bannière

c

Consulat

Le gouvernement dont Bonaparte fut le chef avec le titre de premier consul, du 4 nivôse an VIII au 28 floréal an XII (25 décembre 1799-18 mai 1804), fit peu de chose pour l'instruction populaire.

Quelques mois avant le coup d'Etat de brumaire, le Conseil des Cinq-Cents avait discuté un projet que sa Commission d'instruction publique lui avait présenté pour le perfectionnement des écoles primaires. Ce projet ne fut pas repris par le gouvernement consulaire. Toutefois, en brumaire an IX (nov. 1800), Chaptal, qui venait de remplacer Lucien Bonaparte comme ministre de l'intérieur, présenta au Conseil d'Etat un projet de loi sur l'instruction publique, qui fut publié par le Moniteur.

Dans ce projet, Chaptal, après avoir rendu un juste hommage aux travaux des assemblées de la Révolution, et tout particulièrement à ceux de la Convention, proposait un plan d'organisation qui améliorait l'enseignement primaire, et qui remplaçait les écoles centrales par des établissements plus nombreux, ayant à peu près le même programme, mais adapté à des élèves un peu plus jeunes. Les écoles du premier degré devaient s'appeler écoles municipales, et recevoir des élèves de six à douze ans. Celles du second degré, donnant « les connaissances générales qui forment la base de toutes les professions libérales », devaient porter le nom un peu singulier d'écoles communales ; elles eussent été mieux appelées, semble-t-il, écoles d'arrondissement, puisqu'il devait y en avoir plusieurs dans chaque département, et en général aux chefs-lieux d'arrondissement ; les élèves devaient y être admis depuis l'âge de dix ans, et le cours des études y durer de quatre à cinq ans (dans les écoles centrales le cours d'études aurait six ans, et les élèves n'étaient admis qu'à douze ans). Enfin, comme troisième et dernier degré, venaient les écoles spéciales, « pour l'enseignement particulier d'une science ou d'un art » ; l'âge d'admission y était fixé à seize ans. L'Institut national formait le couronnement de l'édifice.

La loi du 3 brumaire an IV exigeait des élèves une rétribution. Chaptal, lui, n'hésita pas à déclarer que l'enseignement devait être gratuit dans les écoles du premier et du second degré.

Les écoles municipales devaient être créées dans toutes les communes dont les conseils municipaux le demanderaient et où il paraîtrait à propos d'en établir ; la décision sur ce point était remise au sous-préfet, qui devait consulter le conseil d'arrondissement ; Chaptal estimait à 23 000 le nombre d'écoles municipales qu'exigerait l'organisation complète de l'instruction primaire dans toute la France. Le traitement des instituteurs devait varier de 400 à 1000 francs ; il devait être payé moitié par la municipalité, moitié par l'arrondissement. Les municipalités devaient en outre fournir aux instituteurs le logement gratuit, et disposer à cet effet des presbytères.

Les écoles dites communales devaient être au nombre de 250 environ ; tout département devait en avoir au moins une : « celles qui existent sous le nom d'écoles centrales conserveront l'emplacement qui leur est affecté ». Chaptal, on le voit, n'était pas hostile aux écoles centrales, dont son projet consacrait le maintien sous un autre nom ; il voulait, non les détruire, comme le fit le gouvernement consulaire en 1802, mais les multiplier et les réformer. Le traitement des professeurs de ces écoles communales, variant de 1200 à 2500 francs, devait être payé moitié par l'arrondissement où se trouverait l'école, et moitié par le département.

Instituteurs et professeurs, après vingt ans de services, devaient jouir d'un traitement de retraite égal à la moitié de leur traitement d'activité.

La dépense, pour 23 000 écoles municipales, était évaluée à 5 millions, et pour 250 écoles communales a 3 millions. Les écoles spéciales devaient coûter 1 306 600 francs, et l'Institut national 266 000 francs. Total des dépenses pour l'instruction publique : 9 572 600 francs.

Il ne fut pas donné suite au plan de Chaptal : le premier consul trouva sans doute qu'il s'était encore trop inspiré des idées de la Convention.

