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Dupont (de Nemours)

 Pierre-Samuel Dupont, dit de Nemours, naquit à Paris le 14 décembre 1739. Après avoir étudié la médecine, il s'occupa de philosophie et d'économie politique, et s'attacha aux doctrines de Quesnay. Il devint l'ami de Turgot, qui l'appela auprès de lui pendant son passage aux affaires, et qu'il suivit dans sa disgrâce. En 1789, il fut élu député aux Etats généraux par le bailliage de Nemours, et se. rangea parmi les partisans de la monarchie constitutionnelle. Emprisonné en 1793 comme suspect, il recouvra la liberté après le 9 thermidor, et fut élu en vendémiaire an IV membre du Conseil des Anciens. Il faillit être déporté au 18 fructidor an V comme royaliste, et ne fut sauvé que par l'intervention de M.-J. Chénier. Toutefois, ne se jugeant pas en sûreté en France, il se rendit aux Etats-Unis, où il demeura jusqu'en 1802. Revenu en Europe, il refusa d'accepter de Napoléon aucune fonction, et se consacra exclusivement à des travaux scientifiques. En 1814, il fit partie du gouvernement provisoire, et Louis XVIII le nomma conseiller d'Etat. Au retour de Napoléon de l'île d'Elbe, il quitta définitivement la France pour retourner aux Etats-Unis, où il mourut en 1817 dans l'Etat de Delaware.

Au cours de ses travaux philosophiques et économiques, Dupont (de Nemours) s'est occupé d'instruction publique à plusieurs reprises. Les doctrines de l'école des physiocrates, à laquelle il appartenait, devaient le porter à attacher une grande importance à l'instruction des travailleurs des campagnes. Aussi est-ce à ce sujet qu'il a consacré son premier ouvrage relatif à l'éducation : c'est un écrit anonyme intitulé Vues sur l'éducation nationale, par un cultivateur, Paris, an II. 11 n'en a paru que le premier cahier, qui porte ce sous-titre : De la manière d'enseigner à écrire et à lire, et de l'organisation des écoles primaires dans les campagnes. Nous analyserons brièvement ce curieux ouvrage.

« L'objet de l'instruction publique, dit l'auteur, est de procurer aux citoyens le plus qu'il sera possible de connaissances utiles, en exigeant pour chacune d'elles le moins de travail qu'il sera possible. Chez les citoyens laborieux des campagnes, dont les travaux produisent la subsistance et la richesse de la nation entière, les enfants ont très peu de moments qu'ils puissent consacrer même à la première, à la plus simple instruction lettrée. Il faut donc prendre des mesures et adopter des plans tels que la première instruction leur soit donnée sans les détourner de leurs occupations indispensables pour les emprisonner dans une école. H faut donc accourcir la carrière, y marcher à pas plus sûrs, briser toutes les entraves de la routine, qui dans tous les établissements d'instruction n'avait songé qu'aux citadins et aux riches. » Il propose de commencer, non par l'enseignement de la lecture, mais par celui de l'écriture ; on gagnera ainsi un temps précieux, tout en exerçant davantage l'intelligence des enfants. « Un des premiers vices de cette éducation de classe ou d'école dont nous avons tous été plus ou moins les victimes, est d'avoir consumé plusieurs années de notre jeunesse pour nous faire parvenir à savoir lire et écrire. Et encore, quand nous l'avons su, nous n'avions acquis qu'un moyen d'apprendre ; mais nous n'avions rien appris. Aucune vérité physique, ni morale, n'était entrée dans notre tête : excepté celles qu'avait recueillies notre expérience enfantine, indépendamment des leçons, et plus souvent malgré nos maîtres. Heureux si nous n'avions pas appris à rebours ; si les erreurs de nos livres et les préjugés de nos pédagogues n'avaient pas émoussé ou faussé notre esprit, et encombré les passages par lesquels il aurait pu et dû recevoir une instruction réellement avantageuse pour nous-mêmes et pour nos concitoyens!. Même encore aujourd'hui, et depuis l'invention du bureau typographique, qui n'a jamais été connu dans les campagnes, et ne pouvait, dans les villes, l'être que des familles aisées, parce qu'il était trop dispendieux pour les autres, on aurait cru manquer à tous les principes, si Ton eût laissé manier une plume aux enfants avant qu'ils sussent parfaitement lire. L'écriture était un second métier, presque sans rapport avec celui qui avait jusqu'alors absorbé leur attention. On les forçait de s'y livrer, lorsqu'on avait épuisé la lecture, et rétracté par elle cette ardeur juvénile qui porte les enfants à s'instruire quand on ne les en empêche pas, à faire quelque chose, à imiter les hommes. C'était après les avoir lassés de préceptes et d'obéissance, qu'on venait les asservir et les assujettir de nouveau, au moment où l'on aurait pu, en leur choisissant, en leur composant des livres, leur procurer quelque instruction et quelque amusement par cet art de lire qu'on leur avait si difficilement rendu praticable. On leur faisait déjà connaître, comme dit Montesquieu, le travail après le travail, ou plutôt l'ennui après l'ennui ; et quelquefois on les dégoûtait pour la vie des occupations sédentaires, qui, mélangées et distribuées avec intelligence, peuvent être une si grande source de lumières et de plaisirs.

