Jean-Victor Duruy naquit le 11 septembre 1811 à Paris, dans un logis de la manufacture des Gobelins, où son père était contremaître. Dans cette maison, qui avait vu se succéder comme ouvriers sept générations de Duruy, il travailla d'abord à l'atelier des apprentis, tout en allant à une petite école de la rue du Pot-de-Fer. Mais un ami de son père, ayant remarqué ses goûts studieux, le fit entrer dans une institution secondaire du quartier, où le jeune Duruy acheva ses études comme boursier. En millet 1830, non sans s'être mêlé au mouvement populaire, il subit avec succès le concours d'admission à l'Ecole normale ; là il eut pour maîtres Ampère, Burnouf, Jouffroy, Michelet, auquel il s'attacha particulièrement ; en septembre 1833, il obtint le premier rang à l'agrégation d'histoire, ce qui lui valut, après trois mois d'enseignement au collège de Reims, d'être rappelé à Paris pour professer l'histoire au collège Henri IV. C'était un honneur ; d'autant qu'il avait pour élèves deux des fils de Louis-Philippe, le duc d'Aumale et le duc de Montpensier ; mais la prébende était maigre (1600 francs d'appointements) et, pour s'aider à vivre, Duruy se mit à composer toute une série «le livres scolaires. Au dire de Jules Simon, il n'aurait pas donné moins de soixante volumes de ce genre. Contentons-nous d'indiquer les plus connus : Géographie de la République romaine et de l'Empire (1838) ; Géographie historique du moyen-âge (1839) ; Géographie historique de la France (1840) ; Atlas de géographie historique universelle (1841) ; Histoire sainte d'après la Bible (1845) ; Abrégé d'Histoire de France (1848) ; Histoire de France (1852) ; Histoire de la Grèce ancienne (1862) ; Histoire moderne (1863). De plus, il a dirigé la collection de l'Histoire universelle, publiée par la maison Hachette. Ces travaux ont beau être modestes, ils valent d'être rappelés. Les livres scolaires de Duruy ont, en effet, singulièrement contribué à répandre chez nous le goût des études historiques : grâce à la clarté de l'exposition, à l'art de faire vivre les personnages et les époques, à la générosité des sentiments, à la rectitude du sens moral, ces manuels obtinrent un rapide succès et firent oublier ceux qui les avaient précédés. Ajoutons que, tout en écrivant des ouvrages élémentaires, Duruy vivait dans le commerce des ouvrages érudits ; et, comme ses livres se vendaient beaucoup, il avait soin, quand il en donnait une édition nouvelle, de les tenir au courant. « Un grand nombre de générations, dit Jules Simon, ont été élevées avec ces livres. On a son Duruy comme on avait autrefois son Lhomond et son Burnouf. »
Ni cette besogne ni ses occupations professionnelles ne l'empêchaient, d'ailleurs, de se livrer à des travaux personnels. En 1843 et 1844, il fit imprimer les deux premiers volumes de l'Histoire des Romains, qu'il préparait depuis dix ans. Ils furent remarqués, et attirèrent sur Duruy l'attention de Salvandy, alors ministre de l'instruction publique, qui, en 1845, le décora, le nomma second professeur d'histoire au lyéée Saint-Louis, et songea même à lui confier le rectorat d'Alger ; projet que l'opposition de Cousin et de Saint-Marc Oirardin fit échouer. Sans regret de n'être pas sorti du rang, Duruy poursuivit alors sa tâche d'historien et, avec quelques traverses, son labeur de professeur.
Très pondéré, il était en même temps d'esprit très libre, très libéral d'opinion, et si, lorsque vint la révolution de 1848, il éprouva plus d'appréhensions que d'enthousiasme, il n'en vota pas moins le 10 décembre 1848 pour le général Cavaignac ; aux plébiscites qui suivirent le coup d'Etat de décembre 1851, il vota non. Sans étaler sa pensée, il ne la dissimulait pas non plus. Aussi ne laissa-t-il pas d'être suspect pendant les années de réaction qui suivirent l'établissement du second empire. L'administration universitaire éplucha ses livres, lui fit des procès de tendance, et il eut beau obtenir en 1853 le grade de docteur avec des thèses remarquables (thèse latine : De Tiberio imperatore ; thèse française : Etat du monde romain vers la fondation de l'empire), on lui fit marquer le pas pendant près de dix années.