Napoléon Bonaparte, malgré ses prétentions ouvertement affichées à un savoir encyclopédique, et quoiqu'il eût tenu à être membre de l'Institut, ne possédait qu'une instruction fort peu étendue ; il ne savait pas même le latin, au dire d'Arago. Mais il avait compris à merveille la puissance de l'éducation, et il sut créer, pour l'imposer à la France, le système d'instruction qui répondait le mieux à ses desseins politiques. Il repoussa le plan de Chaptal, parce que ce plan renforçait les écoles primaires, et qu'il laissait trop subsister du programme des écoles centrales : le peuple n'avait pas besoin d'écoles : et d'autre part l'enseignement tel que le donnaient les écoles centrales n'était point propre à former les serviteurs dociles que vouait le maître.

Une année s'écoula. Le premier consul concentrait son attention sur les négociations qui aboutirent au Concordat et à la paix d'Amiens. Enfin, le 30 germinal an X (20 avril 1802), il fit présenter au Corps législatif un nouveau projet, bien différent de celui de l'an IX, comme on va le voir. Ce projet, discuté par le Tribunat, puis adopté sans modification par le Corps législatif, devint la loi du 11 floréal an X sur l'instruction publique.

Quoique cette loi traite de l'instruction publique dans son ensemble, elle a été faite essentiellement pour organiser ce qu'on appelle aujourd'hui l'enseignement secondaire. Les écoles primaires sont sacrifiées. Les hautes écoles spéciales, fondées par la Convention, ne reçoivent aucun développement nouveau ; on y ajoute seulement des écoles de droit et une école militaire. Mais sur les ruines des écoles centrales vont s'élever les lycées, création nouvelle: et c'est sur ces établissements que porte tout l'effort de la loi. Les lycées sont la pépinière d'où sortiront sous-préfets et officiers ; pour en assurer le recrutement, la loi institue six mille quatre cents bourses de pensionnaires ; de ces pensionnaires, « deux mille quatre cents seront choisis parmi les fils de militaires ou de fonctionnaires civils, judiciaires, administratifs et municipaux ; les quatre mille autres seront pris dans un nombre double d'élèves des écoles secondaires [collèges communaux ou institutions particulières], qui seront présentés au gouvernement, d'après un examen et un concours ».

Voici la partie de cette loi qui est relative à l'enseignement « primaire et secondaire » :

« TITRE Ier. — Division de l'instruction.

« ARTICLE PREMIER. — L'instruction sera donnée: 1° dans des écoles primaires établies par les communes ; 2° dans des écoles secondaires établies par des communes ou tenues par des maîtres particuliers ; 3° dans des lycées et des écoles spéciales entretenus aux frais du trésor public.

« TITRE II — Des écoles primaires.

« ART. 2. — Une école primaire pourra appartenir à plusieurs communes à la fois, suivant la population et les localités de ces communes.

« ART. 3. — Les instituteurs seront choisis par les maires et les conseils municipaux. Leur traitement se composera : 1° du logement fourni par les communes ; 2° d'une rétribution fournie par les parents, et déterminée par les conseils municipaux.

«. ART. 4. —Les conseils municipaux exempteront de la rétribution ceux des parents qui seraient hors d'état de la payer: cette exemption ne pourra néanmoins excéder le cinquième des enfants reçus dans les écoles primaires.

« ART. 5. — Les sous-préfets seront spécialement chargés de l'organisation des écoles primaires ; ils rendront compte de leur état, une fois par mois, aux préfets.

« TITRE III. — Des écoles secondaires.

« ART. 6. — Toute école établie par les communes ou tenue par les particuliers, dans laquelle on enseignera les langues latine et française, les premiers principes de la géographie, de l'histoire et des mathématiques, sera considérée comme école secondaire.

« ART. 7.— Le gouvernement encouragera l'établissement de ces écoles secondaires, et récompensera la bonne instruction qui y sera donnée, soit par la concession d'un local, soit par la distribution de places gratuites dans les lycées à ceux des élèves de chaque département qui se seront le plus distingués, et par des gratifications accordées aux cinquante maîtres de ces écoles qui auront eu le plus d'élèves admis aux lycées.

