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Duapanloup (Félix Antoine-Philippe)

Dupanloup est né en 1802 à Saint-Félix en Savoie, alors département du Mont-Blanc, et mort au château de Lacombe (Isère), le 10 octobre 1878. Nous n'avons à retracer ici ni la carrière ecclésiastique ni la fortune politique de Mgr Dupanloup ; de sa vie publique nous ne relèverons que les actes qui intéressent directement l'instruction, surtout l'instruction primaire, et de ses nombreux écrits nous ne signalerons que ceux qui traitent de l'éducation.

Dans les fonctions de supérieur du petit séminaire de Paris, dans son journal l'Ami de la Religion, puis dans son cours d'éloquence sacrée à la Sorbonne (interrompu à la suite de quelques désordres provoqués par ses attaques contre Voltaire), l'abbé Dupanloup acquit une grande autorité au point de vue spécial des questions qui nous occupent. Il joua un rôle important dans les grandes controverses relatives à l'éducation publique qui signalèrent les dernières années du règne de Louis-Philippe. Les Lettres à M. de Broglie, rapporteur du projet de loi relatif à l'instruction publique (1844), avaient ouvert sa première grande campagne ; il se distingua bientôt dans les débats relatifs à la liberté de l'enseignement.

Le 4 janvier 1849, le Moniteur publiait un rapport du nouveau ministre de l'instruction publique, M. de Falloux, et la nomination d'une commission chargée de préparer la réforme législative de l'enseignement ; l'abbé Dupanloup en faisait partie : il y prit une place importante et fut l'un des principaux auteurs de la loi de 1850. La même année (1849) il fut élevé au siège épiscopal d'Orléans.

De la commission il passa au Conseil supérieur de l'instruction publique (juillet 1850), où il s'occupa surtout d'enseignement secondaire. Il eut à ce moment et dans les années suivantes l'honneur de soutenir contre le parti extrême, représenté par l'abbé Gaume et par l'Univers, l'unité des études classiques et surtout des littératures anciennes. On le trouve déjà dans cette polémique tel qu'il resta dans toute sa carrière, ferme défenseur de la saine et haute éducation intellectuelle, dont 11 devait réclamer plus tard les bienfaits pour la femme du monde aussi bien que pour l'homme. Donnant lui-même l'exemple, il faisait jouer, dans son palais épiscopal, à Orléans, Eschyle et Sophocle en grec par les élèves de son petit séminaire.

Il fut nommé en 1854 membre de l'Académie française ; il s'était retiré l'année précédente du Conseil supérieur (5 janvier 1835) à cause de sa répugnance pour le malheureux système de la bifurcation, dont il ne prédit que trop exactement les désastreux effets. Rendu à son evêché, il y déploya une activité pastorale et enseignante qui n'eut d'égale que sa fécondité d'écrivain et d'orateur militant.

Des innombrables polémiques auxquelles il prit une part éclatante, nous ne rappellerons que celle où il s'engagea contre Victor Duruy à l'occasion d'une des idées les plus justes et les plus généreuses dont ce ministre ait tenté l'application : l'enseignement secondaire des jeunes filles. Les partisans de l'éducation ecclésiastique eux-mêmes n'ont pu s'empêcher de trouver dans l'extrême violence à laquelle s'abandonna, en celte circonstance, l'éloquent prélat, l'indice involontaire des craintes que lui inspirait cette revendication si sage et si modérée. La fameuse phrase où Mgr Dupanloup s'indignait de voir passer les jeunes filles « des genoux de l'Eglise dans les bras de l'Université » donne la mesure de la passion qu'un certain parti apportait dans ces débats, et elle explique, si elle ne les excuse, les représailles de plume qu'elle provoqua.

Nous n'avons à rappeler ni le rôle de l'évêque au Concile du Vatican, son éloquente opposition, puis sa prompte et totale soumission au nouveau dogme, ni son zèle infatigable et patriotique pendant la guerre de 1x70.