En 1859, le maréchal Randon, qui venait de quitter à son corps défendant le gouvernement général de l'Algérie, songeait à présenter une apologie de son administration ; mais, peu habile à manier la plume, il se trouvait embarrassé, quand un de ses officiers d'ordonnance lui conseilla de causer avec Duruy, dont il avait été l'élève. Des relations se nouèrent ainsi entre le maréchal et le professeur, qui consentit à écrire sur documents une brochure qu'il ne signa pas. Peu après, le maréchal Randon devint ministre de la guerre, et, ayant vu un jour l'Histoire des Romains sur la table de l'empereur, il lui parla en bons termes de l'auteur du livre. Napoléon III, qui préparait alors la Vie de César, dit qu'il serait bien aise de connaître l'historien des Romains ; une première entrevue eut lieu, d'autres suivirent, et Duruy plut à l'empereur par son franc et grave langage. Sans avoir rien demandé, il se vit, en 1861, nommé maître de conférences à l'Ecole normale, puis inspecteur de l'académie de Paris, en 1862 inspecteur général et professeur à l'Ecole polytechnique. Sentant qu'il avait gagné la confiance de Napoléon III, il se persuadait que la place de Mocquard, secrétaire de l'empereur, lui était réservée, quand, le 23 juin 1863, étant à Moulins, en tournée d'inspection générale, il apprit par une dépêche de son gendre, M. Glachant, qu'il était nommé ministre de l'instruction publique.
Autant que personne peut-être, cette nouvelle le surprit, mais sans le prendre au dépourvu. Il venait de passer la cinquantaine, il avait trente ans de pratique universitaire, et, dès longtemps, il réfléchissait sur les questions d'éducation nationale, auxquelles, à son gré, étaient liées les destinées du pays. Il arrivait au pouvoir avec un fonds d'idées générales que M. Jules Lemaître, en lui succédant à l'Académie française, a très nettement démêlées : « Il reprit, très franchement, dit M. Lemaître, l'oeuvre ébauchée par la Convention nationale. Il se dit que l'égalité des droits, récemment achevée par le suffrage universel, comportant pour tous plus de devoirs, réclamait aussi pour tous plus de lumières. Il se dit encore que l'accession possible de tous au pouvoir avait pour naturel corollaire l'accession possible de tous à la science, et à tous les degrés de la science. Il considéra que la Révolution étant rationaliste dans son essence, l'encouragement et la propagation de la science devait être un des principaux soucis d'une société issue de la Révolution. Et, d'autre part, historien averti par l'étude des réalités, il comprit que l'enseignement doit être quelque chose de souple et de varié dans ses formes et qui s'applique aux catégories les plus diverses d'aptitudes, de besoins ou de conditions. »
Pour exécuter ce programme d'ensemble, il joignit à la hardiesse de l'initiative une exceptionnelle capacité de travail, une volonté énergique et soutenue, l'attention aux détails avec le sens pratique, et l'habileté à tourner les obstacles qui empêchent le passage de la théorie à l'application. Aussi, pendant les six années que dura son ministère, toutes les parties du service de l'instruction publique reçurent-elles de lui une impulsion vigoureuse dont les effets, depuis près d'un demi-siècle, n'ont pas cessé de se faire sentir.