« ART. 8. — Il ne pourra être établi d'écoles secondaires sans l'autorisation du gouvernement. Les écoles secondaires, ainsi que toutes les écoles particulières dont l'enseignement sera supérieur à celui des écoles primaires, seront placées sous la surveillance et l'inspection particulière des préfets. »

Au-dessus des écoles secondaires, la loi crée des lycées, au nombre de trente, pour l'enseignement des lettres et des sciences. Ils sont entretenus aux frais de l'Etat. Ils remplaceront les écoles centrales. « A mesure que les lycées seront organisés, le gouvernement déterminera celles des écoles centrales qui devront cesser leurs fonctions. » Outre les élèves ordinaires et payants, le gouvernement entretient dans les lycées 6400 élèves boursiers.

Enfin viennent les écoles spéciales, formant le dernier degré d'instruction ; elles sont entretenues également aux frais de l'Etat.

Ainsi, l'instruction primaire et secondaire complètement abandonnée au bon vouloir des communes et des particuliers ; les écoles centrales supprimées ; les faveurs du budget réservées presque exclusivement aux lycées, dont l'enseignement allait être organisé d'après les anciennes traditions d'avant 1789: tel est le résumé de la loi de 1802.

Comme le voulaient les formes établies par la constitution de l'an VIII, le projet fut présenté au Corps législatif par trois conseillers d'Etat faisant fonctions d'orateurs du gouvernement, Fourcroy, Roederer et Regnault de Saint-Jean d'Angely. Fourcroy, dans le discours qu'il prononça pour motiver le projet, insista surtout sur la partie relative aux lycées et aux écoles spéciales. Des écoles primaires, il ne dit que fort peu de chose, et son langage fut vague et ambigu: «Quatre articles suffisent pour déterminer l'organisation des écoles primaires (l'orateur en cite le texte). Avec de pareilles dispositions, il serait difficile que les écoles primaires ne fussent point établies. Elles permettent l'emploi de tous les moyens » (Fourcroy veut dire sans doute qu'elles permettent de confier l'enseignement aux congrégations religieuses) ; « elles ne supposent point ces rapports de calcul entre les écoles et la population, que repoussent toutes les circonstances de localités. Détachée des revenus communaux, toujours trop faibles pour pouvoir y subvenir, partout l'institution des écoles primaires ne rencontrera plus cet obstacle qui en a jusqu'ici paralysé l'établissement. » Quant à la partie financière du projet, l'orateur exposa que le trésor public aurait à supporter une dépense annuelle de 310 000 francs: la totalité de cette somme devait être affectée aux frais des lycées et des écoles spéciales, sauf une somme de 150 000 francs pour gratification à cinquante maîtres des écoles secondaires (art. 7 du projet).

Après avoir entendu Fourcroy, le Corps législatif décida, selon l'usage, la communication du projet de loi au Tribunal, et fixa au 10 floréal la discussion que devaient soutenir devant le Corps législatif, aux termes de la constitution, les orateurs qui seraient délégués par le Tribunal et ceux du gouvernement.

Le Tribunal, ayant reçu communication du projet le 1er floréal, le renvoya aussitôt pour rapport à l'une de ses commissions ; et le 4 floréal, celle-ci, par l'organe de Jacquemont, conclu à un voeu en faveur de l'adoption du projet.

Le rapport de Jacquemont contient, à propos de la distinction à faire entre l'éducation et l'instruction, un passage remarquable. Les républiques de l'antiquité, dit le rapporteur, dont les institutions politiques, mal pondérées, étaient l'oeuvre, non d'une raison éclairée, mais du caprice arbitraire d'un législateur, avaient besoin d'une éducation qui moulât les âmes comme l'argile, et qui, en créant artificiellement un esprit public, rendît les individus propres aux institutions qu'ils devaient subir. Mais, dans un Etat moderne, il n'en est point ainsi : « La philosophie à laquelle il doit, ses institutions repousse tout ce qui n'est point admis par la raison sévère, tout ce qui ne porte pas l'empreinte de la justice et de la vérité ». Il en résulte que « les vertus morales que nous avons désormais à cultiver ne sont plus celles qui appartenaient à des formes particulières de gouvernement, mais celles que la raison indique, que l'expérience enseigne, et dont les préceptes sont gravés dans tous les coeurs de la main bienfaisante de la nature. Il ne faut donc qu'éclairer les hommes pour les attachera leurs devoirs légitimes, à leurs intérêts véritables, à tous les éléments du bonheur général et particulier. C'est donc vers l'instruction, plutôt que vers l'éducation proprement dite, que doivent être dirigées les vues du législateur. »

