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Diderot

 Au premier abord, rien ne trahit chez Diderot les qualités du pédagogue. Gomment cet esprit impétueux, toujours porté aux extrêmes, inconstant et mobile, d'une morale équivoque, aurait-il eu la vocation d'un art qui exige la dignité du caractère, la noblesse des moeurs, la patience et l'effort constant de la volonté ? Aussi Diderot n'est-il qu'un pédagogue de hasard, qu'un incident a conduit à réfléchir et à écrire sur les questions d'éducation. Vers 1775, l'impératrice de Russie, Catherine II, avait demandé au philosophe français, pour se guider elle-même dans ses projets de réforme, « le programme d'une école publique de toutes les sciences ». Une fois cette tâche entreprise, Diderot s'y mit avec son entrain ordinaire, il y déploya tout son génie, et le Plan d'une Université russe, par l'originalité de ses vues, mérite l'attention des historiens de l'éducation.

La foi profonde, enthousiaste, dans l'efficacité de l'instruction, tel est le sentiment qui domine le conseiller de Catherine II. Avec quelle vivacité ne réfutet-il pas les paradoxes de Rousseau sur les effets pernicieux de la science ! « Loin de corrompre, s'écrie-t-il, l'instruction adoucit les caractères, éclaire sur les devoirs, subtilise les vices, les étouffe ou les voile. J'oserais assurer que la pureté de la morale a suivi les progrès des vêtements depuis la peau de bête jusqu'à l'étoffe de soie. » On n'attendait pas moins du principal auteur de l'Encyclopédie,

Dans le domaine de l'instruction primaire, Diderot est mieux inspiré que la plupart de ses contemporains, si dédaigneux, comme on sait, pour le peuple. Il veut l'instruction pour tous : « Depuis le premier ministre jusqu'au dernier paysan, il est bon que chacun sache lire, écrire et compter ». C'est l'Allemagne avec ses écoles de village et son instruction primaire déjà fortement organisée qu'il propose comme modèle à la Russie. La leçon ne fut pas complètement perdue. Catherine ordonna de fonder des écoles dans les villes et dans les bourgades : mais elle ne réussit guère dans ses projets, et l'instruction primaire n'a été sérieusement établie en Russie que par la loi de 1864.

Diderot comprenait à merveille pour quelles raisons certaines classes de la société de son temps étaient hostiles à l'instruction populaire : « Le grief de la noblesse se réduit peut-être à dire qu'un paysan qui sait lire est plus malaisé à opprimer qu'un autre. ». Quant à lui, il demande des écoles ouvertes à tous les enfants, écoles « de lecture, d'écriture, d'arithmétique et de religion », où, après le catéchisme religieux, on enseignera un catéchisme moral et politique.

La fréquentation de ces écoles sera obligatoire, et pour légitimer cette obligation absolue. Diderot ne se contente pas de la gratuité, il va plus loin : il réclame une instruction rémunérée, payée à l'élève en quelque sorte. Les enfants seront tous des boursiers de l'Etat :

ils seront nourris à l'école aux frais de l'Etat. Avec des livres il faut qu'ils y trouvent du pain.

Pour l'enseignement secondaire et supérieur, Diderot emprunte à l'Université de Paris la division des quatre facultés. Mais s'il respecte dans leur ensemble les vieux cadres de l'enseignement scolastique, il s'en faut qu'il approuve et qu'il conserve dans ses détails l'ancienne organisation des études. Copiées sur le patron français, les facultés de droit et de théologie ne pourraient produire en Russie, comme elles font en France, que de piteux résultats. La faculté de théologie n'est guère qu'une école d'incrédulité ou de révolte contre l'Etat. La faculté de droit est misérable ; on n'y enseigne que le droit romain, rien des lois et des coutumes du pays : « De sorte que celui qui vient d'être décoré du bonnet de docteur en droit est aussi empêché, si quelqu'un lui corrompt sa fille, lui enlève sa femme ou lui conteste son champ, que le dernier des citoyens ». Quant à la faculté de médecine, est-ce la louer sérieusement que dire : « Il n'y a que peu de chose à y rectifier, sauf que la pratique y manque » ? Les cliniques n'existaient pas dans les hôpitaux français au temps de Diderot. Malgré les essais de Turgot, c'est seulement sous le Directoire que Corvisart installa le premier service de clinique à l'hôpital de la Charité.