Dans l'ordre primaire, il voulut résolument obtenir l'obligation et la gratuité. Il avait réussi à faire partager ses idées à cet égard par l'empereur: mais, ayant rencontré chez ses collègues du ministère une résistance invincible, il dut se contenter d'un compromis. Ce fut la loi du 10 avril 1867 (Voir Lois scolaires), qui, sans réaliser tout ce qu'il souhaitait, marquait du moins un progrès notable. L'obligation était écartée ; la gratuité n'était pas prescrite, mais elle devenait facultative pour les communes qui voudraient l'établir : par l'article 8, les communes étaient autorisées à affecter à l'entretien de leurs écoles gratuites le produit d'une imposition extraordinaire qui pourrait s'élever jusqu'à quatre centimes additionnels au principal des quatre contributions directes ; 6098 communes votèrent, dans ces conditions, la gratuité absolue dans 8400 écoles. En outre la loi (art. 7) imposait aux communes de 500 habitants et au-dessus l'obligation d'avoir au moins une école publique de filles, et de faire le traitement d'une maîtresse de travaux à l'aiguille dans toute école mixte tenue par un instituteur ; dispositions qui eurent pour conséquences de faire ouvrir 8000 écoles de tilles et instituer 13000 maîtresses d'ouvrages à l'aiguille. Par l'article 2, paragraphe 4, des écoles de hameau étaient prévues ; le Conseil départemental déterminait, sur l'avis des conseils municipaux, les cas où les écoles de ce genre, dirigées par des adjoints ou des adjointes, pouvaient être établies. Il en fut ouvert plus de 2000. L'article 7 consacrait l'existence des cours d'adultes en garantissant une indemnité annuelle aux instituteurs et institutrices qui s'en chargeraient. Enfin, pour rendre l'école praticable aux plus pauvres, l'article 14 constituait une caisse des écoles qui, administrée par le maire de la commune, donnerait, au besoin, les vêlements et les fournitures scolaires dont manqueraient les enfants : un an après la promulgation de la loi, 203 de ces caisses fonctionnaient déjà.
Duruy ne se proposa pas seulement de multiplier les écoles et de les peupler, il fit effort aussi pour élever le niveau de l'enseignement primaire et s'appliqua à lui donner en même temps un caractère plus pratique. La loi de 1850 avait limité les matières obligatoires à la lecture, à l'écriture, au calcul, à des notions de la langue maternelle ; la loi d'avril 1867 (art. 16) y ajouta les éléments de l'histoire et de la géographie de la France. Peu après, une instruction était adressée aux préfets (31 décembre 1867) pour les inviter à organiser l'enseignement agricole et horticole dans les écoles primaires rurales. Ce fut surtout, d'ailleurs, sur les écoles normales que Duruy compta pour tirer l'enseignement primaire de l'humilité où il avait été tenu jusqu'alors : de là le décret du 2 juillet 1866 qui réorganisa l'enseignement de ces écoles en le fortifiant. Dans l'Instruction (adressée aux recteurs) relative à l'exécution de ce décret, toute pleine de vues pédagogiques justes et élevées, Duruy déclarait qu'il avait l'ambition de voir les maîtres formés par les écoles normales devenir, « chacun dans sa commune, le missionnaire de toutes les idées utiles et saines ». Ajoutons que, pour stimuler les maîtres et les élèves des écoles élémentaires, il institua, d'une part, des concours cantonaux (13 août 1864) et, d'autre part, recommanda aux instituteurs de faire obtenir à leurs élèves le certificat d'études primaires (10 avril 1865).
Il ne se dissimulait pas, au reste, que l'école primaire est insuffisante : « Elle ne retient pas assez longtemps ses élèves, disait-il, et beaucoup d'enfants, une fois engagés dans leur vie de travail, laissent tomber, le long du rude sentier où ils marchent, les connaissances premières qu'on leur avait données. » Le développement des classes d'adultes fut donc un de ses soucis les plus instants, et les résultats répondirent vite à ses désirs et à ses encouragements ; en 1863, ces cours n'étaient fréquentés que par 125 647 auditeurs ; en 1869, ils comptaient 793, 136 élèves. Bien plus, ce que l'on a depuis appelé l'extension universitaire commença à être pratiqué en France, grâce à Duruy : dans une circulaire du 5 octobre 1863, il invita les professeurs des facultés à faire des cours publics dans les villes de leur ressort. Son appel fut entendu, et aux maîtres de l'enseignement supérieur se joignirent des professeurs des lycées et collèges, des membres des sociétés savantes, des fonctionnaires de tout ordre, beaucoup de ces leçons ne furent que des leçons d'athénée, bonnes pour des oisifs ; mais il y en eut aussi où se trouvait le germe d'un enseignement populaire supérieur. Ces conférences ou cours littéraires et scientifiques eurent en tout cas beaucoup de succès, et l'on en vit s'ouvrir dans presque toutes les villes : en 1863, on en comptait 20 ; il y en eut 1003 en 1866. Se rendant compte aussi que l'enseignement oral doit être soutenu par celui du livre, « que l'on peut prendre à chaque instant et partout », Duruy encouragea de toutes ses forces l'oeuvre des bibliothèques scolaires, que Rouland, son prédécesseur, avait mise en train. Par des instructions adressées aux recteurs, aux préfets (11 janvier 1865, 31 janvier 1865, 10 juin 1865, 8 octobre 1867), il s'attacha à régulariser et activer la marche de la nouvelle institution et, en même temps, il lui donnait, le plus largement qu'il pouvait, des secours effectifs : en 1865, on comptait 4833 bibliothèques scolaires ; en 1867, il y en avait déjà plus de 10 600.