Nous citerons aussi ce que le rapport dit de l'état où se trouvaient les écoles: « Vous connaissez toutes les espèces d'entraves qui retardèrent l'exécution de la loi du 3 brumaire an IV. L'esprit de parti repoussa, dans la plupart des campagnes, les instituteurs primaires, qui, privés des rétributions qu'ils devaient tirer de leurs élèves, se trouvèrent réduits au simple traitement qui leur était alloué par les administrations de département pour leur tenir lieu du logement et du jardin qu'on ne pouvait ou ne voulait pas leur livrer ; encore ce faible secours ne leur fut-il point continué après la disparition du papier-monnaie (en 1796), et la plupart furent obligés de reprendre leurs travaux ruraux pour assurer leur subsistance.

« L'établissement des écoles centrales essuya également tous les genres d'obstacles que les mêmes causes d'une part, et de l'autre les rivalités des villes, les longueurs des formes administratives, la préparation des locaux destinés à les recevoir, pouvaient naturellement y apporter. Elles s'organisèrent lentement, difficilement ; et plusieurs même n'ont encore d'autre existence que celle de leur nom.

« … Ce serait néanmoins une erreur de croire que les écoles centrales n'aient point été utiles. Le nombre des élèves qu'elles présentaient dans ces dernières années s'était considérablement augmenté. L'ordre des études et la matière de l'enseignement s'étaient fixés, et l'administration avait pris d'elle-même une marche exacte et régulière. Le zèle et l'activité des professeurs avaient suppléé à tout ce qui leur manquait ; ils ne s'étaient laissé rebuter ni par l'indifférence que l'autorité leur montrait, ni par le défaut de paiement dont ils avaient à se plaindre.

« On se tromperait également si l'on supposait que, pendant le cours des orages révolutionnaires, l’instruction primaire et secondaire fût restée totalement anéantie dans les villes et dans les campagnes. A mesure que les troubles s'apaisèrent, que la sûreté et la tranquillité se rétablirent, l'on vit les écoles de l'un et l'autre degré se reproduire spontanément. Il n'est guère maintenant de commune rurale qui n'ait son maître de lecture et d'écriture ; et la plupart des petites villes même renferment quelques professeurs de langues française et latine, et d'éléments de mathématiques, qui ont trouvé dans le nombre de leurs élèves un salaire suffisant de leurs travaux. »

La discussion sur le projet s'ouvrit le surlendemain, 6 floréal.

Chassiron propose que l'agriculture soit ajoutée au programme des écoles primaires: « le demande qu'un des premiers livres qui sera dans les mains des enfants des campagnes leur donne des connaissances agricoles, je ne dirai pas utiles, mais indispensables. Quelques gravures en bois fixeront leur attention à, la tête de chaque leçon. Des estampes de dix centimes de valeur, placées sur les murs des écoles, représenteraient la meilleure charrue, les herses les plus convenables, un arbre fruitier bien taillé, une bonne ruche. Ainsi ils s'instruiraient en s'amusant ; et l'on sait que de tous nos sens, la vue est celui à qui nous devons nos connaissances les plus multipliées, les plus utiles, les plus ineffaçables. »

Chassan parle en faveur du projet. Il pense que le système proposé pour les écoles primaires suffira à tous les besoins. A ceux qui pourraient regretter que le projet ne renferme aucune disposition en laveur des tilles, il répond que « c'est au soin du ménage que doit être particulièrement habituée cette intéressante moitié de la société ».

Jard-Panvillier se prononce également en faveur du projet, et combat la proposition de Chassiron relative à l'enseignement de l'agriculture.

Carion-Nizas trouve que le projet a du bon, parce qu'il revient aux saines traditions de l'enseignement ; toutefois il lui reproche de faire encore trop de concessions à l'esprit moderne. « Quel bien ont produit les théories nouvelles ? quels grands hommes sont sortis de l'école fondée par les philosophes du dernier siècle? Aucun ; et le peuple, dont le jugement est toujours infaillible, a senti la nécessité de revenir à l'ancien mode d'enseignement. Le projet répond à ce voeu, et sous ce rapport il mérite nos applaudissements ; mais il n'est point exempt d'erreurs. » Une de ces erreurs, selon l’orateur, c'est l'enseignement des langues vivantes dans les lycées à côté des langues anciennes, ces dernières seules devraient être enseignées à la jeunesse. Il exprime aussi le voeu de voir l'enseignement public confié à un corps spécial, formé sur le modèle de l'ancienne congrégation de l'Oratoire.