A l'Assemblée nationale (où il fut élu en 1871 par le Loiret) nous le trouvons aux prises avec les questions d'instruction primaire. Jules Simon avait déposé un projet de loi rendant l'instruction obligatoire (15 déc. 1871). Mgr Dupanloup, qui s'était vivement prononcé contre l'obligation (7 janvier 1872), fut nommé président de la commission hostile à laquelle ce projet fut renvoyé ; il en dirigea avec habileté les travaux, qui aboutirent au dépôt du rapport de M. Ernoul et du fameux contre-projet en 95 articles destiné, s'il avait réussi, à sceller en France l'oeuvre de la loi de 1850. Ce fut à l'occasion de ces débats législatifs et en partie sous l'impulsion de l'évêque d'Orléans que s'organisa, outre une vive polémique de presse, un pétitionnement « en faveur de l'enseignement libre, religieux et gratuit pour les pauvres », c'est-à-dire contre l'instruction obligatoire, gratuite et laïque. Les événements politiques firent ajourner le vote de la nouvelle loi organique sur l'instruction primaire ; et nous ne trouverions à relever, en ce qui concerne notre sujet, dans la fin de la carrière parlementaire de Mgr Dupanloup soit à l'Assemblée nationale, soit au Sénat (où il était entré en 1875 comme 74e sénateur inamovible), que des discours de circonstance et de véhémentes sorties pour la défense des droits ou des privilèges de l'Eglise en matière d'enseignement.

Au Conseil supérieur de l'instruction publique, où il était entré le 4 juin 1873, Mgr Dupanloup fut surtout adversaire ardent des projets de réforme de Jules Simon, qu'il parvint en effet à faire ajourner ; mais il fut le rapporteur et le principal promoteur de la réforme du baccalauréat ès lettres (dédoublement des épreuves en deux examens successifs à une année d'intervalle).

Quelque étendue qu'ait été l'action de Mgr Dupanloup comme homme public, quelque place que tienne dans l'histoire de notre temps cet homme qu'on a pu appeler non sans justesse « un journaliste égaré dans l'épiscopat », et de qui l'on a pu dire non moins exactement qu'il a été pendant près d'un demi-siècle « un corps enseignant à lui seul », c'est surtout à cause de ses ouvrages sur l'éducation que nous lui devons dans ce Dictionnaire une mention et une étude spéciale.

Les principaux ouvrages pédagogiques de Mgr Dupanloup sont : 1° son traité en trois volumes De l'Education (1851) ; 2° De la haute éducation intellectuelle (1855) ; 3° La femme studieuse (1869, in-18) ; 4° Lettres sur l'éducation des filles et sur les études qui conviennent aux femmes dans le monde (in-18, 1879), sans parler d'un grand nombre de brochures : Discours sur l'enseignement des lettres (1854), Discours au Congrès de Matines sur l'enseignement populaire (1864), De la haute éducation, quelques conseils aux femmes chrétiennes qui vivent dans le monde (1866), Conseils aux jeunes gens sur l'étude de l'histoire (1872), Quelques mots sur l'instruction primaire en Prusse (1872), etc.

Le premier de ces ouvrages mérite une analyse étendue : c'est en effet un traité de pédagogie dont il est impossible de ne pas tenir compte dans l'histoire des doctrines de l'éducation au dix-neuvième siècle.

L'ouvrage forme trois volumes contenant quatorze livres. Le tome Ier, traitant De l'éducation en général, renferme cinq livres.

LIVRE Ier.? De l'éducation en général. ? * Lorsque, après de longues études et une laborieuse expérience, j'ai recherché, par une réflexion plus profonde, quelles étaient les deux choses fondamentales dans l'éducation, j'ai trouvé l'autorité et le respect. » ? L'éducation, selon l'auteur, est tout à la fois « oeuvre d'autorité et de respect, oeuvre de développement et de progrès, et oeuvre de politesse » ; en d'autres termes : 1° Elle cultive les facultés : « c'est la continuation de l'oeuvre divine dans ce qu'elle a de plus noble, la création des âmes » ; ? 2° Elle les exerce : « le talent principal de l'instituteur consiste. à faire entrer courageusement son élève dans la voie du travail et de l'application personnelle. Oeuvre du maître et travail de l'élève, elle est tout à la fois culture et exercice, enseignement et étude. Dans l'éducation, ce que fait l'instituteur par lui même est peu de chose, ce qu'il fait faire est tout. L'éducation est essentiellement une action créatrice ; l'instituteur et l'élève y ont tous deux essentiellement part : l'instituteur avec autorité et dévouement, l'élève avec docilité et respect ; » ? 3° Elle développe les facultés, sinon « l'enfant pourrait à toute force être instruit, il ne serait pas élevé » ; ? 4e Elle les fortifie, si elle n'est pas une culture de serre-chaude, une éducation superficielle et artificielle ; ? 5° Enfin elle les polit, ce qui a toujours été un des plus beaux caractères de l'éducation française.