Comme il attendait et exigeait beaucoup du personnel primaire, Duruy ne négligea rien pour lui marquer sa sollicitude. Les nécessités budgétaires ne lui permirent pas d'augmenter, comme il l'eût voulu, le traitement des instituteurs : il fit en sorte pourtant que la loi d'organisation du 10 avril 1867 fût aussi « une loi de justice, de réparation et d'humanité » Elle assurait à 35 000 instituteurs titulaires les minima de traitement que les communes et les départements se refusaient quelquefois à compléter (articles 9 et 10) ; elle améliorait en la consolidant, la situation de 15 000 institutrices (art. 4) ; elle fixait le sort, jusqu'alors incertain, de 14 000 adjoints dont le traitement dépendait du bon vouloir de la commune ou de l'instituteur titulaire (art. 5). Des mesures de trésorerie furent prises pour que les instituteurs pussent toucher leurs appointements chaque mois, alors qu'auparavant ils n'étaient payés que par trimestre, et souvent même avec des retards. Par un décret du 4 septembre 1863, il fut décidé que toute commune qui solliciterait une subvention pour sa maison d'école devrait employer 300 francs à constituer le mobilier personnel de l'instituteur, le ministère se chargeant, au besoin, de doubler la somme. Grâce à la création de postes d'adjoints, il devint possible de limiter le nombre des élèves réunis sous un seul maître et de soulager les instituteurs trop chargés. Enfin le crédit de 500 000 francs, inscrit au budget pour allouer des secours aux anciens instituteurs et institutrices qui n'avaient qu'une retraite insuffisante ou n'en avaient pas du tout, fut augmenté de 300 000 francs (Rapport à l'empereur, 4 mai 1869).
Autant que d'améliorer la situation matérielle des membres du personnel primaire, Duruy se montra soucieux de les honorer. « Pour mettre leurs sentiments au niveau de leurs fonctions, a-t-il dit (article Napoléon III de la 1re édition de ce Dictionnaire), l'administration ne perdit pas une occasion de relever par ses paroles et par ses égards leur condition, afin de les exciter à mieux en remplir les devoirs ». C'est dans ce sentiment qu'il institua, en ayant surtout en vue les instituteurs, la décoration universitaire, dont il voulait qu'elle leur fut un profit en même temps qu'un honneur, car une allocation annuelle de 100 francs était alors accordée aux instituteurs qui obtenaient les palmes académiques.
Le large développement qu'il travailla à donner ainsi à l'instruction populaire devait, pensait-il, préparer un recrutement plus large et meilleur à l'enseignement secondaire, « mais à la condition que les jeunes gens qui auraient besoin d'aller au delà des écoles du premier âge trouveraient, dans celles du second degré, des études qu'ils auraient intérêt à suivre ».