« ans cet ordre d'études, on avait oublié l'instinct de l'enfance qui aime plus à occuper ses doigts que sa têté, ou, pour mieux dire, qui n'occupe bien sa tête que lorsqu'elle exerce ses doigts. On l'avait tellement oublié, on se le rappelle si peu, que je vais paraître paradoxal en disait qu'il faudrait, qu'il faut commencer l'instruction littéraire des enfants, par leur apprendre à écrire, et qu'on ne doit s'embarrasser aucunement de la lecture, dont on n'aura pas besoin de faire une étude à part, si l'écriture est bien enseignée.

« Je me hâte de repousser la prévention qui fera d'abord regarder cette méthode comme absurde, et comme une rêverie de l'esprit innovateur, en ajoutant que j'ai eu le bonheur d'avoir à élever plusieurs enfants qui sont aujourd'hui des hommes de mérite, d'excellents citoyens, et qui n'ont jamais appris spécialement à lire. Je renouvelle l'expérience auprès d'une seconde génération. Il ne s'agit donc pas d'une idée, mais d'un fait constaté avec succès sur un assez grand nombre d'individus. »

Dupont pense qu'il suffira, pour l'acquisition des connaissances formant le programme de l'école primaire, d'une classe d'une heure par jour, à midi en été, le soir en hiver ; que les procédés du chevalier Pawlel permettront aux enfants de s'entr'aider ; qu'enfin, en sectionnant les communes en « petits arrondissements dont les enfants se réuniront chez quelque particulier (de huit à douze élèves par cours), le propriétaire de la maison les surveillera, un maître ambulant parcourra à tour de rôle les diverses petites écoles » ; deux élèves, sergent et caporal, feront la discipline. Le maître peut à la rigueur ne les visiter qu'une fois par décade. Pour encourager l'émulation, les élèves décerneront eux-mêmes les places par numéro d'ordre aux plus méritants après examen des travaux.

L'auteur recommande les exercices militaires ; les élèves éliront eux-mêmes le capitaine et les sous-officiers de leur petite troupe. Dans ce système, « l'instituteur que leur a donné la République n'aura été que leur instructeur, leur compagnon, leur ami, non leur maître ». Dupont insiste beaucoup sur l'avantage qui résulte, en éducation, de l'absence de |

contrainte. « On ne les aura forcés de rien apprendre, on leur aura seulement montré à s'instruire, on aura dirigé la pente que tous les enfants y ont jusqu'à ce que l'ignorance ou l'ineptie de ceux qui les entourent borne à leurs yeux la carrière ou que le pédantisme les en dégoûte par sa tyrannique et sotte sévérité. » L'enseignement doit être intuitif : « Les mots ne leur arriveront qu'à la suite des choses, ce qui est encore une des méthodes de la nature, qui environne les enfants de faits et les engage à les discerner, à les connaître, à les juger longtemps avant qu'ils sentent le besoin de les exprimer et de les nommer ».

Voici la conclusion de l'auteur : « Nos jeunes et dignes paysans, dans les neuf années de leur éducation publique (de sept à seize ans), auront acquis toutes ces connaissances. sans avoir cessé un moment d'être, selon leur âge, pâtres, pionniers et cultivateurs, sans qu'il y ait dans la République un poulet, un fromage ou une pomme de terre de moins. Ils auront appris autre chose que les sciences qu'on leur aura assignées, ils sauront comment donner un suffrage et pourquoi ils le donnent, comment on dit courageusement sa pensée en public et au public. Ils arriveront à la virilité, à l'état de gardes nationales, aux assemblées primaires, au grade d'électeur, aux places de l'administration, de la représentation et de l'armée. »

Dupont (de Nemours) compléta quelques années plus tard l'exposé de ses vues sur ce sujet, dans un Mémoire sur le nombre des écoles primaires que l'on doit entretenir, qui fut lu à l'Institut, dont Dupont était membre, dans la séance du 22 ventôse an VIL Il débute ainsi : « J'ai fait voir dans un premier ouvrage que les enfants des cultivateurs étant pour eux des coopérateurs utiles et même nécessaires, il y aurait un très grand obstacle physique, moral, domestique, économique à ce que la plupart d'entre eux pussent profiter des leçons des écoles primaires, même en supposant qu'on en placerait une dans chaque commune rustique. J'ai tâché d'indiquer les moyens par lesquels on pourrait surmonter cet obstacle, d'abord en sous-divisant les écoles primaires en autant de sections qu'il y a de fois dix ou douze élèves, puis en s'aidant de ceux qui auront le plus de dispositions pour contribuer à former les autres, en choisissant les heures de l'étude tant selon les saisons que d'après l'espèce de culture du pays et faisant inspecter chaque jour, sans ordre réglé, à l'improviste, quelques-unes des sections par le professeur, qui né donnerait leçon à toute l'école réunie que le décadi. »

L'auteur insiste ensuite sur la nécessité d'avoir une école par commune, et non pas seulement une école par canton comme le prévoyait la loi de l'an IV.