LIVRE II. ? De l'enfant et du respect qui est dû à la dignité de sa nature. ? On ne peut analyser les trois premiers chapitres, pleins des souvenirs les plus tendres et les plus affectueux, des appréciations les plus délicates, sur le premier âge de la vie, sur ses qualités, sur ses défauts, sur ses dangers. ? L'admirable chapitre sur « l'enfant gâté » se termine par des vues d'une justesse et d'une profondeur que peut seule donner la longue expérience d'un prêtre. Signalons entre autres le passage sur les enfants trop parfaits, trop irréprochables, et le saisissant développement de cette conclusion en apparence paradoxale : « Je n'hésite pas à le dire, il manque quelque chose à une éducation quand il ne s'y est jamais rencontré ni faute ni reproche » ; et le récit des moyens employés pour amener le dénouement de la crise morale : « Un des plus doux et peut-être des plus efficaces, c'est d'aller droit au coeur de l'enfant. Il m'est souvent arrivé de les faire venir chez moi. Je leur parlais tendrement, paternellement : Vous êtes triste, mon enfant, cela va mal, vous me semblez moins heureux ; voyons, n'êtes-vous pas devenu un peu moins bon?. Mettez la main sur votre conscience, laissez un peu parler votre raison, votre coeur, votre religion, votre bonne nature : de sang-froid, devant Dieu, devant votre meilleur ami, voyons ! J'ai vu souvent alors de pauvres enfants fondre en larmes, me regarder avec confusion et attendrissement, se jeter entre mes bras. Tout était sauvé! Nous n'avions pas d'autres explications : il y a dans l'âme des tristesses, des pudeurs qu'il faut ménager ; les éveiller suffit! »

LIVRE III. ? Des moyens d'éducation. ? Il y a quatre moyens d'éducation : la religion, la discipline, l'instruction, les soins physiques.

Dans le développement du premier de ces quatre points, on n'est pas étonné de l'importance capitale que l'auteur donne à la religion, mais on ne peut s'empêcher de l'être en retrouvant, sous la même plume qui vient d'écrire des pages si éloquentes et si élevées, toute une tirade de grossières injures contre Voltaire et Rousseau, « ces Tâches et odieux corrupteurs de la jeunesse », contre Jean-Jacques surtout, dont « le nom est un nom infâme », « ridicule et odieuse caricature de Fénelon », auteur d'un « effroyable roman d'éducation », etc.

Le chapitre de la discipline en montre bien les trois fonctions principales : maintenir, prévenir, réprimer ; il insiste sur les services qu'elle peut rendre surtout à l'éducation religieuse, et se termine par cette métaphore souvent citée : « La discipline est à l'éducation ce que l'écorce est à l'arbre qu'elle entoure : c'est l'écorce qui retient la sève et la force de monter au coeur de l'arbre ».

Le chapitre de l'instruction insiste sur la différence entre l'acquisition des connaissances et le développement de l'esprit, et conclut que si l'éducation est le but, l'instruction n'est que le moyen. « A la fin de son éducation, un jeune homme sera parfaitement élevé intellectuellement parlant, non pas s'il est très instruit, mais s'il est très capable de s'instruire. »

Enfin, sous le titre de soins physiques, il est traité, avec de très intéressants détails, du bon air, de la bonne nourriture, de la vie réglée, des exercices et des jeux, de la température, de la propreté, des soins médicaux.

LIVRE IV. ? De l'enfant et du respect qui est dû à la liberté de sa nature. ? On retrouve ici l'éducateur pénétré du sentiment de la gravité de sa tâche. « Le respect que m'inspire aujourd'hui un enfant quel qu'il soit, ? et, je le sens, cette impression est désormais ineffaçable dans mon âme, ? c'est un respect religieux, mêlé de crainte, à la vue de ces jeunes et puissantes créatures dont les facultés sont si libres, si fortes, si invincibles. Tant que de près ou de loin je pourrai m'occuper de l'éducation de la jeunesse, je respecterai la liberté humaine dans le moindre enfant plus religieusement encore que dans un homme mûr, parce qu'au moins celui-ci saurait contre moi la défendre: l'enfant ne le peut pas. Non, jamais je n'outragerai l'enfant à ce point de le considérer comme une matière que je peux jeter dans un moule pour l'en faire sortir avec l'empreinte que lui donnera ma volonté. »

Aussi conclut-il : « Le grand principe qui domine tout, c'est que l'éducation doit suivre la nature et l'aider, jamais la contraindre violemment ni la forcer ».

