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Cousin

 Victor Cousin, écrivain, philosophe et homme politique français, est né à Paris le 28 novembre 1792. Son père était horloger. Il fit de brillantes études au lycée Charlemagne, et, en rhétorique, au concours général des lycées, il remporta le premier prix de discours latin, c'est-à-dire le prix d'honneur. Une place d'auditeur au Conseil d'Etat lui fut offerte ; mais il préféra la carrière de l'instruction publique et entra à l'Ecole normale. L'enseignement de Laromiguiére, comme il l'a lui-même raconté, décida de sa vocation philosophique ; les leçons de Royer-Collard et la lecture des ouvrages de Maine de Biran imprimèrent à ses idées la direction fortement spiritualiste qu'elles n'ont pas quittée. Dès 1815, à peine âgé de vingt-deux ans, il suppléait Royer-Collard dans la chaire de philosophie moderne de la Faculté des lettres de Paris, et attirait à son cours une jeunesse encore peu nombreuse, mais enthousiaste, devant laquelle il expliqua d'abord les théories de l'Ecole écossaise, puis la philosophie de Kant. Les appréhensions que ses doctrines libérales inspiraient au gouvernement de la Restauration firent suspendre son cours en 1821. Il profita de ses loisirs forcés pour visiter l'Allemagne, fut arrêté à Berlin et emprisonné sur le faux soupçon d'appartenir à la secte des carbonari, rentra bientôt après en France, remonta en 1828 dans sa chaire sous le ministère réparateur de M. de Martignac, et signala ce second enseignement par des succès éclatants. La révolution de Juillet offrit à son ambition de nouvelles et plus hautes perspectives. Il devint conseiller de l'Université, pair de France, membre de l'Académie française et de l'Académie des sciences morales et politiques. En 1840, il occupa pendant six mois le ministère de l'instruction publique, dans le cabinet de Thiers. Les événements qui suivirent le coup d'Etat du 2 décembre 1851 amenèrent sa retraite de la scène politique dans les premiers mois de l'année suivante. Mais rendu à la vie privée, dans l'habitation qui lui avait été conservée à la Sorbonne, seul avec sa riche bibliothèque, avec ses souvenirs et quelques amis, il continua de s'intéresser aux fortunes diverses de l'Université, aux vicissitudes de la philosophie, à tous les travaux de l'esprit. Il donna de nouvelles éditions de ses anciens ouvrages, et enrichit la littérature nationale de savantes et gracieuses études sur les femmes françaises du dix-septième siècle. Tous les hivers il quittait Paris, et allait demander à Cannes le soleil du Midi. C'est là qu'il mourut presque subitement le 14 janvier 1867.

Comme philosophe, Cousin est un de ceux qui ont, avec Royer-Collard et Maine de Biran, contribué le plus à restaurer la doctrine spiritualiste, en combattant l'école de Locke, de Condillac et de leurs successeurs. Dans ses cours de 1815 à 1820, dans ceux de 1828 à 1830, dans tous ses ouvrages, depuis ses Fragments de philosophie, publiés en 1826, jusqu'à son célèbre livre Du vrai, du bien, et du beau, publié en 1853, il n'a cessé d'enseigner, avec la plus haute éloquence, qui ne nuisait ni à la profondeur des idées, ni à la précision des formules : que l'homme ne réside pas tout entier dans l'impression passagère produite sur ses organes par les objets extérieurs ; que sous la sensation se cache dans l'intimité de notre être un fonds d'idées et de jugements que les sens n'expliquent pas et qui nous élèvent au-dessus du monde sensible ; que le désir ne se confond pas avec la volonté ; que celle-ci a pour caractère essentiel d'être maîtresse d'elle-même, c'est-à-dire libre ; qu'étant des agents libres, nous devons répondre de nos actes ; que la vertu a droit au bonheur, et que, ne l'obtenant pas dans cette vie, elle doit l'obtenir dans une autre existence ; que l'âme ne saurait être confondue avec le corps, et Dieu avec le monde ; que la providence n'est pas une force aveugle, ignorée d'elle-même, mais une sagesse infinie, ayant conscience de ses propres perfections et connaissant les oeuvres qu'elle produit, l'univers qu'elle gouverne. Ces vues dogmatiques se complétèrent de bonne heure chez Cousin par des vues historiques aussi vastes que profondes. Il estimait en effet que la philosophie ne pouvait pas se séparer de son histoire, disons mieux, qu'elle existait tout entière dans les écrits des philosophes d'où il suffisait de la tirer par un choix habile de ce qu'ils contenaient de plus excellent. De là le nom d'éclectisme dont Cousin s'est lui-même servi pour caractériser sa doctrine. Fidèle à ses maximes, il interrogea la sagesse de tous les pays et de tous les temps ; il employa une partie de son activité à traduire ou à publier les oeuvres des philosophes les plus illustres. C'est ainsi qu'il a donné une traduction des oeuvres complètes de Platon et du premier et du deuxième livre de la métaphysique d'Aristote, et des éditions de Proclus, d'Abélard et de Descartes.