Girardin proteste contre les injures adressées par le préopinant aux philosophes et spécialement à Rousseau. L'assemblée décide que les honneurs de l'impression, votés eu faveur des précédents discours, ne seront pas accordés à celui de Carion-Nizas.

Dans la séance du 7 floréal, le Tribunat entend Carret (du Rhône) et Duvidal, qui parlent en faveur du projet, et Duchesne, qui, seul de tous les orateurs, ose le combattre en se plaçant au point de vue républicain.

« Donnez à tous, dit Duchesne, la même instruction dans les écoles primaires ; que la nation l'ordonne, l'encourage et la protège. Le plus dangereux privilège serait celui qui priverait la majeure partie du peuple fiançais des avantages inappréciables de l'instruction publique dans son premier degré, pour reporter toute la munificence nationale sur des écoles particulières, inaccessibles au plus grand nombre des citoyens. Doit-on et peut-on laisser dans un état d'abandon les écoles primaires, lorsqu'on déploie tant de magnificence pour doter et soutenir des lycées et des écoles spéciales, dont l'utilité d'ailleurs, sous le rapport du progrès des sciences et des arts, n'est pas moins incontestable?. Une dépense aussi véritablement nationale que l'est celle de l'instruction publique devrait se reverser avec égalité sur toutes les classes de citoyens ; … cependant on nous propose d'abandonner entièrement le premier degré de l'instruction publique à la seule vigilance des conseils municipaux, sous la surveillance des sous-préfets ; on ne lui applique d'autres fonds que la rétribution fournie par les parents. Je considérerai les écoles primaires comme des établissements abandonnés au hasard de quelques dispositions heureuses dans certaines localités, et, dans tous les cas, comme une institution purement facultative, tant que je ne verrai pas la nation elle-même s'interposer dans leur organisation, protéger l'instruction publique dans son premier degré comme dans les degrés ultérieurs, et l'encourager par tous les sacrifices que l'état de nos finances peut comporter. Aucune considération ne doit nous porter à concentrer toute la bienfaisance nationale dans les seuls lycées et dans les seules écoles spéciales, au lieu de répandre une partie de sa salutaire influence sur les écoles primaires, qui sont l'aliment du peuple et le besoin de tous. Un sentiment profond de justice et une sage politique commandent au contraire de reverser sur le premier degré d'instruction une partie des secours que la nation destine à l'éducation publique ; et c'est même l'unique moyen de faire accueillir avec faveur, dans l'opinion de nos concitoyens, toute la partie du nouveau plan qui n'a pour but que le progrès toujours désirable des arts et des sciences. Je vote en conséquence contre l'adoption du projet. »

Dans la séance du 8 floréal, Daru s'étonne que le projet « ne fasse aucune mention des idées de religion à donner aux enfants ». Il n'indique pas quelles dispositions lui paraissent devoir être adoptées à cet égard ; il se contente de signaler cette omission dans une loi à laquelle il donne d'ailleurs son approbation.

Après un discours de Siméon, qui conclut en faveur du projet sans apporter d'ailleurs d'arguments nouveaux, le Tribunal déclare la discussion close, émet par 80 suffrages contre 9 un voeu favorable au projet, et charge Jacquemont, Sunéon et Jard-Panvillier de porter ce voeu au Corps législatif.

Le 10 floréal, les orateurs du Tribunat et ceux du gouvernement se présentent devant le Corps législatif. La discussion s'engage ou plutôt il n'y a pas de discussion, tous les orateurs étant d'accord : il y a simplement échange de discours consacrés à célébrer les avantages du projet de loi ; Jard-Panvillier, puis Fourcroy, parlent dans la séance du 10. A propos de l'instruction primaire, Fourcroy s'exprime ainsi : « Sans doute apprendre à lire, écrire et chiffrer est le besoin de tous les hommes vivant en société. Aucun ne devrait ignorer ces premiers moyens de communication et de conduite sociale. Mais, malgré cette grande vérité, quel est le peuple nombreux où il existe dans toutes les communes une école gratuite qui y soit consacrée? Quel est le gouvernement qui peut soutenir ou qui soutient ce fardeau? Si cela n'existe nulle part, excepté dans quelques pays resserrés et d'une très faible population, c'est qu'il n'est pas dans la nature des choses que cela existe : c'est qu'il est hors de la limite du possible qu'une pareille organisation soit établie chez un grand peuple. » On a pourtant réalisé de nos jours, chez plus d'un grand peuple, ce que Fourcroy, dont les opinions avaient bien changé depuis 1793, déclarait hors de la limite du possible et contraire à la nature des choses.