Pour appliquer ce principe d'abord à l'intelligence et ensuite à la volonté, l'auteur repousse d'abord la contrainte intellectuelle, le régime qui emprisonne l'esprit de l'élève, qui le rebute, qui lui donne le dégoût du travail et qui a pour résultat que les jeunes gens font « leurs classes », mais ne font pas « leurs études ». Il veut qu'une solide instruction primaire soit à la base des études secondaires ; il esquisse même, en quelques belles pages, le plan de ces réformes essentielles que lui-même combattit plus tard quand Jules Simon essaya de les appliquer à l'Université, et qui aujourd'hui seulement reçoivent leur exécution : « Je crois, dit-il, que l'écriture, la lecture, la grammaire nationale, l'histoire élémentaire et universelle, la géographie, la fable, le dessin, la musique, les éléments du calcul, les matières les plus faciles et les plus intéressantes des sciences naturelles pourraient et devraient occuper plus agréablement et plus utilement les premières années de la jeunesse que l'étude du grec et du latin. Sans modifier le système des humanités, je me bornerais à reculer d'une année ou même de deux l'étude du latin. Non seulement on saurait plus et mieux, mais on saurait plus vite, » etc. La contrainte physique et la contrainte morale donnent lieu à des recommandations non moins sages et non moins vives : il s'y trouve des détails pleins de finesse et de bonté, où, en commentant Fénelon, Dupanloup s'en rapproche et semble par instants ne faire qu'un avec lui : mais le polémiste ne tarde pas à reparaître et à saisir la plus lointaine occasion pour reprendre le cours de ses attaques contre l'Université.

Ce livre se termine par de longues et sévères réflexions sur la nécessité d'inculquer aux jeunes gens même des classes les plus aisées l'habitude du travail, et de les préparer à une vocation précise par une éducation sérieuse, tendant à un but sérieux, inspirant des goûts sérieux.

LIVRE V. ? Des diverses sortes d'éducations. ? L'éducation se partage en éducation générale et essentielle, qui forme l'homme, et en éducation spéciale et professionnelle, qui le forme pour une vocation déterminée. « Je ne donne, dit l'auteur, à aucune éducation en particulier le nom d'éducation libérale ; toute éducation humaine est essentiellement une éducation libérale. »

Puis, passant en revue les formes spéciales que l'éducation peut revêtir pour s'approprier aux besoins de la société moderne, il distingue : 1° l'éducation industrielle et commerciale, dont l'absence est déplorée dans tant de grandes villes, à laquelle ne peut suppléer l'éducation littéraire des collèges, et que s'efforçaient de donner dans une certaine mesure les pensionnats primaires supérieurs des Frères ; . 2° l'éducation artistique ; 3° l'éducation populaire, « question de vie ou de mort pour la France ». Les pages qui traitent de l'instruction du peuple sont pourtant une des parties les plus faibles de cet ouvrage, tant l'auteur s'enferme étroitement d'abord dans le tableau de l'antagonisme entre l'instituteur et le curé, puis dans l'éloge plus qu'exclusif de l'enseignement congréganiste par opposition à celui des laïques ; 4° la haute éducation intellectuelle ; on retrouve ici l'éloquent et chaleureux défenseur des humanités, dont il montre merveilleusement l'utilité pour les carrières même qui semblent le moins les réclamer.

La fin du volume est consacrée à une étude ou plutôt à une apologie très étendue des petits séminaires et des services qu'ils rendent soit à l'Eglise, soit à la société. L'auteur se prononce ouvertement contre les parents qui, de leur seule autorité, destinent à la prêtrise des enfants dont, à son avis, nul n'a le droit de disposer par avance. Les considérations finales sur le bon et le mauvais sens des mots éducation nationale n'ont pas la même originalité : on sent trop l'influence qu'ont ici sur l'esprit de l'auteur ses sympathies et ses antipathies politiques.