De cette pensée naquit l'enseignement secondaire spécial, qu'il mit en expérience dès son entrée au ministère (Instruction aux recteurs du 2 octobre 1863), et qui fut organisé par la loi du 21 juin 1865. Destiné aux enfants que leurs familles voulaient diriger vers l'agriculture, le commerce ou l'industrie, il comportait des études moins longues (cinq années, y compris une année préparatoire) que les études proprement classiques. « Son but, disait Duruy, est la diffusion des connaissances fondamentales et usuelles. Enseignement moral et religieux, langue et littérature françaises, histoire et géographie, calcul, comptabilité et législation usuelle : voilà d'abord le fonds commun que tout le monde devra prendre. Le fils du négociant, de l'industriel ou de l'agriculteur y ajoutera, selon ses besoins, les langues vivantes, le dessin, les applications des mathématiques, de la chimie, de la physique, et celles de l'histoire naturelle. » L'ensei-ment nouveau se distinguait ainsi par sa variété, qui l'adaptait aux diverses conditions et localités, de l'enseignement classique, partout uniforme. En outre, comme sa clientèle devait vraisemblablement se recruter dans des milieux où les ressources étaient plutôt médiocres que moyennes, les diverses matières de l'enseignement étaient reparties de telle sorte que l'enfant, contraint de s'arrêter après la première, la seconde ou la troisième année, pouvait cependant emporter des connaissances immédiatement utilisables. Quant à la méthode prescrite, elle était avant tout pratique et, pour ainsi dire, réaliste ; et c'est pour avoir des maîtres qui en fussent pénétrés que le ministre fonda, à Cluny, une Ecole normale de l'enseignement secondaire spécial (Voir Cluny). « Cet enseignement intermédiaire, écrivait Duruy, qui par en bas confine à celui de l'école primaire, et par en haut se rapproche de celui des lycées, . exige des connaissances, des méthodes, des procédés de manipulation, une étude enfin et une pratique des sciences appliquées qui ne seront bien acquises que dans une école spéciale où toute application nouvelle des sciences serait immédiatement connue et expérimentée. » (Circulaire aux préfets, 9 août 1865.)
Si l'on songe que la loi de 1.150 avait, par prétention, supprimé l'enseignement primaire supérieur, on ne saurait nier que cet enseignement intermédiaire entre l'ordre primaire et l'ordre secondaire classique répondait à un besoin. En fait, bien que l'entreprise de Duruy ait été très discutée et qu'elle ne lui ait guère survécu, le succès tout d'abord ne lui manqua pas : en 1869, il y avait dans les lycées et collèges 18 463 élèves qui suivaient les cours dé l'enseignement spécial.
Les soins qu'il donna à cette création qui lui tenait au coeur ne tirent pas négliger à Duruy les intérêts de l'enseignement classique. Dès le debut de son ministère, il porta un premier coup (décret du 2 septembre 1863) à l'étrange système de la bifurcation, qui fut définitivement supprimé par le décret du 4 décembre 1864. A partir de ce moment, les élèves ne furent plus forcés d'opter, à échéance fixe, entre les sciences et les lettres, à un âge où les vocations ne peuvent être déterminées. Les études classiques comprirent : 1° des classes ordinaires d'humanités, avec un enseignement scientifique plus fort, ayant pour sanction le baccalauréat ès lettres ; 2° ces mêmes classes et un cours de mathématiques élémentaires, au bout duquel se trouvait comme sanction le baccalauréat ès sciences. La classe de philosophie reprit son nom, auquel le décret du 10 avril 1852 avait substitué celui de classe de logique: l'agrégation de philosophie ayant été rétablie par le décret du 29 juin 1863, cet ordre d'études recouvrait donc, comme le disait Duruy, « ses droits et ses honneurs ». L'enseignement de l'histoire devait avoir pour aboutissement l'histoire contemporaine : « Grâce à cet enseignement, écrivait le ministre aux recteurs, nos élèves en sortant du lycée ne tomberont plus dans l'inconnu ; . nous les aurons mis en état de comprendre les événements au milieu desquels la vie sérieuse vient les surprendre » (circulaire du 24 septembre 1863). Complétée par des notions économiques, l'histoire contemporaine devait permettre au jeune homme jeté dans la cité de comprendre son organisation et les nécessités qu'il y rencontrera. Enfin, l'étude des langues vivantes était placée des la classe de sixième, et les maîtres étaient invités à employer, pour les enseigner, la méthode naturelle, « celle qu'on emploie pour l'enfant dans la famille, celle dont chacun use en pays étranger » (Instruction aux recteurs, 29 septembre 1863). En résumé, on peut dire que, dans l'ordre classique, Duruy travailla « au maintien de la vieille culture éprouvée, en y ajoutant l'orientation vers la vie ».