Mais c'est trop nous arrêter sur la carrière philosophique de Cousin ; une autre part de sa vie a pour nous un intérêt tout particulier : nous voulons dire ses travaux relatifs à l'instruction publique, lesquels furent aussi nombreux qu'importants.

Son début dans cet ordre d'études fut le rapport qu'il adressa en 1831 à M. de Montalivet, alors ministre de l'instruction publique, sur l'état de l'enseignement dans quelques pays de l'Allemagne et particulièrement en Prusse. Ce rapport, riche en documents, fut le prélude de la loi de 1833 sur l'instruction primaire. Cousin, qui avait aidé Guizot à préparer cette loi, en fut deux fois le rapporteur devant la Chambre des pairs. Des questions, vivement débattues aujourd'hui (1880), la gratuité et l'obligation, ne préoccupaient alors que bien peu d'esprits. Cousin n'avait donc pas à en traiter ; toutefois, en ce qui concerne l'obligation, il lit entendre de graves paroles qui méritent d'être rappelées. « Une loi, disait-il, qui ferait de l'instruction primaire une obligation légale, ne nous a pas paru plus au-dessus du pouvoir du législateur que celle que vous venez de faire sur l'expropriation pour cause d'utilité publique. Si la raison d'utilité publique suffit au législateur pour toucher à la propriété, pourquoi la raison d'une utilité bien supérieure ne lui suffirait-elle pas pour faire moins, pour exiger que des enfants reçoivent l'instruction nécessaire à toute créature humaine afin qu'elle ne devienne pas nuisible à elle-même et à la société tout entière? Une certaine instruction dans les citoyens est-elle au plus haut degré utile ou même nécessaire à la société ? Telle est la question. Il est contradictoire de proclamer la nécessité de l'instruction universelle et de se refuser le seul moyen qui puisse la procurer. » Mais que sera cette instruction imposée à tous dans l'intérêt social? Cousin ne craignait pas de la resserrer dans d'étroites limites, et n'y laissait entrer que l'instruction morale et religieuse, la lecture, l'écriture, les éléments de la langue française et du calcul, et le système des poids et mesures. Mais il approuvait hautement l'institution, dans les communes de six mille âmes, d'écoles primaires supérieures dans lesquelles ces premiers éléments des connaissances humaines seraient développés et complétés.

En voyant Cousin demander, au début de la monarchie de Juillet, l'enseignement primaire obligatoire, on pense bien qu'il a dû plaider aussi avec chaleur la cause de l'instruction des filles, dont la loi de 1833 ne disait pas un mot. Il est vrai que le projet du gouvernement avait d'abord consacré aux écoles de filles un titre V en un seul article. Mais, après une longue discussion, le gouvernement et la Chambre s'étaient accordés pour rejeter cet article et ajourner cette partie importante de l'instruction primaire. C'est alors que Cousin réclama vivement contre cet ajournement, qui privait les écoles de filles existantes des bienfaits de la loi nouvelle. Elles échapperont, dit-il, à l'autorité salutaire des nouveaux comités ; les institutrices ne jouiront ni du traitement fixe assigné à l'instituteur primaire, ni, par conséquent, des avantages de la caisse d'épargne et de prévoyance. Il terminait en demandant que le gouvernement présentât, dans le plus court délai, un supplément à la loi sur l'instruction primaire, relativement aux écoles de filles. (Premier rapport présenté à la Chambre des pairs, le 21 mai 1833.)

Il n'était pas moins favorable à la création d'une école normale primaire par département.

Dans chaque commune, il voulait que le curé fit partie du comité local chargé de la surveillance. Mais un des points auxquels il attachait le plus d'importance, c était l'inspection régulière des écoles par des hommes compétents ; et, dans la suite de sa carrière, il n'a cessé de signaler le service rendu à l'enseignement populaire par les ordonnances successives qui complétèrent la loi de 1833 en créant un corps d'inspecteurs spéciaux dont celle-ci n'avait pas parlé.

