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Dictée

La dictée est un exercice traditionnel dans tous les établissements scolaires français. Fendant longtemps on l'a considérée comme un critérium de la connaissance élémentaire de la langue, ce qui explique et justifie dans une certaine mesure l'habitude prise de l'imposer comme épreuve d'admission à l'entrée d'un grand nombre de carrières. Toutefois la longue faveur dont elle a joui semble moins grande aujourd'hui que par le passé. Cela tient à plusieurs causes que nous allons essayer d'analyser.

Qu'était-ce autrefois que la dictée? Exclusivement un exercice d'orthographe. Le maître lisait posément les différentes phrases d'un texte que les élèves devaient reproduire correctement par écrit. En général le texte était lu, dicté, puis relu, et l'on passait à la correction des fautes.

Où étaient puisés les textes des dictées? Souvent ils consistaient en un passage remarquable d'un bon auteur, mais bien souvent aussi ils étaient fabriqués de toutes pièces et composés de manière à présenter, en un petit nombre de phrases, la plus grande quantité possible de règles d'orthographe ou de syntaxe. Il en résultait que les passages les plus clairs et les plus simplement écrits de nos bons écrivains se trouvaient sinon écartés systématiquement, du moins relégués au second plan. On leur préférait les passages renfermant des mots d'orthographe difficile, des phrases alambiquées dans lesquelles l'accord des mots prêtait à confusion. Certaines commissions d'examen étaient réputées pour la difficulté des dictées qu'elles proposaient comme épreuves au brevet de l'enseignement primaire : on en vint alors à composer, en vue de la préparation aux examens, des recueils de dictées dont la tenue littéraire laissait souvent à désirer, mais où l'on rencontrait, classées avec plus ou moins de méthode, toutes les applications, même les plus saugrenues, de la syntaxe française ; où l'on plaçait, au bonheur de la rencontre, les bizarreries les plus déroutantes de l'orthographe usuelle. Certaines de ces dictées étaient données couramment dans les concours publics : on citait comme particulièrement redoutables les dictées des examens de l'Hôtel-de-Ville, de l'Ecole forestière. On alla jusqu'à proposer dans les concours cantonaux, à des élèves de onze ans, de véritables rébus orthographiques, dont on pourra se faire une idée par le passage suivant, qui est le commencement d'une dictée donnée à un concours cantonal en 1867 :

« Là violence et la vérité. — Vous ne vous êtes pas plus tôt aperçus du discrédit où sont tombés vos doctrines et vos adhérents que vous vous êtes laissé tous emporter aux plus virulentes invectives ; mais quoique vous m'injuriiez à l'envi dans vos libelles extravagants ; quoique vous essayiez de me confondre en m'appelant bouffon, faussaire, hérétique, athée, je ne m'enrayerai point de vos menaces et n'y répondrai que dans un mémoire où j'espère montrer de quelle source sont dérivées toutes les calomnies que vous vous êtes complu à vomir contre moi. »

Quel profit retirait-on de cet exercice? La dictée faite, on corrigeait les fautes ; les élèves étaient invités à remarquer que démailloter n'avait qu'un t, tandis qu'emmaillotter en avait deux ; que l'e ouvert de « complètement » était marqué (alors) d'un accent aigu ; que le participe précédé de le peu s'accordait ou ne s'accordait pas suivant que la quantité était suffisante ou insuffisante ; qu'on devait écrire de la compote de poires au pluriel, mais de la gelée de groseille au singulier, sauf lorsqu'il s'agissait de la confiture de groseilles de Bar où les fruits étaient entiers. On expliquait de nouveau les règles de syntaxe violées, et l'on se préparait à recommencer le lendemain un exercice aussi peu éducatif. Comme devoir, on donnait en général la dictée à recopier correctement.

Telle était la dictée que beaucoup d'hommes de notre époque ont connue et pratiquée en tant qu'élèves. Il va sans dire que les critiques n'étaient guère ménagées à un exercice aussi formel et aussi peu profitable pour l'esprit ; mais on continuait à le pratiquer ainsi, par vitesse acquise. Cependant, la renaissance pédagogique qui se manifesta dans notre enseignement primaire, à dater du passage de Jules Ferry au ministère de l'instruction publique, devait apporter dans la pratique de la dictée des améliorations qui se manifestent aujourd'hui par un changement radical dans la manière d'envisager et de pratiquer cet exercice. Et bien qu'il reste encore beaucoup de progrès à accomplir sur ce point, nous allons essayer d'indiquer les tendances qui se manifestent actuellement pour faire de la dictée, en même temps qu'un moyen de contrôle des connaissances orthographiques, une discipline profitable à l'intelligence et un facteur d'éducation générale.