De même, il fit de son mieux pour améliorer et renouveler l'installation matérielle des lycées et collèges, pour rajeunir autant que possible leur régime intérieur. 11 aurait voulu des classes moins longues et des récréations plus nombreuses ; il cherchait à réserver dans la journée scolaire des moments pour les jeux et les exercices du corps, et à faire une place plus large au dessin, à la musique et à la gymnastique. Sentant bien qu'il était périlleux de changer soudainement de très vieilles habitudes, il n'imposa rien, mais appela l'attention sur ces questions et s'intéressa aux essais et expériences qui furent tentés. Comme l'argent manquait, la restauration des bâtiments collégiaux n'avança guère, quoi qu'il fit ; mais c'est de lui que vient l'idée des petits lycées, c'est-à-dire de lycées installés à la campagne pour les plus jeunes écoliers ; et ce fut un bienfait.
A Victor Duruy revient aussi l'honneur d'avoir fondé en France l'enseignement secondaire des jeunes filles. Une instruction adressée aux recteurs, le 30 octobre 1867, indiquait ce qui pouvait être lait immédiatement pour la mise en train de cette nouvelle entreprise. Il ne s'agissait pas d'ouvrir des lycées avec internat ; des cours recevant des externes devaient provisoirement suffire. Ils seraient installés dans un local communal, par exemple une salle d'hôtel de ville ; car cet enseignement devait être établi sous le patronage, le contrôle et la direction des autorités municipales. Il aurait pour programmes les programmes de l'enseignement secondaire spécial, qui, " avec quelques adaptations, pouvaient convenir à celte destination nouvelle. Le personnel enseignant serait formé par les membres des facultés, les professeurs des lycées et collèges, indemnisés grâce à une rétribution mensuelle de 15 ou 20 francs payée par les élèves. Pour l'enseignement scientifique, on pourrait utiliser le matériel des lycées et collèges de garçons. L'Eglise, qui considérait l'éducation des filles comme son bien propre et n'admettait pas que personne y touchât, lit à ce projet l'opposition la plus violente : elle ne réussit pourtant pas à le faire échouer. De là l'acharnement avec lequel l'épiscopat ne cessa plus d'attaquer Duruy et qui fut peut-être cause de sa chute. Mais l'enseignement secondaire des filles, qu'il avait fondé, lui a survécu, et l'on sait quelle a été depuis sa fortune.
L'esprit d'initiative et l'activité de Duruy ont aussi laissé leur trace dans l'enseignement supérieur. A peine ministre, il prescrivit sur la situation des facultés une enquête qui révéla un état déplorable de misère et d'atonie. Que faire pour y remédier?
Considérant que, parmi les savants et les lettrés, il y a deux sortes d'hommes, « les uns qui sont capables de faire dans la science des découvertes, dans les lettres des oeuvres durables, les autres qui s'efforcent de populariser les découvertes et les chefs-d'oeuvre, » il estima que le devoir du gouvernement était « d'assurer aux premiers, dans la sphère de son activité, les meilleurs moyens de produire, aux seconds les meilleurs moyens d'enseigner».
Pour donner aux facultés ces meilleurs moyens d'enseigner, il fallait leur trouver, au lieu de leurs auditeurs de hasard et de passage, des, élèves réguliers et permanents. C'est à quoi Duruy s'efforça de pourvoir par l'institution des écoles normales secondaires, que le décret du 11 janvier 1868 établit au chef-lieu de chaque académie. Sans proscrire les leçons d'apparat, qu'il croyait propres à faire circuler la vie intellectuelle dans les milieux provinciaux, le ministre demandait aux professeurs des facultés que, sur leurs trois leçons hebdomadaires, deux fussent consacrées aux élèves qui, « cherchant une préparation sérieuse aux grades académiques ou un enseignement substantiel, iront avec le professeur, dans des conférences presque intimes, jusqu'au fond de la science ». Cette catégorie d'élèves devait se recruter surtout parmi les maîtres répétiteurs se préparant au professorat : maîtres auxiliaires en résidence au lycée du chef-lieu académique, et ceux qui, des lycées voisins, viendraient par le chemin de fer assister aux conférences. De plus, une préparation par correspondance était instituée pour tous ceux qui ne pouvaient quitter les établissements auxquels ils étaient attachés. Voilà ce que Duruy appelait des laboratoires d'enseignement, où se distribuait la science faite.