Le 2e volume, De l'autorité et du respect dans l'éducation, contient aussi cinq livres, consacrés à ce que l'auteur appelle le « personnel de l'éducation », c'est-à-dire : Dieu. ? les parents, ? l'instituteur, ? l'enfant, ? et le condisciple.

LIVRE Ier. ? Dieu. ? Point d'éducation sans autorité, point, d'autorité sans Dieu. L'auteur ne connaît que trois manières d'entendre l'éducation de la jeunesse : la spéculation, qui n'a en vue que ses pensionnaires ; l'administration, pour qui les jeunes gens sont des écoliers ; l'apostolat, qui seul aime et élève des enfants. Les chapitres sur la piété et sur les fêtes abondent en fines observations que tout le inonde ne goûtera pas, mais que personne ne lira sans profit : il est impossible de ne pas être frappé de la puissance morale que peut avoir l'éducation telle que la décrit l'auteur, cette éducation tout imprégnée d'influences religieuses, où tous les détails de la vie, tous les plaisirs, toutes les peines, tous les exercices, tous les entretiens, tous les incidents scolaires sont en quelque sorte combinés par avance pour pénétrer l'âme de l'enfant des plus douces et des plus graves impressions.

LIVRE II. ? Le père, la mère et la famille. ? La première moitié de ce livre est plus théologique que pédagogique, et prend le plus souvent le ton de la méditation religieuse. La seconde, au contraire, entrant dans le vif du régime scolaire, montre par de très heureux détails ce que peut, pour l'instruction des enfants, la participation, on pourrait dire la collaboration assidue de la famille. L'ancien supérieur du petit séminaire de Paris tenait si particulièrement à trouver chez les parents un concours effectif et zélé, qu'il émet cette proposition très neuve encore en France, mais depuis longtemps passée dans la pratique aux Etats-Unis : que les parents soient autorisés, invités même à assister de temps en temps à la lecture des notes hebdomadaires ou mensuelles, aux examens trimestriels de l'établissement. C'est dans ce même et excellent esprit qu'il parle des sorties et de l'abus qu'on fait parfois de la privation de sorties : « En mon âme et conscience, je n'ai jamais pensé qu'un instituteur eût le droit d'enlever à un enfant le bonheur de revoir ses parents, ni pût faire de ce bonheur une grâce ».

La fin du livre, sur la dernière éducation de la jeunesse et sur les déchéances de l'autorité paternelle, est d'un moraliste aussi sagace qu'expérimenté, qui a reçu les confidences des familles, suivi de près le développement des caractères chez l'enfant et chez le jeune homme, et saisi au fond des coeurs que la religion lui ouvrait le secret des misères et des ruines qui s'y préparaient.

LIVRE III. ? L'instituteur. ? L'instituteur de la jeunesse remplit une véritable magistrature, une haute magistrature sociale ; il est pour ses élèves « un second père, préparé par là Providence pour aider le premier dans l'accomplissement de son oeuvre la plus difficile » ; il exerce un saint ministère et comme un sacerdoce. Pour remplir dignement de telles fonctions, on doit lui demander : 1° la vertu (mais l'auteur va plus loin et considère « comme le dernier et le plus malheureux des hommes » le professeur ou le chef d'institution qui n'a pas la foi et ne participe pas de tout son coeur aux exercices religieux de ses élèves) ; 2° la fermeté ; 3° la douceur : ici se place un admirable chapitre de pédagogie pratique ; l'auteur y expose son « système pénitentiaire », d'où sont exclues les punitions matérielles proprement dites, non seulement la férule et les coups, mais le pensum et la retenue ; les pénalités sont calculées en vue de l'éducation intérieure de l'enfant et de manière à atteindre la fin essentielle du châtiment, c'est-à-dire l'amendement du coupable. Ce système est fondé sur une classification des fautes, dont chacune doit être réprimée, corrigée, réparée ou expiée par les moyens et les châtiments moraux exactement appropriés et proportionnés à la nature de la faute commise et à 1 effet moral à obtenir ; 4° le dévouement et l'amour de l'enfance, dont l'auteur parle avec l'éloquence du coeur (lire sa touchante page sur l'arrivée des nouveaux pensionnaires et sa désolation en les voyant tristes : « J'aurais voulu être leur père et leur mère ») ; 5° l'intelligence et surtout celle qu'il nomme {'intelligence professorale. « Pour enseigner peu, il faut savoir beaucoup ce peu-là. C'est me faire d'un instituteur un médiocre éloge que de me dire : Il sait beaucoup. Il sait beaucoup ! mais sait-il bien ce qu'il doit savoir? sait-il bien enseigner ce qu'il sait? » 6° la modestie et la docilité d'esprit.