Mais c'est surtout la Faculté des arts, c'est-à-dire l'enseignement secondaire, qui préoccupe Diderot ; c'est contre elle qu'il réserve les foudres de son éloquence. « C'est dans la Faculté des arts, s'écrie-t-il, qu'on étudie encore aujourd'hui, sous le nom de belles-lettres, deux langues mortes qui ne sont utiles qu'à un petit nombre de citoyens ; c'est là qu'on les étudie pendant six à sept ans sans les apprendre ; que, sous le nom de rhétorique, on enseigne l'art de parler avant l'art de penser, et celui de bien dire avant d'avoir des idées ; que, sous le nom de logique, on se remplit la tête des subtilités d'Aristote et de sa très sublime et très inutile théorie du syllogisme, je m?étonne qu'on ait en cent pages obscures ce qu'on pourra exposer clairement en quatre ; que, sous le nom de morale, je ne sais ce qu'on dit, mais je sais qu'on ne dit pas un seul mot des qualités de l'esprit, ni de celles du coeur ; que, sous le nom de métaphysique, on agite des thèses aussi frivoles qu'épineuses, les premiers éléments du scepticisme et du fanatisme, le germe de la malheureuse facilité de répondre à tout ; que, sous le nom de physique, on s'épuise en disputes sur les éléments de la matière et les systèmes du monde ; pas un mot d'histoire naturelle, ' pas un mot de bonne chimie, très peu de choses sur le mouvement et la chute des corps, très peu d'expériences, moins encore d'anatomie, rien de géographie. »

Avant Condorcet et Auguste Comte, Diderot a cru nécessaire de déplacer le centre de l'éducation, et d'attribuer aux sciences la prépondérance jusqu'alors accordée aux lettres. Des huit classes que comprendra la faculté des arts, les cinq premières seront consacrées, dans le plan de Diderot, aux études scientifiques ; la grammaire et les langues anciennes seront reléguées dans les trois dernières.

Voici d'ailleurs le tableau dressé par Diderot lui-même :

1re classe : Arithmétique : algèbre ; premiers principes du calcul des probabilités ; géométrie.

2e classe : Lois du mouvement et de la chute des corps ; forces centrifuges et autres ; mécanique ; hydraulique.

3e classe : La sphère et les globes ; le système du monde ; astronomie avec ses dépendances.

4e classe: Histoire naturelle ; physique expérimentale.

5e classe : Chimie, anatomie.

6e classe : Logique, critique, grammaire générale.

7e classe : Grammaire française (ou russe, etc., selon les pays) par principes.

8e classe : Grec et latin, éloquence et poésie.

Si l'on ramène la division des classes établies dans le plan de Diderot aux dénominations usuelles, la classe de mathématiques correspond à la septième actuelle ; la sixième sera la classe de mécanique, etc.

Ajoutons, pour achever de donner une idée du Plan d'une Université russe, que Diderot joignait au cours d'études ci-dessus deux ou trois autres séries parallèles et simultanées d'enseignement : la première consacrée à la religion, à la morale et à l'histoire ; la seconde et la troisième employées au dessin, à la musique, aux arts d'agrément. « Si ces talents, disait-il, qui distinguent le galant homme, l'homme du monde, du pédant et du moine, n'ont jamais fait partie d'aucune instruction publique, c'est sans doute une des suites du défaut invétéré de notre éducation monacale. »

Malgré ses défauts, le Plan d'une Université russe est une oeuvre intéressante, où Diderot avait pris tout à fait au sérieux son rôle d'organisateur' des études. Tout y est prévu, jusqu'aux plus humbles détails, et l'auteur y fait preuve d'une puissante imagination, d'un esprit de déduction remarquable.

Dans un autre ouvrage, la Réfutation suivie du livre d'Helvétius sur l'homme, Diderot a traité quelques-unes des questions générales de la pédagogie, et réfuté les paradoxes d'Helvétius sur la toute-puissance de l'éducation. Diderot démontre avec force que l'éducation ne peut rien sans la nature, et il trouve pour rendre plus claire sa pensée d'admirables comparaisons : « Il y a des milliers de siècles que la rosée du ciel tombe sur des rochers sans les rendre féconds. Les terres ensemencées l'attendent pour produire, mais ce n'est pas elle qui les ensemence. Les accidents par eux-mêmes ne produisent rien, pas plus que la pioche du manoeuvre qui fouille les mines de Golconde ne produit le diamant qu'elle en fait sortir. »

Disons enfin que pour Diderot l'oeuvre de l'éducation appartient surtout au père de famille, au citoyen. Trop longtemps le préjugé avait exclu les laïques de l'enseignement : il semblait, comme le disait spirituellement La Chalotais, « qu'avoir des enfants fût une exclusion pour pouvoir en élever ». Avec Diderot nous voyons apparaître la vraie doctrine pédagogique : celle qui croit que quand il s'agit d'élever des hommes, ceux-là ont la capacité d'y réussir qui participent à toutes les oeuvres des hommes

M. Maurice Tourneux a publié dans la Revue pédagogique novembre 1890, pages 385-399) des Conseils à Catherine II sur l'éducation, extraies d'un manuscrit autographe de Diderot qui se trouve à la bibliothèque de l'Ermitage.