Le lendemain, 11 floréal, Siméon et Roederer échangent encore deux discours. Notons dans celui de Siméon un passage contre l'instruction primaire obligatoire. « Je vois dans le projet du gouvernement, dit-il, tout ce qu'il était possible de faire ; je vois tout, excepté cette contrainte que l'un des adversaires du projet (Duchesne) aurait souhaitée. Mais comment forcer des pères de famille à envoyer leurs enfants à l'école? Le culte des lettres ne se commande pas plus que celui de la religion. Tout y est libre, tout y doit être de sentiment et de persuasion. »

La discussion est alors déclarée close. Les membres du Corps législatif on le sait, n'avaient pas le droit de discuter eux-mêmes les projets qui leur étaient soumis : le rôle de ces législateurs muets se bornait à écouter les orateurs que leur envoyaient le Tribunat et le gouvernement, et à voter ensuite en silence pour ou contre la loi proposée. Le projet de loi sur l'instruction publique est adopte par 251 boules blanches contre '27 boules noires.

Après la promulgation de la loi du 11 floréal an X, l'arrêté du 19 primaire an XI (10 décembre 1802) sur l'organisation de l'enseignement dans les lycées, et celui du 11 prairial an XI (10 juin 1803), portant règlement général des lycées, nous l'ont connaître la pensée personnelle du premier consul, résumée dans cette formule célèbre : « On enseignera essentiellement dans les lycées le latin et les mathématiques ». C'était le programme des anciens collèges que Bonaparte adoptait pour les maisons où il voulait former la génération nouvelle. Il y ajoutait un moyen d'éducation que les jésuites n'avaient pas connu, la discipline militaire : « Les élèves seront divisés en compagnies de vingt-cinq. Il y aura dans chaque compagnie un sergent et quatre caporaux. Le signal de tous les exercices sera donné au son du tambour. »

Sur un autre point essentiel, le premier consul avait fait acte d'autorité, la loi du 11 floréal an X ne faisait pas mention de l'enseignement religieux, et Roederer avait déclaré au Corps législatif que « l'instruction publique et la religion sont et doivent être deux institutions différentes ». Mais Bonaparte, qui venait de signer le Concordat, voulait donner pour base à l'enseignement public les préceptes de la religion catholique : aussi, sans s'arrêter à la déclaration qu'avait faite Roederer au nom du gouvernement, ajouta-t-il à l'arrêté du 19 frimaire an XI un article final ainsi conçu : « Il y aura un aumônier dans chaque lycée ». Et l'arrêté du 11 prairial an XI réglementa minutieusement les exercices religieux des élèves.

Il est curieux de relever encore une autre déclaration de principes, qui devait bientôt être contredite d'une façon non moins éclatante. La loi du 11 floréal an X exigeait que les proviseurs, censeurs et procureurs des lycées fussent maries. Cette disposition ayant été attaquée au Tribunat par Carion-Nizas, Fourcroy se prononça nettement, au nom du gouvernement, contre le célibat et contre les anciennes corporations enseignantes qui en faisaient une obligation. Six ans plus tard, le décret organique de l'Université devait imposer le célibat aux proviseurs et censeurs des lycées.

En 1803 les lycées s'ouvrirent, les élèves boursiers y furent installés comme pensionnaires, trois inspecteurs généraux allèrent s'assurer, d'un bout de la France à l'autre, que les règlements étaient strictement exécutés. Cependant la loi de 1802 n'avait, aux yeux du premier consul, qu'un caractère provisoire ; ce n'était qu'un premier pas fait vers la réalisation d'un système dont les grandes lignes s'ébauchaient déjà dans sa pensée, mais dont il n'arrêta le plan définitif qu'après de longues hésitations et des tâtonnements laborieux. — Voir Napoléon Ier.

James Guillaume