LIVRE IV. ? L'enfant et la loi du respect. ? Respect de l'autorité en général, respect filial, respect envers l'instituteur, ce sont a la fois des sentiments et des principes sans lesquels l'enfant ne reçoit utilement ni l'éducation morale, ni l'éducation intellectuelle ; aussi faut-il à tout prix créer et maintenir cette disposition d'esprit et de coeur chez l'enfant.

LIVRE V. ? Le condisciple et l'éducation publique. ? « L'enfant le plus vulgaire reçoit plus de soins intelligents et en rapport avec ses besoins, rencontre plus de précepteurs utiles, plus de gouverneurs dévoués, dans l'éducation publique, qu'un fils de roi dans l'éducation particulière. Il y a là plus d'esprit autour de l'enfant, il y a un horizon, un grand jour, un grand air, quelque chose de plus large, de plus animé, de plus éclairé, que le cabinet de Bossuet lui-même ne pouvait l'être pour son élève. » Le développement de cette thèse au triple point de vue de l'intelligence, du caractère et de la moralité forme une des parties les plus solidement éloquentes du traité. Le 3* volume a pour titre : Les hommes d'éducation, titre qui convient surtout aux deux premiers livres, l'un traitant du supérieur et l'autre des maîtres.

Bien que l'auteur ait principalement et presque exclusivement en vue les établissements ecclésiastiques et par conséquent le personnel tout spécial de ces maisons religieuses, on retrouve dans le portrait qu'il l'ait du supérieur une foule de traits qui conviennent à tout chef d'institution. Le choix des collaborateurs, le soin de les former, pour l'enseignement et pour la discipline, les qualités essentielles (d'être l'homme de la règle, l'homme des conseils, l'homme d'action, enfin l'homme de prière), donnent lieu à une suite de recommandations qui, dégagées des formes ecclésiastiques et des citations bibliques où elles s'enferment, sont empreintes d'une sagesse profonde. Les conseils qui s'adressent aux maîtres sont d'un intérêt moins général : ils sont minutieusement appropriés au régime des petits séminaires (les directeurs, le préfet de religion, le préfet de discipline, le préfet des études, l'économe, les professeurs, les présidents de discipline, les confesseurs). Notons un chapitre de haute pédagogie morale, sur le système des fonctions simultanées, qui, au lieu d'enfermer étroitement chaque maître dans ses fonctions spéciales, l'un dans la discipline, l'autre dans l'enseignement, impose à chacun le devoir de prendre part et de s'intéresser à toutes les parties de l'éducation. Pour réaliser, pour soutenir une telle continuité de dévouement, l'auteur ne connaît qu'une puissance au monde, la religion.

L'avant-dernier livre revient sur l'étude de la nature de l'enfant, et entre plus avant dans l'examen de ses défauts les plus graves (surtout au point de vue des moeurs) et des moyens de les corriger. On y retrouve des observations psychologiques très judicieuses, souvent présentées sous la forme et dans le cadre d'une homélie ou d'une dissertation théologique.

Enfin le dernier livre traite de quelques grands moyens d'action éducative, et d'abord de « l'instrument universel, la parole ». Savoir parler aux enfants, c'est un don qui n'est pas commun. « L'important, le capital, c'est de parler toujours à son auditoire, pour son auditoire et non pas simplement devant son auditoire ». Puis viennent d'excellents et minutieux détails sur les notes hebdomadaires, la lecture spirituelle, les prédications, les catéchismes, les avis, les jeux et les vacances.

