beaucoup d'ordre et de clarté, dans le Précis d'économie politique de Paul Leroy-Beaulieu. On y opposera les Eléments d'économie politique d'E. de Laveleye, et surtout les Principes d'économie politique de Ch. Gide, qui admettent l'intervention de l'Etat, et qui font l'apologie de la coopération. Le souci de ne jamais séparer les théories des faits corrects, tels que nous les fournissent la géographie et l'histoire, fait le mérite du Précis d'économie politique de M. Emile Levasseur. L'ouvrage le plus neuf, celui où les idées modernes sur la nature de la valeur sont le plus largement représentées est le Traité d'économique de Landry. Enfin, pour un enseignement élémentaire de cette science, on recourra utilement aux Notions d'économie politique de Xavier Treney, qui s'adaptent assez exactement au programme des écoles normales. Le même auteur a donné, sous le litre : Les grands économistes des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Biographies, extraits et commentaires, un choix de lectures dont les premières sont naturellement prises à Daire, mais qui vont jusqu'à MM. Levasseur et Leroy-Beaulieu.

Divers périodiques permettent de se tenir au courant : 1° des faits économiques du monde actuel ; 2° des controverses sur les doctrines. Les principaux sont : le Journal des économistes (M. de Molinari, 68e année, mensuel), organe pour ainsi dire officiel de l'école orthodoxe ; l'Economiste français (M. Paul Leroy-beaulieu, 37e année, hebdomadaire), particulièrement utile pour la géographie économique ; le Monde économique (M. Paul Beauregard, 19e année, hebdomadaire) ; la Revue d'économie politique (23e an née, mensuelle, qui reflète surtout les idées de M. Ch. Gide ; la Revue économique internationale (6e année, bimensuelle), qui traite des questions concrètes actuelles, et où l'élément français est représenté en première ligne par M. Levasseur ; la Revue d'histoire des doctrines économiques et sociales (MM. A. Des champs et A. Dubois, 2" année, trimestrielle). On trouvera en outre des articles économiques dans un très grand nombre de revues politiques (Revue politique et parlementaire), dans les organes des diverses écoles sociales [Revue socialiste, Réforme sociale, etc.), dans les revues géographiques ou diplomatiques.

Henri Hauser