Dans le temps même où il donnait son attention la plus active à l'organisation de l'enseignement primaire, Cousin, chargé de la direction de l'Ecole normale supérieure, imprimait une vive et féconde impulsion aux leçons des maîtres, au travail des élèves. Sur sa proposition, la durée des cours fut portée à trois années ; le plan d'études et le programme de l'enseignement furent révisés ; les liens de la discipline furent assurés. Mais une double innovation plus considérable fut : 1° l'établissement d'un concours annuel pour l'admission des élèves ; 2° la division des bourses entières, réservées aux meilleurs élèves de chaque promotion, en demi-bourses que les derniers admis se partageaient, sauf à conquérir l'année suivante une bourse entière, comme récompense de leur travail.

Dans son trop court ministère (1840), Cousin, il l'a lui-même avoué, s'occupa peu de l'instruction primaire. La loi de 1833, disait-il, a fait un bien immense ; ce bien se continue chaque jour ; il faut le laisser se répandre et s'accroître, sans le troubler par des innovations prématurées. Mais le judicieux et infatigable ministre fit sentir son action à toutes les autres branches de l'enseignement. Il promulgua pour le baccalauréat ès-lettres un nouveau règlement qui introduisait une version latine parmi les épreuves ; dédoubla l'agrégation des collèges en établissant une agrégation des sciences physiques distincte de l'agrégation des sciences naturelles ; fonda l'agrégation des facultés des sciences et des lettres ; abolit l'usage de la langue latine dans les examens et les concours des facultés de droit ; créa une faculté des sciences à Rennes, et, ailleurs de nouvelles chaires ; réorganisa les écoles secondaires de médecine et de pharmacie ; donna aux collèges royaux un nouveau plan d'études: prépara un projet de loi sur la liberté de l'enseignement secondaire. On trouverait peu d'administrateurs qui, en six mois, aient touché à tant de choses, non pas à la légère, mais avec l'autorité que donnaient le dévouement et l'expérience unis à une raison supérieure, alors même que leurs efforts ne sont pas, sur tous les points, couronnés d'un succès durable.

Victor Cousin avait été fréquemment appelé comme pair de France à prendre part aux débats que soulevaient les questions d'enseignement. Mais jamais il n'y fut mêlé d'une manière plus active, avec plus d'éloquence et d'éclat, que lors de la discussion du nouveau projet de loi sur la liberté de l'enseignement, présenté à la Chambre en 1844 par Villemain. Le projet que Cousin avait lui-même préparé sur celle délicate matière prouve qu'il ne redoutait pas la liberté et qu'il en comprenait, sinon toutes les conditions, du moins quelques-unes. Mais tandis que le clergé repoussait, comme tyranniques ou dérisoires, les propositions de Villemain, Cousin les jugeait funestes à l'Université et trop favorables aux écoles ecclésiastiques. Il les combattit donc avec la dernière énergie, ne cédant le terrain que pas à pas. En même temps il prit la défense de la philosophie telle qu'elle était enseignée dans les collèges, repoussa toutes les attaques dont elle était l'objet, et, s'appuyant sur une tradition commune à tous les siècles et non pas seulement particulière à notre époque et à notre pays, démontra la connexion de l'enseignement philosophique avec les autres branches des études secondaires. « Oui, certes, disait-il faut qu'il y ait dans les collèges un enseignement qui, se liant à tous les autres et les résumant, achève dans le jeune homme l'instruction qu'il a reçue, et lui donne en quelque sorte le brevet de tout ce qu'il a appris sous une autre forme : la connaissance des diverses facultés dont jusque-là il avait fait usage sans s'en rendre compte ; les règles secrètes du raisonnement que tous les esprits bien faits suivent à leur insu ; les lois éternelles de la morale qu'exprimaient déjà toutes les grandes littératures ; enfin les solides fondements sur lesquels repose la foi universelle du genre humain en une âme spirituelle et libre, responsable de ses actes, et sa foi en un Dieu, père et juge de l'humanité. »

En 1846, les changements apportés, sous l'administration de M. de Salvandy, dans la constitution du Conseil de l'instruction publique, amenèrent de nouveau Cousin sur. la brèche. Il les critiqua amèrement, mais sans succès ; ses plaintes étaient déjà oubliées quand la révolution de Février éclata.

En 1847, Cousin prit la parole une dernière fois dans la discussion du projet de loi sur l'enseignement et l'exercice de la médecine, et comme toujours il déploya une verve étincelante. Parmi les opinions qu'il soutint, deux surtout méritent d'être signalées : 1° Il rejetait l'institution du concours pour la nomination des professeurs, et fit prévaloir qu'ils seraient choisis sur une triple liste de candidats présentée par la faculté où la vacance aurait lieu, par l'Académie des sciences, et par l'Académie de médecine ; 2° 11 combattit la suppression des officiers de santé, proposée par le gouvernement.

Après la révolution de Février, Cousin fit partie de la commission chargée par M. de Falloux de préparer le projet qui est devenu la loi du 15 mars 1850.