Si les enfants ont une trop longue course à faire pour se rendre à l'école, ils n'iront pas, le père et la mère s'y opposeront par des motifs divers : « Contraindre les pères, contraindre les mères, contraindre les enfants à des choses qui surpassent la force physique des enfants et la force morale des mères, et que l'intérêt des pères contredit : c'est ce qui ne se peut pas, c'est ce que la terreur même tenterait en vain ».

La constitution de l'an III portait qu'à partir de l'an XII celui qui ne saurait pas écrire ne pourrait exercer les droits du citoyen. « Ce fut, dit à ce sujet Dupont (de Nemours), une belle pensée de la Commission des Onze et de la Convention nationale, de poser pour condition de l'exercice du droit de cité la possibilité de lire les lois, celle de signer son serment, celle d'administrer ses affaires en père de famille éclairé, et de n'être pas entièrement incapable de recevoir des idées justes sur les droits, les devoirs, les intérêts des citoyens. Mais cela même suppose une école à proximité de tous ceux qui ont besoin de recevoir l'enseignement. »

Mais des écoles aussi nombreuses coûteraient fort cher? « L'argent, répond l'auteur, ne manque jamais pour les services qui touchent les familles. On nourrit tous les enfants, Dieu merci, et cela coûte fort cher aux parents. Cela n'est cependant presque pas plus nécessaire que de leur apprendre à lire, à écrire, à mesurer, à penser, à sentir avec moralité, à chérir la justice, à préférer l'amour honnête, filial, conjugal, paternel et celui de la patrie, aux séductions des plaisirs tumultueux et de l'intérêt mal entendu. Voilà ce que peuvent des écoles primaires suffisantes et bien dirigées, et ce second besoin de la vie auquel on ne saurait pourvoir que par elles sera beaucoup moins dispendieux que le premier. Quand la diffusion de l'instruction ne devrait augmenter que d'un dixième la belle manufacture des récoltes nationales, le résultat serait d'une valeur au moins décuple des frais. »

Le minimum du traitement que Dupont propose pour les instituteurs des campagnes est de 500 ou 600 francs, dont une partie sous forme de traitement fixe payé par la nation, et le reste provenant d'honoraires payés par les communes et les familles en raison du nombre des élèves et à proportion de leurs progrès.

Mentionnons encore un troisième ouvrage, composé par Dupont pendant son premier séjour en Amérique. C'est un mémoire sur l'Education nationale dans les Etats-Unis d'Amérique. 11 a été publié en 1812 dans les Annales de l'éducation, recueil périodique dirigé par F. Guizot. L'auteur fait précéder son écrit de quelques lignes d'introduction, où il nous apprend que « cet ouvrage a été fait en 1800, à la demande de M. Jefferson, président des Etats-Unis d'Amérique ; il a eu le suffrage de ce grand magistrat et de son respectable successeur ». Abordant ensuite son sujet, Dupont constate qu'aux Etats-Unis l'instruction primaire est très répandue : « Les jeunes Américains apprennent presque tous à lire, à écrire et à compter. Il n'y en a pas plus de quatre sur mille qui n'écrivent pas lisiblement et même proprement ; tandis qu'en Allemagne, en Espagne, en Portugal, en Italie, il n'y a guère qu'un sixième de la nation qui sache lire ; en France même pas plus d'un quart. » II énumère les branches qui doivent être enseignées dans les écoles primaires, par les méthodes d'enseignement, et insiste pour que les connaissances concrètes, acquises par l'observation, par l'intuition, précèdent les notions abstraites. Il reconnaît la nécessité de livres classiques ; ces livres devraient être au nombre de quatre : en premier lieu, un abécédaire, contenant des lectures sur toutes sortes de sujets, et un livre de physique et de mathématiques : ces deux manuels seraient destinés aux exercices de la classe ; en outre, un abrégé chronologique de l'histoire, et un recueil de traits de vertu et d'anecdotes : ces deux derniers livres seraient donnés à titre de récompense aux élèves, qui acquerraient ainsi sans étude spéciale les connaissances historiques dont ils ont besoin. L'auteur propose de mettre au concours la composition de ces quatre livres. Il termine par quelques mots sur l'organisation des classes : le cours d'études de l'école primaire doit durer trois années, correspondant à trois classes différentes, qui recevront l'enseignement dans des locaux séparés ; il n'y aura qu'un seul instituteur ; mais il sera secondé par des moniteurs choisis par les élèves eux-mêmes parmi leurs camarades. On retrouve là les idées exposées déjà dans le premier ouvrage de Dupont : abréger autant que possible la durée des études, et rendre possible la direction de plusieurs classes par un seul maître, au moyen de l'institution des moniteurs.