Il créait en outre des laboratoires de recherches, où la science devait se faire, et il les plaçait près des grands établissements publics (Collège de France, Muséum, Sorbonne, Ecole de médecine, etc.), et des établissements privés qui s'y prêtaient, et avaient un caractère scientifique : on servait ainsi le progrès de la science, après avoir servi sa diffusion ; et, pour assurer l'avenir, Duruy, par la fondation de l'Ecole des Hautes études, songea à préparer d'avance les héritiers des maîtres. Voici comment il a défini lui-même le caractère de cette école originale : « Ouverte aux étrangers comme aux nationaux, et n'exigeant aucun grade, elle recueille, au profit de la science, les vocations spéciales qui se produisent en dehors de l'Université et de ses enseignements généraux. Aussi fait-elle des cours sur des matières qui ne sont enseignées nulle part ailleurs, et il se trouve parmi ses élèves des hommes qui, n'étant candidats à aucune fonction, ne suivent ses enseignements que pour arriver à un degré supérieur de culture intellectuelle. Son but est de faire des savants et non pas des professeurs. » (Lettre à Jules Simon, 6 décembre 1882.) L'Ecole des Hautes études comprit dès le début quatre sections : 1° sciences mathématiques ; 2° sciences physico-chimiques ; 3° sciences naturelles ; 4° sciences historiques et philologiques, auxquelles on voulait plus tard adjoindre une section des sciences économiques. Point de programme, d'ailleurs ; Duruy se contenta de dire aux savants qu'il groupait ainsi : « Travaillez comme il vous plaira ». Cette parole fut entendue, et nulle institution, depuis quarante ans, n'a plus que l'Ecole des Hautes études contribué au progrès de la science et des méthodes.
C'est par deux décrets du 31 juillet 1868 que furent décidées les mesures que nous venons d'énumérer et qui, presque sans rien coûter, servirent si bien le haut enseignement.
S'il l'avait pu, Duruy eût élargi le cadre des facultés ; il sentait bien que, trop nombreuses, leurs cours étaient trop peu variés : cinq chaires en moyenne pour les sciences et les lettres. Mais ce cadre était sacro-saint, et, d'ailleurs, l'argent manquait pour l'étendre. Duruy eu alors l'idée d'imiter l'institution des Privat-Docenten, si prospère dans les universités allemandes, et d'inviter les agrégés des lycées, pourvus en même temps du titre de docteur, à ouvrir des cours libres près des facultés avec l'agrément des professeurs. Pour venir en aide à cet enseignement libre, il fit construire auprès de la Sorbonne de nouveaux amphithéâtres (salle Gerson), où, dans le second semestre de 1868-1869, furent professés vingt-huit cours libres, quelques-uns sur certaines branches des connaissances humaines qui n'étaient enseignées nulle part ailleurs.
Plusieurs autres mesures encore témoignèrent du zèle que mettait Duruy à promouvoir les études supérieures : le décret du 31 juillet 1868 posait le principe de l'institution de boursiers des facultés ; deux nouvelles facultés de droit étaient créées, l'une à Nancy (9 janvier 1864), l'autre à Douai (28 avril 1865) ; la Faculté de droit de Paris était dotée d'une chaire d'économie politique ; le Collège de France voyait s'augmenter de deux le nombre de ses chaires ; le décret du 29 décembre 1863 réorganisait le Muséum d'histoire naturelle ; à Alger s'ouvrait une Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie ; le nombre des astronomes titulaires de l'Observatoire de Paris était porté de neuf à treize ; et, s'efforçant de décentraliser la science, le ministre étudiait les moyens de grouper, dans chaque académie, autour des facultés, les sociétés savantes des départements jusqu'alors désorientées et stériles.
