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Descartes

Toute philosophie, étant une doctrine de la nature humaine, contient en germe un système de pédagogie. Comme tous les grands philosophes, Descartes, en établissant la distinction de l'âme et du corps, en proclamant l'innéité des idées et des facultés, et en même temps l'importance souveraine de la méthode, surtout en substituant au principe de l'autorité, en matière de croyance, le principe de l'évidence et du libre examen, a exercé une influence profonde sur l'éducation. Il est impossible de méconnaître l'action de ses idées sur les méthodes pédagogiques de l'Oratoire et de Port-Royal, où sa philosophie avait obtenu un assez vif "succès, et jusque dans les éducations princières que dirigèrent Bossuet et Fénelon.

Descartes a d'ailleurs exposé lui-même quelques-unes de ses vues sur l'instruction et la formation des esprits. Le premier chapitre du Discours de la méthode n'est, à vrai dire, qu'un chapitre de pédagogie. Dans ses Considérations sur les sciences, Descartes indique successivement, d'un de ces traits rapides qui lui sont familiers, la portée de chaque ordre d'études dans la culture intellectuelle.

Il définit le rôle des fables, dont « la gentillesse réveille l'esprit », de l'histoire, dont « les actions mémorables lues avec discrétion aident à former le jugement » ; de la lecture en général, qui est une conversation étudiée avec les plus honnêtes gens des siècles passés, « conversation en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ». Il a des mots expressifs sur « les forces et les beautés incomparables de l'éloquence », sur « les délicatesses et les douceurs de la poésie ».

Sans doute, Descartes est sévère pour les langues anciennes et les études classiques. Ainsi, il déclare qu'il n'en a tiré lui-même aucun profit ; il semble croire que l'étude des langues n'est utile que pour l'intelligence des livres anciens, qu'elle ne contribue en rien au développement de l'esprit ; enfin il accorde la palme de l'éloquence à ceux qui ont le raisonnement le plus fort, « encore qu'ils ne parlent que bas-breton, et qu'ils n'aient jamais appris de rhétorique ». Mais pour excuser Descartes, il suffit de se rappeler l'abus que l'on faisait alors de l'étude des langues. Elle était le tout de l'instruction, et chez les jésuites, dont Descartes était l'élève, elle n'était destinée à produire, le plus souvent, que des esprits superficiels, habiles à parler vraisemblablement de toutes choses, sans savoir positif, sans connaissances solides. Une scolastique nouvelle, celle des mots et de la rhétorique, était en train de se constituer, et de succéder à la scolastique du raisonnement et de la logique. C'est contre elle que Descartes proteste, au nom de la pensée réfléchie, qui ne saurait voir dans un verbiage élégant le but suprême et l'idéal de l'éducation intellectuelle.

Le Discours de la méthode renferme en outre quelques-uns des grands principes qui servent de fondement à la pédagogie moderne. L'est d'abord l'affirmation de l'égalité des esprits, de leur universelle aptitude à comprendre et à connaître. Descartes soutient que les intelligences humaines ne diffèrent que par la méthode qu'elles emploient : ce qui revient à dire, avec quelque exagération, que l'inégalité des esprits a sa source dans l'éducation et le degré de la culture, non dans je ne sais quelle prédestination intellectuelle. En d'autres termes, Descartes pensait déjà, comme tous les libres esprits des temps modernes, que l'instruction n'est pas le privilège de quelques-uns, qu'elle est le droit de tous. Que sont, en un sens, les innombrables écoles primaires aujourd'hui répandues à la surface des pays civilisés, sinon le commentaire vivant des pensées de Descartes sur la répartition égale du bon sens parmi les hommes?

Ce n'est pas seulement l'égalité des intelligences que Descartes pose en principe : c'est aussi le droit de chacun à penser par lui-même, à être l'ouvrier de ses opinions et de ses croyances, c'est, par suite, la nécessité de respecter dans les études la liberté de l'individu. Sur ce point l'auteur du Discours de la méthode se rencontrait avec l'auteur du Novum Organum, avec Bacon, qui pensait lui aussi qu'il convient de laisser à tous une certaine initiative, d'accorder quelque chose à la liberté des esprits, favendum nonnihil ingeniorum libertati. En cela, Descartes et Bacon doivent être considérés comme les initiateurs d'un des plus grands progrès que la pédagogie puisse accomplir : celui qui consiste a comprendre que le maître doit tenir compte des goûts, des aptitudes, des allures propres de chaque esprit qu'il est chargé d'élever. Il ne peut être question d'imposer à priori à tout le monde le même programme d'études ; il faut savoir varier les objets de l'enseignement et surtout les méthodes selon la diversité des intelligences.

C'est à Descartes qu'appartient aussi l'honneur d'avoir établi le premier avec force la convenance de suivre, dans les études, l'ordre qui conduit l'esprit du connu à l'inconnu, du plus facile au plus difficile, du plus simple au plus complexe. Il est vrai que Descartes recommandait surtout cet ordre pour les recherches scientifiques : mais si une méthode est bonne pour l'intelligence mûrie et développée du savant, elle l'est à plus forte raison pour l'esprit d'un enfant qui commence péniblement à penser.

Il reste à savoir dans quelle mesure on peut appliquer à la pédagogie la première règle du Discours de la méthode, celle qui exige que l'esprit ne donne son assentiment qu'aux vérités évidentes et qu'il comprend. Sans doute, il serait absurde d'espérer que l'enfant puisse se rendre compte de tout ce qu'on lui enseigne. Les vérités d'autorité ont leur part, leur grande part dans l'enseignement. Les maîtres feraient un cercle vicieux manifeste, s'ils prétendaient s'adresser à la raison, alors qu'ils ont précisément pour tâche de former la raison. Ceci dit, il faut se hâter d'ajouter que la règle de Descartes est un idéal dont il convient de se rapprocher le plus possible. Livrées à la seule mémoire, à une mémoire qui ne réfléchit pas, qui ne comprend pas, les connaissances sont instables et fragiles. Au contraire, confiées à la réflexion, elles jettent des racines dans l'esprit, elles sont véritablement utiles et fécondes. Or l'enfant est plus capable qu'on ne croit de réfléchir et de comprendre. Sans doute les raisons abstraites lui échappent, et il ne s'agit pas d'aller avec lui au fond des choses, mais il a ses rai sons à lui, raisons appropriées à son âge. Qu'on ne craigne donc pas de lui demander, dès les premières années, de comprendre ce qu'il apprend. La pédagogie, comme la science, doit des remerciements à Des cartes pour avoir proclamé comme il l'a fait la loi suprême de l'évidence. C'est en obéissant à cette loi que les écrivains du dix-septième siècle ont acquis la netteté, la précision, la clarté qui les caractérisent ; c'est aussi en y obéissant de plus en plus qu'on rendra les méthodes pédagogiques plus sûres et plus efficaces.

Gabriel Compayré