Nous essaierions en vain de consacrer une analyse aussi étendue au dernier livre de Mgr Dupanloup, Lettres sur l'éducation des filles, dont le tome Ier seulement, paru quelques semaines après la mort de l'auteur, a été corrigé par lui. La forme épistolaire donne à cet ouvrage une liberté et une variété de ton qui en accroît l'intérêt sans en diminuer la portée sérieuse, mais qui se prêterait fort mal à un résumé méthodique. C'est au courant do. la lecture qu'il y faut cueillir des morceaux pleins de charme et de finesse, des appréciations et des descriptions d'une exquise délicatesse morale, des conseils et des jugements dignes de Fénelon et de Mme de Maintenon, que l'auteur cite souvent et qu'il rappelle toujours.

La première partie du volume est remplie par l'ample et heureux développement de cette idée que l'instruction, le travail intellectuel, la culture de l'esprit, l'habitude du jugement, de la réflexion et de la méthode sont aussi nécessaires et aussi précieux pour la femme dans toutes les conditions sociales que pour l'homme. Il est impossible de parler avec plus de sens, plus d'autorité, contre l'ignorance et la frivolité, contre l'exaltation à vide des imaginations oisives, contre les préjugés mondains qui attachent un ridicule à la femme instruite et sérieuse. Toutes ces lettres sont le commentaire ingénieux de ce mot de Mme de Maintenon : « On doit moins songer à orner l'esprit des femmes qu'à former leur raison ».

La seconde partie, sous le titre : De l'éducation des filles, se fait remarquer par un autre genre de qualités. On croit assister à la causerie intime d'un vieux prêtre avec une mère sur l'éducation de sa fille, et l'on se demande qui, de la mère ou du prêtre, a le plus finement observé le coeur et l'esprit de l'enfant.

Le chapitre intitulé Les petites filles, les charmantes pages sur les lectures, les récits, le besoin des larmes et du rire chez les petites filles, les observations sur « les gâteries pernicieuses et sur les indulgences nécessaires », les études pleines de grâce et de fraîcheur sur les petites filles de neuf à douze ans, sur les adolescentes, sur l'âge ingrat, sont à lire et à méditer : il est impossible de voir eu plus de tendresse ou plus de clairvoyance. Les conseils relatifs aux soins physiques et hygiéniques, en particulier aux récréations, l'éloge du travail à l'aiguille et des soins du ménage, complètent d'une façon toute pratique et toute féminine ce plan d'éducation, dont les derniers chapitres sur la piété résument le caractère à la fois libéral et religieux.

En achevant la lecture de ces deux ouvrages, on ne peut se défendre du désir d'oublier tous les autres aspects de la vie et de l'oeuvre de Mgr Dupanloup pour ne plus voir en lui que le pédagogue, l'éducateur, le moraliste, dont l'inspiration est si généreuse, l'ambition si haute, la psychologie si fine, le jugement si sagace.

Assurément, à qui ne le connaîtrait que par ces seuls ouvrages, Mgr Dupanloup apparaîtrait comme un des plus dignes héritiers des traditions du dix-septième siècle, comme un des derniers et des plus nobles interprètes de cette doctrine qui faisait grande là part de la piété dans l'éducation et plus grande encore celle de la raison dans la piété même.

Cependant, et sans méconnaître le profit moral et intellectuel que tout lecteur sérieux tirera de cette lecture, on ne peut s'empêcher, quand on scrute de plus près l'oeuvre pédagogique de l'évêque d'Orléans et surtout quand on la rapproche de ses actes publics et de ses autres écrits, de remarquer dans sa théorie et dans son système d'éducation deux caractères qui expliquent pourquoi son influence en ce domaine n'a été ni plus étendue ni plus profonde.