Le parti clérical donna, un jour, à Duruy l'occasion de montrer hautement comment il entendait servir et soutenir la liberté et le progrès scientifique. A la suite de certaines leçons faites dans les amphithéâtres des écoles de médecine et interprétées comme des prédications de matérialisme, une pétition fut adressée au Sénat en 1867. Les pétitionnaires dénonçaient comme un danger public les doctrines de plusieurs professeurs des écoles de médecine. Avec beaucoup de calme et de fermeté à la fois, Duruy défendit l'honneur de l'Université et les droits de la science, et le Sénat, si réactionnaire qu'il fût, lui donna raison.
Mais, dans la lutte que le clergé avait engagée contre lui, Duruy était usé par ses victoires mêmes. Lorsque l'empire essaya de prendre couleur de libéralisme, quand fut constitué le ministère de Tiers-Parti, Duruy n'y fut pas appelé, et l'empereur, par une lettre du 17 juillet 1869, lui exprima son regret de devoir se passer de ses services.
L'ancien ministre rentra dans la vie privée, sinon sans tristesse, du moins sans amertume. Qaand le régime impérial sombra, quand la France fut envahie et Paris assiégé, il s'acquitta très simplement de son devoir de citoyen. Puis, en dehors d'une tentative pour se faire élire sénateur en Seine-et-Oise (1876), il consacra ses dernières années uniquement à des travaux historiques.
De 1876 à 1885 parut une nouvelle et beaucoup plus ample édition de l'Histoire des Romains, sous ce titre ; Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés jusqu'à la mort de Théodose (7 vol.), et, de 1887 à 1889, l'Histoire des Grecs (3 vol.) : revenant sur ces études qu'il avait traitées dans sa jeunesse, il avait remanié et achevé ses anciens livres de manière à en faire des ouvrages considérables et tout à fait dignes de l'école historique française. Les honneurs académiques l'en récompensèrent : il fut élu à l'Académie des inscriptions et belles-lettres en 1873, à l'Académie des sciences morales et politiques en 1879, enfin à l'Académie française en 1884. En 1888, il se mit à écrire pour son fils Louis-Victor, qui avait alors quatorze ans, des Notes et Souvenirs où il a raconté sa vie politique et littéraire. A quatre-vingts ans passés, il travaillait toujours et s'occupait à revoir son Histoire de France. Presque jusqu'à son dernier jour [ (25 novembre 1894), il voulut ignorer le repos. Tous les partis saluèrent sa tombe avec respect, et M. Jules Lemaître a rendu à cette existence si active et si honorable un hommage auquel l'opinion a unanimement souscrit : « Victor Duruy, a-t-il dit, fut un de ces hommes qui, par la façon dont ils ont vécu, nous rendent plus claires et augmentent même à nos yeux les raisons que nous avons de vivre ».
Bibliographie. — Il faut en premier lieu consulter deux recueils publiés par les soins de Duruy lui-même : 1° Circulaires et instructions officielles relatives à l'instruction publique publiées sous le ministère de V. Duruy, Paris, Delalain, s. d. ; 2° L'administration de l'instruction publique de 1863 à 1869, Paris, Delalain, s. d. ; et en outre l'espèce d'autobiographie qui parut, après sa mort, sous le titre de Notes et Souvenirs, Paris, Hachette, 1901. Voir encore un article d'Edgar Zevort (Revue pédagogique, 15 décembre 1894) ; — la Notice historique sur la vie et les travaux de Victor Duruy, lue par Jules Simon à l'Académie des sciences morales et politiques dans la séance publique annuelle du 30 novembre 1895 ; — le petit livre de M. E. Lavisse : Un ministre : Victor Duruy, Paris, Colin, 1895 ; — un article de M. G. Monod dans la Revue historique, tome LVII, p. 109 ; — le Discours de réception de M. Jules Lemaître à l'Académie française, avec la réponse de Gréard, Paris, Lecène et Oudin, 1896 ; — un article du duc de Broglie dans la Revue des Deux Mondes, 1er février 1898.