bannière

c

Curiosité

 « La curiosité, dit Fénelon, est un Penchant de la nature qui va comme au-devant de instruction ; ne manquez pas d'en profiter. » Et Mme de Lambert donne le même conseil à sa fille : « N'éteignez point en vous le sentiment de la curiosité ; il faut seulement le conduire et lui donner un bon objet. La curiosité est une connaissance commencée qui vous fait aller plus loin et plus vite dans le chemin de la vérité. Il ne faut pas l'arrêter par l'oisiveté et la mollesse. »

Comme l'indiquent bien ces deux citations, la curiosité n'est pas une faculté particulière de l'esprit: c'est un état d'excitation qui peut durer plus ou moins longtemps, mais qui cesse quand cette espèce d'appétit intellectuel a été assouvi. Seulement, il est juste d'ajouter qu'il renaît d'autant plus aisément et d'autant plus souvent que l'habitude l'a en quelque sorte aiguisé et qu'il a donné lieu à des satisfactions réitérées. Et si l'on a raison de dire que la curiosité est le premier instinct qui produit l'instruction, Mme de Staël a pu sans paradoxe renverser les termes et dire dans un autre sens, d'accord avec Jean-Jacques : « C'est l'instruction qui fait naître la curiosité. On est curieux à proportion qu'on est instruit. »

La curiosité est-elle une bonne ou une mauvaise qualité? Ni l'une ni l'autre : c'est un besoin naturel à l'esprit, par conséquent normal et sain en soi, mais susceptible comme tous les autres d'être étouffé ou surexcité, bien ou mal dirigé, de devenir par conséquent très utile ou très nuisible au développement de l'intelligence. Dans l'enfant, dans le petit enfant surtout, la curiosité est comme le premier indice de l'intelligence : tout lui est nouveau, tout sollicite non seulement son attention, mais ses réflexions ; il cherche, il interroge, il scrute naïvement, mais sans le moindre effort, parce qu'il n'insiste jamais sur les objets, parce qu'il les quitte aussi aisément qu'il les prend, parce qu'il a oublié sa propre question avant que vous ayez fini de lui répondre. Telle est la curiosité enfantine, légère, impatiente, ailée, toujours en éveil, mais toujours se jouant des choses qu'elle effleure : et cependant, cet instrument d'étude, si frêle, si mobile, si capricieux, si incapable de suite, de profondeur et de fixité, c'est le grand ressort de l'intelligence pendant toute cette première période de la vie : « Les années de la complète maturité, dit un philosophe, n'égalent point en féconde curiosité les premiers mois où s'éveille la conscience de l'enfant ».

Dans les années qui suivent, et ce sont celles qui constituent la période pédagogique proprement dite, la curiosité, il en faut convenir, semble le plus souvent s'émousser à mesure que l'enfant subit l'influence de la discipline et de l'étude réglée. Que de fois ne s'est-on, pas lamenté de cet effet singulier et contre nature que semble produire l'école ! Avec quelle amertume n'a-t-on pas comparé ce qu'étaient les enfants avant l'entrée en classe, leur regard éveillé, leur vivacité d'esprit, leur facilité de parole, leur netteté de bon sens naturel, leur avide et charmante curiosité à propos de tout, et ce qu'ils sont devenus sous le régime scolaire, mornes, muets, obtus, ennuyés, indifférents à tout, et enfin, pour dire le mot populaire, abrutis par une discipline qui semble avoir brisé en eux cet aiguillon délicat de la curiosité spontanée!

Dans certaines natures, peut-être surtout chez les jeunes filles, c'est précisément au moment où s'éteint la curiosité normale et intelligente qu'apparaît, comme une déviation de l'instinct primitif, ce travers qu'on nomme la curiosité indiscrète, frivole, niaise, gênante et souvent dangereuse. C'est comme l'aliment creux et malsain d'un esprit qui n'en peut plus supporter d'autre. Quand ni l'objet de leurs éludes, ni le cours de leurs propres réflexions ne parvient plus à occuper utilement ces jeunes têtes, elles se prennent à mille futilités, portent tout leur intérêt sur des riens, ne tiennent plus à savoir que ce qu'on leur cache et parce qu'on le cache ; enfin, ne dépensant jamais leur intelligence en efforts sérieux, elles ont du temps, de l'attention et de la curiosité à perdre en inutilités de toute sorte.

Cette disparition graduelle de la saine et large curiosité, remplacée quelquefois par la mauvaise, tient-elle à la nature même des enfants? Est-elle une transformation inévitable, une phase à traverser, une sorte d'âge ingrat fatalement marqué par une loi de la constitution physiologique ou psychologique? Nous n'oserions pas répondre d'une façon générale. Peut-être certaines natures sont-elles assez heureusement douées et placées dans des circonstances assez exceptionnellement favorables pour ne pas connaître cette sorte de crise, pour se développer d'un mouvement continu et régulier.