Aujourd'hui, les textes arrangés, ou composés spécialement en vue des difficultés orthographiques, ne sont plus guère en usage dans les examens publics. Si l'on parcourt les journaux pédagogiques qui reproduisent les sujets de dictées proposés aux examens du certificat d'études, des écoles primaires supérieures, du brevet élémentaire, on constate que les dictées sont presque toujours empruntées à un bon écrivain, et qu'elles contiennent une idée générale, dont l'éducation intellectuelle ou morale doit tirer profit. N'eût-on que ce progrès à enregistrer, que la chose en vaudrait déjà la peine ; mais il se complète par d'autres améliorations qui le rendent plus fécond, ainsi que nous allons le montrer.

Rappelons d'abord qu'au cours de ces dernières années un fort courant d'opinion s'est dessiné en faveur de la simplification de l'orthographe. Nous en parlerons avec plus de détails à l'article Orthographe. Disons seulement ici qu'il porte sur deux points : 1° simplification de l'orthographe d'usage ; 2° simplification de la syntaxe. En ce qui concerne l'orthographe d'usagé, les simplifications réclamées par les réformistes n'ont pas encore été sanctionnées par l'Académie française au moment où nous écrivons ; mais, pour ce qui touche à la syntaxe, une réforme importante a été accomplie en 1901 (Arrêté Leygues, du 26 février 1901). Elle donne à l'élève une latitude beaucoup plus grande pour l'interprétation de certaines difficultés de syntaxe, et supprime en fait un grand nombre de subtilités d'orthographe grammaticale. D'autre part, une circulaire de M. Léon Bourgeois recommande aux correcteurs de « peser les fautes plutôt que de les compter », et d'admettre comme correcte l'orthographe de certains mots en tant qu'elle est en rapport avec l'étymologie (Ex. : forsené pour forcené). Il en résulte que les fautes qui entrent surtout en ligne de compte dans les examens actuels sont celles qui accusent une ignorance notoire des règles élémentaires de l'accord des mots, ou qui constituent des contresens indiscutables. Dans ces conditions, les dictées d'examen acquièrent plus de valeur comme moyen de contrôle des connaissances orthographiques.

En outre, on a introduit à l'examen des bourses des lycées une excellente innovation, usitée depuis longtemps déjà dans l'enseignement secondaire, et qui s'est propagée peu à peu dans les autres examens publics, brevet élémentaire, certificat d'études primaires, etc. : elle consiste à poser, à la suite de la dictée, quelques questions relatives au sens de certains mots ou de certaines expressions, à l'analyse grammaticale ou logique, à l'interprétation d'une phrase, ou aux idées que peut suggérer tel ou tel passage. La dictée sert ainsi de base à un exercice de langue française de la plus grande valeur, puisqu'il met en jeu les facultés d'observation, de réflexion, de jugement du candidat.

Mais ce n'est pas encore dans les examens que l'exercice de la dictée, ainsi compris, produit son maximum d'effet utile : c'est en classe, dans les exercices quotidiens par lesquels le maître s'efforce de développer, en même temps que la connaissance de la langue maternelle, les qualités de l'intelligence et du coeur. La dictée d'examen n'est qu'un moyen de contrôle, mais la dictée faite en classe est une leçon pratique d'une valeur éducative admirable quand le maître y apporte tous ses soins.

Il importe d'abord de préparer la dictée. Le maître a choisi son texte : il y a reconnu toutes les qualités qui en font la valeur et l'opportunité : qualités de style, idée générale intéressante, quelques expressions permettant de juger des qualités de finesse et de pénétration des élèves ou simplement de leur bon sens, rapports généraux avec le programme de grammaire, de langue française, d'histoire, de géographie ou de sciences, ou avec une idée morale récemment exposée en classe. C'est la partie la plus délicate et peut-être la plus importante du travail, car rien n'est plus aisé que de trouver des textes de dictées, mais choisir celui qui convient à l'âge des élèves, à la force de la classe, à la partie du programme qui est en cours d'études, celui qui donnera lieu à un devoir intéressant et profitable, celui qui pourra rester gravé avec avantage dans la mémoire des élèves, voilà le difficile, voilà le point où se reconnaît le bon maître. C'est la difficulté de ce choix et les conséquences qui en résultent nécessairement pour la qualité de l'enseignement qui expliquent le soin jaloux avec lequel beaucoup de professeurs expérimentés conservent leur cahier de textes et ne manquent aucune occasion de l'enrichir des trouvailles que leur apportent leurs lectures personnelles.