D'une part, l'éducation qu'il a surtout en vue n'est pas l'éducation populaire. Bien qu'il en parle souvent, on sent qu'il la connaît moins, qu'il l'aime peut-être moins aussi, que l'éducation des enfants des classes plus aisées. Ses plus belles pages, ses meilleurs conseils, ses plus chaleureuses exhortations se rapportent aux humanités, ou y tendent. L'enfant qu'il a si bien analysé, si bien peint, si bien compris dans ses défauts et dans ses qualités, ce n'est pas l'enfant de l'école primaire, c'est celui du collège ou du petit séminaire. Bien qu'il emploie sans cesse le nom d'instituteur et le juge plus beau que celui de maître ou de professeur, on retrouve à plus d'une page, sous l'écrivain pédagogique, l'inspirateur de la loi de 1850 et sa profonde défiance pour le véritable instituteur primaire : pour lui, pour lui seul il redevient dur, âpre, hautain, il ne le souffre que docile, humble et pénitent, faisant amende honorable de ses égarements, reniant l'esprit laïque et l'indépendance qu'il a sucée à l'école normale, donnant des gages à l'Eglise et jurant de n'être plus, suivant le barbarisme à la mode de 1850, l'anticuré du village, mais au contraire le valet du curé. La partie primaire, si l'on peut ainsi dire, du traité de l'Education est a la fois la plus faible et la moins libérale. On pourrait presque dire sans paradoxe que Mgr Dupanloup, écrivant en plein dix-neuvième siècle, a parlé de l'enseignement populaire comme en auraient parlé au dix-septième siècle ses illustres devanciers de celte époque, et n'a presque rien dit qu'ils n'aient pu dire ou penser. Or lequel d'entre eux, vivant de nos jours, en présence d'un enseignement national si puissamment organisé n'eût ajouté beaucoup à ses écrits, peut-être même à ses doctrines sur l'éducation?

L'autre critique à laquelle ce système d'éducation nous semble donner prise, c'est d'être un système artificiel, de s'enfermer rigoureusement dans le cadre de l'école ecclésiastique, de prétendre élever les enfants d'après une vue préconçue et très étroite de la vie humaine en général, de leur avenir en particulier. Nous ne reprocherons certes pas à un évêque de faire de la religion le ressort essentiel de l'éducation, nous nous sommes plu à reconnaître l'élévation du sentiment moral qui le plus souvent s'allie au sentiment religieux dont le livre est imprégné ; mais est-il possible de ne pas voir combien il y a d'apprêt et de convention, d'afféterie et de fausse sensibilité dans ce régime perpétuel d'excitation à la vie dévote? Il y a tel chapitre où l'on se croit transporté en plein couvent, où l'on touche du doigt les petits artifices et les petits manèges d'un système de préparation qui doit aboutir à former non pas des chrétiens, non pas des catholiques comme ceux que rêvaient les Bossuet et les Fénelon, mais des hommes de sacristie et, ce qui est pis, des hommes de parti. C'était assurément le droit de l'auteur d'écrire un livre à l'usage exclusif des petits séminaires, mais ce livre a de si belles parties qu'on regrette par endroits qu'il ne soit pas tout entier conçu en vue d'un plus large public. On voudrait voir un si habile éducateur, dans l'enfant qu'il élève, oublier un peu plus le séminariste pour songer à l'homme. L'Eglise et ses pompes lui font trop perdre de vue le monde et ses dangers ; il aime profondément les enfants qui lui sont confiés, et c'est le vrai secret de son action sur eux : mais il les aime peut-être trop pour l'Eglise et pas assez pour eux-mêmes ; il est peut-être trop préoccupé de les arracher à l'Université pour ne pas être en danger de les détacher par avance de la société où ils vont entrer. En seront-ils réellement plus forts pour le bien, citoyens meilleurs et hommes plus vertueux? Ce parfum d'encens sacré, dont ils sont en vérité enivrés par ces quelques années d'internat monastique, aura-t-il la vertu de les envelopper et de les préserver longtemps au sortir de cette serre-chaude ? Il est impossible de ne pas songer ici à un mot de l'homme que Mgr Dupanloup affectait de haïr le plus : « Pour moi j'ai grand'peur que toutes ces petites saintes, qu'on force de passer leur enfance à prier Dieu, ne passent leur jeunesse à tout autre chose. » Ce que Rousseau disait des filles n'est peut-être pas moins vrai de leurs frères.

Quoi qu'il en soit, nous ne saurions donner les ouvrages de Mgr Dupanloup, malgré les mérites que nous y avons relevés, comme répondant à l'idée que nous nous faisons de l'éducation nationale : ils attestent sans doute des qualités brillantes et sérieuses, <le nobles aspirations, une grande compétence, une facilité merveilleuse à concevoir et à développer, on pourrait presque dire à improviser de toutes pièces un corps de doctrines pédagogiques, enfin une chaleur d'âme, une abondance et une vivacité de style qui ne sont point communes ; mais ils ne respirent ni cet esprit démocratique, ni ce respect des institutions de la société moderne, ni cette largeur de fraternité et de patriotisme qui doivent, à tous les degrés, distinguer profondément de l'éducation cléricale l'éducation française.