Mais qu'importe? Ce ne sera pas le sort de l'immense majorité des enfants. C'est une utopie de rêver pour eux, c'est une injustice d'exiger de l'école, un régime tel que la curiosité y soit toujours le stimulant de l'étude, que l'enfant y arrive, y reste et en sorte ardent à l'étude, passionné pour le savoir, épris d'instruction. Emile a toutes ces qualités et bien d'autres, mais Emile n'a jamais existé ; et quand même il serait vrai qu'un homme de génie, consacrant sa vie à élever un enfant digne de lui, pourrait atteindre ce résultat et réaliser ce plan d'éducation idéale, qui prétendra jamais en conclure qu'il soit applicable à l'éducation en commun ? Par cela même que plusieurs enfants sont réunis, travaillent ensemble à heures réglées, reçoivent des leçons collectives ; qu'en outre, ils ont à parcourir en un temps donné un cycle d'études fixé d'avance et qui est assez vaste pour que chaque enseignement ait, en quelque sorte, son temps strictement mesuré ; l'école, même excellente, ne pourra jamais laisser à chaque enfant cette spontanéité, cette liberté d'allures, cette fraîcheur d'impressions, ces élans de curiosité qui font le charme des premières années et le doux orgueil des mères. Attendre que le désir de savoir les pousse à demander l'instruction, faire naître artificiellement ce désir et l'entretenir à force d'habiles manoeuvres, amener l'élève à découvrir en quelque sorte chaque science, ce sont là des conseils qu'on peut toujours donner aux maîtres : il n'y a nul danger qu'ils en abusent, et il n'est pas mauvais de leur faire entrevoir cet idéal. Mais ce serait ne rien entendre aux nécessités pratiques de l'enseignement collectif, que de prétendre le fonder sérieusement sur des procédés de cette nature. Dans l'école, la curiosité ne peut être le moyen essentiel d'éducation, elle n'est que l'attrait et l'appât accessoire. Ce n'est pas un feu qui se puisse alimenter sans cesse ; ce sont çà et là de vives et brillantes étincelles qui viennent égayer l'esprit et couper la monotonie du travail.

Que doit-on donc et que peut-on attendre de l'école en ce qui concerne le parti à tirer de l'instinct de curiosité ? Si l'enseignement par la curiosité est une utopie, l'enseignement sans la curiosité est une routine encore plus dangereuse. Le maître qui omet un moyen d'éducation si naturel et si puissant l'ait un double tort à ses élèves : on peut lui demander compte non seulement de ce qu'il ne leur a pas appris, mais de tout ce qu'il les a empêchés d'apprendre en les dégoûtant de l'étude.

Il est malheureusement beaucoup plus facile qu'on ne le croit de commettre, presque sans le savoir, cette faute si grave et de causer cet irréparable préjudice aux enfants qu'on est chargé d'instruire. Un écrivain très sagace et qui avait mûrement réfléchi à cette délicate question l'a résumée d'une façon si juste, à notre gré, que nous lui empruntons sa conclusion pour en faire la nôtre : « La manière dont on instruit l'enfant, dit M. P. Lacombe, a nécessairement cet inconvénient de prévenir la curiosité, de l'empêcher de naître ou au moins d'arrêter ses mouvements sur-le-champ. En effet que fait-on? On prend l'enfant, on l'assied sur un banc et on lui enseigne couramment quantité de choses dont il n'a jamais aperçu l'existence, qu'il ne soupçonnait pas, que par conséquent il n'a pu désirer connaître : on éteint sa curiosité, avant qu'elle ait pu s'éveiller. Quant aux choses dont il a pu entrevoir quelque trait, qui l'ont peut-être intrigué, on les lui expose d'un coup, et pleinement, et même avec plus de détail qu'il n'en demandait. On accable sa curiosité à peine née. On lui enseigne tant de choses par force, qu'il n'a plus nulle envie de rien savoir. »

Ne pourrait-on pas se départir un peu et le plus souvent possible de la rigueur de cet ordre didactique, y jeter quelque imprévu, y laisser éclater quelques surprises, donner quelque appât à l'imagination? L'auteur le croit, et voici ce qu'il conseille :

« Loin d'exposer d'un coup une longue suite de vérités, il faut ne découvrir chaque vérité à l'enfant que par portions successives ; la couper, pour ainsi dire, en autant de tableaux qu'elle comporte de divisions réelles. Cela répond du reste à ce que l'humanité a éprouvé ; il est peu de vérités qui n'aient été découvertes graduellement. Cela fait passer l'enfant en quelques heures par le même chemin que l'humanité a parcouru en quelques siècles.

« Il faut ensuite, notez bien ce point, arrêter l'enfant à chaque degré ; à chaque degré essayer s'il n'ira pas seul, s'il ne montera pas seul : ne le porter qu'à la dernière extrémité pour lui faire franchir le degré suivant ; puis le déposer de nouveau, pour tenter ses forces encore une fois, et toujours de même. L'effet de ce système est d'exciter à chaque coup la curiosité de l'enfant, de la renouveler sans cesse, de la satisfaire tout juste, de solliciter son intelligence, son imagination en même temps que sa mémoire, et partant de le délasser du travail ennuyeux de retenir. Il a encore cet avantage considérable de montrer à l'enfant comment on cherche, comment on trouve, de le faire assister au spectacle de l'invention, ce qui est un des moyens de le rendre inventif lui-même.

«Il en est de la vérité comme de tout autre objet désiré par l'esprit humain : la possession en cause moins de plaisir que la poursuite, et, sans la poursuite préalable, elle ne cause pas du tout de plaisir. En toutes choses l'agréable n'est pas l'arrivée, c'est le voyage. La curiosité en somme est le sentiment agréable de la poursuite. »