Telle est la suite des travaux relatifs à l'enseignement, qui auraient assuré à M. Cousin une illustration durable, quand bien même d'autres litres ne recommanderaient pas sa mémoire aux âges futurs. Le trait dominant de sa vie administrative, c'est le dévouement à l'Université ; son affection pour elle se confondait avec l'amour du pays, dont elle était à son avis la représentation dans le service de l'instruction publique. Ses convictions n'ont pas été sur tous les points victorieuses ; les générations nouvelles se sont montrées souvent infidèles à ses conseils, et ont témoigné peu de respect pour les institutions qu'il avait le plus vivement défendues et aimées ; mais, quelle qu'ait été la destinée de ses doctrines universitaires, il sera toujours compté parmi les serviteurs les plus infatigables, les plus éloquents et les plus utiles de l'enseignement public dans notre pays.

Les rapports, discours et écrits divers de Victor Cousin relatifs à l'instruction publique ont été par lui-même réunis dans la cinquième série de ses oeuvres publiée en 1850 ; Paris, Pagnerre, 3 vol. in-12. Il faut y joindre deux autres ouvrages : De l'instruction publique dans quelques pays de l'Allemagne et particulièrement en Prusse, 2 vol. in-8°, 3e éd., 1840 ; — De l'instruction publique en Hollande, 1 vol. in-8°. 1837.

[CH. JOURDAIN.]

On trouvera à l'article Liberté de l'enseignement des extraits d'un discours prononcé par Cousin à la Chambre des pairs dans la discussion de 1844, où est mis en relief un point du débat dont l'auteur de l'article ci-dessus n'a pas parlé.

Quant au rôle de Cousin dans la commission instituée par M. de Falloux en décembre 1848, et présidée par Thiers, rôle dont Ch. Jourdain (ancien chef de cabinet de M. de Falloux) n'a rien dit, voici ce que raconte Jules Simon dans son livre Victor Cousin (1887) :

« M. Thiers arrivait avec le désir avoué de s'allier avec les catholiques et de se servir d'eux pour sauver la société menacée. M. Dupanloup, secondé par M. de Montalembert, demandait, sous le nom de liberté, le retour à la domination cléricale. M. Thiers, secondé par M. Cousin, maintint quelques vestiges de l'Université. Il fallut, pour y réussir, toute l'autorité de l'un et toute l'éloquence de l'autre. A certains moments de la discussion, on fut tout près de la rupture. Les catholiques voulaient entre autres choses charger exclusivement les congrégations religieuses de l'enseignement primaire : Cousin plaida énergiquement pour les laïques et parvint à les préserver de l'exclusion. Dans l'enseignement secondaire, M. de Falloux et ses amis voulaient rappeler les jésuites : M. Thiers et M, Cousin s'y opposèrent avec tant d'énergie qu'il fallut y renoncer. Les catholiques, battus sur le rappel, demandèrent au moins le silence : si les jésuites n'étaient pas mentionnés dans la loi, M. de Falloux les admettrait ; après lui, on verrait. Ils l'emportèrent sur ce terrain, après un très vif débat. Ce n'était pas très brave de leur part, et ce n'était pas très honnête de la part des autres. En somme, la loi de 1850 fut considérée comme un triomphe par les catholiques, et par l'Université comme une défaite. L'Université en voulut à M. Thiers, qui avait été son défenseur en 1844, et à M. Cousin, en qui elle mettait toutes ses espérances. Elle savait qu'il l'avait défendue et qu'il avait combattu les jésuites ; mais il avait cédé sur le certificat d'études, sur les grades, sur les commissions d'examen, sur le nom même d'Université, sur les jésuites. Il n'avait accordé aux jésuites que le silence : mais les jésuites s'en contentaient! Le silence, avec M. de Falloux au ministère, c'était pour eux la permission de rentrer et d'enseigner. Il avait prêté les mains à ce compromis. En outre, il avait fait une apologie enthousiaste des autres congrégations, qui n'étaient guère plus acceptées par l'Université que les jésuites, et recommencé ses anciens discours sur les deux soeurs immortelles. » (Cousin nommait ainsi la philosophie et la religion. Parlant des entretiens de Cousin, en 1836, avec le9 élèves de l'Ecole normale, Saisset, Lorquet, Boutron et lui-même, Jules Simon dit plus haut, dans un autre chapitre : « Là venaient des considérations très élevées sur les deux soeurs immortelles, car c'est nous qui en avons eu la primeur, et c'est à Cousin que M. Thiers les a empruntées ».)

Bibliographie. — Jules SIMON, Victor Cousin, Paris, Hachette. 1887.