Une fois le texte déterminé, voici comment on procède généralement. Le maître lit le passage, ou mieux, si c'est possible, le fait lire aux élèves. Ainsi plus de traquenards, plus de pièges : l'élève a vu les mots dont on lui demandera dans un instant de reproduire la forme. C'est un exercice de mémoire visuelle. Le professeur lit donc le texte en entier, pour en faire saisir l'idée générale, puis il explique les passages difficiles, signale les mots dont l'orthographe présente quelque difficulté, les écrit au tableau si l'élève n'a pas le texte sous les yeux ; il rappelle les règles de grammaire qu'il y a lieu d'appliquer, fait trouver la raison des principaux signes de ponctuation ; puis, l'élève possédant en esprit tous les éléments du passage expliqué, on procède à la dictée proprement dite. Les mots ne présentant plus alors aucune obscurité ni au point de vue de la forme, ni au point de vue du sens, les bons élèves parviennent sans peine à reproduire le texte sans faute grave, et ce résultat, auquel la mémoire visuelle contribue, il est vrai, pour une bonne part, est encore très méritoire si l'on considère la légèreté naturelle de l'enfant et la facilité avec laquelle il oublie les notions qu'on croit définitivement fixées dans son esprit. En outre, par ce moyen, le nombre total des fautes de la classe se trouve de beaucoup diminué, et les élèves faibles, pour lesquels autrefois tout était matière à faute d'orthographe, n'ont plus, lors de la correction qui se fait immédiatement, à porter leur attention que sur un nombre de points beaucoup plus restreint. Aussi leur devient-il plus facile de s'améliorer, car leur mémoire visuelle s'habitue à retenir la forme des mots, et ils ont de plus la satisfaction d'avoir produit un travail encore incorrect sans doute, mais moins imparfait que s'ils avaient été laissés à leur seule inspiration.

Dan9 le même ordre d'idées, on a conseillé de donner comme dictées les morceaux de récitation : c'est un exercice qui a tous les avantages du précédent, puisque les textes récités ont dû au préalable être expliqués et lus plusieurs fois.

Dans certaines classes, notamment dans l'enseignement secondaire où les élèves sont plus âgés et où le professeur dispose de peu de temps pour l'étude du français et en particulier de l'orthographe, on emploie fréquemment un autre procédé qui donne de bons résultats. Le texte est lu, expliqué dans son sens général et dicté aux élèves, qui sont invités à le méditer, à le corriger à tête reposée et à répondre à certaines questions sur la forme ou le sens des expressions. La correction se fait à la classe suivante.

Dans les classes inférieures des écoles primaires, la dictée d'un texte d'auteur, même très simple, offrirait des difficultés hors de proportion avec l'âge des élèves. Aussi y apporte-t-on tous les tempéraments nécessaires. D'abord, on exerce l'élève à reproduire la forme des mots par un simple travail de copie.

Dans certaines écoles, et surtout dans l'enseignement libre, cet exercice était habituel dans les classes où plusieurs divisions sont confiées à un seul maître. Il permet en effet d'occuper une partie de la classe pendant que le professeur fait travailler l'autre partie. Mais il intéresse peu les enfants et ne donne pas de résultats bien satisfaisants. On a essayé de le rendre plus éducatif en proposant à l'élève, comme travail de copie, des listes de mots groupés d'après le sens (Pautex) ; mais ces listes ont l'inconvénient de rapprocher des mots qui n'ont entre eux aucun rapport d'orthographe, de sorte que l'élève est comme ébloui par ce kaléidoscope de formes variées ou étranges et ne peut les fixer dans sa mémoire.

Aussi cet exercice est-il en général délaissé dans nos écoles publiques. On y substitue avantageusement les procédés qui font marcher de pair la dictée et la lecture. À mesure que l'enfant apprend à lire, on l'habitue à écrire des mots ou des phrases très simples dans lesquelles chaque son (voyelle ou son articulé) est représenté par une même graphie : poule, foule, boule ; puis on introduit peu à peu les difficultés : lettres nulles : tabac, hibôu ; consonnes doubles : pelle, galette ; marque du pluriel, les cloches, les jardins ; etc. On remplace ainsi la copie machinale par un exercice plus vivant et plus intéressant. Toutefois l'usage de faire copier des textes est encore répandu, et il faut convenir qu'à un certain âge la copie correcte d'un texte n'est pas dépourvue de mérite.

Dans la première édition de ce Dictionnaire, Charles Defodon rappelait très judicieusement que la dictée mérite de rester un exercice classique, parce que, disait-il, si l'on peut posséder à fond l'orthographe sans connaître bien sa langue, en revanche il est indiscutable qu'on ne connaît bien sa langue que si l'on sait l'écrire correctement. Mais il montrait l'inconvénient très grave qu'il y avait à séparer, comme on le faisait autrefois, la connaissance de l'orthographe de l'intelligence du texte. Nous venons de voir quels progrès sensibles ont été réalisés depuis cette époque. Les tendances actuelles de la pédagogie ont pour effet de mêler intimement ce qui a trait à la forme des mots et des phrases et ce qui a trait à leur sens. Débarrassée des subtilités grammaticales qu'on y accumulait jadis à plaisir, portant sur des textes choisis, éclairée et vivifiée par les explications et par les questions relatives à la forme ou au sens des expressions, la dictée est devenue un exercice des plus profitables pour la connaissance de la langue et pour la formation de l'esprit. A ce titre, il peut rivaliser d'utilité avec l'exercice de la composition française.

Léon Flot