bannière

d

Destuit de Tracy

Antoine-Louis Claude Destuit, comte de Tracy, d'une famille d'origine écossaise, est né à Paris en 1754 Destiné à la carrière des armes, il était colonel lorsque commença la Révolution. Il siégea à la Constituante dans les rangs du parti libéral ; reçut ensuite, dans l'armée de La Fayette, un commandement qu'il résigna après le 10 août ; fut emprisonné comme suspect en 1793 ; et, rendu à la liberté, vécut dans la retraite, où il se livra à des études philosophiques. Les maîtres dont il s'inspira furent Locke, Condillac et Voltaire. Devenu membre de l'Institut, classe des sciences morales et politiques, il publia « de remarquables travaux sur l'analyse de l'entendement humain, qui reçut de lui le nom resté fameux d'idéologie » (Mignet). En l'an VII, il devint membre et secrétaire du Conseil d'instruction publique, où il eut pour collègues Garat, Ginguené, Cabanis : mais ces fonctions durèrent peu ; le coup d'Etat du 18 brumaire mit fin au régime directorial, et Destuit de Tracy, rallié d'abord à Bonaparte, devint sénateur. Il continuait à s'intéresser aux questions d'enseignement, comme le prouve l'écrit qu'il fit paraître en l'an IX sous le titre d'Observations sur l'instruction publique, Paris, Panckoucke. Bientôt, ayant reconnu que Bonaparte ne voulait pas de la liberté, il se rangea parmi les opposants, avec Daunou, Volney, Cabanis, Chénier, Ginguené, etc. Pour marquer son mécontentement à ceux qu'il appelait les idéologues, le premier consul, en réorganisant l'Institut en l'an XI (1803), supprima la classe des sciences morales et politiques. A partir de ce moment, Destuit de Tracy, quoiqu'il fût resté sénateur, compta parmi les adversaires déclarés du gouvernement. Il rentra néanmoins à l'Institut en 1808, dans la classe de la langue et littérature françaises (ancienne Académie française). En 1814, ce fut lui qui proposa au Sénat la déchéance de Napoléon. La Restauration le créa pair de France, et la monarchie de Juillet, ayant rétabli l'ancienne classe des sciences morales et politiques sous le nom d'Académie des sciences morales et politiques (1832), l'y replaça. Il mourut à Paris en 1836.

Dans ses Observations sur l'instruction publique, Destuit de Tracy définit d'une manière intéressante le rôle qu'il assigne aux écoles primaires dans l'enseignement national. « Dans toute société civilisée, dit-il, il y a nécessairement deux classes d'hommes : l'une est la classe ouvrière, la seconde est celle que j'appellerai la classe savante. » Ces deux classes d'hommes ont besoin, suivant lui, de deux genres d'éducation essentiellement différents : aux premiers, « il faut qu'une éducation sommaire, mais complète en son genre, soit donnée en peu d'années » ; les seconds ont plus de choses à apprendre, et des choses que l'on ne peut saisir que quand l'âge a donné à l'esprit un certain degré de développement ; leur cours d'études, devant être plus complet et durer plus longtemps, doit être disposé selon un programme différent. « Voilà des choses qui ne dépendent d'aucune volonté humaine : elles dérivent nécessairement de la nature même des hommes et des sociétés ; il n'est au pouvoir de personne de les changer. Ce sont des données invariables dont il faut partir. » De ces prémisses il résulte que ceux-là se sont trompés, qui ont cru que les écoles primaires pouvaient être comme le premier degré d'instruction et la préparation à des études ultérieures. « Le cours d'études des écoles des enfants de la classe ouvrière doit être un abrégé de celui des autres écoles, mais il n'en doit pas être une partie. 11 ne faut pas croire que l'on remplit son but, en y substituant l'enseignement des deux ou trois premières années de ces écoles plus savantes. Ce n'est pas faire l'abrégé d'un livre que d'en prendre les premières pages, et de laisser le reste. Concluons que dans tout Etat bien administré et où l'on donne une attention suffisante à l'éducation des citoyens, il doit y avoir deux systèmes complets d'instruction, qui n'ont rien de commun l'un avec l'autre. J'ai beaucoup insisté sur cette première considération, parce que je regarde comme une grande erreur de croire que les écoles primaires se lient, avec les écoles centrales et en sont comme le vestibule ; et je vois que cette erreur a pénétré même dans de très bons esprits. Peut-être cela vient-il de ce nom d'école primaire, qui semble indiquer un premier degré ; car les mots ont une bien grande influence sur les idées ; c'est pourquoi je serais d'avis de changer cette dénomination. Quand une fois on a adopté la fausse vue qu'elle suggère, il me paraît impossible de rien comprendre au véritable esprit de notre système d'instruction publique. »

Comme on le voit, les idées de Destuit de Tracy différaient essentiellement de celles que le parti montagnard avait essayé de faire prévaloir à la Convention. Le Comité d'instruction publique d'octobre 1793, dont Romme était le rapporteur, désirait que tout citoyen fût préparé dans les écoles nationales « à choisir une profession utile » ; et les trois degrés de ces écoles devaient être parcourus par l'ensemble des élèves, chaque degré formant la préparation au degré suivant. En l'an III, Lakanal, tout en abandonnant le plan de Romme qui avait paru trop vaste et inexécutable, persistait à regarder les écoles primaires comme le « vestibule » conduisant aux écoles centrales. Destuit de Tracy, au contraire, pense que « la nature même des hommes et des sociétés » s'oppose à cette manière de voir, et que, pour deux classes de citoyens qui doivent rester éternellement séparées, il faut « deux systèmes d'éducation qui n'ont rien de commun l'un avec l'autre ». Le plan de Romme était d'un égalitaire ; celui de Destuit de Tracy, d'un philosophe voltairien qui restait imbu des idées sociales de l'ancien régime et repoussait comme chimériques les aspirations de la démocratie.

James Guillaume